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De bons présages
  • Текст добавлен: 7 октября 2016, 11:18

Текст книги "De bons présages"


Автор книги: Terence David John Pratchett


Соавторы: Neil Gaiman
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Et un chien noir apparut sur la route.

Ce devait être un chien. Il en avait la forme.

Certains chiens, quand on les rencontre, vous rappellent qu’en dépit de milliers d’années d’évolution gérée par l’homme un intervalle de deux repas est tout ce qui sépare le chien du loup. Ces chiens avancent d’une démarche assurée, résolue, incarnations de la vie sauvage aux crocs jaunis, à l’haleine puante, tandis que dans le lointain on entend leurs propriétaires bêtifier : « C’est une brave bête au fond, donnez-lui une tape s’il vous embête », et dans le vert de leurs yeux brûlent et tremblent les feux de camp du Pléistocènec

Face au molosse dont nous parlons, même ces chiens-là se couleraient avec un air de fausse nonchalance derrière le canapé, en feignant d’être fabuleusement captivés par un vieil os en caoutchouc.

Le molosse grondait déjà et c’était un grondement sourd, soutenu, chargé de menace tendue à tout rompre, le genre de grondement qui commence au fond de la gorge de quelqu’un pour finir au fond de celle de quelqu’un d’autre.

La salive tombait de ses babines et crépitait en frappant le goudron.

Il avança de quelques pas et huma l’atmosphère lourde.

Ses oreilles se dressèrent.

Il entendait des voix lointaines. Une voix en particulier. La voix d’un petit garçon, mais d’un petit garçon auquel ses origines lui commandaient d’obéir. Quand sa voix dirait suis-moi ,il suivrait ; quand elle dirait tue ,il tuerait. La voix de son Maître.

Il franchit la haie d’un bond et traversa le champ en trottant. Un taureau en train de paître lui jeta un long coup d’œil, supputa ses chances, puis gagna en toute hâte la haie la plus éloignée.

Les voix sortaient d’un bosquet d’arbres malingres. Le molosse noir se coula plus près, les babines ruisselantes.

Une des autres voix déclara : « C’est pas vrai. Tu dis toujours qu’il t’en donnera et il le fait jamais. Jamais ton père te donnera un animal. Surtout pas un animal intéressant. Ou alors ça sera probablement des insectes-bâtons. C'est ça que ça veut dire, intéressant ,pour ton père. »

Le molosse esquissa l’équivalent canin d’un haussement d’épaules, puis s’en désintéressa immédiatement : son Maître, le Centre de son Univers, parlait :

« Ça sera un chien.

– Bah, t’en sais rien, que ça sera un chien. Personne l’a dit. Comment tu sais que ça sera un chien si personne te l’a dit ? Ton père râlera tout le temps, chaque fois qu’il faudra lui donner quelque chose à manger.

– Des fusains. » La troisième voix était nettement plus guindée que les deux autres. C’était la voix de quelqu’un qui, avant de construire une maquette en plastique, ne se contente pas de détacher toutes les pièces et d’en faire le décompte, comme le préconise le mode d’emploi ; il entreprend également de peindre celles qu’il faut peindre et les laisse sécher scrupuleusement avant d’aborder le montage. Une seule chose séparait cette voix d’un poste de comptable diplômé : quelques années.

« Ça mange pas des fusains. On n’a jamais vu un chien manger des fusains.

– Non, je parle des insectes-bâtons. Les phasmes. En fait, ils sont drôlement intéressants. Ils se dévorent quand ils s’accouplent. »

S’ensuivit une pause de réflexion. Le chien se faufila plus près, et s’aperçut que les voix montaient d’un trou dans le sol.

Les arbres dissimulaient une ancienne carrière de craie, désormais à demi envahie par les ronces et les mauvaises herbes. Ancienne, mais visiblement pas abandonnée. Elle était couturée de traces de pneus ; les zones planes sur les côtés témoignaient d’un usage régulier par les skate-boards et les cyclistes spécialistes du Mur de la Mort ou, du moins, du Mur des Genoux Vilainement Écorchés. Des morceaux de cordes dangereusement usées pendaient des branches les plus accessibles. Çà et là, des plaques de tôle et de vieilles planches étaient coincées dans les branchages. On distinguait une épave de Triumph Herald Estate, calcinée et rouillée, à demi noyée dans une déferlante d’orties.

