Текст книги "Catherine et le temps d'aimer"
Автор книги: Жюльетта Бенцони
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Josse ne répondit pas. Depuis qu'il connaissait Catherine, il avait envie de rencontrer l'homme qui avait su s'attacher si fortement le cœur d'une femme semblable. Et maintenant que le but était proche, sa curiosité était excitée au plus haut point.
– Il faudra voir !... marmotta-t-il pour lui-même.
Il n'en dit pas plus car Abou-al-Khayr ouvrait, devant les deux hommes, une petite porte en cèdre rouge et vert qui donnait dans une vaste chambre et leur annonçait que des serviteurs allaient venir s'occuper d'eux. Puis il frappa trois fois dans ses mains avant d'ouvrir devant Catherine une autre porte. C'était, sans doute, la plus belle chambre de la maison : plafond de cèdre rouge et or, tressé comme un tapis, murs aux mosaïques dorées, tapis épais et moelleux sur les dalles de marbre, niches ogivales supportant des miroirs, des flambeaux ou bien le nécessaire de toilette : bassin et aiguière de cuivre. Quatre coffres de cuivre doré pour ranger les vêtements occupaient les angles, mais, bien entendu, pas de lit visible. Il devait être roulé et rangé contre l'un des murs, dans un coin hors de la vue, à la mode musulmane, tandis que dans une grande niche garnie de miroirs, au fond de la pièce, un divan circulaire s'étalait près d'une foule de coussins bariolés. Les fenêtres, bien sûr, donnaient sur la cour intérieure.
Abou-al-Khayr laissa Catherine prendre, du regard, possession de cet agréable appartement où rien de ce qui pouvait séduire l'œil d'une femme n'avait été oublié. Puis, lentement, il alla vers l'un des coffres, l'ouvrit, en tira une brassée de soieries et de mousselines multicolores qu'il étala sur le divan avec des soins féminins.
– Tu vois, dit-il simplement, je t'attendais vrai ment ! Tout ceci a été acheté au souk des soieries le lendemain du jour où j'ai su que ton époux était ici.
Un instant, Catherine et son ami demeurèrent face à face, puis, avant qu'il ait pu l'en empêcher, Catherine se pencha, saisit la main d'Abou et y posa ses lèvres sans plus songer à contenir les larmes qui jaillissaient de ses yeux. Il retira sa main doucement.
– L'hôte envoyé de Dieu est toujours le bienvenu chez nous, dit-il gentiment. Mais quand cet hôte est proche de notre cœur, alors, il n'est pas de joie plus grande ni plus pure pour un vrai croyant. C'est moi qui devrais te dire merci !
Une heure plus tard, débarrassée des poussières de la route, à l'aise dans les vêtements que leur hôte leur avait fait porter : amples robes de fine laine rayée noir et blanc serrées à la taille par une large ceinture de soie pour les hommes, et gandoura de soie verte fendue jusque entre les seins pour Catherine, babouches de fin cuir cordouan brodées d'argent pour les trois, les voyageurs s'installaient, avec Abou-al-Khayr, sur des coussins posés à même le sol autour d'un immense plateau d'argent posé sur des pieds qui servait de table. Le plateau était bien garni. Outre des tranches de mouton rôti, il y avait des galettes très fines renfermant un hachis de pigeons, d'œufs et d'amandes particulièrement savoureux, mais, surtout, toutes sortes de fruits et de légumes, dont certains étaient inconnus de ces gens venus du Nord.
– J'aime surtout les produits de la terre, avait souri Abou en attaquant un énorme melon à la chair embaumée et en offrant des tranches à la ronde : Ils enferment le soleil !
Il y avait là des oranges, des citrons, des pommes, des courges et des fèves fraîches pilées et assaisonnées, des aubergines, des pois chiches, des bananes, des raisins, des amandes et, bien entendu, des grenades, tout cela formant des tas colorés diversement du plus brillant effet.
D'ailleurs Josse et Gauthier, stimulés par un long et mince flacon de vin que leur hôte avait eu l'attention de faire déposer près d'eux, mangèrent de tout à la fois en curieux et en affamés. Ils dévoraient à belles dents, avec un enthousiasme qui faisait sourire Abou, assez frugal dans son propre menu.
