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Le Cadavre Géant (Гигантский кадавр)
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Текст книги "Le Cadavre Géant (Гигантский кадавр)"


Автор книги: Марсель Аллен


Соавторы: Пьер Сувестр
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Bouzille tendait la main, cependant que Juve, ahuri par les discours du chemineau, le suppliait de parler un peu plus clairement.

– Qu’est-ce que tu dis, Bouzille ? demandait Juve. Qu’est-ce que tu me racontes ?… Tu as vu retirer un cadavre de la Seine ? Eh bien, ce n’est pas étonnant, cela… c’est une chose, hélas ! qui se produit tous les jours…

Mais Bouzille protestait avec indignation.

– M’sieur Juve, disait-il, sauf vot’respect, vous vous gourez dans les hauteurs. Si c’était rapport à un repêchage ordinaire, je n’vous dérangerais pas. Non, c’est quelque chose de mieux, et c’est quelque chose de pis…

Et, dès lors, avec un grand luxe de détails, Bouzille contait à Juve la macabre et fantastique aventure dont il avait été le témoin.

– Ça, voyez-vous, concluait-il, on ne me le retirera pas de l’idée ; moi, je sais c’que j’dis, et, par conséquent, j’ai pas besoin de m’inquiéter… c’était pas un cadavre qu’on repêchait naturellement, m’sieur Juve, c’était plutôt comme qui dirait un défunt qu’on tâchait moyen de faire filer en douce en le tirant entre deux eaux, puis en le jetant au fond de la barque…

Juve, en écoutant Bouzille, soupirait avec désespoir :

– Hélas ! pensait le policier, est-il donc écrit quelque part que je pourrai pas me reposer ce soir… Est-il donc certain que je suis irrémédiablement condamné à trotter toute la nuit : j’aurais pourtant bien voulu monter un quart d’heure chez moi afin de me reposer quelque peu…

Juve, toutefois, n’hésitait pas.

Le devoir, avec lui, passait toujours avant tout, et par conséquent il n’avait pas à hésiter.

Les renseignements que Bouzille lui communiquait devaient être documentaires, pouvaient être intéressants, il fallait en tenir compte. Juve se décida…

– C’est bien, Bouzille, déclarait-il. Tu seras certainement payé pour ta peine. Toutefois, tu sais que je me refuse à te payer d’avance et avant d’avoir contrôlé tes indications. Bouzille, tu vas m’accompagner. Nous allons aller tous les deux faire un tour sur les berges du côté où tu as vu cette extraordinaire aventure. Peut-être découvrirons-nous quelque indice, en tout cas, notre devoir est de chercher.

Or, si Juve avait la grimace à l’idée de trotter encore, Bouzille ne se déclarait pas plus satisfait.

– Eh bien, c’est gai ! faisait-il. Surtout que si vous voulez entrer à l’enfer, m’sieur Juve, on a toutes les chances du monde de se faire proprement démolir !

Or, en entendant Bouzille, Juve brusquement sursautait :

– Si nous entrons en enfer, demandait-il, qu’est-ce que c’est que ça que l’enfer ?

Bouzille se troublait, se grattait la tête, paraissait très embarrassé.

– L’enfer ?… eh bien, c’est… c’est… c’est rien, m’sieur Juve !

Mais le regard du policier contraignait Bouzille à ne pas mentir davantage. Le chemineau soupira amèrement :

– Eh bien, voilà, dit-il enfin, l’enfer, c’est une tôle. Seulement, quand on entre dans cette tôle, y a des chances qu’on n’en ressorte pas si l’on n’est pas du « numéro »…

C’était peu clair. Juve, pourtant, dut comprendre. Brusquement, un éclair s’allumait dans ses yeux, l’instinct du chasseur s’éveillait en lui, Juve répliqua :

– Bon… bon… nous verrons ça, Bouzille. Parbleu ! pour un garnement comme toi, l’enfer, ce doit être un lieu choisi…

Juve, peut-être, allait commettre une imprudence ?…




Chapitre XV


Sur les dalles de la morgue

Juve faisait la grimace, toutefois, et pouvait la faire à bon droit. Il n’éprouvait, en effet, aucun plaisir à la pensée d’accompagner Bouzille en un lieu qu’il ne soupçonnait pas et de tenter, sous la conduite du chemineau, une enquête probablement difficile, relativement à des faits dont il ne tenait pas l’exactitude comme rigoureusement démontrée.

