Текст книги "Cyteen, vol. 1 "
Автор книги: C. J. Cherryh
Жанр:
Научная фантастика
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L’azi soutint son regard avec le calme propre aux membres de son espèce. Il paraissait ennuyé, et peut-être ne jouait-il pas la comédie. Nul principe moral n’entrait en ligne de compte, il se contentait de respecter les règles de prudence qui incitaient les azis à éviter tout accrochage avec des citoyens à même de riposter. Et il avait en l’occurrence d’excellentes raisons de s’inquiéter.
Florian, au cours de la nuit : Je ne voudrais pas vous faire mal. Détendez-vous. Détendez-vousc
Mais son expression ne reflétait pas nécessairement ses pensées. Il continuait de sourire.
– Merci.
Il était facile, très facile de le tourmenter. Si Justin avait été Ari, Florian se serait effondré. Comme pendant la nuit. Justin avait été témoin de sa frayeurc
c souffrance et jouissance. Interfacesc
Ses lèvres s’incurvèrent et il but une gorgée de café. Il osait s’en prendre à un des azis d’Ari et en éprouvait à la fois de la satisfaction et de la peur. Puis il prit conscience que cela lui procurait du plaisir et en fut effrayé. Il s’affirma qu’un tel désir de se venger de l’humiliation subie était humain. Il eût pensé et fait la même chose, le jour précédent.
Mais il n’aurait alors pas su à quoi attribuer cette jubilation profonde, ou analyser ce qu’il ressentait. Il eût été dans l’incapacité d’imaginer une foule de méthodes pour donner des sueurs froides à Florian, d’envisager de fixer un rendez-vous à l’azi en un lieu isolé, par exemple vers les enclos de l’AG, loin de la Maison et de la protection d’Ari, pour lui rendre la monnaie de sa pièce. Il existait bien des moyens d’exploiter sa vulnérabilitéc sans Ari dans les parages.
Sans doute en avait-il conscience. Et peut-être comprenait-il que sa maîtresse avait voulu le tourmenter en le laissant seul avec Justin. C’était conforme à tout le reste.
– Je te plains, lui dit alors Justin.
Il le prit par l’épaule et referma ses doigts avec force, à la limite de la souffrance.
– Ta place ne semble pas de tout repos. L ’aimes-tu ?
La première chose qu’il convient de bien assimiler, c’est qu’on peut faire cela avec n’importe qui. La deuxièmec qu’il s’établit des liens avec des gens qui ne font pas partie de la Famille et que cela fausse son jugement, hormis si on garde la règle précédente à l’esprit. Voilà la faveur que je te fais, mon chéri. Je t’évite de te méprendre sur la nature de ce qui va se passer entre nousc
Florian se contentait de le fixer, sans bouger. Son épaule devait le faire souffrir et il aurait pu se dégager sans difficulté de cette prise, et lui briser le bras par la même occasion. Un tel stoïcisme n’avait rien d’étonnant, de la part d’un azi d’Ari.
– Que veut-elle que je fasse ? s’enquit-il. Le sais-tu ? Suis-je censé attendre son retour ou rentrer chez moi ?
Comme s’ils étaient semblables. Des conspirateurs, azis tous les deux. Cette pensée lui inspirait de la répugnance, mais. Florian était en quelque sorte son allié. Justin pouvait lire en lui et le manipuler, alors qu’Ari demeurait un mystère même lorsqu’elle acceptait de répondre à ses questions.
– Elle pense que vous regagnerez vos appartements, ser.
– Dois-je m’attendre à recevoir d’autres invitations de ce genre ?
– C’est probable.
– Ce soir ?
– Je l’ignore, répondit Florian, avant d’ajouter : Mais je présume qu’elle voudra rattraper son retard de sommeil.
Comme si ce qui venait de se produire n’avait rien d’exceptionnel.
Justin éprouva un malaise. Ils se trouvaient tous pris au piège.
L’attitude, eût dit Jordan. Tout repose sur cela. Peu importent les actes, dès l’instant où l’on garde la situation sous contrôle. Il convient de bien savoir si on a intérêt à agir de la sorte, c’est tout.
