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Le Cadavre Géant (Гигантский кадавр)
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Текст книги "Le Cadavre Géant (Гигантский кадавр)"


Автор книги: Марсель Аллен


Соавторы: Пьер Сувестр
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Chapitre X


Sous les roues d’un rapide !

Quelques instants plus tard, Fandor et Bouzille atteignaient enfin le remblai où passait la voie du chemin de fer, et sur lequel, dans le vacarme d’une course assourdissante, devait arriver bientôt l’express de Bruxelles que, très probablement, Fantômas, pour fuir, avait dû prendre. La voie, à cet endroit, était surélevée, elle décrivait une courbe assez rapide ; Fandor le remarqua en faisant la grimace.

– Fichtre, songeait le jeune homme, cela ne va pas être commode du tout de faire des signaux, le mécanicien ne les apercevrait pas, ou du moins les apercevrait trop tard !

Mais ce n’était pas le moment de réfléchir ; c’était moins encore la minute de se désespérer, il fallait agir et agir vite, si on ne voulait pas renoncer complètement à l’espoir d’un succès.

Et, aidé de Bouzille, et quoique son pied lui fît atrocement mal, Jérôme Fandor réussissait tout d’abord à escalader le talus du remblai et cela non sans peine, car il était encombré de ronces, de broussailles, ce qui gênait terriblement le jeune homme déjà fort empêché par sa foulure d’avancer lestement.

Fandor qui, en d’autres temps, eût mis quelques secondes à gravir ce talus, perdait donc à le franchir, plusieurs minutes. De plus, pour un instant, la douleur le terrassait, au point que, réellement épuisé, la sueur au front, il haletait en arrivant à la voie ferrée, sentait ses jambes se dérober sous lui, et devait, tout comme une masse, se laisser choir sur le sol.

Une telle défaillance pourtant n’était pas et ne pouvait pas être longue avec un homme d’une trempe analogue à celle de Jérôme Fandor.

Le journaliste, à plusieurs reprises, se passait la main sur le front, respirait profondément, et se trouvait mieux.

– Bouzille ! appela-t-il.

L’ancien chemineau, qui, les bras ballants, flânait à quelque distance, retourna rapidement sur ses pas.

– Eh bien, interrogeait-il, qu’est-ce qu’on fait ?…

Fandor, à genoux, car il éprouvait de plus en plus une horrible souffrance qu’il tentait de se mettre debout, étendit le bras vers l’horizon.

– Bouzille, qu’est-ce qu’il y a là-bas ? Vois-tu ?

Consciencieusement, Bouzille mettait ses mains en abat-jour devant ses yeux, il examinait ce que Fandor lui montrait, puis il claquait de la langue :

– Dame, sûrement, je vois ! approuvait Bouzille. Il n’y a même pas moyen de s’y tromper… c’est aussi visible qu’une puce sur un visage ou que la tour Eiffel sur le Champ de Mars… M’sieur Fandor, c’que vous me montrez, c’est un signal, c’est un disque…

Tel était bien également l’avis de Fandor. La courbe de la voie ferrée était si accentuée que les deux hommes ne pouvaient nettement distinguer le disque dont ils s’entretenaient. Toutefois, ils le devinaient assez facilement, émergeant des branchages, tachant de rouge l’or jaune des feuilles prêtes à tomber sous le vent d’automne.

– Un disque ! répéta Fandor. Eh bien, avec un disque, sapristi, on fait arrêter tous les trains du monde…

Un instant, le journaliste se taisait, il réfléchissait profondément, et la réflexion, sans doute, le conduisait à prendre une décision irrévocable :

– Bouzille, ne bouge pas, disait Fandor. Laisse-moi m’appuyer sur ton épaule. Nous allons nous traîner jusqu’à ce disque, nous le fermerons, et le rapide stoppera.

– Fameux ! approuva Bouzille.

Mais lorsque Fandor voulut se lever, lorsqu’il tenta de se mettre debout, il lui fut impossible de se redresser.

Les quelques instants de repos qu’il venait de prendre après la marche précipitée qu’il avait faite, avaient eu pour résultat, en effet, d’augmenter l’enflure de ses chevilles, et, désormais, l’articulation elle-même du cou-de-pied se refusait à fonctionner.