– On a repêché un cadavre dans la Seine, se disait Juve, tout en descendant la rue de Steinkerque, en compagnie de Bouzille. La belle affaire, en vérité !… Cela se produit tous les jours, parbleu… et rien ne prouve, rien ne tend à prouver que cela dût avoir la moindre importance…

Mais si Juve raisonnait ainsi, si d’avance il protestait sur les renseignements que Bouzille venait de lui apporter, le policier, au fond de son âme, se sentait déjà fort piqué par une réelle curiosité.

Bouzille, somme toute, était un étrange individu qui ne parlait pas toujours au hasard, et qui, tout au contraire, le plus souvent, sous son apparence de naïveté, cachait un fond indéniable de roublardise.

Bouzille parlait souvent pour ne rien dire, et plus souvent encore n’expliquait pas tout ce qu’il eût pu expliquer.

– Il est très possible, songeait Juve, que Bouzille, venu spécialement me chercher, soit au courant de quelque chose qu’il ne tienne pas à m’expliquer en détail. Il me met sur une piste, suivons-là…

Traversant les boulevards extérieurs, Juve, qui souffrirait toujours, car il était réellement fatigué et avait grande envie d’aller se coucher, hélait un taxi-auto, y faisait monter Bouzille.

– Quelle adresse faut-il donner, interrogea-t-il.

Bouzille n’hésita pas :

– Faite-nous conduire à la morgue, m’sieur Juve, conseillait-il. Après tout, il faudra s’occuper d’un cadavre. C’est assez indiqué de commencer par l’hôtel meublé où d’ordinaire ils logent tous…

Juve donna l’adresse, monta à son tour dans la voiture, écouta le bavardage de Bouzille avec l’arrière-pensée que dans le flot ininterrompu de paroles, il pouvait fort bien avoir la surprise de découvrir un renseignement utile.

Bouzille, par le fait, se montrait loquace.

Il se gardait bien, à la vérité, de rapporter à Juve qu’il venait de quitter Fandor et qu’il avait eu en Belgique de surprenantes aventures !

Bouzille estimait que ces choses-là n’étaient pas bonnes à confier à tout le monde.

En revanche, si Bouzille tenait à être plus que délicat sur son passé immédiat, il ne cachait nullement à Juve les projets qui l’enthousiasmaient pour l’heure :

– Moi, voilà ! confiait Bouzille. J’suis tout c’qu’on veut : un négociant, un policier, un artiste, un bohème, du gibier de prison même, ça n’a pas d’importance. Ce qu’y a d’sûr, c’est que dans l’fond de mon âme, j’ai toujours eu le désir de finir fonctionnaire.

– Fonctionnaire ? s’étonna Juve, se demandant où Bouzille voulait en arriver. Que diable penses-tu donc faire ?

– Bien sûr, approuva-t-il, y a fonctionnaire et fonctionnaire, n’est-ce pas ? Mais moi, j’suis pas exigeant. Et puis, enfin, je m’rends bien compte que je n’ai peut-être pas l’instruction voulue pour devenir, par exemple, président de la République, ou huissier dans une banque…

– Alors, Bouzille ?

– Alors, m’sieur Juve, rapport à ce que je me fiche du tiers, du quart, et tout autant de la demie, voilà ce que j’ai décidé, sauf vot’respect : je voudrais tout bonnement, ma foi, être accepté à la morgue soit comme figurant, soit comme laveur, soit comme tout autre chose.

Et Bouzille, enfiévré par son idée, continuait, faisant de grands gestes :

– Évidemment, c’est moins difficile que d’entrer à l’Académie, mais d’un aut’côté, ça rapporte peut-être plus, je n’sais pas… Et puis, dame, m’sieur Juve, faut pas oublier que j’ai des relations dans ce monde-là et que je pourrais me faire pistonner…

– Des relations dans le monde de la morgue ? interrogea Juve. De quoi, diable, veux-tu parler Bouzille ?