Dans un coin, un enchevêtrement de roulettes et de tiges d’acier corrodées marquaient l’emplacement du mythique Cimetière Perdu où viennent mourir les caddies de supermarché.

Pour un enfant, c’était le paradis ; les adultes l’avaient baptisé le Trou.

Le molosse jeta un coup d’œil à travers une touffe d’orties et aperçut quatre silhouettes assises au centre de la carrière sur cet accessoire indispensable à tous les bons repaires secrets du monde : la caisse à lait vulgaris .

« C’est pas vrai !

– Si !

– J’te parie que non », repartit la première voix. Par son timbre, elle était jeune, féminine, et se teintait d’une fascination horrifiée.

« Eh ben, si, justement. J’en avais six avant qu’on parte en vacances et j’ai oublié de changer les fusains, et quand je suis revenu, y en avait plus qu’un seul, un gros.

– Bah. C’est pas les phasmes, ça, c’est les amantes religieuses. Elles prient avec leurs pattes. J’en ai vu à la télé, ils montraient une grosse femelle qui en bouffait un autre et l’autre, il s’en apercevait même pas. »

Il y eut un nouveau silence lourd.

« Et pourquoi elles prient ? demanda la voix de son Maître.

– Chais pas. Elles demandent au bon Dieu de pouvoir rester célibataires, je suppose. »

Le molosse réussit à coller un de ses yeux énormes contre un trou dans la clôture effondrée, et il loucha pour regarder vers le bas.

« Eh ben, c’est comme les vélos, affirma catégoriquement la première voix. J’ai cru qu’on allait m’offrir un vélo avec sept vitesses et une selle de sport, un mauve et tout, et puis ils m’en ont offert un qui était bleu clair. Avec un panier. Un vélo de fille ,en plus.

– Ben, t’es une fille.

– Ça, c’est du sexisme .Donner des trucs de filles aux gens, juste parce que c’est des filles.

– Moi, je vais avoir un chien », déclara fermement la voix de son Maître. Le Maître lui tournait le dos ; le molosse ne pouvait pas distinguer son visage.

« C’est ça : un gros doberman, rétorqua la fille avec une ironie dévastatrice.

– Non, ça sera le genre de chien avec lequel on peut jouer, répondit la voix de son Maître. Pas un grosc »

c dans les orties, l’altitude des prunelles diminua brutalementc

« c mais un petit chien, du genre qui est vachement malin et qui peut rentrer dans un terrier de lapin et qui a une oreille marrante, toute retournée. Et ça sera un corniaud. Un corniaud de pure race. »

Sans que personne entende, il y eut un léger coup de tonnerre en lisière de carrière. Ça aurait pu être le bruit de l’air qui se précipite pour remplir le vide créé par un très gros molosse qui se change, par exemple, en petit chien.

Le petit popqui suivit aurait pu être le bruit d’une oreille qu’on rebrousse.

« Et je l’appelleraic dit la voix de son Maître. Je l’appelleraic

– Oui, comment tu l’appelleras ? » s’enquit la petite fille.

Le molosse attendit. C’était le grand moment. Le Nom. Il définirait ses buts, sa fonction, son identité. Ses yeux luisirent d’une flamme rouge sang, même s’ils étaient nettement plus près du sol, et il saliva sur les orties.

« Je l’appellerai Toutou, décida son Maître. Avec un nom comme ça, y a pas de souci à se faire. »

Le Molosse Infernal resta immobile. Au tréfonds de son cerveau de dogue diabolique, il savait que quelque chose ne tournait pas rond, mais il était totalement obéissant, et son amour soudain pour son Maître balaya tous ses doutes. Aucune règle ne fixait la taille convenable d’un chien, ni la couleur de la fourrure autour de ses yeux, après tout.

Il descendit la pente, à la rencontre de son destin.

Bizarre, quand même. Il avait toujours ressenti l’envie de sauter sur les gens, mais maintenant, contre toute attente, elle s’accompagnait chez lui d’un besoin irrésistible de remuer la queue.

