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De bons présages
  • Текст добавлен: 7 октября 2016, 11:18

Текст книги "De bons présages"


Автор книги: Terence David John Pratchett


Соавторы: Neil Gaiman
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Les phares de la Bentley éclairèrent les massifs de rhododendrons géants qui bordaient l’allée. Les pneus crissèrent sur le gravier.

« Il est un peu tôt le matin pour aller rendre visite à des bonnes sœurs, fit remarquer Aziraphale.

– Balivernes. Les bonnes sœurs galopent à toute heure du jour et de la nuit. Il doit être l’heure de Compiles, si je ne confonds pas avec une marque de produits amaigrissants.

– Oh, c’est de très bon goût, bravo. Je ne crois pas que ce genre de réflexion soit bien nécessaire.

– Ne sois pas sur la défensive. Je te l’ai dit : elles sont de notre bord. Des nonnes noires, des mauvaises sœurs, quoi. On avait besoin d’un hôpital proche de la base aérienne, tu vois.

– Là, je ne te suis plus.

– Tu ne crois quand même pas que les épouses de diplomates américains accouchent couramment dans de petits hôpitaux religieux en plein milieu de nulle part ? Il fallait que tout ait l’air de se produire naturellement. Il y a une base aérienne à Lower Tadfield. Elle s’y est rendue pour l’inauguration, les choses ont commencé à se mettre en train, l’hôpital de la base n’était pas encore opérationnel et notre agent en place a dit : “Il y a un établissement juste au coin de la rue”, et paf ! on était prêts. Belle organisation, non ?

– À deux ou trois menus détails près, sourit finement Aziraphale.

– En tout cas, ça a bien failli marcher », contra Rampa, qui sentait qu’il devait soutenir la maison mère.

« Vois-tu, le Mal engendre toujours les germes de sa propre destruction, pontifia l’ange. Il est négatif en fin de compte, et contient donc sa propre chute aux heures même de son triomphe apparent. Si grandiose, si bien préparé, si apparemment infaillible que puisse être un plan maléfique, sa nature pécheresse intrinsèque se retournera contre ses instigateurs. Et même s’il semble bien se dérouler, il échouera au terme de son parcours. Il se brisera sur les rocs de l’iniquité et plongera la tête la première pour disparaître sans laisser de traces dans une mer de néant. »

Rampa y réfléchit. « Nonc À mon avis, c’est simplement de l’incompétence. Eh benc »

Il siffla en sourdine.

La cour gravillonnée en face du Manoir était bondée d’automobiles, et ce n’étaient pas des véhicules de religieuses. La Bentley était surclassée. La plupart des voitures portaient GT ou Turbo dans leur nom et des antennes téléphoniques sur le toit. Presque toutes avaient moins d’un an.

Les mains de Rampa lui démangeaient. Aziraphale réparait les vélos et les os brisés ; Rampa, lui, mourait d’envie de rafler des autoradios, de dégonfler des pneus, ce genre de choses. Il résista.

« Tiens, tiens, dit-il. De mon temps, les sœurs voyageaient par quatre en 2 CV.

– Il doit y avoir une erreur.

– Elles ont peut-être été privatisées ?

– Ou tu t’es trompé d’endroit.

– Je te dis que c’est ici. Allez, viens. »

Ils descendirent de voiture. Trente secondes plus tard, quelqu’un leur tirait dessus. Avec une précision confondante.

Si Mary Hodges, anciennement Loquace, avait un don, c’était pour obéir aux ordres. Elle aimait les ordres. Les ordres vous simplifient le monde.

Par contre, elle ne savait pas s’adapter. Elle aimait bien l’Ordre Babillard. Elle s’y était fait ses premières amies. Elle y avait eu sa première chambre à elle. Bien sûr, elle savait qu’il s’occupait d’activités que d’aucuns auraient qualifiées de mauvaises, mais Mary Hodges avait vu pas mal de choses en trente ans et elle ne se faisait aucune illusion sur ce que l’humanité doit faire pour tenir le coup entre deux week-ends. Et puis on y mangeait bien et on y rencontrait des gens passionnants.