Bouzille souriait d’un air entendu et il répliqua :

– Ben, m’sieur Juve, sauf vot’respect, rappelez-vous que dans l’temps, jtravaillais pour Dominique Husson… c’est pas parce que ce pauv’cher homme a passé l’arme à gauche que son commerce a disparu, j’connais le successeur, j’suis très bien aussi avec un garçon de l’amphithéâtre. Bref, m’sieur Juve…

Bouzille s’interrompait, le policier l’interrogeait :

– Bref, Bouzille ?

– Eh bien voilà : j’ai déjà fait des démarches. Alors comme ça, c’est demain matin que j’dois m’présenter au chef du personnel… à dix heures, qu’il m’a dit… et des fois, si j’suis arrêté, si j’plais au bonhomme, eh bien, j’entrerai tout de suite en service.

Un instant plus tard, le fiacre stoppait devant la morgue, Bouzille qui descendait ouvrait la portière à Juve, lui montrait le bâtiment :

– Hein, faisait-il sur un ton de satisfaction profonde. C’est rien que d’le dire, mais ça dégote bougrement.

Juve déjà ne prêtait plus attention à l’intarissable faconde de l’excellent chemineau, qui s’enthousiasmait en ce moment pour le nouveau métier qu’il allait exercer, comme il s’était enthousiasmé de toutes les industries qu’il avait tentées, sans d’ailleurs jamais parvenir à mater la fortune.

– Bouzille, appelait Juve, voilà assez de bavardages… Il s’agit maintenant de travailler. Où diable as-tu vu le cadavre, où diable l’as-tu vu repêcher ?

Bouzille, pour répondre, soulevait sa casquette, et de son ongle noir se grattait avec soin le cuir chevelu.

– Heu ! faisait-il, c’est comme qui dirait ici, mais tout d’même, ce n’est pas là !

La réponse était bien digne de Bouzille, mais Juve comprit que s’il ne faisait pas preuve de quelque autorité, il n’obtiendrait rien du chemineau qui savait toujours à merveille éviter les réponses précises.

– Bouzille, articulait Juve, tu vas me dire, oui ou non, où tu as vu ce cadavre. Mène-moi à l’endroit exact…

Bouzille, à cet instant, se gratta la tête avec plus d’énergie encore.

– Bon, bon, faisait-il. Seulement, si l’on va là-bas, on nous verra de l’enfer. Et si on nous voit de l’enfer, là sauce tournera certainement…

Bouzille manifestait une inquiétude non dissimulée et jetait désormais des regards à droite et à gauche, tout comme s’il eût médité de faire retraite et d’abandonner Juve brusquement.

Le policier, par bonheur, connaissait son homme. Juve, avec un air innocent, prenait donc Bouzille par le bras et le forçait ainsi à demeurer tranquille.

– Bouzille, Bouzille, demandait Juve, voilà quatre fois que tu me parles de l’enfer, et quatre fois que tu ne veux pas m’expliquer ce que c’est. Fais bien attention, je n’aime pas qu’on se moque de moi ; par conséquent, tâche de filer droit !… Tu vas m’y mener.

– Où ? demanda Bouzille.

– À l’enfer ! murmura Juve.

Bouzille ne répondit rien, mais fit une grimace abominable, ronchonnant quelque chose qui tendait à prouver qu’on était bien bête de rendre service aux gens, qu’il fallait surtout prendre garde de dire quoi que ce soit devant eux, car ils en abusaient ensuite pour vous contraindre aux plus périlleuses sottises… Juve n’écoutait naturellement pas ces récriminations, et force était alors à Bouzille d’entraîner le policier.

Chemin faisant, d’ailleurs, le chemineau paraissait se rasséréner.

– N’est-ce pas, commençait-il, faudra être prudent, m’sieur Juve ! Dans l’enfer, y a de tout… des bons et des mauvais bougres. Moi, j’suis pas connu, seulement tout de même on m’connaît. Alors, après, si vous faisiez des bêtises, on m’collerait un couteau dans l’dos… D’ailleurs, je n’sais pas si vous ressortirez de là-dedans. Enfin, c’est sûr qu’en enfer ils ont dû voir qui c’était qu’on trimballait d’la sorte et qu’on repêchait dans l’jus…

Les paroles de Bouzille étaient fortement embrouillées, et totalement incompréhensibles. Juve n’y prêta pas attention. Il suivait le chemineau qui traversait la Seine et commençait à descendre sur les berges, il demandait encore :

– Bouzille, il faut me renseigner. Qu’appelles-tu l’enfer ? Un bouge ? un mastroquet ?