Vendre son âme contre la vie représentait un marché de dupes. Mais l’échanger contre la puissancec le pouvoir de modifier le cours du destin, la possibilité d’exercer une vengeance, cela pouvait justifier une telle tractation. Assurer la sécurité de son père également. L’espoir d’accéder un jour à une position qui lui permettrait de contrecarrer les projets d’Ariane Emoryc voilà qui l’était encore plus.
– Je rentre chez moi, déclara-t-il. Pour tenter de me débarrasser de ma migraine et voir si j’ai reçu des messages, avant de me rendre au bureau. Je ne pense pas que mon père ait voulu me contacter.
– Je l’ignore, ser.
– J’aurais cru que tu te tenais informé de ces choses, rétorqua Justin d’une voix douce et tranchante comme un coupe-papier.
Il posa la tasse, se remémora l’emplacement de la porte d’entrée, et emprunta le couloir avec Florian sur ses talonsc le garde du corps d’Ari, trop bien élevé pour ne pas dissimuler qu’il n’osait le laisser sans surveillance dans les appartements de sa maîtresse.
Le temps d’un battement de cœur Justin assimila son logement personnel à un havre de sécurité et fut soulagé à la pensée qu’il pourrait bientôt se confier à Grant et lui demander conseilc une habitude de toute une vie, un réflexe stupide qui noua un estomac fragilisé par l’absence de nourriture et l’abus de boisson, de drogues et d’adrénaline. Il avait des étourdissements mais continuait d’avancer en se rappelant quel chemin il avait suivi la veille : un parcours en ligne droite dans un couloir orné de tables fragiles et de vases qui l’étaient encore plus.
Ensuite, une triple voûte puis des piliers carrés en travertin. Et l’entrée qui servait au décorum, à en croire Catlin. Il se souvint d’une mise en garde, au sujet du tapis, puis il gravit les marches de pierre en direction de la porte.
Il tendit la main vers le verrou mais Florian le prit de vitesse.
– Soyez prudent, ser, lui dit-il.
Et il ne semblait pas se référer à son retour vers son logement.
Justin se rappela l’enfant de neuf ans, les adultes dont Ariane avait ordonné la liquidation. Il pensa à la vulnérabilité de tous les azis, Grant inclus, et prit conscience de celle de Florianc un individu dont l’existence avait été tracée le jour de sa création et qui était, en dépit de ce qu’Ari le contraignait à faire, aussi bon et honnête qu’un saint ; pour la simple raison qu’il avait été conçu ainsi et que les bandes l’empêchaient de s’écarter du droit chemin malgré ce que lui imposait sa maîtresse.
Ce fut avec de telles pensées qu’il quitta les appartements de cette femme, la vision brouillée et la démarche titubante de faiblesse. C’était un cauchemar qui affectait la totalité de ses sensc flashes-bandes et épuisement physique.
Florian devait à Ari les deux facettes de sa personnalité et les qualités et les défauts qui les accompagnaientc l’ange et le démon. Si elle ne l’avait pas créé, elle le gardait conforme à sa conception originellec depuis sa propre jeunesse.
Afin d’avoir eh permanence un souffre-douleur à sa disposition ? se demanda-t-il.
Un cobayec pour un projet en cours ?
Interface,fut la réponse qui remonta à la surface de son esprit avant de replonger dans ses profondeurs, cauchemardesque comme le cadavre d’un noyé. À califourchon sur une frontière.
La vérité se situe entre les extrêmes.
Les opposés sont complémentaires.
Plaisir et souffrance, mon cœur.
Tout oscille constamment entre le bien et le malc faute de quoi il n’y a que le néant. Tout doit pouvoir changer d’état, sinon tout reste statique. Les vaisseaux spatiaux se déplacent selon ce principe. Les étoiles se consument. Les espèces évoluent.
Il atteignit l’ascenseur et resta adossé à la paroi de la cabine tant qu’il ne fut pas arrivé à destination. Il emprunta un couloir qui paraissait tanguer, parvint à conserver son équilibre jusqu’à son appartement et réussit à insérer sa carte dans la fente de la porte.