L’Ordre – enfin, ce qu’il en restait – avait déménagé après l’incendie. Après tout, la mission unique qui justifiait son existence était remplie. Il s’était dissous.

Elle était restée. Elle aimait bien le Manoir et puis, disait-elle, il fallait bien que quelqu’un supervise les réparations, parce qu’on ne pouvait pas faire confiance aux ouvriers, de nos jours, il fallait être sur leur dos en permanence, enfinc façon de parler. Elle devrait rompre ses vœux, mais la Mère Supérieure l’avait rassurée : pas de problèmes, aucun souci à se faire, renoncer à ses vœux était très bien vu dans un ordre satanique, et puis dans un siècle, personne n’y trouverait plus rien à redire, ou dans onze ans d’ailleurs, alors si ça pouvait lui faire plaisir, voilà les titres de propriété, une adresse pour faire suivre le courrier, les grandes enveloppes marron avec une fenêtre sur le devant par exemple.

Il était alors arrivé quelque chose de très étrange. Seule désormais dans l’immense bâtisse, travaillant dans une des rares pièces restées intactes, discutant avec des hommes qui se calaient un mégot derrière l’oreille, portaient des pantalons saupoudrés de plâtre et utilisaient le genre de calculette qui aboutit à un résultat différent quand la somme doit être réglée en coupures usagées, là sœur Mary Loquace découvrit une chose dont elle n’avait jamais soupçonné l’existence.

Sous des dehors farfelus et empressés de plaire, elle découvrit Mary Hodges.

Interpréter les devis et calculer la T.V.A. ne lui posa aucun problème. Elle avait déniché des livres dans la bibliothèque, qui lui avaient révélé la simplicité et la beauté de la comptabilité. Elle avait délaissé ces magazines pour femmes qui parlent de romantisme et de tricot, pour ceux qui parlent d’orgasme. Mais, exception faite d’une note mentale en passant (essayer d’en avoir un, si l’occasion se présentait), elle n'y avait trouvé que romantisme et tricot sous un emballage rénové. Alors elle s’était mise à lire les magazines qui parlent d’O.P.A.

Après mûre réflexion, elle était allée à Norton acheter un petit ordinateur personnel, auprès d’un jeune vendeur amusé et condescendant. Au terme d’un week-end de labeur intensif, elle le rapporta. Non pas, comme il le croyait en la voyant entrer dans la boutique, pour se faire installer une prise, mais parce que l’engin n’avait pas de coprocesseur 387. Ça, le vendeur le comprit – c’était un commerçant, après tout, il était capable d’appréhender des mots compliqués –, mais pour lui, la conversation commença à dégénérer rapidement à partir de ce stade. Mary Hodges produisit des magazines d’un tout autre type. La plupart arboraient les lettres PC quelque part dans le titre, et Mary Hodges avait soigneusement entouré de rouge des bancs d’essai ou des critiques dans nombre d’entre eux.

Elle lut des articles sur les Nouvelles Femmes. L’idée qu’elle puisse être une Ancienne Femme ne lui était encore jamais venue à l’esprit, mais, après étude, elle classa tout cela dans la catégorie romantisme, tricot et orgasmes, et elle conclut que l’important était d’être soi-même, de toutes ses forces. Elle s’était toujours habillée en noir et blanc. Il lui suffit de rehausser l’ourlet de ses robes, d’allonger ses talons et de se débarrasser de la cornette.

Un jour, en feuilletant un magazine, elle apprit qu’il y avait dans le pays une demande quasi inextinguible de bâtiments spacieux, situés sur de vastes terrains et dirigés par des gens qui comprenaient les besoins des milieux d’affaires. Le lendemain, elle alla commander du papier, à l’en-tête du Centre de Conférences et de Stages de Gestion de Tadfield Manor, en se disant que, le temps que l’impression soit terminée, elle saurait tout ce qu’il y avait à savoir sur l’administration de ce genre d’endroit.

Elle envoya les petites annonces une semaine plus tard.

Le succès s’avéra prodigieux : au tout début de sa carrière en tant qu'Elle-Même, Mary Hodges avait compris qu’un Stage de Gestion ne se borne pas forcément à faire asseoir les gens devant des projecteurs de diapositives caractériels. Les firmes en attendaient davantage, de nos jours.