« Tu m’avais dit que c’était lui ! » gémit Aziraphale en ramassant distraitement le dernier caillot de tarte à la crème sur son revers. Il suça ses doigts pour les nettoyer.

« Mais c' était lui ! répondit Rampa. Enfin, je veux dire, je suis bien placé pour le savoir, non ?

– Alors, c’est que quelqu’un d’autre est intervenu.

– Qui ça ? Il n’y a personne d’autre, on est d’accord ? Le Bien et le Mal. C’est l’un ou l’autre. »

Il frappa de la paume sur le volant.

« Tu ne croirais pas ce qu’on peut faire aux gens, En Bas, dit-il.

– J’imagine que ça ressemble beaucoup à ce qu’on peut leur faire Là-Haut, rétorqua Aziraphale.

– Oh, ça va ! Ton équipe bénéficie d’une bonté ineffable.

– Tu crois ça ? Tu as déjà visité Gomorrhe ?

– Bien sûr. Il y avait une petite taverne formidable où ils servaient de fabuleux cocktails au vin de palme, avec de la muscade et de la citronnelle piléec

– Non, je veux dire : après .

– Oh.

– Il a dû se passer quelque chose à l’hôpital, fit Aziraphale.

– C’est impossible. Il était rempli de nos gens !

– Les gens de qui ? demanda Aziraphale sur un ton glacial.

– Les miens, corrigea Rampa. Enfin, pas les miens précisément. Hmmm, tu saisc des satanistes. »

Il essaya de prononcer le mot sur un ton décontracté. À part leur avis sur le monde, un endroit étonnant et fascinant qu’ils voulaient continuer à apprécier le plus longtemps possible, ils partageaient peu de points de vue, mais ils s’accordaient plutôt dans leur opinion sur les gens qui, pour une raison ou une autre, vouaient un culte au Prince des Ténèbres. Rampa les trouvait très embarrassants. On ne pouvait pas se montrer discourtois envers eux, mais il était difficile de ne pas les considérer de la même façon que, disons, un ancien combattant de la guerre du Viêt Nam voit les gens qui assistent en treillis à des réunions de surveillance du quartier.

Qui plus est, leur enthousiasme sempiternel était vraiment déprimant. Prenez ces histoires de croix renversées, de pentacles et de coqs, par exemple. Elles laissaient perplexes la plupart des démons. Rien de tout ça n’était nécessaire. Pour devenir sataniste, il suffisait de le vouloir. On pouvait l’être toute sa vie sans savoir ce qu’était un pentacle, ni jamais voir un coq mort autrement que sous forme de poulet Marengo.

D'ailleurs, certains satanistes de l’ancienne école étaient plutôt de braves gens. Ils prononçaient les paroles prescrites et exécutaient les gestes conseillés, exactement comme ceux qu’ils considéraient comme leurs opposés, et puis ils rentraient chez eux vivre le reste de la semaine la médiocrité tranquille et sans relief de leur existence, sans la moindre mauvaise pensée en tête.

Et les autresc

Il y avait des soi-disant satanistes qui mettaient Rampa mal à l’aise. C’étaient moins leurs actes que cette manie d’en attribuer la responsabilité aux Enfers. Ils imaginaient des horreurs qui, en mille ans, ne seraient jamais venues à l’idée d’un démon convenable, des actions ténébreuses et détestables que seul un cerveau humain en pleine possession de ses moyens pouvait concevoir, et ensuite ils bramaient : C’est le Diable qui m’a poussé, pour obtenir l’indulgence de la cour. Alors qu’en fait, justement, le Démon pousse rarement les gens à faire quoi que ce soit : c’est inutile. Certains humains avaient des difficultés à comprendre ça. L’Enfer n’était pas un puits gigantesque de Mal, pas plus que le Paradis, de l’avis de Rampa, n’était source de Bien ; c’étaient juste les couleurs opposées d’un grand jeu d’échecs cosmique. L’article authentique, la véritable grâce et le mal effroyable se trouvaient dans l’âme humainec

« Ahc fit Aziraphale. Les satanistesc

– Je ne vois pas comment ils auraient pu faire rater l’affaire. Enfin, quoi : deux bébés. Ce n’est quand même pas une tâche herculéenne, nonc ? » Il s’interrompit. Dans les brumes de son souvenir, il voyait une petite religieuse qui lui avait fait à l’époque l’impression d’être particulièrement fofolle, même pour une sataniste. Et il y avait eu quelqu’un d’autre. Rampa se souvenait vaguement d’une pipe et d’un gilet tricoté avec un motif en zigzag qui était passé de mode depuis 1938. Un homme qui portait Futur Pèreécrit sur le visage.