– Non, dit Bouzille, c’est un trou…

Et comme Juve le regardait avec surprise, ne comprenant point et ne pouvant pas comprendre ce qu’il voulait dire, il repartait avec un grand sérieux :

– Voilà, m’sieur Juve ! C’est rapport aux flics et aux quarts d’œil qui sont toujours à faire des embêtements aux bougres qu’ont pas d’chapeau haut de forme. Alors, n’est-ce pas, tranquillement, on a trouvé ceci… et quand j’dis on, vous comprenez, je parle d’un groupe de gars qu’ont rudement pas froid aux yeux… On a trouvé ceci qui est un asile et où l’on est le plus tranquille du monde. C’est un trou, et c’est l’enfer !

– Bouzille, tu te fiches de moi, interrompit Juve. Je ne comprends rien à ce que tu me racontes, parle nettement où je me fâche !

À cette menace, Bouzille levait les bras au ciel, prenait un air si désespéré que sa figure, naguère souriante, devenait étrangement comique.

– Mais j’parle clairement, affirmait Bouzille… J’parle français, aussi… Un trou, quoi… c’est un trou, c’est un truc creux dans lequel il n’y a rien… Et puis d’abord, y a pas besoin de chercher midi à quatorze heures, m’sieur Juve, vous devriez deviner… l’enfer, c’est un trou, un trou dans lequel y a des gars, des gars qui n’ont peur de rien et qui s’sont fichus en république…

Les paroles de Bouzille étaient cependant si peu claires que Juve cette fois s’emportait :

– Et ce trou, demandait-il rudement, où est-il ?

Bouzille tapa du pied sur la berge :

– Là, déclarait-il.

Or Juve ne voyait rien.

– Bouzille, commença le policier, ça va sûrement se gâter !

Mais les menaces de Juve ne paraissaient plus désormais impressionner le chemineau.

– Quand j’dis la vérité, poursuivait Bouzille d’un ton indigné, j’aime pas qu’on m’dise que j’mens… Moi, ça me met dans des états… D’ailleurs, j’vais vous l’montrer, vot’trou, m’sieur Juve ! Oui, j’vais vous l’montrer, et vous pourrez r’garder des fois si c’est là qu’est l’cadavre !

Bouzille, tout en parlant, traversait la berge, se dirigeant vers la pente qui surplombe le fleuve.

– Parce que, n’est-ce pas, ajoutait-il, vous comprenez bien que si moi j’ai pu voir quelque chose de d’sus l’pont, il est bien évident que de l’enfer on a pu voir mieux encore. Donc…

Bouzille, à ce moment, se livrait à un étrange exercice. Il s’était couché sur le sol, à plat ventre, il se traînait vers la Seine, et, bientôt, se retenant au rebord du quai, il se laissait pendre au-dessus des flots.

– Allez ! faites comme moi !… proposait Bouzille.

Juve imita la manœuvre du chemineau, commençant à se demander ce que tout cela signifiait.

Or, comme Juve se retenait ainsi à la berge, il voyait distinctement, juste à côté de lui, la porte noire d’un égout qui semblait abandonné.

Bouzille, du bout de son soulier, heurtait violemment la grille.

Il se passait alors quelques minutes, puis une voix cassée, enrouée, une de ces voix de misère et de crime qui suffisent à causer l’épouvante, s’informait :

– Qu’est-ce qu’est là ? Qui c’est-y qui frappe ?… On est complet !

Bouzille eut un clignement d’yeux pour Juve qui, fort intéressé, se gardait bien d’intervenir. Bouzille, toutefois, répondait déjà :

– Complet à l’intérieur, sans doute, mais l’impériale, c’est à volonté…

Ce devait être là le mot de passe qui produisait immédiatement son effet. La porte tournait sur elle-même en une seconde, et Juve, à l’instant, apercevait le plus extraordinaire comme le plus effarant des spectacles.