Elle était là pour fournir à la demande.

Rampa, adossé contre une statue, se laissa glisser à terre. Aziraphale était déjà tombé à la renverse dans un bosquet de rhododendrons. Une tache sombre s’épanouissait sur sa chemise.

Rampa sentit la sienne s’imprégner de liquide.

Ridicule. Ce n’était vraiment pas le moment de se faire tuer. Il allait devoir fournir tout un tas d’explications. On ne distribue pas des corps neufs comme ça ; il faut toujours expliquer ce qu’on a fait de l’ancien. C’est comme de réclamer un nouveau stylo à un service papeterie extrêmement tatillon.

Il regarda sa main, incrédule.

Les démons peuvent voir dans le noir. Et il vit que sa main était jaune. Il saignait jaune.

Prudemment, il se lécha un doigt.

Puis il alla à quatre pattes vers Aziraphale et vérifia la chemise de l’ange. Si la tache qui la maculait était du sang, il allait falloir réviser les fondements de la biologie.

« Ouh, ça pique, gémit l’ange dans les profondeurs du bosquet. J’ai été touché juste en dessous des côtes.

– Oui, mais tu saignes souvent bleu ? » s’enquit Rampa.

Les paupières d’Aziraphale s’ouvrirent. De sa main droite, il se palpa la poitrine. Il se rassit. Il se soumit au même examen médical sommaire que Rampa.

« De la peinture ? » demanda-t-il.

Rampa opina.

« Mais à quoi jouent-ils ? demanda Aziraphale.

– Je ne sais pas, mais je crois qu’on appelle ça jouer au con. » D'après le ton de sa voix, il savait y jouer, lui aussi. Et bien mieux.

C’était un jeu. Et c’était follement amusant. Nigel Tompkins, Directeur Adjoint (Dépt. Achats), se frayait un chemin dans la végétation, l’imagination enflammée par quelques scènes tirées des meilleurs films de Clint Eastwood. Dire qu’il avait craint de s’ennuyer en stage de gestionc

Certes, il y avait eu un cours, mais c’était pour expliquer le fonctionnement des pistolets à peinture, et tout ce qu’on ne devait pas faire avec. Tompkins avait regardé les visages jeunes et avenants de ses rivaux stagiaires, alors que tous, sans exception, se juraient de mettre le catalogue complet en pratique s’ils avaient la moindre chance de ne pas se faire prendre. Quand on vous dit que les affaires sont une jungle et qu’on vous met un pistolet en main, pour Tompkins, c’était la preuve qu’on ne s’attendait pas à ce que vous visiez simplement la chemise ; le but de la manœuvre, c’était de se payer la tête du grand chef pour l’accrocher sur le manteau de la cheminée.

Et puis, la rumeur voulait qu’à l’Unitaire de Groupements, quelqu’un ait fait un maximum de bien à sa carrière grâce à l’application anonyme d’une giclée de peinture à haute vélocité dans le creux de l’oreille d’un supérieur immédiat, ce qui avait provoqué chez ce dernier de petits bourdonnements pendant les réunions importantes, et avait finalement conduit à son remplacement pour raisons médicales.

Et il y avait ses compagnons de stage – ses collègues spermatozoïdes, pour se mélanger un peu les métaphores –, qui s’évertuaient tous en sachant qu’il n’y aurait jamais qu’un seul Président d’industries & Groupement (Groupement) SA, et que le poste échoirait probablement au plus beau salopard.

Bien sûr, une jeune femme de la section Personnel, munie d’un carnet, leur avait expliqué que les cours auxquels ils allaient participer avaient pour seul but de jauger leur aptitude au commandement, leur coopération au sein du groupe, leur esprit d’initiative, etc. Les stagiaires avaient évité de se regarder.

Tout s’était bien passé jusqu’ici. Le parcours de canoë en eau vive avait réglé le compte de Johnstone (tympan crevé) et la varappe au pays de Galles s’était chargée de Whittaker (crampe à l’aine).

D'un coup de pouce, Tompkins inséra une nouvelle cartouche de peinture dans le pistolet en se répétant à voix basse des mantras commerciaux. Fais à autrui ce qu’on allait te faire. Tuer ou être tué. Si t’es pas là pour chier, laisse la place aux autres. Que le meilleur gagne. Vas-y, fais-moi plaisir.