En vain Fandor bandait-il sa volonté, en vain, dans un geste de colère, se mordait-il les lèvres au sang, peine inutile ; il n’avait point fait deux pas appuyé sur l’épaule de Bouzille qu’il perdait l’équilibre, et s’écroulait de tout son long sur la voie.

Mais l’instant pressait cependant. D’une minute à l’autre, le rapide pouvait surgir, à l’extrémité de la courbe. Il fallait à toutes forces aviser, il y avait urgence, il y avait nécessité.

Fandor n’hésita point.

Écroulé sur le ballast, souffrant le martyre, le jeune homme oubliait sa propre situation, son douloureux mal, pour ne s’occuper que des circonstances et ne penser qu’à ce qu’il considérait être son véritable devoir.

– Je ne peux pas avancer, grogna Fandor. De ce côté, il n’y a rien à faire. Bouzille, c’est toi qui vas sauver l’aventure ! Dépêche-toi, trotte jusqu’au disque, ferme-le, démolis l’aiguille s’il le faut… Moi, je vais rester sur la voie, je ferai des signaux au mécanicien. Ce sera bien le diable s’il ne s’arrête pas tout à fait.

Or, Bouzille écoutait avec une anxiété visible, avec un trouble qu’il ne cherchait pas à dissimuler, les paroles de Fandor.

– Heu ! faisait-il, hochant la tête de droite à gauche, vous en avez de drôles de commissions, m’sieur Fandor ! Et comme ça, sans vous commander, combien que ça vaut d’travaux forcés, de démolir une aiguille et toucher à un disque ? J’ai entendu dire, moi, que c’était pas des trucs à faire !

Mais les scrupules de Bouzille, ses hésitations même en pareille matière, ne duraient jamais longtemps. Un nouveau sentiment succédait à la crainte dans l’esprit du chemineau, et c’était d’une voix intéressée que Bouzille soudain remarquait :

– Enfin, m’sieur Fandor, pour que j’fasse ce que vous m’demandez, combien c’est qu’vous m’donnerez ?

– Rapace !… articula Fandor.

Le jeune homme se hâtait d’ajouter :

– Bon Dieu, ne perds pas de temps, Bouzille ! Tu auras cent francs… deux cents francs… ce que tu voudras… Dépêche-toi, animal…

Aux offres de Fandor, la physionomie de Bouzille s’était épanouie de façon magnifique. Le chemineau, très certainement, était ébloui par la perspective de gagner deux billets de cent francs, chose qui ne lui était pas évidemment arrivée souvent. Bouzille toutefois rétorquait :

– Eh bien, c’est dit, m’sieur Fandor, j’accepte la combine, et je marche pour vous jusqu’à la gauche. Seulement, y m’faudra bien deux cent cinq francs, car, voyez-vous, en courant sur le ballast, sûrement que j’vais esquinter mes godasses… et les gniafs, dame, en ce moment, y sont hors de prix !…

À cet instant, Fandor perdait patience :

– Mais cours donc, bon Dieu ! hurla-t-il. Cours donc ! Ah ça ! tu ne comprends donc pas que d’une minute à l’autre le train va arriver !

– C’est bon, c’est bon…

Bouzille partit en galopant, évitant d’ailleurs soigneusement de marcher sur le ballast, ce qui prouvait qu’il était véritablement retors, car il ne risquait aucunement, en procédant ainsi, d’abîmer ses épais souliers qui, d’ailleurs, en avaient vu bien d’autres.

Bouzille trottait au long de la voie, et bientôt disparaissait à l’extrémité de la courbe.

Fandor, qui l’avait suivi des yeux, se prit alors à soupirer profondément :

– Mon Dieu, se demandait le journaliste, arrivera-t-il à temps ? Pourra-t-il fermer le disque ? Le train obéira-t-il à ce signal d’arrêt, qui, sans doute, surprendra le mécanicien.

