355 500 произведений, 25 200 авторов.

Электронная библиотека книг » Жюльетта Бенцони » Catherine et le temps d'aimer » Текст книги (страница 9)
Catherine et le temps d'aimer
  • Текст добавлен: 9 октября 2016, 15:54

Текст книги "Catherine et le temps d'aimer"


Автор книги: Жюльетта Бенцони



сообщить о нарушении

Текущая страница: 9 (всего у книги 27 страниц)

Prête à s'évanouir, Catherine ferma les yeux et s'affaissa sur son siège. La voix de Hans lui chuchota, comme du fond d'un rêve :

– Courage, bon sang ! Ce n'est pas le moment d'avoir des vapeurs

! Il faut faire front ! C'est notre seule chance.

Et, incontinent, il se mit à invectiver les gardes, leur servant, en bon castillan, un long discours rageur qui devait vouloir dire qu'il avait, lui, son travail à faire et que toutes ces histoires de clocher ne l'intéressaient pas. Avec une foule de gestes furieux à rendre jaloux don Martin lui-même, désignant tour à tour la lourde grille close et son chariot, Hans tentait visiblement de convaincre les gardes de le laisser passer. Mais ceux-ci, appuyés sur leurs piques aussi pesamment que sur leur consigne, hochaient négativement la tête, refusant d'entendre. Découragé, Hans se laissa retomber sur son banc.

– Qu'allons-nous faire ? demanda Catherine prête à pleurer.

– Que voulez-vous que nous fassions ? Il nous faut rester et attendre... avec tous les risques que cela comporte !

Accablée, Catherine baissa la tête, joignit les mains sur sa poitrine et se mit à prier en silence, indifférente à ce qui se passait derrière elle.

Pourtant la place bouillonnait comme une mer en furie. Malmenés par les alguazils qui faisaient pleuvoir sur eux une grêle de coups de bois de lance pour se frayer un passage vers les maisons, les gens beuglaient comme cochons à l'abattoir. La douleur et la rage se mêlaient. Un peu partout, des disputes éclataient, voire des rixes. Déjà les hommes de don Martin pénétraient en trombe dans les auberges, interrogeant brutalement hôteliers et voyageurs. Tout le monde croyait voir, dans chaque visage inconnu ou seulement un peu étrange, l'un de ces terribles brigands de la forêt d'Oca, qui, sans doute, étaient venus reprendre leur camarade. La peur se glissait dans les âmes, y semant une folle panique.

Tout à coup, de l'autre côté de la porte fermée, un faible chant religieux se fit entendre, un chant si familier qu'il fit lever la tête de Catherine.

E ul treia !

E sus eia !

Deus aia nos !

L'antique, le séculaire chant des pèlerins de Compos– telle. Celui qu'ils reprenaient toujours quand la fatigue se faisait trop lourde, celui que, si peu de semaines plus tôt, elle-même avait chanté en quittant Le Puy et sur les chemins déserts de l'Aubrac. Une vague d'espoir se leva en elle. Il lui parut que la vieille cantilène était la réponse de Dieu à son ardente prière. Sautant à bas du chariot, elle courut à la herse, s'y accrocha des deux mains, glissant son visage entre les barreaux. Devant elle, sur le pont romain, une troupe de pèlerins fourbus et déguenillés avançaient, redressant de leur mieux leurs échines lasses et leurs têtes pesantes. En avant, les yeux levés vers le ciel, son regard fanatique rivé aux nuages et brandissant bien haut le bâton dont il scandait le chant, marchait Gerbert Bohat...

– Tiens ! souffla Josse qui s'était glissé près de Catherine, comme on se retrouve !

Mais Gerbert n'avait pas vu ses anciens compagnons de route. Il s'était arrêté à quelques pas de la herse close et, levant la tête vers le haut du rempart où veillaient des soldats :

– Pourquoi cette porte est-elle fermée ? demanda– t-il. Ouvrez aux errants de Dieu !

Il répéta aussitôt ses paroles en espagnol. Un homme d'armes répondit quelque chose qui devait être un conseil de passer au large tant le ton était rude. D'ailleurs, la fragile douceur chrétienne du Clermontois n'y résista pas. Il éleva la voix et c'est d'un ton de colère qu'il apostropha son adversaire.