En rampant, il s’approcha encore des deux silhouettes près de la statue. Elles ne semblaient pas l’avoir repéré.

Quand il arriva au bout du couvert végétal, il prit une profonde inspiration et se mit debout d’un bond.

« OK, sacs à merde, on lève les patc ohnonnnnn-nahhhhhhc »

À l’endroit qu’avait occupé l’une des silhouettes, se trouvait soudain quelque chose d’effroyable. Tompkins perdit connaissance.

Rampa recouvra sa forme préférée.

« J’ai horreur de faire ça, murmura-t-il. J’ai toujours peur de rester coincé, incapable de reprendre mon aspect premier. Et il y a de quoi abîmer un costume.

– Personnellement, je trouve les asticots légèrement excessifs », signala Aziraphale, sans grosse acrimonie. Les anges devaient observer des critères moraux et, à la différence de Rampa, il préférait acheter ses chemises plutôt que de les matérialiser à partir de l’air du temps. Et celle qu’il portait lui avait coûté très cher.

« Enfin, regarde-moi ça, fit-il. Je n’arriverai jamais à ravoir cette tache.

– Fais-la disparaître par miracle, suggéra Rampa en scrutant les buissons en quête de nouveaux stagiaires.

– D'accord, mais je saurai toujours qu’il y a eu une tache, tu sais, au fond », répondit l’ange. Il ramassa le pistolet et l’examinant en le tournant entre ses mains : « Je n’ai encore jamais rien vu de tel. »

Il y eut un bruit sec ; la statue à côté d’eux perdit une oreille.

« Ne traînons pas ici, fit Rampa. Il n’était pas seul.

– C’est un pistolet très étrange, tu sais. Vraiment bizarre.

– Je croyais que ton équipe voyait les armes d’un mauvais œil. » Rampa prit l’engin des mains grassouillettes de l’ange et visa le long du canon camus.

« Les théories actuelles inclinent en leur faveur, expliqua Aziraphale. Une arme conforte un argument moral. Entre les mains du Juste, bien entendu.

– Ah oui ? » La main de Rampa se coula sur le métal. « Alors, c’est parfait. Allons-y. »

Il laissa tomber l’arme sur la forme étendue de Tompkins et traversa la pelouse humide de rosée.

La porte principale du Manoir n’était pas fermée à clé. Tous deux entrèrent sans se faire remarquer. Quelques jeunes hommes dodus en treillis maculés de peinture buvaient du chocolat dans des pots, à l’intérieur de ce qui avait été jadis le réfectoire des sœurs. Un ou deux les saluèrent avec bonne humeur.

Une sorte de comptoir de réception occupait maintenant une extrémité de la salle. Il émanait de lui une aura de sobre efficacité. Aziraphale regarda le panneau sur un trépied en aluminium, dressé à côté du comptoir.

En petites lettres de plastique accrochées sur le tissu noir du panneau, on pouvait lire : 20-21 août : Nationale de Groupement (Groupement) SA– Stage Combat et Initiative.

Pendant ce temps, Rampa avait pris un prospectus sur le comptoir. Il présentait des photos du manoir sur papier glacé, et vantait ses jacuzzis, sa piscine intérieure chauffée ; au dos figurait le genre de cartes dont sont dotés tous les centres de conférences et qui, par un artifice judicieux de l’échelle, suggère que le centre est à portée immédiate de toutes les bretelles d’autoroute du pays, tout en omettant scrupuleusement d’évoquer le dédale de petites routes de campagne qui le cerne complètement à des kilomètres à la ronde.

« On s’est trompés d’endroit ? demanda Aziraphale.

– Non.

– On s’est trompés de moment, alors.