– Aucune entrée depuis la dernière utilisation de cette clé.
Impossible de s’y fier,pensa-t-il. Il eut un étourdissement. Le divan semblait plus éloigné que d’habitude, à cause de sa faiblesse. Impossible de se fier à quoi que ce soit. Elle a accès à tout, même aux systèmes de sécurité. Elle a dû mettre à profit mon absence pour faire installer des micros partout. Certainement. Et comment puis-je savoir si le concierge est capable de détecter la présence des appareils quelle utilise ? Le dernier cri de la technique. Du matériel hors de prix et top secret qu’elle peut se procurer sans peine.
Jordan aussi, peut-être.
Il s’assit sur le sofa, puis s’y allongea et ferma les yeux.
Et si je n’étais pas le seul ?
La voix d’Ari, douce et odieuse :
J’ai manipulé ton père. Chacune de ses actions. Même s’il est impossible de prédire quelles seront les microstructures, l’importance de ces dernières est secondaire.
Des aphorismes de concepteurs de bandes : la macrostructure détermine la microstructure et l’infrastructure des valeurs se charge du reste.
Tu me dois ton existence, mon chéri. J’ai fait naître en ton père le désir de se dupliquer. Mon attitude est à l’origine de son puissant besoin de compagnie. Est-ce que je mens ? Tu me dois la vie.
Le temps d’un battement de cœur il crut que Grant allait sortir de sa chambre et lui demander quels étaient ses problèmes, l’aider à débrouiller l’écheveau de ses pensées confuses. Son ami était un expert en bandes-profondes. Il en avait reçu un grand nombre, bien trop souvent.
Mais il n’était plus qu’un spectre, une habitude dont il ne pouvait se débarrasser.
Et Grant aussi. Je l’ai créé de mes propres mains.
Il devait aller au labo, rompre cet isolement au sein duquel les bandes-structures suppuraient et contaminaient la totalité de son être. Il lui fallait reprendre son travail, occuper son esprit, accorder à ce dernier du repos et effectuer un tri dans ses pensées.
Mais son corps refusait d’effectuer un seul pas.
– Des messages ? murmura-t-il.
Il devait savoir. Il lui fallait apprendre si son père avait tenté de le contacter.
Jordan, ou quelqu’un d’autre.
Les appels étaient dans leur ensemble sans importance. Directives de la section, et de l’administration. Un blâmé pour sa sortie illégale. Il s’endormit et s’éveilla en sursaut, les mains crispées sur le divan. L’image érotique fut chassée par la prise de conscience brutale qu’il lui faudrait mettre une chemise à manches longues et à col montant, dissimuler les ecchymoses sous une couche de fond de teint. Il pourrait éviter de rencontrer son père en lui déclarant qu’Ari venait de le charger d’un travail : logique, étant donné que Jordan ne pouvait la suspecter de lui accorder un traitement de faveur. Il ne serait capable de le regarder dans les yeux qu’après avoir recouvré sa maîtrise de soi.
Au cours du battement de cœur suivant, alors que le concierge ponctuait la fin des messages par un cliquetis, il prit conscience de ne pas avoir tout écouté et se souvint qu’il avait deux jours plus tôt programmé l’appareil sur les fonctions « lecture » et « effacement ».
9
Grant vit l’appareil bien avant d’atteindre la piste : un cargo aux hublots blindés très différent des engins fuselés aux lignes élégantes de la RESUNAIR. La voiture s’arrêta près d’un groupe d’individus qui l’attendaient.
– Là, dit le conducteur.
Il accompagna ce premier mot prononcé depuis le début du trajet d’un geste de la main, pour désigner les gens que l’azi devait aller rejoindre.
– Merci, murmura Grant.
Il ouvrit la portière et descendit, récupéra le sac en papier qui contenait son déjeuner, puis s’avança vers les inconnus, le cœur battant.
Non, ils ne lui étaient pas tous inconnus, grâce à Dieu. Hensen Kruger était venu procéder aux présentations.