– Que dit-il ? demanda Catherine.

– Qu'aucune ville chrétienne, jamais, n'a osé se fermer devant les pèlerins de Compostelle, que lui et les siens sont exténués, qu'il a des malades, des blessés même qui ont grand besoin d'arriver à l'hospice car ils ont été attaqués par des brigands et qu'il exige l'ouverture des portes !

– Et que lui répond-on ?

– Que don Martin ne veut pas !

Le dialogue, de plus en plus rapide, de plus en plus violent, se poursuivit quelques instants. Finalement, Gerbert Bohat planta son bâton à terre et s'appuya dessus dans une position d'attente tandis qu'autour de lui les pèlerins se laissaient tomber sur le sol, exténués de fatigue.

– Alors ? demanda Catherine à Josse.

– Gerbert en appela à l'archevêque. Le soldat lui a répondu qu'on allait chercher don Martin.

L'Alcade Criminel ne tarda pas à apparaître. Catherine entrevit sa longue silhouette noire, ses jambes de faucheux qui grimpaient l'escalier de pierre du rempart. Hans, à son tour, était descendu du chariot malgré les gardes qui prétendaient le faire rentrer chez lui et avait rejoint ses compagnons.

– Il y a peut-être là une chance, souffla-t-il. J'ai entendu don Martin dire que les brigands qui ont attaqué les pèlerins sont peut-être ceux d'Oca et qu'il faudrait interroger les arrivants.

Au bout d'un instant, en effet, la voix coupante de don Martin se fit entendre au-dessus de la tête de Catherine. Gerbert avait salué poliment mais ne s'était pas départi de son attitude raide pour s'adresser à lui. Un nouvel échange de paroles incompréhensibles pour la jeune femme puis, brusquement, le ton de l'alcade s'adoucit étrangement. Hans chuchota, étonné :

– Il dit qu'il va faire ouvrir les portes devant ces saintes gens...

mais je n'aime pas beaucoup sa subite douceur. Et l'art d'interroger autrui ne présente pas beaucoup de nuances chez don Martin.

N'importe, si la herse s'ouvre, il faudra en profiter...

– Mais vous risquez d'être poursuivi ? objecta Catherine. On vous tirera peut-être dessus ? Si une flèche vous atteignait je ne me le pardonnerais pas.

– Moi non plus ! sourit Hans mi-figue mi-raisin, mais nous n'avons pas le choix. Si l'on découvre ce que nous transportons, nous partageons son sort. Le vin est tiré, il faut le boire ! Écoutez ce vacarme derrière nous ! On fouille toutes les maisons. Mourir pour mourir, j'aime mieux une flèche que le bûcher.

Et Hans se réinstalla résolument sur son siège, invitant Catherine et Josse à en faire autant. Ils reprenaient tout juste leur place quand don Martin Gomez Calvo apparut sous la voûte avec une escouade d'alguazils. Il eut un haut-le-corps en apercevant le chariot et se dirigea vivement vers lui. Le voyant approcher, son maigre visage déformé par la colère, Catherine se sentit mourir. Il allait faire reculer la voiture, ordonner qu'on la fouille. Elle écouta la voix aigre invectiver Hans avec la mort dans l'âme, persuadée que rien, désormais, ne pourrait plus sauver ni elle, ni Gauthier, ni leurs amis, de cet échafaud vide qui, là-bas, avait l'air d'attendre une proie.

Mais c'était mal connaître le maître d'œuvre. A la colère de l'alcade, il opposa un calme olympien, expliquant, comme Josse le chuchota à l'oreille de Catherine, qu'il lui fallait absolument porter son chargement de pierres à Las Huelgas parce qu'il était déjà en retard pour un travail à lui commandé par le connétable Alvaro de Luna. Le nom du maître de la Castille fit son effet. La hargne de don Martin baissa de quelques degrés. Son regard aigu, méfiant, enveloppa tour à tour chacun des occupants du chariot. Catherine, sous l'examen de ces yeux cruels, retint mal un frisson de dégoût. Il y eut un instant de silence accablant, mais, enfin, les lèvres minces de don Martin s'entrouvrirent, laissèrent tomber une phrase courte. Derrière elle, Catherine sentit Josse frémir. Hans, lui, n'avait pas bronché, mais, en le voyant serrer ses rênes d'une main plus ferme, la jeune femme comprit que l'on allait partir. En effet, la herse, lentement, se relevait.