Fandor s’était remis à genoux. Il était au milieu des rails, il s’écorchait les mains à se traîner sur le ballast, il finit par s’arrêter :

– Bon Dieu, se disait-il, il faudra bien que pour une fois j’aie la bonne veine pour moi et que je retourne les cartes…

À cet instant, Jérôme Fandor, immobile, commença de fixer le disque dont il apercevait l’éclat rouge au lointain. Fandor calculait par la pensée le temps qu’il fallait à Bouzille pour arriver au signal, et très ému, se disait :

– Je vais voir le disque tourner ; je vais le voir se mettre à l’arrêt… oui, cela ne fait pas de doute, c’est certain, c’est absolu…

Mais le disque ne tournait pas…

Les minutes, à cet instant, semblaient à Jérôme Fandor à la fois brèves et interminables. Il lui paraissait que le temps s’écoulait effroyablement vite, et que les huit minutes qui séparaient théoriquement le train de marchandises du rapide étaient depuis longtemps écoulées. En même temps il lui semblait qu’il y avait un siècle que Bouzille était parti et il tressaillait douloureusement, le regard rivé à ce disque, ce disque rouge qui aurait dû se mettre à l’arrêt et qui ne bougeait aucunement…

Et Jérôme Fandor, au bout de quelques instants, n’y tenait plus.

– Sûrement, grondait-il, Bouzille est encore en train de faire quelque extraordinaire imbécillité… car il n’est pas possible que le disque ne soit pas depuis longtemps en travers s’il avait su s’y prendre !

Et, plus douloureusement encore, le jeune homme souffrit de sa foulure, de ce stupide accident matériel qui le privait en partie de ses moyens et l’obligeait à avoir recours aux bons offices de Bouzille, lequel faisait évidemment un complice d’intérêt douteux.

Or, comme il se désespérait ainsi, Fandor brusquement sursauta :

Une rafale de vent courbant les branchages des arbres venait brusquement de lui souffler au visage. Il lui avait paru que ce vent lui apportait l’écho d’un sourd grondement, d’un fracas formidable, il aurait juré qu’il avait entendu le coup de sifflet d’une locomotive !

– Bon Dieu, le train…

Affolé, voulant savoir, coûte que coûte, s’il ne se trompait pas, si le rapide arrivait bien, s’il se trouvait à quelques centaines de mètres, si brusquement il allait surgir, ayant dépassé le disque, Fandor se traîna jusqu’au rail de la voie.

Il s’était soudainement rappelé que les bandits américains, ceux-là qui arrêtent couramment des trains en accumulant des obstacles sur leur voie, dans le but de dévaliser les voyageurs et de piller les bagages, se servaient d’un moyen fort simple pour deviner l’arrivée des convois : tout bonnement, ils collaient leur oreille aux rails de fer. Le rail agissait alors comme un véritable conducteur acoustique, il permettait de fort loin d’entendre le vacarme d’un train.

Jérôme Fandor, à l’instant où il songeait à cela, essayait de ce procédé.

Étendu à plat ventre, il appuyait son oreille sur le rail, il écoutait de toute son âme…

Et certes, Jérôme Fandor n’avait pas besoin d’avoir l’oreille bien fine pour être renseigné.

Le rail tout entier vibrait… À coup sûr, le train n’était pas loin… À coup sûr encore il arrivait, lancé à son maximum de vitesse, fonçant droit devant lui, dans tout le brutal élan des machines lâchées et déployant toutes leurs forces…

– Le disque !… le disque !… râla Fandor.

Il eut un dernier regard pour le disque : le signal n’avait point bougé, il était toujours ouvert…

– Fichtre ! grommela Fandor. La partie est perdue !…

Or, à cet instant, brusquement, le disque tourna sur lui-même.

Certes, Fandor eût vu s’écrouler le sol, entendu dans les plaines voisines le fracas d’une salve d’artillerie, qu’il eût été moins ému.

À l’instant où il croyait tout perdu, la partie était-elle donc gagnée ?

À l’instant où il pensait que Bouzille ne mettrait jamais le disque à l’arrêt, le chemineau réussissait-il donc la manœuvre ordonnée ?

Fandor le crut, et son cœur se prit à battre à grands coups.

À l’instant même, d’ailleurs, un coup de sifflet formidable retentissait…

Fandor cessait de considérer le signal pour guetter instinctivement l’extrémité de la ligne par où devait déboucher le train.

Le rapide ne se fit pas attendre.

Soudain, Fandor l’aperçut, tout empanaché de fumée, saluant le signal de la sirène, et fonçant sur lui dans un élan formidable.