– Est-ce toujours ainsi dans votre maison, seigneur ? demanda Josse avec une naïve gourmandise.
– Ne m'appelez pas seigneur mais Abou. Je ne suis qu'un simple croyant. Oui, c'est toujours ainsi. Voyez– vous, nous ne savons pas ici ce qu'est la famine. Le soleil, l'eau et la terre nous donnent tout en abondance. Nous n'avons qu'à en remercier Allah. Je sais que, dans vos froides contrées, on n'imagine même pas un pays comme celui-là.
C'est sans doute pourquoi, ajouta-t-il avec une soudaine tristesse, les Castillans rêvent de nous en chasser comme ils nous ont déjà chassés de Valence, de Cordoue la Sainte et d'autres contrées de cette péninsule que nous avions faites riches et prospères. Ils ne comprennent pas que nos richesses viennent aussi de l'Orient et de l'Afrique dont les navires abordent librement à nos côtes... et qu'il n'en serait plus de même le jour où tomberait le royaume de Grenade !...
Tout en parlant, il observait Catherine du coin de l'œil. Malgré le long chemin parcouru, la jeune femme touchait à peine au repas. Elle avait grignoté une tranche de pastèque, quelques amandes, quelques pistaches et maintenant, à l'aide d'une petite cuillère d'or, elle suçait distraitement un sorbet à la rose que l'un des muets venait de poser devant elle. Le regard perdu dans les masses vertes du jardin, elle n'écoutait même pas la conversation de ses compagnons. Elle semblait très loin de cette pièce fraîche et agréable sous son plafond de stuc découpé, l'esprit tendu vers le palais-forteresse, si proche et tellement défendu cependant derrière les roses murailles duquel le cœur d'Arnaud battait pour une autre.
– Abou-al-Khayr vit que, dans ses yeux, les larmes n'étaient pas loin. D'un geste, il appela l'un de ses esclaves, lui murmura quelques mots à l'oreille. Le Noir fit signe qu'il avait compris, sortit en silence. Quelques instants plus tard, une voix claironnante autant que criarde hurlait depuis le seuil : Gloirrrrrre... au duc ! Gloirrrrrre au duc !
Arrachée de son rêve douloureux, Catherine bondit
comme si une guêpe l'avait piquée. Elle leva des yeux ahuris sur le grand Noir qui riait de toutes ses dents blanches en posant auprès d'elle un perchoir d'argent sur lequel trônait un énorme, un magnifique perroquet bleu dont les longues plumes se marquaient de pourpre.
– Gédéon ! s'écria-t-elle avec stupeur. Ce n'est pas possible ?
– Et pourquoi donc ? Est-ce que tu ne me l'avais pas donné lorsque j'ai quitté Dijon ? C'était un souvenir de toi et un ami précieux. Tu vois que je l'ai bien soigné.
Avec une joie enfantine, Catherine caressait les plumes de l'oiseau qui se tortillait sur son perchoir en roucoulant comme une tourterelle et en la regardant de son gros œil rond. Il ouvrit de nouveau son grand bec rouge et lança, cette fois :
– Allah est Allah et Mahomet est son Prrrrrrophète !
– Il a fait des progrès ! fit Catherine en éclatant de rire. Et il est plus beau que jamais !
Elle penchait, comme autrefois dans la boutique de son oncle Mathieu, son visage vers l'oiseau qui, doucement, becqueta ses lèvres.
– Que de souvenirs il me rappelle ! murmura-t-elle déjà reprise par sa mélancolie.
Gédéon avait, en effet, été le premier présent que lui avait fait Philippe de Bourgogne lorsqu'il s'était épris d'elle. Il avait été le compagnon fidèle de toute une partie de sa vie, à peu près depuis le moment où, prenant dans ses filets le Grand Duc d'Occident, elle avait laissé Arnaud de Montsalvy s'emparer pour jamais de son propre cœur. Un monde de visages et de silhouettes se levait derrière le plumage éclatant du perroquet. Mais Abou– al-Khayr n'entendait pas la laisser glisser de nouveau vers la tristesse.