– Grant, nos amis vont vous emmener loin d’ici.
Il tendit la main à l’azi, qui la serra avec maladresse. Il n’était pas accoutumé à cette pratique. Un des hommes déclara s’appeler Winfield et lui présenta la femme Kenney. Le pilote, sans doute, car elle portait une combinaison sur laquelle il ne voyait toutefois aucun écusson ou nom de compagnie. Deux autres personnages complétaient le groupe : Rentz et Jeffreyc prénoms, patronymes ou noms d’azis, il ne put se prononcer.
– En route, dit Kenney.
Tout traduisait de la nervosité chez cette femme : les déplacements rapides de ses yeux, la raideur de ses mouvements alors qu’elle s’essuyait les mains sur sa combinaison maculée de graisse.
– Venezc On y va, d’accord ?
Les hommes échangèrent des regards qui augmentèrent la tension de l’azi. Il les étudia, pour tenter de deviner s’il était ou non à l’origine de leur mauvaise humeur. Avoir maille à partir avec des inconnus lui posait toujours des problèmes, que Justin se chargeait alors de régler. Grant connaissait son statut : un azi devait faire ce que lui ordonnait le citoyen qui avait sa garde. Et ce dernier lui avait dit d’insister sur un point.
– Nous allons retrouver Merild ? s’enquit-il.
Nul n’avait prononcé ce nom depuis son arrivée et il était bien décidé à l’entendre avant d’accompagner qui que ce soit.
– Oui, nous allons le voir, répondit Winfield. Allez, montezc Hensen ?
– Aucun problème. Je vous contacterai plus tard.
Grant hésita. Il regarda Kruger, conscient de ne pas comprendre ce qui se passait. Mais il pensait savoir quelle serait la réponse aux questions qu’il pourrait leur poser et décida de se diriger vers l’appareil.
Il ne voyait le sigle d’aucune compagnie, sur le fuselage, seulement un numéro de série : A7998. Un cargo blanc à la peinture écaillée ici et là, pointillée de taches de boue rougeâtre. Très dangereux, se dit-il. Ils ne le lavent donc pas ? Que fait la décont ? Il grimpa dans la carlingue. L’intérieur était nu. Il se retourna pour regarder en hésitant Jeffrey et Rentz qui venaient le rejoindre. Winfield monta à bord le dernier et verrouilla la porte sitôt après qu’elle se fut refermée en crissant.
Des strapontins longeaient les parois latérales. Jeffrey le prit par le bras, abaissa un de ces sièges et l’aida à boucler son harnais de sécurité.
– Restez ici, lui dit-il.
Grant obéit, le cœur battant, et l’appareil se mit à rouler sur la piste puis à grimper dans le ciel. Il n’avait pas l’habitude de prendre l’avion. Il se tourna et releva un store, afin de regarder au-dehors. Le hublot était l’unique source de lumière. Il vit les tours de précip, les falaises et les quais filer sous le cargo qui effectuait un demi-tour.
– Baissez ça, ordonna Winfield.
– Désolé.
Et il redescendit le store, à contrecœur. Il eût aimé pouvoir admirer le paysage. Mais ses compagnons de voyage n’étaient pas du genre à tolérer une discussion, c’était perceptible à l’intonation de leur voix. Il ouvrit le sachet que lui avaient remis les Kruger et répertoria son contenu, avant d’estimer qu’il eût été impoli de manger devant ses compagnons de voyage. Il referma le sac et attendit jusqu’au moment où Rentz se leva, se rendit à l’arrière de l’appareil et revint avec des boissons. L’homme lui proposa une boîte : le premier geste amical de sa part.
– Merci, mais j’ai ce qu’il me faut.
Il pouvait se restaurer, à présent. La veille au soir, il était si las qu’il n’avait pas touché à son repas. Le poisson salé, le pain et la boisson non alcoolisée que contenait le sac en papier étaient les bienvenus, même s’il eût préféré prendre un café en guise de petit déjeuner.