Le journaliste prit le revolver à la main.

– Allons, songeait-il. Le mécanicien a dû voir le signal d’arrêt. Sûrement, il a renversé la vapeur, le train va s’immobiliser, stopper à quelques pas de moi, il ne faut pas que Fantômas puisse m’échapper, cette fois-ci !

Et Jérôme Fandor connut alors quelques secondes de fiévreuse anxiété.

Cinq cents mètres tout ou plus le séparait du rapide.

Fandor ne pensait tout d’abord qu’à l’issue de la lutte engagée contre Fantômas, puis, brusquement une nouvelle crainte le prenait :

Ah ça ! qu’est-ce que cela signifiait ? Le train ne ralentissait pas !

Le convoi, loin de s’arrêter, paraissait forcer son allure, et avançait à une rapidité folle… Encore quelques secondes, et il dépassait Fandor, si toutefois le journaliste avait le temps de se jeter de côté, s’il ne périssait pas broyé sous sa masse.

Le drame se jouait en effet avec une folle rapidité.

Jérôme Fandor n’avait pas eu le temps de concevoir le danger qu’il courait, que ce danger devenait immédiat, qu’il devenait terrible, qu’il était certain, qu’il semblait inévitable…

– Bigre !… jura le journaliste.

Fandor fit un effort, il voulut se relever, il tomba : la douleur de sa blessure était telle qu’il ne pouvait plus se traîner…

Dans ces conditions, que faire ?

À deux cents mètres, le train fonçait sur lui…

– Je suis perdu, râla le journaliste.

Il leva les bras en l’air, il tenta de crier, il voulut agiter son mouchoir…

Hélas, pourrait-on le voir !… Le train pourrait-il même stopper à temps ! Fandor savait bien que non…

Voué dès lors à une mort certaine, Jérôme Fandor pendant quelques secondes fixa la locomotive qui semblait avaler les rails de fer, et les happer dans sa gueule rouge…

– Foutu, je suis foutu !… répétait-il encore.

Puis il se laissa tomber sur le sol, tout de son long, anéanti, râlant encore pourtant :

– Mais comment le mécanicien n’a-t-il pas stoppé puisque le disque est à l’arrêt ?


Quittant Jérôme Fandor, Bouzille s’était élancé de toute la vitesse de ses vieilles jambes dans la direction du disque qu’il fallait fermer, ainsi que le lui avait recommandé son compagnon.

Bouzille était l’homme de toutes les entreprises et de toutes les combinaisons où il pouvait y avoir, sans trop de risques, quelque argent à gagner.

À l’occasion, Bouzille ne refusait point de fréquenter Fantômas ni de rendre service à ceux de sa bande. Il disait avec philosophie qu’il fallait bien que tout le monde vive et qu’après tout, comme on ne l’avait jamais volé, il ne pouvait pas savoir si les autres étaient aussi des voleurs, de même qu’il ignorait s’ils étaient des assassins, puisqu’ils ne l’avaient jamais tué.

Chapardeur de nature et escroc d’occasion, Bouzille avait cependant pour Fandor et pour Juve, et cela depuis longtemps une extraordinaire admiration.

Bouzille, par une caractéristique bizarre de sa nature, était vaniteusement fier de pouvoir prétendre à l’amitié des deux hommes et de pouvoir revendiquer des relations suivies, soit avec Juve, soit avec Fandor.

Bouzille, d’ailleurs, avait un culte pour Hélène, soi-disant fille de Fantômas, la femme de Fandor, et Bouzille, en conséquence, ne pouvait s’empêcher de penser que parfois le sinistre bandit qui s’appelait le Génie du crime se conduisait bien méchamment.

Fort de toutes ces pensées et imbu de tous ces sentiments, Bouzille, en allant accomplir la mission dont l’avait chargé Fandor, riait de tout son cœur.

– Vrai, c’est farce comme tout, expliquait-il. Y a pas moyen de s’ennuyer un instant, y a pas moyen de tomber neurasthénique… Y n’arrive que d’l’inattendu et d’l’imprévu, toujours ; quand on travaille avec Fantômas, avec Juve ou avec Fandor, on peut se préparer au truc le plus rigolo…

Car dans l’esprit de Bouzille, les aventures qui se succédaient étaient infiniment amusantes et drôles.