La porte de l’égout donnait, tout comme l’avait fait pressentir Bouzille, sur une sorte de long boyau étroit, empuanti, formant un véritable trou, une grotte réelle, dominant le lit du fleuve. Au-dehors, c’était la nuit, mais dans ce réduit ignoré, une orgie semblait se dérouler, car une dizaine d’individus s’y trouvaient rassemblés, buvant chacun dans de grandes bouteilles qu’ils vidaient rapidement, et engloutissant en hâte d’énormes morceaux de viande, qui probablement avaient été volés à quelque étalage de boucher.

Bouzille, toutefois, interrompait rapidement les remarques de Juve.

Le chemineau, en effet, ne laissait pas au policier le temps de la réflexion. Bouzille se glissait à l’intérieur et faisait signe à Juve d’avoir à le suivre. Juve, naturellement, n’hésitait pas, sautant derrière Bouzille, cependant qu’un petit frisson lui courait au long de l’échine.

Juve, en effet, durant sa longue carrière de policier, avait vu bien des spectacles abominables, avait connu bien des assassins épouvantables. Il n’avait jamais, toutefois, imaginé un taudis, un repaire, offrant un spectacle comparable à celui qu’il avait sous les yeux.

Dans cet égout désaffecté que les services de la ville n’avaient évidemment jamais l’occasion de visiter, dans cette merveilleuse cachette insoupçonnable des badauds flânant sur les quais, et formant en vérité le plus sûr et le meilleur des asiles, une bande d’une dizaine d’individus se trouvait rassemblée. Il y avait là des hommes, des femmes, des enfants, des vieillards.

Tous avaient des sombres figures de brutes, tous semblaient réduits à la plus abominable des misères.

Rien, dans ce taudis étrange, ne rappelait les ameublements ordinaires, si misérables qu’ils fussent, des repaires d’apaches.

L’enfer, que visitait Juve en compagnie de Bouzille, échappait à toute description.

C’était moins qu’une écurie, c’était presque une redoute…

Aux murs, des couteaux et des brownings tout chargés attendaient qu’on voulût bien les employer. Sur le sol, une couche de paille, tassée par endroits, indiquait que les habitants n’étaient point difficiles pour leurs lits.

Juve, surpris, respirait l’atmosphère infecte de ce trou sans air à peine éclairé par la lueur clignotante d’une chandelle de suif pendue au mur, Juve se demandait si les gens qui étaient là devant lui, qui l’entouraient, étaient réellement des hommes et n’appartenaient pas plutôt à la classe des animaux.

– Les sans-travail de Londres, pensait Juve… les facchini de Naples dont ou parle toujours, qui vont, affirme-t-on, complètement nus dans les rues, ne sont à coup sûr pas aussi pauvres que ces misérables. Ils sont en tout cas moins effarants…

L’entrée de Juve, toutefois, dans un tel milieu, ne pouvait pas passer inaperçue. Bouzille, très à son aise, prodiguait des sourires, tentait de faire des mots, annonçait de sa voix aimable :

– Voilà… c’est rapport ce qu’on a peur des flics qu’on est v’nu, l’copain et moi, vous d’mander l’hospitalité !

Mais les paroles de Bouzille ne semblaient pas porter… On ne l’écoutait guère. Les sinistres individus qui entouraient Juve semblaient même feindre de ne pas les entendre.

Dans leurs mains brillaient déjà des couteaux ; une flamme de colère s’allumait dans leurs regards. Juve, à cet instant, frémit. Si d’aventure on voulait l’assassiner, la chose ne serait évidemment pas difficile, et c’est à peine s’il pouvait se défendre dans ce repaire où il venait de s’aventurer en dépit de toute prudence, où il n’avait point les mouvements libres, où dix hommes pouvaient se ruer sur lui sans qu’il eût seulement à tenter l’esquisse d’une défense…

L’émotion de Juve, précisément, s’augmentait d’autant plus que, se sentant dévisagé, regardé des pieds à la tête, on ne lui adressait pas tout de suite la parole. Il comprenait fort bien, en effet, que les habitants du bouge, interloqués par sa venue, réfléchissaient avant d’agir.

– Si je ne trompe pas ces brutes, pensa Juve, il n’y a pas d’espoir de sortir d’ici !

Et il se rappelait la phrase de Bouzille : l’enfer, c’est un trou dans lequel on peut bien entrer, mais dont personne n’est jamais ressorti.