Il avait dû y avoir un troisième bébé.

C’est ce qu’il dit à Aziraphale.

« Plutôt maigre, comme piste, fit l’ange.

– Nous savons que l’enfant est toujours vivant. Doncc

– Et comment le sait-on ?

– S’il était revenu En Bas, tu crois que je serais encore assis devant toi ?

– Excellent argument.

– Donc, il ne reste qu’à le trouver. Compulser les archives de l’hôpital. » Le moteur de la Bentley se réveilla avec un toussotement et la voiture bondit en avant, écrasant Aziraphale au fond de son siège.

« Et ensuite ?

– Et ensuite, on retrouve le gosse.

– Et ensuite ? » L’ange ferma les yeux pendant que la voiture prenait un virage sur le flanc.

« Je n’en sais rien.

– Misère.

– Je suppose – reste pas sur la route, andouille !– qu’il est hors de question que je bénéficie – c’est ça, et ton scooter avec ! – du droit d’asile Là-Haut ?

– Justement, j’allais te poser la même question – attention, le piéton !

– Il est au milieu de la rue, il sait ce qu’il risque ! » répondit Rampa, insinuant la Bentley en pleine accélération entre une voiture en stationnement et un taxi, laissant un intervalle où la meilleure carte de crédit aurait eu du mal à se glisser.

« La route ! Regarde la route ! Et cet hôpital, où est-il, d’abord ?

– Un peu au sud d’Oxford ! »

Aziraphale s’agrippa au tableau de bord. « On ne peut pas faire du cent soixante au centre de Londres ! »

Rampa regarda le compteur. « Et pourquoi pas ?

– Tu vas nous tuer ! » Aziraphale hésita. « Tu vas provoquer une désincarnation inopportune », corrigea-t-il d’une voix un peu gênée, en se détendant un peu. « Et puis, tu risques de tuer des gens. »

Rampa haussa les épaules. L’ange n’avait jamais complètement assimilé l’état d’esprit du XX e siècle. Il ne comprenait pas qu’on peut parfaitement rouler à cent soixante sur Oxford Street. Il suffit de s’arranger pour que rien n’encombre le passage. Et comme tout le monde sait qu’il est impossible de faire du cent soixante sur Oxford Street, personne ne remarque quoi que ce soit.

Sur ce point, les voitures surpassaient les chevaux. Le moteur à explosion avait été une bénédc un présent du Cic un coup de chance pour Rampa. Dans le temps, il ne pouvait mener ses affaires que sur une seule catégorie de chevaux, de gros bestiaux noirs aux yeux de flamme, dont les sabots lançaient des étincelles. Cet équipage était de rigueur pour tout démon. En général, Rampa tombait de sa selle. Il n’avait guère d’affinités avec les animaux.

Aux environs de Chiswick, Aziraphale explora d’une main négligente l’accumulation de cassettes encombrant la boîte à gants.

« C’est quoi, un Velvet Underground ? s’enquit-il.

– Ça ne va pas te plaire.

– Oh. Du be-bop, conclut l’ange sur un ton définitif.

– Tu sais, Aziraphale, on pourrait demander à un million d’êtres humains de définir la musique moderne, personne n’emploierait le terme « be-bop ».

– Ah ! Tchaïkovski, je préfère », lança Aziraphale en ouvrant un boîtier et en enfournant la cassette dans le Blaupunkt.

« Tu ne vas pas apprécier, soupira Rampa. Elle traîne dans la voiture depuis plus de quinze jours. »

Une basse profonde commença son martèlement dans la Bendey tandis que la voiture dépassait Heathrow.

Le front de l’ange se plissa.

« Je ne reconnais pas ce morceau, dit-il. Cest quoi ?