Bouzille trouvait très bizarre d’être parti en voiture avec Fantômas et d’avoir fini par culbuter dans un passage à niveau alors que Fandor conduisait… Bouzille trouvait farce au possible d’avoir pu empêcher Fandor de s’empoisonner… Bouzille enfin estimait qu’ils allaient accomplir, Fandor et lui, une merveilleuse prouesse, si réellement ils parvenaient à faire arrêter le rapide.

Bouzille, toutefois, toujours trottant, se rendait compte qu’il allait falloir agir avec une certaine attention.

– M’sieur Fandor, monologuait-il, m’a dit comme ça de fermer le disque… Bon… mais il ne m’a pas dit comment c’était que le disque était fermé… Bah, ça ne fait rien, je me débrouillerai…

Or, quelques instants plus tard, Bouzille faisait la grimace.

Suivant la voie en effet, il venait de dépasser la courbe, il arrivait à la partie du remblai où la ligne redevenait droite, droite à l’infini…

Or, si Bouzille apercevait à ce moment-là fort distinctement le disque, il apercevait aussi, à moins de cinquante mètres de lui, une petite maisonnette d’aiguilleur dans laquelle se trouvait très certainement le personnage chargé de commander le signal.

Bouzille fit la grimace, et cessa de courir…

– Oh ! oh ! songeait le chemineau, voilà que ça se complique… Ça, c’est des œufs de poule qui sont des œufs de canard, autrement dit le blanc devient noir, et me v’là plus embêté qu’une pomme de terre dans la friture !

Bouzille se rendait fort bien compte, en effet, qu’il était désormais impossible d’agir ainsi que le lui avait recommandé Fandor.

Fermer le disque en démolissant le mécanisme, telle était la consigne qu’il avait reçue. Cette consigne devenait inexécutable puisque, à quelques pas du signal, se trouvait précisément un employé, lequel ne manquerait pas d’intervenir, d’engager une lutte, et probablement de vaincre Bouzille, qui, en raison de son âge, ne pouvait guère prétendre à la force ou à l’agilité.

Bouzille se dit tout cela en quelques instants. Il se le dit en rechignant, par acquit de conscience, car en réalité son âme était impassible, et Bouzille ignorait le mauvais sang qui ronge, l’inquiétude qui angoisse.

– Bon, bon, rusons !… décida Bouzille.

Le chemineau, de son pas tranquille, encore qu’il songeât que Fandor devait terriblement s’impatienter, avança jusqu’à la maisonnette de l’aiguilleur. Bouzille ouvrit la porte, mit poliment le chapeau à la main :

– Salut, pardon, excuse…

Bouzille vit l’homme sursauter. Assurément, l’aiguilleur ne s’attendait pas à voir quelqu’un pénétrer dans sa cahute, assurément il s’inquiétait, ne connaissant pas Bouzille, ne devinant même pas en lui l’un des habitants de la région.

– Salut, répondit l’employé. Qu’est-ce que vous voulez ?

À ce moment, Bouzille prit une figure souriante. Il pensait se composer un visage charmeur et persuasif, et pour cela retroussait sa lèvre inférieure, ce qui dessinait tout juste un effroyable rictus qui lui donnait un air de férocité parfaite, car Bouzille n’avait plus de dents et n’avait jamais eu de râtelier.

L’aiguilleur le considéra avec une méfiance de moins en moins dissimulée. Il répétait bientôt :

– Qu’est-ce que vous voulez ?

À ce moment, Bouzille accentua encore son sourire :

– Voilà, déclarait-il d’une petite voix fluette, extraordinaire, qui paraissait une voix d’enfant… voilà, mon vieux… Faut fermer !

Or, à ce conseil l’aiguilleur paraissait plus étonné encore qu’auparavant :

– Faut fermer quoi ? demandait-il.

Bouzille se fit spirituel :

– Tiens, dit-il, c’est vrai… vous ne comprenez pas… Eh bien ! rassurez-vous, j’suis poli, c’est pas d’vot’gueule que j’parle quand j’dis : Faut fermer !