L’appareil filait dans le ciel. Les hommes buvaient et regardaient sous les stores des hublots. Parfois, le pilote s’adressait à eux : descrachotements dans l’interphone. Grant termina son en-cas et entendit annoncer qu’ils avaient atteint sept mille mètres d’altitude, puis dix mille.
– Ser, avait dit une voix, ce matin-là.
Quelqu’un venait d’ouvrir la porte de la chambre et il s’était éveillé en sursaut, surpris par ce cadre non familier et par l’inconnu qui s’adressait à lui en lui donnant du ser.Il ne s’était endormi que très tard dans la nuit et ne se sentait pas au mieux de sa forme. Il n’osait ni demander l’heure ni si tout s’était bien passé.
Le soir précédent, des veilleurs de nuit l’avaient conduit des quais et entrepôts jusqu’à la Maison juchée au sommet de la colline. Hensen Kruger avait alors pris sa carte, pour l’étudier et l’emporter. Sans doute afin de contrôler sa validité, s’était dit Grant avec angoisse. Il s’agissait de l’unique document prouvant son identité. S’il le perdait, seul un décodage cellulaire permettrait de démontrer qui il était. À condition qu’il n’existât qu’en un seulexemplaire ; un fait dont il n’avait jamais été convaincu en dépit des affirmations de Jordan.
Mais il vit sa carte sur la pile de vêtements et de serviettes que l’homme posait sur la chaise, à côté de la porte. Cet inconnu lui dit qu’il pouvait faire sa toilette, qu’un avion venait d’atterrir et qu’un véhicule allait passer le prendre.
Grant se leva, toujours ensommeillé, pour gagner d’un pas titubant la salle de bains, asperger son visage d’eau froide et s’étudier dans le miroir du lavabo. Il y vit des yeux chassieux et des cheveux auburn dressés sur son crâne tels des piquants.
Seigneur ! Il devait faire bonne impression, paraître calme et sain d’esprit, sans aucun point commun avec l’individu dont Reseune signalerait la fuite : un Alpha schizo et dangereux.
Il finirait par revenir à son point de départ, s’ils le croyaient. Ils ne prendraient même pas la peine d’avertir la police. Et Ari risquait d’avoir tenté une action de ce genre. Elle avait dû convoquer Justin, à présentc et Grant se demandait comment son ami pourrait se tirer d’affaire. Il s’efforça de ne pas y penser, comme il avait essayé de vider son esprit tout au long de la nuit dans cette Maison dont les bruits ne lui étaient pas familiersc ouverture et fermeture des portes, démarrage et arrêt des pompes et des appareils de chauffage, allées et venues des véhicules qui traversaient la nuit.
Il se doucha sans perdre de temps puis enfila les vêtements apportés à son intention : une chemise à sa taille et un pantalon trop ample, ou à la coupe laissant à désirer. Il se peigna avec soin, étudia à nouveau son image dans le miroir et descendit au rez-de-chaussée.
– Bonjour, lui dit un jeune homme de la Maisonnée. Le sac qui contient votre repas est sur la table. Ils arrivent. Prenez-le et en route.
Il avait peur, sans savoir pourquoi. Il était mal à l’aise pour la simple raison qu’il devait se hâter alors qu’il avait jusqu’à présent mené une existence paisible et ordonnée. C’était la première fois qu’il ignorait qui risquait de lui nuire et qui pouvait l’aider. Justin venait de lui promettre la liberté et la sécurité, mais il hésitait sur la conduite à tenir et devait se contenter d’obéir aux ordres qu’on lui donnait. Comme un azi. Oui, ser.
Bercé par les ronronnements des moteurs, il laissa sa tête s’affaisser vers sa poitrine et ferma les yeux. Il était épuisé et n’avait rien pour occuper son attention à l’exception du plancher nu, des hublots condamnés, et des hommes maussades qui voyageaient avec lui. Il estimait que le meilleur moyen d’éviter un accrochage consistait à ne pas dire un mot, jusqu’à leur arrivée à Novgorod où Merild le prendrait en charge.
Il s’éveilla en sentant l’avion s’incliner. Les moteurs changeaient de régime. Il fut pris de panique. Il savait Novgorod à trois heures de vol et un tel laps de temps n’avait pu s’écouler depuis leur décollage.