–  Another One Bites the Dustde Tchaïkovski », répondit Rampa, fermant les yeux pendant la traversée de Slough.

Pour tuer le temps pendant qu’ils franchissaient le moutonnement des Chilterns endormies, ils écoutèrent également We are the Championsde William Byrd et

I Want to Break Freede Beethoven.

Mais ni l’un ni l’autre ne valait le Fat-Bottomed Girls de Vaughan Williams.

On dit toujours que les meilleures musiques sont l’œuvre du Diable. En général, c’est vrai. Mais les meilleurs chorégraphes sont la propriété du Ciel.

Les plaines de l'Oxfordshire s’étiraient en direction de l’ouest, et un pointillé de lumières marquait les villages assoupis où d’honnêtes petits propriétaires ruraux se préparaient à dormir après une longue journée de labeur à leur poste de rédacteur en chef, de conseiller financier ou de programmeur.

Là-haut sur la colline, quelques vers luisants s’allumaient.

Aucun emblème du XX e siècle n’est plus sinistre que le théodolite du géomètre. Partout où on le campe dans la campagne déserte, il proclame : oyez, oyez ! La route sera en ce lieu élargie, et il s’élèvera des domaines de deux mille bungalows en plein accord avec le style particulier du village. Ici l’on verra paraître des Résidences pour Cadres.

Toutefois, même le plus consciencieux des géomètres ne travaille pas à minuit ; pourtant, l’ustensile se dressait là, son trépied fermement implanté dans la glèbe. Et rares sont les théodolites avec des pieds gravés de runes celtiques, dont le sommet s’orne d’une petite branche de coudrier ou qui soutiennent un pendule en cristal de roche.

La douce brise faisait vaguer le manteau de la mince silhouette qui ajustait les verrous de l’engin. C’était un manteau assez épais, imperméable comme le dictait le bon sens, et pourvu d'une chaude doublure.

La plupart des ouvrages qui traitent de sorcellerie vous diront que les sorcières officient dans le plus simple appareil. C’est parce que la plupart des traités sur la sorcellerie ont été écrits par des hommes.

La jeune femme se nommait Anathème Bidule. Elle n’était pas d’une beauté à vous couper le souffle. Tous ses traits, pris séparément, étaient très séduisants, mais l’ensemble de son visage donnait l’impression qu’on l’avait bâti en hâte à partir des pièces disponibles, sans plan préalable. Le mot le plus adéquat serait sans doute « attirant » ; les gens qui ont du vocabulaire et un brin d’orthographe pourraient ajouter « mutin ». Mais mutin a des connotations très années trente, alors peut-être se retiendraient-ils.

C’est sans doute regrettable, mais les jeunes femmes ne devraient pas sortir seules par les nuits sombres, même dans le comté d’Oxford. Cependant, un quelconque cinglé en balade aurait eu du pain sur la planche, c’est le cas de le dire, s’il avait abordé Anathème Bidule. Car elle était sorcière. Et en tant que telle, elle avait du bon sens ; aux amulettes et autres sorts de protection, elle préférait un couteau à pain avec une bonne lame de trente centimètres qu’elle portait à la ceinture.

Elle visa à travers l’œilleton et procéda à de nouvelles mises au point.

Elle marmonnait dans sa barbe.

Les géomètres marmonnent souvent dans leur barbe, ils marmonnent des choses comme : « La bretelle de délestage va passer par ici avant qu’on ait eu le temps de dire ouf », ou : « Ça fera trois mètres cinquante, à un poil de cul près. »

Mais ces marmonnements-ci étaient d’une tout autre nature.

« Nuit d’ébène/ Et lune pleine, marmonnait Anathème, Au sud est/ Et Ouestc Sud Ouestc Ouest Sud Ouestc on y estc »

Elle ramassa une carte d’état-major pliée et la plaça dans le faisceau de sa torche. Puis elle produisit une règle en plastique transparent et un crayon et se mit en devoir de tracer un trait sur le plan, interceptant une autre ligne au crayon.

Elle sourit ; non que la situation fût réjouissante, mais elle avait mené à bien une tâche délicate.