Mais, derrière le chariot et tout autour, il y avait une troupe armée.

Don Martin s'avança sur le pont, fit un geste autoritaire qui invitait les pèlerins à s'avancer. Ils se relevèrent péniblement, se mirent en rang tant bien que mal. Seul Gerbert n'avait rien perdu de son attitude hautaine.

– Allons-y ! murmura Hans. Nous tenons trop de place. Nous attendrons, sur le pont, que toute la colonne soit passée.

Le chariot avança lentement, sortit de l'ombre humide de la porte.

Catherine, qui, jusque-là, avait eu la sensation d'avoir sur sa poitrine toutes les pierres du rempart, sentit son cœur s'alléger. Hans rangea son véhicule pour laisser passer les pèlerins. Ils semblaient accablés de fatigue, et aussi de misère. La traversée des montagnes avait dû les éprouver. Au passage, Catherine et Josse reconnurent quelques visages, mais la plupart portaient les traces visibles de leurs peines.

Les vêtements étaient en lambeaux, les corps tuméfiés ou même blessés. Les brigands avaient dû les malmener cruellement. Plus aucun d'entre eux n'avait le courage de chanter.

– Pauvres gens ! murmura Catherine. Nous devrions être comme eux !

– Dieu soit loué, nous n'y sommes pas, souffla Josse avec une satisfaction qui, d'ailleurs, ne dura guère.

En effet, le drame tout de suite éclata. A peine les pèlerins eurent-ils atteint la porte Santa Maria que les soldats les entourèrent et s'emparèrent d'eux.

– Sang du Christ ! jura Josse. Mais... on les arrête !

– Don Martin désire leur poser quelques questions, répondit Hans d'une voix sombre. Il préfère s'assurer de leurs personnes...

momentanément !

– C'est indigne ! s'écria Catherine. Qu'est-ce que ces pauvres gens peuvent lui apprendre ? Ils ont besoin de soins. Pas de policiers !

– On leur demandera si les brigands d'Oca ont récupéré leur compagnon, par exemple. Et où ils ont leur repaire. Reste à savoir de qui ces malheureux ont le plus peur : de la vengeance des brigands ou bien de don Martin !

Catherine ne répondit pas. Tournée vers la ville, elle suivait avec angoisse les péripéties du drame. Car, si la plupart des pèlerins se laissaient emmener sans résistance, quelques-uns d'entre eux tentaient d'opposer une certaine défense aux hommes de l'alcade et, premier de tous, naturellement, Gerbert Bohat. On l'entendit crier :

– Trahison ! Défendons-nous, mes frères, Dieu le veut !

Et lui-même, courageusement, se lança dans la bataille, opposant son dérisoire bourdon aux épées et aux lances des soldats. Incapables d'aller plus loin, Catherine, Hans et Josse regardaient, fascinés, les yeux agrandis par l'horreur. Le sang coulait, sur le pont, en longues rigoles sombres qui se moiraient sous le soleil déjà haut. La brutalité des Castillans se donnait libre cours et, debout, bras croisés, à quelque distance, don Martin regardait en passant sa langue sur ses lèvres.

Cela ne dura guère, le combat étant par trop inégal. Bientôt, tous les pèlerins furent maîtrisés. Catherine, soulevée d'indignation, entendit le cri de mort de Gerbert, frappé en pleine poitrine par une lance. Un ordre bref lui fit écho et, aussitôt, le malheureux Clermontois fut jeté à la rivière qui, sur son flot jaune, grossi des dernières pluies, l'emporta lentement d'abord, puis plus vite. Les autres pèlerins furent poussés dans la ville et la herse retomba...

Rageusement, Catherine secoua Hans qui paraissait frappé de stupeur.

– Vite, partons ! Nous avons la place maintenant... Et puis nous pourrons peut-être le repêcher.

– Qui ? fit Hans en levant sur elle un regard accablé.