Juve, toutefois, tranquillement désormais, croisait les bras. Il semblait à son tour vouloir intimider les chefs de la bande, car, lentement, il portait ses regards sur le visage des assistants.

On eût dit à ce moment les préparatifs, les préliminaires d’un duel terrible. D’un côté, il y avait les dix brutes dérangées dans leur caverne, terrifiées par l’apparition de cet inconnu dont ils n’étaient que trop portés à soupçonner la qualité d’agent de police, de l’autre il y avait Juve, Juve tout seul, qui s’apprêtait à vendre sa vie le plus chèrement possible.

Le silence toutefois ne pouvait se prolonger. Au bout de quelques minutes, l’un des hommes interrogeait :

– Alors, des fois, qui c’est qu’t’es, toi, le mec ?

Juve hésita.

Devait-il brusquement dire : « Je suis Juve ! » tirer alors son revolver et tenter d’en imposer à ceux qu’il avait devant lui ? Devait-il, au contraire, faire silence, ne point brusquer les choses, et seulement viser à échapper au terrible danger qu’il courait ?

Juve dut prendre une décision, car c’était d’un ton tranquille, assuré, calme, en souriant même, qu’il répliquait :

– Vous cherchez qui je suis ? En vérité, mes bons amis, vous m’étonnez beaucoup. Voyons… un petit effort… cherchez bien et vous trouverez !

Juve parlait avec une politesse extrême, parlait surtout avec une si tranquille assurance, que les membres de la bande s’entre-regardèrent stupéfaits.

Bouzille à ce moment trembla :

– Ça commence mal, pensait le chemineau… M’sieur Juve veut même pas parler argot, sûrement ça finira mauvais…

Juve, toutefois, faisant toujours preuve de son extraordinaire sang-froid, repartait bientôt :

– Ainsi, vous ne me reconnaissez pas ?

Il y eut un silence.

– Vous ne devinez rien ? continuait Juve. Vous êtes tous là qui me regardez, et y en a pas pour s’écrier : Tiens, c’est un tel !

Or, comme Juve finissait de parler, la paillasse sur laquelle il marchait s’agitait dans un coin… Un homme était couché là, que Juve n’avait même pas vu, qui sortait de sa cachette, s’agenouillait lentement, avec les mouvements pénibles du misérable qui est toujours las et courbaturé de sa vie de misère… Juve fixa cet homme, et l’homme le fixa…

Le silence s’éternisait toujours, Juve le rompit :

– Tas d’imbéciles ! fit-il.

Puis, il demanda :

– Qui est le chef ?

– Moi ! fit l’homme qui se levait.

– Approche, commanda Juve.

L’individu, de son pas traînard, avança vers le policier, les mains dans ses poches, le regard dur.

Juve insista :

– Si tu es le chef, tu dois être plus malin que les autres. Allons, parle. Qui suis-je ? Comment Bouzille m’a-t-il donné votre adresse ?

Or, à cet instant brusquement, l’homme qui frôlait Juve se rejetait en arrière.

– Ah ! bon Dieu ! commençait-il. Sang de malheur !… Je te reconnais !

Juve, à cet instant, frémit. Il n’avait évidemment pas prévu cette réponse, et, maintenant, il regrettait d’avoir posé la question.

Peut-être, en effet, dans sa tête, le policier avait-il inventé une ruse subtile… Il s’apprêtait à dire : « Je suis un tel. » Mais si l’homme le reconnaissait, si l’homme savait qu’il était Juve, sa ruse était déjouée d’avance, et lui était perdu…

Or, ce qui arrivait était tout au contraire fort avantageux pour Juve. L’homme, en effet, s’étant reculé, haussait les épaules.

– Non, faisait-il, c’est pas toi !… J’pensais que t’étais un mec à la r’dresse avec qui j’ai fait dans le temps une vieille dans un train, mais c’est pas toi !

Juve reprit alors toute son assurance. Un fin sourire même passait sur ses lèvres. Brusquement, il fit un mouvement.

– Et maintenant, demandait Juve, sais-tu qui je suis ? Dis, chef ?

Juve ouvrait la main droite. Il jetait à ses pieds deux objets qu’il tenait. L’un était un poignard, l’autre était une sorte de massue.