– Oui. » Rampa feuilleta la brochure, en quête d’un indice. Il en avait peut-être trop demandé en s’attendant à retrouver l’Ordre Babillard. Après tout, son œuvre était accomplie. Rampa siffla doucement. L’Ordre avait probablement émigré vers les profondeurs des États-Unis ou dans un pays de ce genre, pour y convertir les Chrétiens. Mais le démon continua sa lecture. Ces brochures contenaient parfois un passage historique, parce que les compagnies qui louent de tels établissements l’espace d’un week-end d ’Analyse interactive du personnelou d’une conférence sur La stratégie dynamique de la Mercatique aiment sentir qu’elles entrent dans une relation réciproque avec l’édifice même – à deux ou trois réfections intégrales, une guerre civile et deux incendies importants près – que la générosité d’un mécène de la période élisabéthaine avait érigé pour servir de léproserie.

Certes, il ne s’attendait pas à lire une phrase comme : « Il y a encore onze ans, le manoir servait de couvent à un ordre de sœurs satanistes, pas très douées, d’ailleurs », mais, bon. On ne sait jamais.

Un homme replet en tenue de camouflage conçue pour le désert, un gobelet en polystyrène contenant du café à la main, s’avança vers eux.

« Qui gagne ? s’enquit-il sur le ton de la camaraderie. Le petit Evans, de la Prospective, m’a filé un sacré coup en plein sur le coude, vous savez.

– Nous allons tous perdre », répondit Rampa distraitement.

Une rafale éclata à l’extérieur. Pas les claquements secs des pistolets à peinture, mais la détonation généreuse de morceaux de plombs aérodynamiques qui se déplacent à très vive allure.

Une sorte de bégaiement lui répondit.

Les guerriers déchus se regardèrent. Une nouvelle rafale emporta un vitrail victorien assez hideux situé à côté de la porte et imprima une ligne de perforations dans le plâtre près de la tête de Rampa.

Aziraphale le prit par le bras.

« Mais que diable se passe-t-il ? »

Rampa eut un sourire de serpent.

Nigel Tompkins s’était réveillé avec un léger mal de crâne et un vague trou dans ses souvenirs récents. Il ne saurait jamais que l’esprit humain, face à des spectacles trop horribles à supporter, est remarquablement doué pour cicatriser à coups d’oubli forcé. Nigel attribua sa migraine à l’impact d’une balle contre son crâne.

Il sentit vaguement que son pistolet était un peu plus lourd, mais dans son état de légère stupeur, il ne comprit pourquoi qu’après avoir visé le stagiaire Norman Wethered de la section Comptabilité Interne, et avoir pressé la détente.

« Je ne vois pas de quoi tu te scandalises, fit Rampa. Il voulaitune véritable arme à feu. Le désir de posséder un pistolet réel lui emplissait la tête.

– Mais tu l’as lâché contre tous ces gens sans défense ! s’indigna Aziraphale.

– Allons, allons. Ce n’est pas tout à fait vrai. Je sais être équitable. »

Le contingent des Prévisions Financières était couché de tout son long sur ce qui avait été la zone d’équitation, encore que personne ne semblât enclin à prendre la situation de façon cavalière.

« J’ai toujours dit qu’on ne pouvait pas faire confiance aux gens des Acquisitions, lança le Responsable Adjoint du Secteur Financier. Quels enfoirés ! »

Au-dessus de sa tête, une balle ricocha contre la murette.

À quatre pattes, il rejoignit prestement le petit groupe rassemblé autour du corps de Whethered.

« Comment ça se présente ? »

Le Responsable Adjoint de la Section Comptabilité tourna vers lui un visage hagard. « Plutôt mal. La balle a tout traversé. Access, Barclaycard, Visa – la totale.

– Il a fallu la carte American Express Gold pour l’arrêter », conclut Whethered.

Ils contemplèrent avec une horreur muette le spectacle d’un porte-carte de crédit presque entièrement transpercé par une balle.

« Pourquoi ont-ils fait ça ? » demanda un employé de la Comptabilité.

Le chef de la section Comptabilité Interne ouvrit la bouche pour dire quelque chose de sensé, mais il ne le fit pas. Tout le monde a son point de rupture, et le sien venait d’être percuté de plein fouet. Vingt ans de maison. Il aurait voulu être concepteur graphique, mais le terme était inconnu du conseiller d’orientation. Vingt ans passés à vérifier deux fois le Formulaire BF18. Vingt ans à tourner la manivelle de cette foutue machine à calculer mécanique, alors que les gens de la Prospective disposaient tous d’ordinateurs. Et maintenant, pour des raisons inconnues mais qui n’étaient probablement pas étrangères à une réorganisation et au désir de ne pas s’encombrer des frais d’une retraite anticipée, on lui tirait dessus à balles réelles.