– Mais lui... Gerbert Bohat que ces misérables ont jeté à l'eau.

Peut-être n'est-il pas mort...

Docilement, Hans mit le chariot en marche. La route qui menait à Las Huelgas suivait, heureusement, le cours de l'Arlanzon. Josse avait quitté sa place, à l'arrière de la carriole, pour rejoindre les deux autres.

Lui aussi avait les traits tirés, le regard un peu halluciné. Il balbutia :

– Des pèlerins ! Des errants de Dieu qui demandaient seulement l'asile qui leur est dû !...

– Je vous ai dit que les gens d'ici étaient des sauvages ! lança Hans avec une soudaine violence. Et don Martin est le pire de tous. Je pensais qu'après l'affaire de la cage vous n'en douteriez pas, mais il fallait le sang pour vous convaincre ! Vivement que je termine mon œuvre ici. Je rentrerai avec joie dans mon pays, au bord du Rhin... Un grand fleuve, un vrai ! Majestueux, grandiose ! Rien de comparable avec cette sale petite rivière !

En silence, Catherine le laissa exhaler sa fureur. Les nerfs tendus du sculpteur en avaient besoin... Elle surveillait l'eau jaune, cherchant à retrouver le corps de Gerbert. Soudain, elle l'aperçut, longue forme noire dérivant au gré du flot boueux. Elle se dressa, tendit le bras.

– Tenez ! Le voilà ! Arrêtez !

– Il est mort ! fit Hans. Pourquoi s'arrêter ?

– Parce qu'il n'est peut-être pas tout à fait mort. Et même s'il l'est, il a droit à une sépulture chrétienne.

Hans haussa les épaules.

–; Même l'eau sale vaut autant que la terre de ce pays pourri !

Arrêtons-nous si vous y tenez.

Il rangea le chariot le long du chemin défoncé. Aussitôt, Catherine fut à terre. Josse sur les talons, elle dégringola vers l'Arlanzon, l'atteignit à une courbe serrée vers laquelle le corps se dirigeait. Sans hésiter, Josse entra dans l'eau, attrapa Gerbert, l'amena à la rive. Aidé de Catherine, il le sortit de l'eau, l'étendit sur les cailloux de la berge. Le Clermontois avait les yeux clos, les narines pincées, les lèvres blanches et serrées, mais il respirait encore faiblement. À la poitrine, il portait une plaie profonde mais qui ne saignait plus. Josse hocha la tête.

– Il n'en a plus pour longtemps ! Il n'y a rien à faire, dame Catherine. Il a perdu trop de sang !

Sans répondre, elle s'assit à terre, posa la tête de Gerbert sur ses genoux avec une douceur infinie. Hans l'avait rejointe et, sans un mot, lui tendait une sorte de gourde en peau de chèvre qu'il avait accrochée à sa ceinture avant de quitter sa maison. Il y avait du vin dedans.

Catherine en humecta les lèvres décolorées. Gerbert eut un frisson, ouvrit les yeux, les posa surpris sur la jeune femme.

– Catherine ! balbutia-t-il... Vous êtes... morte, vous aussi...

puisque je vous revois... J'ai tant pensé à vous !

– Non. Je vis et vous vivez aussi ! Ne parlez pas !

– Il le faut ! Vous avez raison... je le sens à ma souffrance, je vis encore, mais pour bien peu de temps ! Je... voudrais... un prêtre, pour ne pas... partir avec mon péché !

Il fit un effort pitoyable pour se redresser, s'agrippant au bras de Catherine. Doucement, Josse s'agenouilla derrière lui, le souleva avec précaution. Il regarda les trois visages penchés sur lui, soupira :

– Aucun de vous n'est prêtre, n'est-ce pas ?

Catherine fit signe que non, retenant avec peine ses larmes. Gerbert essaya de sourire.

Alors... c'est vous qui m'entendrez, Catherine... Vous trois ! Je vous ai chassée, condamnée à errer sans nous... parce que je croyais vous haïr... comme je haïssais toutes les femmes. Mais j'ai compris que, vous... ce n'était pas pareil ! Votre pensée... ne m'a plus quitté... et la route est devenue mon enfer !... A boire !... Encore un peu de vin !...