Ce n'est pas pour réveiller ta mélancolie que je te l'ai fait apporter maintenant, dit-il doucement, mais pour te faire comprendre que le temps, ni les hommes ne changent autant que tu le crois. Il arrive que le temps revienne.
– Celui du duc de Bourgogne est bien mort !
– Ce n'est pas à celui-là que je faisais allusion, mais aux heures merveilleuses que t'a données l'amour.
– Il m'en a donné si peu !
– Assez cependant pour que leur souvenir emplisse ta vie... et ne s'efface pas aisément de celle de ton époux.
– Comment le savez-vous ?
– Qui donc aurait pu me dire ce qu'a été votre vie... sinon lui-même ?
Instantanément, le regard de Catherine flamba tandis qu'une rougeur montait à ses joues.
– Est-ce que... vous l'avez vu ?
– Bien entendu, fit Abou avec un sourire. Oublies– tu que nous étions de grands amis, jadis ? Il s'est souvenu de moi, lui aussi, et que j'habitais en cette ville. A peine arrivé en Al Hamra, il m'a fait demander.
– Et vous avez pu parvenir jusqu'à lui ?
– Je suis le médecin... et l'humble ami de notre Calife qui me traite bien. Je dois t'avouer, cependant, que la princesse Zobeïda, dont ton époux est le prisonnier, ne m'aime guère depuis que j'ai sauvé de la mort la sultane Amina, qu'elle hait. Je dirais même qu'elle me déteste et qu'il a fallu l'immense désir qu'elle avait de plaire au «
seigneur franc » pour qu'elle accepte de me faire appeler. Toujours est-il que j'ai pu, pendant une grande heure, causer avec messire Arnaud.
– Vous avez dit qu'il était le prisonnier de cette femme, lança Catherine, le visage soudain déformé par une violente poussée de jalousie. Pourquoi ce mensonge ? Pourquoi n'avez-vous pas employé le bon terme, vous qui connaissez si bien la valeur des mots ?
Pourquoi n'avez-vous pas dit son amant ?
– Mais... parce que je n'en sais rien ! fit Abou avec simplicité.
C'est le secret des nuits d'Al Hamra... où beaucoup de serviteurs sont muets.
Catherine hésita un instant puis, se décidant :
– Est-il vraiment... guéri de la lèpre ?
– Il n'a jamais eu la lèpre ! Il est des maladies qui ressemblent au mal maudit... mais que ne connaissent pas vos médecins d'Occident.
Le médecin de la princesse, Hadji Rahim, est un saint homme qui a fait le Grand Pèlerinage, ce qui ne l'empêche pas d'être, selon moi, un âne solennel. Mais il a tout de même vu au premier coup d'œil que ton époux n'avait pas la lèpre. Pour s'en assurer il n'a eu qu'à approcher le bras de messire Arnaud d'une flamme. Ton époux a hurlé, preuve que la sensibilité était intacte chez lui.
– Quelle était alors cette maladie étrange ? J'ai vu, de mes yeux, les taches blanchâtres de ses bras...
– A l'école de Salerne, la célèbre Trotula appelait ce mal vitiligo, ou tache blanche. Et j'ai bien peur que, dans vos maladreries, il y ait nombre de malheureux atteints de ce mal, bénin en général, et que vos ignorants de physiciens confondent trop souvent avec la lèpre.
II y eut un nouveau silence. Aussi immobiles que des statues, Gauthier et Josse ne sonnaient mot. Ils écoutaient seulement, de toutes leurs oreilles, attendant que l'heure fût venue de donner leur avis, si on le demandait. Ce silence, Catherine l'employa à rassembler ses forces.
Les questions qu'elle avait encore à poser étaient les plus cruelles.
Vint la première.
– Pourquoi Arnaud a-t-il suivi cette femme ? demanda-t-elle d'une voix rauque. L'a-t-il dit ?
– Pourquoi le captif suit-il son vainqueur ?
– Mais de quoi est-il captif? de la force... ou de l'amour ?
– De la force, j'en suis certain, car il ma raconté comment les Nubiens de Zobeïda l'ont capturé près de Tolède. Quant à l'amour, il est possible qu'il soit venu ajouter ses liens à ceux de la contrainte...
mais il ne me l'a pas dit. J'en doute un peu.