Bouzille riait béatement, attendant que l’aiguilleur voulût bien rire aussi, mais l’employé du chemin de fer était un homme taciturne qui gardait obstinément son sérieux.

– Faut fermer quoi ? demandait-il.

La façon dont il toisait Bouzille commençait à ne pas rassurer le chemineau.

Il répéta donc tranquillement, s’expliquant de son mieux, et voulant coûte que coûte remplir la mission dont Fandor l’avait chargé :

– Eh bien ! y faut fermer, voilà. Y faut fermer tout à fait…

Puis il prenait un air malin, il ajoutait :

– C’est rapport à une grosse affaire…

L’aiguilleur cependant commençait tout à fait à s’impatienter…

– Il faut fermer quoi ? bon Dieu ! interrogea-t-il d’un ton plus que brusque.

Il n’y avait pas en réalité, possibilité de tergiverser plus longuement. En faisant la grimace, Bouzille expliqua :

– Faut fermer le disque !

L’aiguilleur, à ces mots, sursautait :

– Fermer le disque… Comment, faut fermer le disque… Et pourquoi ça qu’y faut fermer le disque ?

Bouzille ricana :

– Mon vieux, déclarait-il, brusquement devenu familier et se trouvant des trésors de sympathie pour cet aiguilleur qu’il ne connaissait pas quelques secondes avant, mon vieux, j’vais te l’dire : c’est rapport à Fandor qu’a crevé le réservoir de Fantômas, parce que Juve a fichu le camp à Anvers le jour où il a pris l’automobile, même qu’il a failli s’empoisonner et que ça m’rapporte deux cent cinq francs, rapport à mes godasses !…

Ce discours était très clair dans l’esprit de Bouzille, et, par un phénomène surprenant, l’apparaissait aussi à l’aiguilleur. Toutefois, les deux hommes ne lui donnaient pas évidemment le même sens.

Bouzille pensait être compris, l’aiguilleur croyait comprendre…

– C’est un fou, se dit l’employé de chemin de fer.

Et, brave homme, point méchant, tranquillement, il conseillait :

– Ah oui, rapport à vos godasses !… Et ben, mon vieux, c’est pas ici qu’y faut vous adresser. C’est à l’autre disque… Tenez, là-bas, en plein champ…

Il écartait Bouzille ; l’aiguilleur inventait un prétexte quelconque pour l’expédier chercher un disque en plein champ. Cela, peut-être, eût réussi avec un véritable fou, mais ne pouvait évidemment convaincre Bouzille. Le chemineau, loin d’écouter son interlocuteur, se contentait donc de hausser les épaules.

– Non, répondait-il à son tour. Faut pas m’la faire, mon vieux. Très peu pour moi des petites blagues… Et pis, d’abord, ça presse. Faut l’arrêter, l’train !

L’aiguilleur, à cet instant, commençait à s’énerver. Il avait assez de travail pour ne pas perdre son temps, aussi marchait-il vers Bouzille, fronçant les sourcils et devenant menaçant :

– Ah ! faisait-il, ça ne prend pas ? Eh bien, ça va prendre tout de même. Allons, foutez-moi le camp, mon bonhomme… Débinez-vous. Moi, j’ai mon turbin à faire, je n’suis pas là pour ri…

L’aiguilleur n’acheva pas, car il arrivait une chose inattendue, une chose énorme, colossale, et qui prouvait à quel point Bouzille tenait à donner satisfaction à l’excellent Jérôme Fandor.

Bouzille, brusquement, en effet, s’était rappelé les excellentes leçons qu’il avait reçues à maintes reprises dans la pègre où l’on avait souvent voulu le convaincre qu’il n’était pas inutile de savoir donner un bon coup de poing dans le ventre, voire un excellent coup de tête.

Et Bouzille, brusquement, se révélait maître en l’art d’assommer son prochain.

Comprenant, en effet, que l’aiguilleur allait proprement l’écarter, Bouzille prenait rapidement le parti que lui imposaient les circonstances. Il se jetait sur l’aiguilleur, il lui portait avec la tête un coup si violent à l’estomac que le malheureux employé de chemin de fer, pris totalement à l’improviste, roulait sur le sol, plus qu’aux trois quarts suffoqué…

Le pauvre homme était assurément fort surpris de ce qui lui arrivait, mais à vrai dire Bouzille ne l’était pas beaucoup moins, en raison de ce qu’il avait fait.