Il me donne la force... Catherine le fit boire, doucement. Il eut une faiblesse mais se reprit, rouvrit les yeux.

– Je vais mourir... et c'est bien ainsi ! Je n'étais pas digne...

d'approcher le tombeau de l'Apôtre parce que... j'ai tué ma femme, Catherine !... Je l'ai tuée par jalousie... parce qu'elle en aimait un autre

! J'aurais voulu tuer toutes les femmes...

Il se tut, se rejeta en arrière et Catherine, une fois encore, crut qu'il passait. Mais, après un instant, il souleva ses paupières que la mort plombait déjà. Sa voix s'affaiblissait, les mots s'embarrassaient. Les lèvres cherchaient l'air qui les fuyait.

– Pardonnez !... Il faut... pardonner ! J'ai eu mal !... Oh ! si mal

!... Alysia !... Je l'aimais ! Je pouvais aimer alors !...

Les derniers mots furent incompréhensibles. La faible étincelle de vie que le vin avait rallumée dans le corps exsangue s'éteignait rapidement. Gerbert devint plus pâle encore, ses traits parurent se ratatiner, se resserrer.

– C'est la fin ! murmura Josse.

C'était la fin, en effet. Les lèvres blêmes s'agitaient sans qu'aucun son n'en sortit. Catherine sentit le corps épuisé se raidir contre elle dans le dernier spasme de l'agonie. Puis la bouche parvint à prononcer un dernier mot.

– Dieu !...

Le mot n'était qu'un soupir et ce soupir était le dernier. Les yeux s'étaient fermés pour ne plus se rouvrir. Doucement, Catherine laissa glisser le corps en arrière, essuya ses yeux humides et regarda Hans. Il avait l'air changé en pierre.

– Où l'enterrer ?

– Les moines de l'Hospital del Rey s'en chargeront. Nous allons le mettre aussi dans le chariot.

Joignant leurs efforts, Josse et Hans emportèrent le cadavre trempé en l'enveloppant de leur mieux dans son manteau de pèlerin déchiré. On le déposa sur les pierres qui protégeaient Gauthier. Celui-ci, toujours roulé dans sa bâche et entouré de paille, n'avait pas bougé. Il dormait avec application, assommé par la dose de vin drogué que lui avait administrée Hans. Celui-ci fit claquer son fouet.

– La route n'est pas longue, heureusement, fit-il d'une voix enrouée qui traduisait à elle seule leur émotion à tous.

En effet, quelques instants seulement s'écoulèrent avant que surgissent les murs blancs et la tour carrée d'un puissant couvent cistercien dont deux portes seulement perçaient l'imposante enceinte.

– Las Huelgas ! marmonna Hans. Le plus noble couvent d'Espagne. Le roi Alphonse VIII et la reine Aliénor d'Angleterre l'ont fondé, voici bien longtemps, pour les filles de la haute noblesse et pour servir de sépulture à ceux de leur race. Mais, à ce que l'on dit, cette haute destinée se trouve aujourd'hui quelque peu oubliée.

En effet, à la grande surprise de Catherine, des flots de musique s'échappaient des pures fenêtres romanes du couvent. C'étaient des échos de violes, de luths et de harpes qui n'avaient rien de religieux.

Accompagnée par eux, une fraîche voix de femme chantait une chanson d'amour et, de temps en temps, des rires se faisaient entendre.

Le ciel, devenu d'un bleu chaud et l'éclat du soleil achevaient de donner à cet étrange couvent un grand air de gaieté.

– Qu'est-ce que cela veut dire ? fit Catherine ahurie.

– Que les nonnes de Las Huelgas sont choisies, actuellement, beaucoup plus pour leur beauté et leurs aptitudes à l'amour que pour leurs quartiers de noblesse ou leur piété, répliqua Hans sarcastique. Le roi Jean, qui est un artiste, qui aime fort la musique, et le connétable, qui aime fort les dames, y font de fréquents... et très agréables séjours.

Aussi n'est-ce point là que nous laisserons notre défunt et nos pierres, mais bien chez les vieux moines de l'Hospital del Rey qui, d'ailleurs, s'accommodent assez mal de ce voisinage parfumé.