– Pourquoi ?
Tu ne devrais pas me demander cela. La réponse ne te fera pas plaisir
: parce qu'Arnaud de Montsalvy ne croit plus à l'amour véritable. Il dit que, puisque tu as pu oublier pour un autre la passion qui vous unissait, aucune autre femme ne saura lui donner d'amour sincère et pur !
Catherine reçut le choc courageusement. Elle savait être honnête avec elle-même et ses coquetteries avec Pierre de. Brézé n'étaient pas près de s'effacer de sa mémoire. Elle se les était si souvent reprochées... surtout cette malheureuse nuit du verger de Chinon où Bernard d'Armagnac l'avait surprise dans les bras du beau chevalier, déjà abandonnée.
– J'ai mérité cela ! dit-elle simplement. Mais la, force d'attraction de l'amour est grande et cette femme... l'aime ?
– Passionnément ! Avec une frénésie qui étonne et terrifie son entourage. L'empire du « seigneur franc » sur Zobeïda est absolu. Il a tous les droits... hormis celui de regarder une autre femme. En ce cas, malheur à celle qui a su obtenir un sourire ou une parole aimable !
Elle est aussitôt livrée au bourreau. Une dizaine d'entre elles sont mortes ainsi. Aussi, les servantes de Zobeïda n'osent-elles même plus lever les yeux vers l'homme qu'elle aime de cet amour sauvage. Elles le servent à genoux, mais aussi étroitement voilées que si elles étaient dans la rue. Car, contrairement à notre coutume qui veut que les hommes vivent séparés des femmes, c'est dans le jardin même de Zobeïda que s'élève le pavillon où vit messire Arnaud...
– Et le Calife accepte cela ?
Abou-al-Khayr haussa les épaules.
Pourquoi non ? Pour lui, tant qu'il n'aura pas accepté d'embrasser l'Islam, ton époux n'est qu'un captif chrétien comme un autre. Il le considère comme le jouet de sa farouche sœur, rien de plus. D'ailleurs, le sultan Muhammad connaît trop les fureurs de Zobeïda pour oser la contrarier. Les Nasrides sont une étrange famille... où l'on meurt aisément, comme tu l'apprendras par la suite. Se maintenir au trône est une lutte épuisante et quand tu sauras que Muhammad VIII a dû reprendre le sien deux fois, tu comprendras mieux. Ce palais rose cache un nid de vipères. Y évoluer est dangereux...
– C'est pourtant ce que je veux faire. Je veux y entrer.
La stupeur coupa un instant le souffle d'Abou tandis que Josse et Gauthier, pour la première fois depuis de longues minutes, faisaient entendre une protestation.
– Tu veux entrer en Al Hamra ? articula enfin Abou. As-tu perdu l'esprit ? Ce n'est pas ce qu'il faut faire. Bien que Zobeïda me déteste, je vais, moi, me rendre chez elle, sous un prétexte ou sous un autre, afin de dire à ton époux que tu es chez moi. Je lui avais prédit que tu viendrais d'ailleurs.
– Qu'a-t-il dit ?
– Il a souri, hoché la tête négativement : « Pourquoi viendrait-elle
? m'a-t-il dit. Elle a tout ce qu'elle a toujours cherché : amour, honneurs, richesse... et l'homme qu'elle a choisi est de ceux qui savent garder une femme. Non, elle ne viendra pas. »
– Comme il me connaissait mal ! soupira Catherine amèrement.
C'est vous qui aviez raison.
– Et j'en suis heureux ! Je vais donc me rendre auprès de lui et...
Il n'alla pas plus loin. La main de Catherine s'était posée sur son bras pour l'arrêter.
– Non... Cela ne peut me convenir, et pour deux raisons : la première est qu'apprenant ma présence, ou bien Arnaud vous dira que j'ai cessé d'exister pour lui... et j'en mourrai, ou bien il cherchera à me rejoindre, mettant ainsi son existence en péril.
– Voilà en effet une raison. Et la seconde ?