Puis elle replia l’étrange théodolite, l’arrima au porte-bagages d’une bicyclette noire de dame appuyée contre la haie, s’assura que le Livre était dans le panier et poussa le tout sur le chemin envahi de brume.

C’était une bicyclette proprement antique, dont on semblait avoir forgé le cadre à partir de gouttières. Elle remontait très loin, bien avant l’invention du changement de vitesse et sans doute pas longtemps après celle de la roue.

Mais la voie communale descendait de façon presque continue jusqu’au village. Cheveux au vent, manteau claquant derrière elle comme un foc, elle laissa le mastodonte à deux roues prendre lourdement de la vitesse dans la douceur de l’air. Au moins à cette heure tardive n’y avait-il pas de circulation.

Le moteur de la Bentley faisait ping, ping,en refroidissant. Par contre, l’humeur de Rampa s’échauffait.

« Tu as dit que tu l’avais vu sur le panneau ! dit-il.

– En fait, on est passés si vite. Et d’ailleurs, il me semblait que tu étais déjà venu ici.

– C’était il y a onze ans ! »

Rampa lança la carte routière sur la banquette arrière et fit redémarrer la voiture.

« On ferait peut-être mieux de demander à quelqu’un ? suggéra Aziraphale.

– Oh, mais bien entendu ! Nous nous arrêterons pour demander à la première personne que nous verrons en train d’arpenter unc un chemin vicinal en plein milieu de la nuit ! Quelle bonne idée ! »

Il passa la vitesse et lança la voiture dans l’allée protégée de hêtres.

« Il y a quelque chose de bizarre dans la région, fit Aziraphale. Tu ne sens rien ?

– Sentir quoi ?

– Ralentis un instant »

La Bentley ralentit à nouveau.

« Bizarre, marmonna l’ange. Je capte sans cesse des sensations fugitives de, dec »

Il éleva ses mains à ses tempes.

« Quoi ? Quoi ? » lui demanda Rampa.

L’ange le regarda.

« D'amour, répondit-il. Quelqu’un aimeénormément cet endroit.

– Pardon ?

– On dirait qu’il y a un immense sentiment d’amour. Je ne peux pas expliquer ça plus clairement. Surtout pas à toi.

– Tu veux dire, commec »

Il y eut un vrombissement, un cri, un choc sourd. La voiture s’arrêta. Aziraphale cligna des yeux, baissa les mains et ouvrit précipitamment la portière.

« Tu as heurté quelqu’un, annonça-t-il.

– Pas du tout. C’est quelqu’un qui m’a heurté. »

Ils descendirent. Derrière la Bentley, une bicyclette était couchée en travers du chemin, sa roue avant tordue en une très honorable imitation d’un ruban de Möbius, sa roue arrière tournant avec un cliquetis inquiétant jusqu’à l’arrêt complet.

« Que la lumière soit », fit Aziraphale. Une lueur bleu pâle envahit le chemin.

Du fossé tout près d’eux, une voix demanda : « Comment diable avez-vous fait ça ? »

La lumière disparut.

« Fait quoi ? demanda Aziraphale sur un ton coupable.

– Ooohh. » La voix semblait pâteuse, maintenant.

« J’ai dû me cogner la tête quelque partc »

Rampa foudroya du regard une longue rayure métallique sur la peinture satinée de la Bentley et une bosse sur le pare-chocs. La bosse se résorba dans la carrosserie. La peinture recouvra son intégrité.

« Allez, on se lève, jeune fille, fit l’ange en extrayant Anathème des fougères. Il n’y a pas de fractures. » C’était une affirmation, pas un souhait ; il y avait eu une légère fracture, mais Aziraphale était incapable de laisser passer une occasion de faire le bien.

« Vous rouliez tous feux éteints, attaqua Anathème.

– Vous aussi », répliqua Rampa, pris en faute. « Un prêté pour un rendu.

– On faisait un peu d’astronomie, à ce que je vois ? » s’enquit Aziraphale en relevant la bicyclette. Divers objets tombèrent bruyamment du panier placé à l’avant.

Il indiqua du doigt le théodolite bosselé.

« Non, répondit Anathème. Je veux dire oui. Regardez-moi dans quel état vous avez mis ce pauvre Phaéton.