Bouzille regardait, en effet, son adversaire écroulé sur le sol, et s’étonnait à part lui de l’avoir si proprement réduit à l’impuissance.

– Voilà ! pensait le chemineau. Voilà comment j’opère, moi… Ah ! c’est que j’suis costaud !

Il lui venait une bouffée d’orgueil, mais il ne s’abandonnait pas à la vanité, se rappelant vite que les circonstances exigeaient toute son attention, et qu’il importait pour lui d’agir, d’agir vite…

– Au plus pressé ! se dit Bouzille… D’abord, faut pas qu’y m’embête !

Bouzille tirait de ses poches, qui contenaient toujours une invraisemblable collection d’objets, une solide cordelette dont il se servait pour ligoter les poignets et les pieds de l’aiguilleur aux trois quarts évanoui.

– Y n’bougera plus, pensa Bouzille.

Puis, il ajoutait :

– Seulement, j’aimerais pas qu’y s’mette à gueuler !

Pour parer à cette éventualité qui pouvait, en effet, se réaliser, Bouzille sacrifia son mouchoir et en fit un bâillon.

– Mais, m’sieur Fandor, pensait-il brusquement… C’qui doit trouver l’temps long…

Dans la cabine de l’aiguilleur, Bouzille apercevait un levier sur lequel était inscrit la mention : disque.Ce levier était abaissé. Bouzille se précipita sur lui.

– En avant ! faisait-il, fermons la voie !

Bouzille releva le levier.

Cette manœuvre faite d’ailleurs, le chemineau, qui n’était pas méchant, se penchait sur son adversaire, qui le regardait avec des yeux terrifiés.

Bouzille pensait qu’il n’était peut-être point défendu de calmer un peu les appréhensions de sa victime.

– Eh… vieux, commença Bouzille, comment qu’ça va, les amours ?

L’homme ne répondait pas, naturellement, gêné par son bâillon ; Bouzille continua :

– D’abord, j’vais t’dire une bonne chose, c’est que je n’suis pas un assassin, et que faut pas t’faire de bile. Tout ça, tu verras, ça finira bien. La preuve, c’est que j’travaille pour des policiers…

Bouzille se croisait les bras, prenait un air d’importance…

– Je travaille avec Jérôme Fandor… Dame, c’est un mec qu’est à la redresse, c’est le copain à Juve… Justement, il est sur la voie, là-bas ; alors, tu comprends, il faut que le train s’arrête pour qu’il monte et qu’il pince Fantômas…

À cet instant précis le train passait devant la cabine de l’aiguilleur. Bouzille continua :

– C’est pour ça, mon vieux, que j’viens d’fermer le disque… Si j’l’avais pas fermé, une catastrophe se produisait. Maintenant, je n’t’en veux pas. Si tu veux venir boire un verre…

Or, à cette minute, le visage de l’aiguilleur bâillonné prenait une expression très différente. L’homme avait les traits congestionnés, les yeux hagards…

Bouzille crut qu’il étouffait…

– Attends, proposa-t-il. Ne t’émotionne pas comme ça, vieux frère. J’vas te donner de l’air…

Bouzille déliait le bâillon.

Or, il avait à peine défait le bandeau que la voix rauque de l’aiguilleur raisonnait.

L’employé de chemin de fer haletait :

– Une catastrophe ! Malédiction ! Mais le disque était fermé, nom de Dieu ! Tu viens de l’ouvrir, sûrement qu’elle va arriver, la catastrophe ! Et un supplémentaire de marchandises qui est devant le rapide ! Ah… c’est horrible ! C’est le tamponnement certain !…

Alors, Bouzille, affolé, se prit à s’enfuir, levant les bras au ciel, filant droit devant lui dans la campagne, ne sachant même pas où il allait…

Que s’était-il passé, cependant, et comment Bouzille changeant la position du disque, l’avait-il ouvert au lieu de le fermer, puisque Fandor l’avait vu ouvert ?

Le journaliste, en réalité, avait été victime d’une erreur bien compréhensible, et que Bouzille, s’il avait été moins étourdi, eût pu certainement expliquer lui-même.