– Nous devons nous poser ? voulut-il savoir. Avons-nous des problèmes ?
– Tout va bien, répondit Winfield, avant d’ajouter : Ne touchez pas à ça !
Il venait de se pencher vers le store. Il avait cru cela sans importance, mais il s’était trompé.
L’avion se redressa, prit contact avec le sol, rebondit, freina et roula vers ce qui devait être le terminal de Novgorod. Le cargo s’immobilisa et tous se levèrent pendant que la porte s’ouvrait et que l’escalier hydraulique se déployait. Il imita ses compagnons de voyage et prit soin de récupérer le sac en papier, bien décidé à ne pas leur offrir la moindre opportunité de se plaindre d’un quelconque manque de savoir-vivre, puis il attendit jusqu’au moment où Winfield vint le prendre par le bras.
Il ne voyait aucun immeuble important, à l’extérieur, que des falaises et quelques hangars déserts. Le temps était gris, froid et sec. Un petit car s’arrêta au bas des marches.
– Où sommes-nous ? demanda-t-il, au bord de la panique. Chez Merild ?
– Ne vous inquiétez pas. Venez.
Il se figea. Il pourrait refuser d’avancer, se battrec et rien de plus. Il ignorait où il était et il n’aurait pas pu piloter le cargo même s’il avait pu s’en rendre maître. Le véhicule, en contrebasc il lui serait possible de fuir à son bord, mais faute de savoir dans quelle partie du monde il venait d’échouer il risquerait de tomber en panne de carburant au milieu des terres de l’intérieur : l’équivalent d’une condamnation à mort. Et le désert les cernait, il le voyait au-delà des bâtiments.
Il lui restait l’espoir de trouver un téléphone, s’ils le jugeaient assez docile pour lui tourner le dos. Il avait gravé l’indicatif de Merild dans sa mémoire. Grant eut toutes ces pensées pendant la seconde qui sépara l’instant où il découvrit l’extérieur de celui où l’homme le prit par le bras.
– Oui, ser, dit-il avec soumission.
Et il les accompagna. Peut-être le conduiraient-ils chez Merild, après tout ? Il l’espérait encore, sans trop y croire.
Winfield le guida jusqu’au car et le fit monter dans le véhicule, avant de le suivre avec Jeffrey et Rentz. Il y avait sept sièges, en plus de celui du conducteur. Grant prit le premier. Winfield s’installa à sa hauteur de l’autre côté de l’allée centrale et les autres prirent place derrière eux.
Il étudia les ouvertures : hermétiques. C’était un engin adapté aux déplacements hors des zones protégées.
Il croisa les mains sur ses genoux et resta assis sans rien dire, pendant que le chauffeur démarrait et que le car traversait le terrain d’atterrissage. Il ne se dirigeait pas vers les bâtiments et sans doute empruntait-il une des routes qui menaient aux stations de précip. Peu après ils prirent une piste de terre et quittèrent la plaine pour grimper vers les hauteurs situées au-delà de la zone de sécurité créée par les tours.
Ils s’engageaient dans le désert.
Peut-être le tueraient-ils, après avoir dépouillé son esprit de tout ce qu’il savait. Si ces gens étaient à la solde d’Ari, ils usaient de bien étranges méthodes. Il eût été plus simple de le ramener à Reseune, sans que Jordan ou Justin l’apprennent. Leur appareil se serait posé comme un cargo ordinaire et ils n’auraient eu qu’à le conduire dans un des bâtiments périphériques pour faire de lui ce qu’ils voulaient en attendant le jour (s’il venait jamais) où ils annonceraient l’avoir repris.
Il en déduisit qu’il devait être en présence d’adversaires de cette femme, auquel cas il resterait à leur merci jusqu’au jour où ils l’élimineraient pour le réduire au silence.