Le vieil hospice s'élevait un peu plus loin et il était infiniment moins pimpant que le beau couvent. Ses pierres s'effritaient, menaçaient ruine en plus d'un endroit. Les pèlerins de Compostelle ne s'y arrêtaient plus guère, préférant celui de Santo-Lesmes en plein Burgos. Lentement, l'Hospital del Rey s'endormait dans l'oubli.

– Les réparations que je dois y faire sont plus qu'urgentes !

remarqua Hans. Mais nous y voici !

Il avait fait franchir à l'attelage la tour porche qui donnait accès à la cour intérieure et, déjà, le vieux frère portier s'avançait vers eux, un sourire de bienvenue sur sa face parcheminée.

– Maître Hans ! s'écria-t-il. En vérité, c'est le Seigneur qui vous envoie car le clocher de notre chapelle menace à chaque office de nous tomber sur la tête. Il était temps que vous veniez. Je vais prévenir le Vénérable Abbé.

Tandis qu'il trottinait à travers la cour envahie par les herbes folles, Catherine, lentement, se laissa glisser de son siège.

Lorsque, une heure plus tard, Catherine et Josse quittèrent l'Hospital del Rey, leur moral, malgré le succès de la fuite, était au plus bas. La mort de Gerbert pesait encore lourdement sur l'âme de la jeune femme. Elle se la reprochait, comme si cette mort lui eût été imputable. De plus, l'état de Gauthier l'inquiétait mortellement...

Tout à l'heure, quand, après un rapide conciliabule à voix basse entre Hans et le Père Abbé, la longue forme enveloppée de toile rude avait été descendue du chariot, un fait étrange et terrifiant s'était produit. Le Normand s'était éveillé de la torpeur provoquée par la graine de pavot quand on l'avait étendu sur un banc. Mais il n'avait rouvert les yeux, d'ailleurs révulsés, que pour tomber dans une étrange crise. Son corps s'était raidi et ses mâchoires s'étaient crispées au point que les dents avaient grincé. Puis, brusquement, le géant avait roulé du banc et s'était tordu sur le sol avec des mouvements violents de la tête et de tout le corps. Enfin il était tombé dans une profonde torpeur tandis qu'une écume blanche moussait à ses lèvres. Épouvantée, Catherine avait reculé jusqu'à la muraille et s'y collait comme si elle avait espéré s'y intégrer. Hans et Josse n'avaient pas bougé : sourcils froncés, ils regardaient, mais l'abbé s'était signé précipitamment plusieurs fois avant de s'enfuir en courant. Son absence n'avait pas duré. Il était revenu presque aussitôt, armé d'un plein seau d'eau bénite qu'il avait projetée sur le blessé. Dans son sillage trottait un moinillon armé d'un énorme encensoir qui répandait une épaisse fumée suffocante.

Hans n'avait pas eu le temps de prévoir le geste de l'abbé et d'éviter la douche froide au malheureux Gauthier. Mais il s'était tout de suite employé à calmer la colère du saint homme dont la mimique furieuse ne laissait aucun doute : il entendait que l'inconnu possédé du démon fût emporté aussitôt hors de son hospice consacré. Hans avait jeté à Catherine un regard consterné.

– Il faut que vous partiez maintenant. On va vous donner une carriole pour l'emporter. L'abbé croit qu'il est possédé du démon... et je ne peux plus grand-chose pour vous !

– Est-il vraiment... possédé ? demanda Catherine avec angoisse.

Ce fut Josse qui, de la façon la plus inattendue, se chargea de la renseigner.

– Les anciens Romains appelaient ce mal, le mal sacré. Ils prétendaient qu'un Dieu habitait l'homme en convulsions. Mais j'ai connu jadis un médecin maure qui affirmait qu'il s'agissait seulement d'une maladie dont le siège est dans la tête.

– Vous avez connu un médecin maure ? s'étonna Hans. Où donc ?

Le mince visage brun de Josse rougit brusquement.

– Oh ! fit-il avec insouciance, j'ai beaucoup voyagé !...

Il ne tenait pas à s'étendre et Catherine savait pourquoi. Dans un moment d'expansion, Josse lui avait confié que sa mauvaise chance l'avait fait ramer deux ans sur une galère barbaresque, d'où sa science inattendue.