La seconde est que je veux voir, vous entendez, voir de mes yeux, quels sont ses rapports avec cette femme. Je veux savoir s'il l'aime, comprenez-vous ? Si elle a vraiment su me chasser de son cœur, je veux compter leurs baisers, épier leurs caresses. Je n'ai pas d'illusions, sachez-le. Je me vois telle que je suis. C'est– à-dire assez loin d'une jouvencelle. Quant à cette Zobeïda, sa beauté, tout à l'heure, m'a jetée dans le désespoir... pourquoi donc n'aurait-elle pas réussi à gagner son cœur ?
– Et s'il en était ainsi ? lança Gauthier audacieuse– ment. Si cette femme avait conquis messire Arnaud, s'il était devenu son esclave ?
Que feriez-vous ?
Lentement, le sang quitta les joues de Catherine. Elle ferma les yeux, cherchant à refouler l'image d'Arnaud dans les bras de la princesse, une image devenue dangereusement précise maintenant qu'elle avait vu Zobeïda.
– Je ne sais pas ! dit-elle seulement. Je ne sais vraiment pas...
mais il faut que je sache ! Et je ne saurai que là-bas...
– Laissez-moi y aller, dame Catherine, dit Gauthier. Je parviendrai bien, moi, à apprendre si votre époux s'est détourné de vous. Et, au moins, vous ne serez pas en danger...
Ce fut Abou-al-Khayr qui se chargea de la réponse :
– Comment parviendras-tu jusqu'à lui, homme du Nord ? Les appartements de Zobeïda font partie du harem ; même s'ils en sont un peu à l'écart, les gardes du Calife veillent aux portes. Aucun homme n'entre au harem à moins d'être eunuque.
– Messire Arnaud l'est-il ?
– Son cas est différent ! Il est prisonnier et Zobeïda fait bonne garde autour de son trésor. Tu laisserais ta tête dans l'aventure sans le moindre profit...
Gauthier allait protester, mais le médecin lui imposa silence. Il se tourna vers Catherine.
– À quel titre espères-tu entrer chez Zobeïda ?
– Je ne sais pas. A titre de servante, peut-être... Est-ce impossible
? Je parle votre langue, grâce à Josse, et je suis bonne comédienne.
A l'appui de ses dires, Catherine raconta à son ami son séjour chez les Tziganes et comment, durant des jours, elle avait soutenu sans faillir un rôle difficile et dangereux.
Je n'agissais que pour nous venger, Arnaud et moi, dit-elle en conclusion. Que ne ferais-je pas quand il s'agit de le reprendre et de retrouver mon unique raison de vivre ? Je vous en supplie, Abou, aidez-moi... aidez-moi à entrer à Al Hamra. Il faut que je le voie, il faut que je sache...
Elle tendait des mains suppliantes et Abou-al-Khayr détourna la tête, gêné de se sentir aussi faible en face des larmes d'une femme. Un long moment il garda le silence.
– C'est de la folie pure ! soupira-t-il enfin... mais je sais depuis longtemps que ce que tu veux, tu le veux bien ! Je te promets d'y penser sérieusement. Mais il faut du temps... Une aventure de ce genre se prépare dans le silence et la réflexion. Laisse-moi ce soin, veux– tu ? Profite un peu, en attendant, de ma maison, de mon jardin.
Tu verras qu'ils offrent beaucoup de douceur. Repose-toi... soigne-toi, dors et vis dans la paix en attendant...
– En attendant ? s'insurgea Catherine. Attendre ? Quel langage me tenez-vous là ? Pensez-vous que j'aie la tête à me reposer, à vivre dans la douceur alors... alors que la jalousie me dévore, avoua-t-elle franchement, et que le désir de le revoir me consume ?
Abou-al-Khayr se releva, glissa ses mains dans ses larges manches et regarda Catherine avec sévérité.
– Eh bien, laisse la jalousie te dévorer, le désir de ton époux te consumer quelques jours encore ! Tu étais affolée, tout à l'heure, devant la beauté de Zobeïda : as-tu donc l'intention de te montrer à l'homme que tu aimes avec des cheveux ternes, une peau criblée de taches de rousseur, des mains durcies par les rênes et un corps maigre de chatte affamée ?