Les armées de la paranoïa défilèrent au fond de ses prunelles.

Il baissa les yeux vers sa propre arme. À travers les brumes de sa fureur et de sa confusion, il constata qu’elle était plus grosse et plus noire que lorsqu’on la lui avait donnée. Plus lourde, également.

Il la pointa vers un buisson proche et observa un flot de balles le transformer en hachis.

Oh ! c’est à ça qu’ils voulaient jouer ? Bon, d’accord. Il fallait bien qu’il y ait un gagnant.

Il regarda ses hommes.

« Allez, les gars, lança-t-il. On va se les faire, ces salopards ! »

« Personne n’est obligé d’appuyer sur la détente. En tout cas, c’est comme ça que je vois les choses », fit Rampa.

Il adressa à Aziraphale un grand sourire un peu gêné.

« Allez, viens, poursuivit-il. Jetons un coup d’œil à la ronde pendant que tout le monde a la tête ailleurs. »

Les balles sifflaient dans la nuit.

Jonathan Parker, Section Acquisitions, se faufilait à travers les buissons quand l’un d’eux lui passa un bras autour du cou.

Nigel Tompkins cracha une grappe de feuilles de rhododendron.

« Là-bas, c’est la compagnie qui fait la loi, siffla-t-il, le visage strié de boue. Mais ici, c’est moic »

« Je trouve que c’est une très mauvaise action, déclara Aziraphale tandis qu’ils descendaient les couloirs déserts.

– Qu’est-ce que j’ai encore fait ? répondit Rampa en ouvrant des portes au hasard.

– Mais il y a des gens qui s’entre-tuent, dehors !

– Précisément, c’est tout à fait ça. Ils agissent par eux-mêmes, on est bien d’accord. C’est eux qui y tiennent. Je leur ai juste donné un coup de pouce. Dis-toi que c’est une représentation microcosmique de l’univers : chacun dispose de son libre arbitre. Ineffable, non ? »

Aziraphale le fusilla du regard.

« Oh, bon, d’accord, concéda Rampa d’une voix dépitée. Personne ne va vraiment se faire tuer. Ils vont tous s’en tirer par miracle. Ça ne serait pas drôle, autrement »

Aziraphale se détendit « Tu sais, Rampa, dit-il avec un sourire radieux, j’ai toujours pensé qu’au fond, tu étais un vraic

– Bon, ça va, ça va, trancha Rampa. Tu ne vas pas le claironner sur les toits, en plus ? »

Au bout d’un certain temps, des alliances fragiles commencèrent à se nouer. La plupart des membres des sections financières se découvrirent des intérêts communs, enterrèrent leurs différends et s’associèrent contre la section Prospective.

Quand la première voiture de police arriva sur les lieux, seize balles venues de lieux divers la frappèrent en plein radiateur avant qu’elle n’ait remonté la moitié de l’allée. Deux autres se chargèrent de l’antenne radio, mais elles arrivaient trop tard, trop tard.

Mary Hodges reposait juste le combiné du téléphone quand Rampa ouvrit la porte de son bureau.

« Ce doivent être des terroristes, lança-t-elle d’un ton mordant. Ou des braconniers. » Elle regarda le duo de plus près. « Vous êtes bien de la police ? »

Rampa vit ses yeux commencer à s'écarquiller.

Comme tous les démons, il était très physionomiste, même au bout de dix ans, après la perte d’une cornette et l’apport d’un maquillage assez sévère. Il claqua des doigts. Elle se rassit au fond de son fauteuil, une expression de coopération passive sur le visage.

« Il n’était pas utile de faire ça, jugea Aziraphale.

– Bonc » Rampa vérifia rapidement par la fenêtre. « c jour, madame », dit-il d’une voix chantante. « Nous sommes deux entités surnaturelles, et nous voulions savoir si vous ne pourriez pas nous donner quelques précisions sur l’endroit où l’on peut trouver le célèbre Fils de Satan ? » Il décocha un regard glacial en direction de l’ange. « Je vais la réveiller, c’est bien ça ? Comme ça, tu vas pouvoir lui poser la question.