D’où avait-il tiré ces deux armes ? Que signifiait donc son geste ?

Le chef, à cet instant, sursautait d’étonnement, pendant que les membres de la bande, en désordre se levaient, en poussant des exclamations.

Le chef, lui, blême de rage, serrant les poings, marchait sur Juve :

– De quoi ? faisait-il. V’là que maintenant t’as mon casse-gueule et mon eustache dans les pattes ? Où qu’tu les as pris ?

– Dans ta poche, dit Juve.

Et le policier s’assit.

Juve, vraiment, était merveilleux et calme. Il contemplait le désarroi de ceux qui pouvaient d’une minute à l’autre se jeter sur lui, et il semblait parfaitement rassuré sur l’issue de l’aventure.

Juve expliqua :

– J’ai pris ça dans ta poche, imbécile, pour t’aider à deviner mon nom… Tu n’y arrives pas ? Très bien, je m’présente : écoutez, vous autres. Je suis Job Askings…

Or, à ce mot, tous les misérables se précipitèrent vers Juve, les mains tendues, l’air radieux.

Seul, Bouzille peut-être, demeurait immobile.

Bouzille était littéralement stupéfait.

– Eh bien, murmurait-il, ça, c’est marrant. Il en a plutôt du culot, m’sieur Juve !

Mais qui donc était Job Askings ?


La pègre, les assassins, les voleurs, ceux qui vivent en marge de la société et qui sont, à travers l’organisation civilisée du monde, des bêtes sauvages, aux appétits formidables, aux instincts terrifiants, ne sont pas en réalité ce que les déclarations policières ordinaires tendraient à faire supposer.

La police, pour excuser son manque d’action générale, l’imprévoyance de ses agissements, prétend en effet et tient à prétendre que les malfaiteurs agissent isolément et ne se connaissent pas entre eux.

La vérité est fort opposée. La pègre est au contraire fort unie et tout le monde se connaît parmi ceux qui vivent dans la crainte de la loi.

La pègre a donc ses célébrités, ses grands renoms, ses gloires.

Juve, en se faisant passer pour Job Askings, osait incarner en présence des bandits l’un des hommes les plus fameux, l’un des plus dangereux modèles que les misérables du monde entier respectent et vénèrent.

Job Askings, certes, n’était rien auprès de Fantômas ! Toutefois, sa personnalité comptait. Job Askings était l’homme qui pouvait prétendre au titre de Roi des voleurs, si Fantômas était légitimement le Roi du crime.

Job Askings avait jadis volé, et cela se savait, le propre porte-monnaie d’un président de cour d’assises occupé à le juger. On contait encore qu’une autre fois, il avait trouvé moyen de subtiliser au bourreau le couperet qui devait servir à exécuter un camarade ! Job Askings avait, disait-il, des secrets extraordinaires, des trucs inouïs pour dévaliser sans qu’ils pussent seulement s’en douter, les gens les plus méfiants et les plus précautionneux. C’était le Roi des pickpockets, c’était le Prince des détrousseurs.

Comment, dès lors, les habitants de l’enfer n’auraient-ils pas fait fête à Juve qui prenait son personnage ?

Le policier venait de réussir un coup qui, certainement, devait empêcher que le moindre doute, le moindre soupçon, pût se poser sur lui.

Juve, profitant de l’instant où le chef l’avait frôlé, avait tranquillement volé celui-ci. L’habileté dont il avait fait preuve n’était-elle pas un sûr garant de sa personnalité réelle ?

Les membres de l’enfer le pensaient si bien qu’un quart d’heure plus tard, Juve et Bouzille étaient admis à trinquer avec eux tous, et que même, à Juve, les membres proposaient :

– Dis, Job, veux-tu être not’chef ? Veux-tu nous donner des leçons, au moins ? Ah, si seulement tu voulais nous guider, sûrement on serait les rois de Paris, on gagnerait tout c’qu’on voudrait !

Mais Juve ne prenait aucun engagement, Juve se contentait de répondre :

– Je verrai… aujourd’hui, je ne puis rien, plus tard peut-être accepterai-je de vous initier à quelques-uns de mes trucs…

Juve, d’ailleurs, ne perdait point de vue le but qui l’avait conduit dans ce repaire abominable. Il questionnait donc habilement les habitants de l’enfer. Il leur demandait, cependant que Bouzille, déconcerté, se taisait et s’occupait seulement à boire le plus possible, s’ils n’avaient point eu connaissance d’un cadavre traîné entre deux eaux et emporté par de mystérieux bateliers.