C’était l’œuvre de Kruger. Cet homme avait pu agir ainsi dans un but lucratif. Les rumeurs qui lui attribuaient des idéaux humanitaires étaient peut-être sans fondement. Elles abondaient, à Reseune, mais Ari elle-même pouvait les entretenir. Kruger ne trompait-il pas tout le monde afin de se livrer à des activités illégales ? Ne falsifiait-il pas des contrats azis chaque fois qu’il trouvait un filon intéressant ? Peut-être serait-il revendu à une mine des régions intérieures ou, Seigneur, à un établissement où ils tenteraient de le rééduquer. Tenteraient.Il savait pouvoir contrer quiconque essayerait de modifier ses bandes-structures. D’autre partc
Il n’avait aucune certitude.
Ils étaient quatre, avec le chauffeur. De tels individus devaient être armés, mais ils hésiteraient à tirer car leurs vies dépendaient de l’étanchéité du véhicule.
Il joignit les mains et chercha désespérément des solutions. Trouver un téléphone était son meilleur espoir. Peut-être pourrait-il voler le car après avoir gagné leur confiance, appris dans quelle direction se trouvait la ville la plus proche et découvert si la réserve de carburant lui permettrait de l’atteindre. Mais une telle opportunité risquait de ne pas se présenter avant des jours, pour ne pas dire des semaines.
– Je suppose que tu as compris que nous n’allons pas là où nous étions censés nous rendre, lui dit Winfield.
– Oui, ser.
– Nous sommes des amis. Tu dois nous croire.
– Des amis de qui, ser ?
L’homme posa la main sur son bras.
– Tesamis.
– Oui, ser.
Ne pas les contredire. Être docile. Oui, ser. Tout ce que vous voudrez, ser.
– Es-tu inquiet ?
Comme un surveillant de chantier qui se serait adressé à un Mu. Cet homme croyaitêtre le maître de la situation. C’était à la fois une bonne et une mauvaise nouvellec en fonction de ce que cet imbécile comptait lui faire. Winfield se trompait sur son compte. Grant n’opposait aucune résistance parce qu’il jugeait préférable de garder pour l’instant la tête basse. Ses ravisseurs ne pêchaient pas par stupidité mais par ignorance ; ils ne semblaient pas savoir que l’Alpha figurant sur sa carte indiquait qu’il n’avait pas les mêmes inhibitions que les autres azis. Ils auraient mieux fait de le droguer et de le ligoter.
Un fait qu’il n’avait pas l’intention de leur révéler.
– Oui, ser, répéta-t-il d’une voix hachée.
Il feignait d’être aussi intimidé qu’un Thêta.
Winfield lui tapota le bras.
– Tout va bien. Tu es un homme libre, désormais. Tu le seras bientôt.
Il cilla. Sans devoir feindre la surprise. « Homme libre » apportait d’autres éléments à l’équation qu’il lui fallait résoudre, et aucun n’était à même de le rassurer.
– Nous montons dans les collines. Un endroit sûr. Tu y seras très bien. Nous te donnerons une nouvelle carte. Nous t’apprendrons à te débrouiller une fois en ville.
Apprendre. Une rééducation ! Seigneur, dans quoi me suis-je fourré ?
Est-il possible que ce soit ce que voulait Justin ?
Il eut peur, d’une chose dont la pensée ne l’avait jusqu’alors pas effleuré. Il n’osait plus contrecarrer ces gens, par crainte de faire échouer les projets de son amic
c ou de Jordan.
C’était peut-être ce qu’ils avaient prévu pour lui. Ces individus pouvaient souhaiter lui offrir une véritable liberté. Mais s’ils envisageaient de tenter sur lui une rééducation le processus affecterait tous ses psychsets et les fausserait. Il n’avait pas grand-chose. Il ne possédait rien, pas même son corps et les pensées qui traversaient son esprit. Ses loyautés étaient celles d’un azi. Il le savait et l’acceptait. Peu lui importait de ne pas posséder de libre arbitre, car ce qu’il éprouvait était bien réel et constituait sa personnalité.