– D'accord, d’accord. Si tu présentes les choses comme çac dit lentement l’ange.

– Rien ne vaut les bonnes vieilles méthodes, parfois. »

Rampa se retourna vers la femme impassible.

« Vous n’étiez pas bonne sœur, il y a onze ans ? demanda-t-il.

– Si.

– Là ! triompha Rampa. Tu vois ? Je le savais, j’avais raison.

– Une veine de damné, grommela l’ange.

– Tu t’appelais Sœur Bavarde, à l’époque. Quelque chose comme ça.

– Loquace, rectifia Mary Hodges d’une voix creuse.

– Est-ce que tu te souviens d’un incident qui tournait autour d’une substitution de nouveau-nés ? »

Mary Hodges hésita. Quand elle reprit la parole, on aurait dit que des souvenirs cicatrisés étaient évoqués pour la première fois depuis des années.

« Oui, répondit-elle.

– Est-il possible que la substitution ait pu ne pas se dérouler comme prévu, pour une raison quelconque ?

– Je n’en sais rien. »

Rampa réfléchit un instant. « Il doit y avoir des archives. Il y en a toujours. » Il jeta un coup d’œil très satisfait vers Aziraphale. « C’est une de mes plus belles idées.

– Oh, oui, répondit Mary Hodges.

– Et où sont-elles ? demanda Aziraphale d’une voix douce.

– Il y a eu un incendie juste après la naissance. »

Rampa poussa un rugissement de frustration et leva les bras au ciel. « Probablement un coup d’Hastur. C’est bien son style. Ces types sont incroyables. Je suis sûr qu’il s’est cru très malin.

– Vous vous souvenez de quelque chose sur l’autre enfant ? demanda Aziraphale.

– Oui.

– Soyez aimable, dites-moi ce que c’est.

– Il avait de meugnons petits petons.

– Oh.

– Et il était très gentil », compléta Mary Hodges d’une voix rêveuse.

Dehors, on entendit le hurlement d’une sirène, brusquement interrompu quand elle fut atteinte par une balle. Aziraphale donna un coup de coude à Rampa.

« Accélère un peu, conseilla-t-il. Nous allons sous peu patauger dans la police jusqu’aux genoux, et j’aurai l’obligation morale de les assister dans leur enquête, bien entendu. » Il réfléchit un instant. « Demande-lui s’il y avait d’autres femmes qui accouchaient, cette nuit-là, elle s’en souviendra peut-être etc »

On entendit un bruit de course au rez-de-chaussée.

« Arrête-les, intima Rampa. Il nous faut un délai supplémentaire !

– Si je fais encore un miracle, les Autorités Supérieures vont vraiment commencer à dresser l’oreille. Si tu tiens absolument à ce que Gabriel ou un de ses pareils se demande pourquoi une quarantaine de policiers s’est endormiec

– O.K. On arrête, on arrête. Ça valait le coup d’essayer. Partons.

– Dans trente secondes, vous vous réveillerez, ordonna Aziraphale à l’ancienne religieuse en transe. Et vous aurez fiait un rêve merveilleux sur ce que vous aimez le plus etc

– Bon, bon, très bien, soupira Rampa. On peut y aller, maintenant ? »

Personne ne les vit quitter les lieux. La police était trop occupée à capturer quarante stagiaires en gestion ivres d’adrénaline et assoiffés de batailles. Trois paniers à salade avaient creusé de profonds sillons dans la pelouse, et Aziraphale avait forcé Rampa à reculer pour céder la place à la première ambulance, mais ensuite la Bentley avait filé dans la nuit. Derrière eux, le pavillon d’été et le belvédère étaient la proie des flammes.

« Nous avons vraiment abandonné cette pauvre femme dans une situation impossible, fit l’ange.

– Tu trouves ? » répliqua Rampa en tentant vainement d’écraser un hérisson. « Ses réservations vont doubler, crois-moi sur parole. Si elle se débrouille bien, si elle jongle avec les autorisations et circonvient les paperasses légales. Des stages d’initiative à balles réelles ? Il va y avoir la queue.