– Je vous demande pardon ? dit Aziraphale.

– Mon vélo. Il est complètement tordc

– C’est étonnant, la résistance de ces vieilles machines », fit l’ange sur un ton jovial en lui rendant l’engin. La roue avant brillait sous la lune, aussi parfaitement ronde que les Cercles de l’Enfer.

Elle la regarda en écarquillant les yeux.

« Bien. Puisque tout est réglé, fit Rampa, il vaudrait peut-être mieux retourner chacun à nosc Euhc Hemc

Vous ne connaîtriez pas le chemin de Lower Tadfield, par hasard ? »

Anathème contemplait encore son vélo. Elle était presque sûre qu’en partant, elle n’avait pas de petite sacoche contenant le nécessaire en cas de crevaison.

« C’est juste en bas de la colline. Vous êtes bien certains que c’est mon vélo ?

– Mais bien entendu », répondit Aziraphale, en se demandant s’il n’avait pas un peu exagéré.

« Pourtant, je suis sûre que Phaéton n’a jamais eu de pompe. »

L’ange eut une mine coupable.

« Mais il y avait un emplacement prévu pour », fit-il remarquer, désemparé. « Deux petits crochets.

– En bas de la colline, disiez-vous ? intervint Rampa en donnant un coup de coude à l’ange.

– Je crois que je me suis cogné la tête, fit la jeune fille.

– Nous vous prendrions bien dans la voiture, se hâta de dire Rampa, mais il n’y a pas de place pour le vélo.

– Sauf sur la galerie, signala Aziraphale.

– La Bentley n’a pas dec Oh. Euhc »

L’ange entassa pêle-mêle le contenu épars du panier sur la banquette arrière et aida la jeune fille sonnée à les suivre.

« On ne laisse pas les gens sur le bas-côté, annonça-t-il à Rampa.

– Un “on” de ton genre, peut-être. Mais un ”on” du mien, certainement. Nous avons autre choseà faire, tu te souviens. » Rampa jetait des yeux furibonds sur la galerie flambant neuve. Elle était dotée de courroies gainées de tissu écossais.

Le vélo s’enleva dans les airs et s’anima solidement. Puis Rampa grimpa dans la voiture.

« Où habitez-vous, mon enfant ? s’enquit Aziraphale avec onction.

– Je n’avais pas de phares sur mon vélo, non plus. Enfin, si, mais c’étaient des phares qu’on alimentait avec deux piles, et comme elles ont pourri, je les ai retirées », continuait Anathème. Elle lança un regard noir à Rampa. « J’ai un couteau à pain, vous savez. Quelque partc »

Aziraphale parut choqué par ses sous-entendus.

« Ma petite dame, je vous garantisc »

Rampa alluma les phares. Il n’en avait pas besoin pour voir la nuit, mais ils rassuraient un peu les autres humains sur la route. Puis il passa la première et descendit la côte à petit train. La route émergea du couvert des arbres et, au bout de quelques centaines de mètres, elle atteignit les premières maisons d’un village de taille moyenne.

Il paraissait familier. Onze ans avaient passé, mais l’endroit lui rappelait quelque chose.

« Il y a un hôpital dans le coin ? demanda-t-il. Dirigé par des bonnes sœurs ? »

Anathème fit un mouvement d’épaules. « Je ne pense pas. Le seul bâtiment important, c’est Tadfield Manor. Je ne sais pas ce qu’on y fabrique.

– Des plans divins, marmonna Rampa pour lui-même.

– Ni de vitesses, poursuivit Anathème. Mon vélo n’avait pas de changement de vitesse. J’en suis sûre, mon vélo n’avait pas de changement de vitesse. »

Rampa se rapprocha de l’ange.

« Ô Seigneur, guéris ce vélo, chuchota-t-il, sarcastique.

– Je suis désolé, je me suis laissé entraîner, siffla Aziraphale.

– Des courroies en tissu écossais ?

– C'est chic, l’écossais. »

Rampa gronda. Les rares fois où l’esprit de l’ange parvenait à se focaliser sur le XX e siècle, il s’arrêtait immanquablement en 1950.

« Vous pouvez me déposer ici, lança Anathème du siège arrière.