Juve, hélas ! n’obtenait aucune précision, à peine les habitants de l’enfer pouvaient-ils lui raconter qu’ils avaient entendu des bruits, un va-et-vient sur le fleuve, mais qu’ils ne s’en étaient pas autrement occupés.

– On dormait, confiaient-ils… On dormait parce qu’on était saouls et qu’on voulait se dessaouler, histoire de recommencer à boire, puisqu’il restait des bouteilles !


Deux heures plus tard, Juve quittait les bandits.

Juve tombait de fatigue et ne le cachait pas à Bouzille.

Le petit jour, aussi bien, commençait, et il avait hâte de rentrer chez lui, de prendre quelque repos, et cela d’autant plus que Juve était toujours décidé à partir au plus vite à Grenoble, pour y interroger cette M me Verdon qui, au dire du jeune Théodore Gauvin, avait envoyé le mystérieux Daniel en mission secrète à Amsterdam.

Bouzille, tout au contraire, qui avait fortement bu, mettant à profit l’hospitalité dont faisaient preuve les habitants de l’enfer, n’éprouvait aucune envie d’aller se coucher… Bouzille, d’ailleurs, n’oubliait pas ses projets. Il quittait donc Juve en lui serrant la main d’un ton protecteur, en s’excusant aussi de l’avoir dérangé :

– Voilà, disait Bouzille, c’est comme ça qu’on s’goure aussi, des fois… M’sieur Juve, moi, n’est-ce pas, j’croyais que j’avais découvert une piste intéressante, mais je m’suis fichu le doigt dans l’œil. Ça sera pour une autre fois, hein !

Bouzille toussait pour se donner de l’importance, il ajoutait :

– Car aujourd’hui, m’sieu Juve, y a pas, faut que j’vous quitte, il est cinq heures du matin, et dame, à six heures juste, j’dois être à la morgue pour boire un verre avec le garçon qui m’présentera au chef du personnel.

Bouzille quittait immédiatement Juve, qui lui souhaitait naturellement toutes les félicités du monde dans sa nouvelle carrière, et trottinait, fort joyeux, dans la direction de la morgue.

Bouzille, en arrivant devant le lugubre établissement, fut étonné de voir les portes ouvertes.

– Tiens, pensa-t-il, ça, c’est curieux. Justement on m’avait dit que ça n’ouvrait pas avant six heures du matin. Y m’a donc fichu d’dans, l’copain ?

Maugréant, car Bouzille prévoyait que s’il devenait fonctionnaire, il lui faudrait chaque jour se lever de fort bonne heure, ce qui n’était point dans ses goûts, Bouzille entrait dans le bâtiment et se dirigeait vers la courette intérieure.

– Hé ! Jules ! appelait-il.

Jules, l’un des garçons de la morgue, ami de Bouzille, accourut.

– Alors, quoi ? demandait le chemineau. Comment qu’ça se fait que les portes sont débouclées ? C’est pas l’heure, pourtant…

Mais Bouzille n’avait point fini de parler que le garçon se précipitait sur lui, lui fermant la bouche d’autorité.

– Chut, disait-il, fais pas de remarques ! Tais-toi donc, bon Dieu ! Ah ! c’est pas l’instant de gueuler…

Bouzille ouvrit de grands yeux, hocha la tête, puis interrogea :

– Pourquoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?

Le garçon haussa les épaules d’un air désespéré.

– Ce qu’il y a ? Dame, je n’sais pas… Des sales blagues, bien sûr… des choses pas ordinaires.

– Quoi, enfin ? demanda Bouzille.

Jules confessa tout d’un trait :

– Eh bien, voilà : il y a des morts qui se promènent, qui changent de table, et qui vous éternuent au nez !… Tu comprends que c’est pas ordinaire…

– Oui, j’comprends, fit Bouzille.

Mais Bouzille, assurément, mentait.


Que s’était-il donc passé, et d’où provenait l’émotion de Jules ?


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