– Pourquoi faut-il que tu sois toujours tellement cynique ?

– Parce que c’est mon boulot, pardi. »

Ds roulèrent en silence pendant un moment. Puis Aziraphale s’enquit : « Il devrait être repérable, non ? On devrait pouvoir le détecter d’une façon ou d’une autre.

– Pas pour nous. Camouflage de protection. Sans même qu’il s’en rende compte, ses pouvoirs le dissimuleront aux puissances occultes indiscrètes.

– Les puissances occultes ?

– Toi et moi.

– Je ne suis pas occulte, moi. Les anges ne sont pas occultes, ils sont éthérés.

– Si tu préfères, trancha Rampa, trop inquiet pour se perdre en arguties.

– Y a-t-il un autre moyen de le localiser ? »

Rampa haussa les épaules. « Tu m’en demandes trop. Quelle expérience crois-tu que j’ai en ce domaine ? L’Apocalypse ne se produit qu’une fois, tu sais ? On ne te donne pas l’occasion de recommencer jusqu’à ce que tout se passe comme prévu. »

L’ange regardait défiler les haies.

« Tout semble si paisible. Comment crois-tu que ça va se dérouler ?

– Eh bien, l’extinction thermonucléaire a toujours été très en faveur. Mais je dois reconnaître que les Grands sont très polis entre eux, ces derniers temps.

– Une collision avec un astéroïde ? C’est très coté, actuellement, à ce que je me suis laissé dire. Un choc dans l’océan Indien, un énorme nuage de poussière et de vapeur d’eau, et adieu aux formes de vie évoluées.

– Fichtre, fit Rampa, en prenant bien soin de rester au-dessus de la limitation de vitesse. Il n’y a pas de petits profits.

– C’est difficile à concevoir, non ? compléta Aziraphale sur un ton lugubre.

– Toutes les formes de vie supérieures balayées d’un seul coup de faux, comme ça.

– Horrible.

– Il ne restera que de la poussière et des intégristes.

– C’est une méchanceté gratuite, cette remarque.

– Désolé, je n’ai pas pu résister. »

Ils regardèrent la route.

« Un terroriste, peut-êtrec ? commença Aziraphale.

– Pas chez nous.

– Chez nous non plus. Encore que les nôtres soient des résistants, évidemment.

– Bon, écoute, fit Rampa en abandonnant le caoutchouc brûlant de ses pneus sur la bretelle de Tadfield. Jouons cartes sur table. Je te dis les miens si tu me dis les tiens.

– D'accord. Tu commences.

– Ah, non ! Toi d’abord.

– Mais tu es un démon.

– Oui, mais un démon de parole, j’ose l’espérer. »

Aziraphale nomma cinq leaders politiques. Rampa en cita six. Trois noms apparaissaient sur les deux listes.

« Tu vois, fit Rampa. Je l’ai toujours dit : de rusés salopiots, ces humains. On ne peut pas leur faire confiance une seconde.

– Mais je ne crois pas qu’aucun des nôtres ait de grands plans en train. Rien que des petites actions politiques terroc euh, de revendication, corrigea-t-il.

– Ah, soupira Rampa avec amertume, tu veux dire : pas de meurtres bon marché, rien de fabriqué en série ? Uniquement des services personnalisés, avec balles ciselées une par une à la main par des artisans raffinés ? »

Aziraphale refusa de répliquer. « Qu’est-ce qu’on fait, maintenant ?

– On va essayer d’aller dormir.

– Tu n’as pas besoin de dormir. Moi non plus d’ailleurs. Le Mal ne dort jamais et le Bien est toujours sur le qui-vive.

– Le Mal en général, c’est possible. Mais le cas particulier qui te parle a pris l’habitude de piquer un petit roupillon de temps en temps. » Il regarda la lumière des phares. L’heure viendrait bientôt où il ne serait plus question de dormir. Quand ceux d'En Bas découvriraient qu’il avait, lui, personnellement, égaré l’Antéchrist, ils allaient probablement faire rechercher l’intégralité des rapports qu’il avait transmis sur l’Inquisition et les mettre en application sur sa personne, d’abord un par un, puis tous à la fois.


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