– Mais avec plaisir », sourit l’ange. Dès que la voiture se fut arrêtée, il ouvrit la portière et se cassa en deux comme un fidèle serviteur qui accueille not ’bon maît’, de retour sur la plantation familiale.

Anathème rassembla ses affaires et descendit avec toute la hauteur possible.

Elle aurait juré qu’aucun des deux hommes n’avait fait le tour de la voiture, et pourtant le vélo, débarrassé des courroies, était appuyé contre le portail.

Il y avait vraiment quelque chose de bizarre, décida-t-elle.

Aziraphale s’inclina à nouveau. « Ravis d’avoir pu vous porter secours, dit-il.

– Merci, répondit Anathème d’une voix glaciale.

– On peut continuer ? intervint Rampa. Bonne nuit, mademoiselle. Allez, mon ange, monte. »

Ah. Voilà qui expliquait bien des choses. Elle n’avait rien eu à craindre, finalement.

Elle regarda disparaître la voiture en direction du centre du village et poussa son vélo le long de l’allée jusqu’au cottage. Elle n’avait pas pris la peine de fermer à clé. Elle était certaine qu’Agnès l’aurait prévenue s’il y avait eu un risque de cambriolage : elle était très forte pour ce genre de détails personnels.

Anathème avait loué le cottage en meublé, ce qui veut dire que le mobilier était du genre qu’on trouve en pareilles circonstances : la section locale des Compagnons d’Emmaüs l’avait probablement abandonné devant leur porte à l’intention des éboueurs. Aucune importance. Elle ne s’attarderait pas très longtemps ici.

Si Agnès ne faisait pas erreur, elle ne resterait nulle part très longtemps. Comme tout le monde, d’ailleurs.

Elle étala ses cartes et ses affaires sur l’antique table, sous l’unique ampoule de la cuisine.

Qu’avait-elle appris ? Pas grand-chose, elle devait le reconnaître. IL se trouvait probablement au nord du village, mais ça, elle s’en doutait déjà. Si l’on s’approchait trop, le signal vous submergeait ; si on était trop loin, les relevés perdaient toute précision.

C’était crispant. La réponse devait se trouver quelque part dans le Livre. L’ennui, c’est que pour comprendre les Prophéties, il fallait avoir la mentalité d’une sorcière du XVII esiècle à demi folle et remarquablement intelligente, et une tournure d’esprit proche d’un dictionnaire de mots croisés. D'autres membres de la famille avaient supposé qu’Agnès avait compliqué les choses pour les dissimuler à la curiosité des étrangers ; Anathème, qui se soupçonnait de pouvoir parfois penser comme Agnès, supputait pour sa part qu’en fait Agnès était une vieille garce avec un sens de l’humour pervers.

Elle n’avait même pasc

Le Livre n’était plus là.

Anathème contempla avec horreur ses affaires étalées sur la table. Les cartes, le thauodalite divinatoire improvisé. La bouteille thermos qu’elle avait emplie de Viandox chaud. La lampe torche. Le rectangle d’air pur à l’endroit où aurait dû se trouver le Livre.

Elle l’avait perdu.

Mais c’était idiot ! S’il y avait un point sur lequel Agnès était toujours très précise, c’était le sort du Livre.

Elle s’empara de sa torche et quitta le cottage à toutes jambes.

« Une sensationc oh, l’inverse de ce que tu ressens quand tu dis : J’en ai la chair de poule, expliqua Aziraphale. Voilà ce que j’éprouve.

– Je ne dirais jamais un truc pareil, protesta Rampa. Je suis tout à fait partisan de la chair de poule.

– La sensation d’être chéri, risqua Aziraphale à court de mots.

– Eh non ! Je ne capte rien du tout, fit Rampa avec une feinte bonhomie. Tu es trop sensible.

– C’est mon boulot ! Les anges trop sensibles, ça n’existe pas.

– Je parie que les gens du coin aiment vivre ici. C’est ça que tu perçois.

– Je n’ai jamais rien senti de tel, à Londres.

– Eh bien, voilà ; ça prouve ce que je dis. Et on est au bon endroit. Je me souviens de ces lions de pierre sur les colonnes du portail. »


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