Ces gens parlaient de liberté et de rééducation. Les Warrick pouvaient désirer lui offrir cela, même si tous les souvenirs de ce qu’il considérait comme son foyer seraient remplacés par une libertésans âme. Parce qu’il leur était impossible de le garder plus longtemps auprès d’eux, parce que l’aimer s’avérait trop dangereux. La vie semblait abonder de tels paradoxes.
Seigneur ! À présent il ne savait plus, il ne savait plus qui l’avait capturé et ce qu’il devait faire.
Leur demander d’utiliser un téléphone, pour apprendre par Merild si c’était bien ce que Justin et Jordan avaient prévu pour lui ?
Mais si ses ravisseurs n’étaient pas des alliés de cet homme il leur révélerait ainsi qu’ils n’avaient pas affaire à un azi aussi docile qu’ils le croyaient. Et ils feraient en sorte de ne plus lui laisser la moindre opportunité de contacter qui que ce soit.
C’est pourquoi il se contentait de regarder le paysage et supportait sans rien dire le contact de la main de Winfield sur son bras, pendant que son cœur s’emballait au point de le torturer.
10
Il trouvait cela surréaliste : le fait qu’en dépit de ce qu’il venait de vivre cette journée se déroulait comme à l’accoutumée, dans l’inertie et l’ordre imposés par l’organisation de Reseune. Peu importait que son corps fût endolori et que les choses les plus anodines pussent déclencher des flashes-bandes qui acquéraient un statut de plus en plus banalc de telles choses étaient naturelles,depuis l’aube des temps des gens avaient fait l’amour avec des partenaires des deux sexes, payé ainsi leur sécurité ; c’était la vie, rien de plus, et seul un gosse pouvait se laisser traumatiser par de telles expériences. L’alcool portait la responsabilité de ses difficultés à avoir des idées claires, il avait vécu cette épreuve et était toujours en vie, Grant était désormais hors de danger et Jordan ne serait pas inquiété. Mais Ari Emory n’en resterait pas làc
Elle continuerait de l’ébranler, de jouer avec son esprit, de s’acharner contre lui jusqu’à son effondrement.
Tu voulais obtenir la liberté de Grant, mon garçon ? C’est chose faite, tu le remplaces, désormais.
c sortir de l’appartement, se présenter au bureau, sourire aux connaissances et entendre échanger les mêmes propos que la veille ou tout autre jour dans la section unc Jane Strassen qui s’emportait contre ses assistants à cause d’un appareil dont la réparation laissait à désirer, Yanni Schwartz qui tentait de la calmer, le murmure soporifique de leur altercation dans le couloir. Justin resta à son clavier et se plongea dans un travail de routine, un problème de bande-structure qu’Ari lui avait confié une semaine plus tôt, assez complexe pour occuper son esprit.
Il était méticuleux. Les contrôleurs d’AI ne pouvaient déceler certaines choses. Des concepteurs de plus haut niveau servaient de garde-fou entre lui et les cobayes, et il existait en outre des programmes-pièges conçus pour éliminer les connexions qui risquaient de s’établir accidentellement dans un psychset, mais ce n’était pas une simple bande didactique : il préparait une bande-profonde qu’un psychochirurgien utiliserait pour adapter certaines sous-séries KU-89 à des fonctions d’encadrement limitées.
Une erreur qui échapperait aux maîtres-concepteurs serait catastrophique pour les KU-89 et les azis qu’ils auraient sous leurs ordres. Il en résulterait des liquidations, si la situation devenait incontrôlablec le cauchemar de tous les concepteurs : créer quelque chose qui ferait sombrer un esprit dans la folie ; un processus de synthèse d’ensembles logiques qui durerait des semaines et des années, jusqu’au jour où un événement imprévisible servirait de catalyseur.
Un livre avait été écrit sur ce thème, un roman de science-fiction intitulé Message d’Erreur.Sa lecture avait bouleversé Giraud Nye : une Reseune au nom à peine modifié commercialisait une bande ludique contenant ce que l’auteur appelait des vers, et la civilisation s’effondrait. Il en existait un exemplaire, à la bibliothèque. Il n’était accessible qu’aux CIT et faisait l’objet d’une longue liste d’attente. Grant l’avait lu avec lui.