– Un médecin maure ? fit Hans songeur.

Tout en réemballant Gauthier, maintenant à peu près calme, dans sa toile et en le transportant à la carriole qu'un frère lui amenait dans la cour, il raconta à ses deux nouveaux amis ce qu'il avait entendu dire à Burgos concernant l'étrange archevêque de Séville, Alonso de Fonseca. Fastueux, avide, collectionneur passionné de pierres précieuses et féru d'alchimie, l'archevêque entretenait, dans son château fort de Coca, une cour bizarre où astrologues et alchimistes étaient infiniment plus nombreux que les religieux. La grande merveille de cette cour, à ce que l'on en disait, était un médecin maure du plus grand savoir et de la plus inquiétante habileté.

– Quand les familiers du connétable Alvaro de Luna ne sont point trop rapprochés, les gens de Burgos chuchotent volontiers que ce médecin fait des miracles. Pourquoi n'iriez-vous pas le voir ? Si vous vous dirigez vers Tolède, vous rendre à Coca ne vous allongera guère le chemin.

– Quelle raison aurait le seigneur archevêque de nous accueillir ?

fit Catherine sceptique.

– Trois raisons : son hospitalité, qui est proverbiale ; l'intérêt qu'il prend à toutes les choses étranges qui se déroulent sous son toit ; enfin... ne vous ai-je pas dit qu'il était passionné de pierres précieuses

?

Cette fois, Catherine avait compris. S'il n'y avait pas d'autre moyen d'obtenir les soins du mage de Coca, l'émeraude de la reine Yolande lui ouvrirait certainement les portes de la forteresse.

Son parti avait été pris aussitôt. Pour sauver Gauthier, elle était prête à bien d'autres sacrifices qu'un léger allongement de sa route et la perte d'un bijou, même précieux à son cœur. Elle avait remercié Hans de son aide désintéressée avec une chaleur qui avait amené une profonde rougeur au front de l'Allemand. Quand ses lèvres, spontanément, s'étaient posées sur la joue mal rasée de Hans, elle avait vu ses yeux clairs s'emplir de larmes.

– Peut-être qu'on se reverra un jour, dame Catherine ?

– Quand vous aurez terminé votre œuvre ici et si je revois Montsalvy, vous viendrez chez nous faire des merveilles.

– C'est juré !

Un dernier serrement de mains entre les deux hommes, un dernier signe d'adieu et le chariot avait commencé à cahoter sur le chemin du sud. À l'arrière, Gauthier était confortablement installé dans la paille.

Josse avait pris les rênes et pressait les deux chevaux. Peu habitués à être attelés, ceux-ci réclamaient de lui une attention de tous les instants et une poigne solide. Mais Catherine n'avait rien d'autre à faire qu'à regarder le paysage.

Malgré le soleil qui, maintenant, éclatait dans le ciel bleu, la région, aride, sauvage, sans arbres, était d'une pesante tristesse à laquelle s'ajoutait le son, de plus en plus lointain, du glas que les moines hospitaliers sonnaient pour le pèlerin mort.

L'esprit de Catherine s'attachait à ce Gerbert, étrange et criminel, muré dans son orgueil et sa souffrance comme dans une double armure d'airain. Elle avait compris quelle âme en détresse se cachait sous ces dehors impitoyables et un regret lui venait de n'avoir pas mieux cherché à le comprendre. Avec un peu d'amitié, elle eût peut-

être réussi à entrouvrir ce cœur fermé... Ils auraient pu être amis...

Pourtant, au fond d'elle-même, une voix chuchotait qu'elle essayait de se leurrer. Avec un homme tel que Gerbert deux sentiments seulement étaient possibles : l'amour ou la haine. Il avait choisi, pour elle, la haine par crainte de l'amour et, maintenant, la mort apaisante était venue calmer à jamais cette âme douloureuse. Peut– être, au lieu de s'affliger, valait-il mieux, après tout, remercier Dieu de sa clémence...