Fandor, engagé dans la courbe, et apercevant le disque par-dessus les branchages des arbres, l’avait, en réalité, vu de profil. Il avait donc cru tout naturellement que le signal donnait la voie libre. Fandor ne s’était pas rendu compte qu’en réalité le signal était fermé, qu’il barrait la voie, mais qu’on ne pouvait s’en apercevoir qu’à condition d’être sur la partie de la voie qui, redevenue droite, était en quelque sorte parallèle à la portion de la ligne qu’apercevait Fandor.

Quel était donc le résultat de la manœuvre ordonnée par Fandor et réussie par Bouzille ?

Le train rapide qui emportait Fantômas, au lieu de stopper devant le signal, l’avait franchi à toute allure, il allait rejoindre et tamponner le train de marchandises, il allait surtout écraser Fandor.

Que devenait, en effet, le journaliste étendu sur la voie, s’apercevant que le train ne ralentissait pas, et se sentant immobilisé, incapable de s’enfuir ?

Fandor, à cet instant horrible, fermait instinctivement les yeux. La mort lui apparaissait si certaine, le frôlait de si près, semblait à ce point inévitable, qu’il jugeait inutile de tenter de lui échapper.

Que faire, d’ailleurs ?

Deux secondes encore et c’en était fini ; la pensée rapide de Fandor se reporta sur Juve qu’il ne verrait plus, sur Hélène… sur sa femme, qu’il ne presserait plus jamais dans ses bras…

Et c’était soudain une chose effroyable ! Dans un fracas de tonnerre, dans un bruit épouvantable, la locomotive fonçait sur le jeune homme… Jérôme Fandor vit l’énorme masse le frôler à le toucher… Il eut l’impression de l’écrasement inévitable, du broiement mortel.

Des rougeoiements, en même temps, incendiaient ses prunelles. Une brûlure vive le tenaillait à la jambe, la vapeur l’étouffait, le bruit augmentait encore…

Fandor perçut toutes ces sensations à la fois, avec une rapidité telle que son esprit ne pouvait même pas les noter. Toutefois, à l’instant même, il se disait :

– Mais, je ne suis donc pas mort ?

Et il connaissait l’étonnement affolant de n’éprouver, à part quelques brûlures, aucune douleur, aucune souffrance…

– Je deviens fou, pensa Fandor.

Le vacarme était toujours sur sa tête, il ouvrit les yeux…

Et soudain, Jérôme Fandor comprit ce qui venait de se passer ; il devina à quel miracle il devait réellement la vie :

À l’instant où la locomotive allait l’atteindre, Fandor, en une convulsion suprême de tout son être, s’était roidi.

Instinctivement, il s’était allongé autant qu’il l’avait pu ; il s’était aplati, collé au sol, s’étendant entre les deux rails. Les roues de la locomotive ne l’avaient point heurté. Sans être frôlé, il avait passé sous l’énorme machine, brûlé seulement par les étincelles et les escarbilles échappées du foyer, brûlé encore par la vapeur fusant des pistons, mais sauf néanmoins…

Jérôme Fandor comprit tout cela. Il le comprit en voyant que le train, long comme tous les trains rapides, continuait à passer au-dessus de sa tête. Les wagons défilaient les uns à la suite des autres, au-dessus de lui, sans le blesser…

– Décidément, j’ai de la chance, pensa Jérôme Fandor qui, déjà, retrouvait son sang-froid.

Que survenait-il cependant ?

Jérôme Fandor, à ce moment d’angoisse, était assez maître de lui pour noter le ralentissement soudain du convoi. Des freins criaient ; des wagons s’entrechoquaient ; à coup sûr, le train stoppait.

Le train n’avait pas encore, en effet, complètement dépassé Jérôme Fandor, toujours tapi sous les roues, qu’il s’immobilisait définitivement.

Alors le jeune homme écouta.

Des gens descendaient des wagons ; un conducteur du train sautait d’un fourgon qui dominait précisément le malheureux journaliste.

À cet instant, des voix criaient :

– Qu’est-ce qu’il y a ? que se passe-t-il ?

Les voyageurs du rapide, évidemment surpris par ce coup de frein violent qui avait immobilisé le convoi, s’interrogeaient les uns les autres.


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