De Gerbert, la pensée de Catherine passa à Gauthier, mais elle préféra ne point s'y arrêter. Son état lui causait une peine si amère que cela pouvait affaiblir un courage dont elle avait plus que jamais besoin. Il ne fallait pas qu'elle se laissât aller à s'attendrir si elle voulait garder une chance de le sauver. C'était déjà bien beau de l'avoir retrouvé, arraché à une mort affreuse alors que, depuis si longtemps, elle l'avait cru perdu pour elle. Qui pouvait dire si le Maure de l'archevêque Fonseca ne lui rendrait pas la raison et s'ils n'entreraient pas d'une même allure triomphante, toutes leurs forces intactes, dans le royaume fabuleux du Maure pour en arracher Arnaud

?...

Arnaud, Catherine découvrait avec stupeur que, depuis plusieurs jours, captivée par le problème cruel que représentait Gauthier, elle n'avait presque pas pensé à son époux. Maintenant qu'elle avait le loisir de songer à lui, elle retrouvait sa colère intacte, plus brûlante peut– être encore depuis qu'elle avait retrouvé Gauthier. Tant de souffrances accumulées pour un époux volage qui ne s'en doutait même pas et qui très probablement, à cette heure où sa femme regardait défiler lentement autour d'elle les solitudes jaunes de la vieille Castille en traînant après elle un homme qui n'avait plus sa raison et un cœur débordant d'amertume, se laissait bercer par les caresses d'une Infidèle dans le cadre enchanteur et dissolvant d'un palais sarrasin. L'image ainsi évoquée produisit son habituel effet révulsif. Elle jeta au paysage environnant un regard chargé de ressentiment.

– Quel affreux pays ! Est-ce ainsi jusqu'à Grenade ?

– Heureusement non ! répondit Josse avec son curieux sourire à lèvres closes. Mais je dois dire que nous n'en avons pas encore fini avec le désert.

– Où coucherons-nous, ce soir ?

– Je l'ignore. Comme vous pouvez le constater, il n'y a pas beaucoup de villages. Encore la majeure partie de ceux qu'il y avait sont-ils en ruine et désertés. La grande Peste Noire, au siècle passé, a ravagé les villes et dépeuplé les campagnes.

– Il y a tout de même encore des vivants ! bougonna Catherine.

Et, depuis un siècle, ils auraient peut– être eu le temps de faire pousser du blé !

– Vous comptez sans la Mesta !

– Qu'est-ce que c'est que cela ?

– La corporation des éleveurs de moutons. Ils sont l'une des rares puissances productives de ce pays. Leurs immenses troupeaux changent de région suivant les saisons et aucune barrière ne doit les arrêter. Comment voulez-vous faire pousser quoi que ce soit dans ces conditions ? Tenez, regardez !

Du manche de son fouet, Josse désignait, sur l'horizon pâle, une large tache d'un brun foncé, qui semblait onduler.

– Il y a là plusieurs centaines de têtes, mais vous pouvez voir qu'ils sont bien gardés.

En effet, l'habituelle silhouette pastorale des bergers, dans leurs longs vêtements, se doublait de quelques cavaliers montés sur des mules, aussi rustiques que leurs compagnons, mais portant à la ceinture de larges coutelas. Josse haussa les épaules.

– Ces bêtes sont la richesse de quelques-uns. Le reste du peuple des campagnes vit dans une affreuse misère. Mais, avec un peu de chance, nous trouverons peut-être un château ou bien un moutier quelconque pour nous accueillir...

– Arrangez-vous pour qu'il y ait un ruisseau, une rivière ou même une simple mare dans les environs. Il y a longtemps que je ne me suis sentie aussi sale...

Josse lui jeta un coup d'œil railleur et, de nouveau, haussa les épaules.

– Comme c'est facile ! L'eau, dame Catherine, est ici plus rare encore que la nourriture.

Découragée, la jeune femme poussa un profond soupir et se tassa sur son siège.

– Décidément, la vie n'a aucun sens... soupira-t-elle. Et dans combien de temps serons-nous à Coca ?

Dans cinq jours si ces deux bestiaux veulent bien enfin consentir à marcher du même pas au lieu d'aller chacun de son côté !

Et, dans l'espoir fallacieux de charmer son attelage, Josse entama une chanson à boire d'une voix si abominablement fausse que Catherine fit la grimace.


    Ваша оценка произведения:

Популярные книги за неделю