Confuse, Catherine baissa la tête sous l'algarade et devint aussi rouge que les grenades demeurées sur le plateau.
– Je suis devenue si laide ? balbutia-t-elle.
– Tu sais très bien que non, coupa Abou sèchement. Mais, chez nous, la femme ne vit, ne respire que pour plaire à l'homme. Son corps doit être seulement la cassolette aux parfums précieux qu'il aimera respirer, la harpe qu'il se plaira à faire chanter, le jardin de roses et d'oranges où il aimera promener son désir. Ces armes, qui sont celles de Zobeïda, il faut que tu les obtiennes... ou plutôt que tu les retrouves. Après seulement tu pourras lutter a armes égales avec ta rivale. Souviens-toi de la dame au diamant noir qui régnait sur un prince ! Demain je te conduirai moi-même au hammam voisin et je te confierai à Fatima qui s'occupe du quartier des femmes. C'est la plus affreuse vieille que je connaisse et la reine des entremetteuses, mais elle s'y entend comme personne à faire d'une mule efflanquée par la charrue une fringante pouliche à la robe luisante. Et elle m'a de nombreuses obligations : elle fera des merveilles avec toi !
Maintenant, je te laisse. J'ai quelques malades à voir. Nous nous retrouverons ce soir.
Il sortit, avec sa dignité coutumière, laissant Catherine se demander si la « mule efflanquée par la charrue » avait quelque rapport avec elle-même. Elle se le demandait même si visiblement qu'un énorme éclat de rire vint secouer Gauthier et Josse avec un bel ensemble.
Josse finit même par pleurer de rire.
– Je n'ai jamais rien rencontré d'aussi réjouissant que ce petit bonhomme ! hoquetait-il en se tapant sur les cuisses... Oh ! oh ! oh, oh
! oh ! oh !... Non ! c'est trop drôle !
Un moment, Catherine regarda les deux hommes qui se roulaient sur les coussins sous l'emprise du fou rire, en se demandant cette fois si elle allait se fâcher. Mais le rire est communicatif et Catherine n'y résista pas longtemps. Elle prit le parti de faire comme eux.
Les voyant rire de si bon cœur, Gédéon pensa que la politesse l'obligeait à se joindre au concert :
– Ha ! ha ! ha ! ha !... hurla-t-il. Ca... therine !...
Insupporrrrrrrrrtable Catherrrrrrine ! Gloirrrrrre... au duc !...
Un coussin, lancé d'une main sûre par Gauthier, lui coupa la parole.
Étendue de tout son long sur un banc de marbre recouvert d'un drap de bain en coton rouge, s'efforçant de ne penser à rien comme on le lui avait recommandé, Catherine s'abandonnait aux soins que lui prodiguaient Fatima et ses aides. Elle fermait même les yeux pour éviter de rencontrer les gros yeux blancs de Fatima qui était encore plus laide que ne l'avait annoncé Abou-al– Khayr. C'était une énorme Éthiopienne, noire comme de l'encre et qui semblait douée de la force d'un ours. Ses cheveux noirs, épais et crépus étaient courts comme ceux d'un homme mais grisonnaient à peine et ses gros yeux roulaient dans leur orbite, noyés dans une cornée d'un blanc jaunâtre strié de fines veinules rouges. Comme ses deux aides, elle était nue jusqu'à la ceinture et, sous leur peau noire, luisante de sueur, ses énormes seins gonflés comme des pastèques dansaient lourdement au rythme de ses mouvements. De temps en temps, elle retroussait ses épaisses lèvres rouges, laissant filtrer l'éclair blanc de ses dents, puis se remettait à malaxer le corps de la jeune femme avec des mains aussi larges que des battoirs à linge. Lorsque Catherine, étroitement enveloppée dans un grand voile vert, était arrivée au
hammam, montée sur un âne, solennellement escortée par Abou-al-Khayr en personne et suivie à trois pas par les deux Noirs muets, Fatima avait salué profondément puis entrepris avec le médecin une conversation sur un rythme tellement rapide que Catherine n'aurait sans doute rien compris si Abou ne l'avait d'abord avertie de ce qu'il allait dire pour expliquer la présence d'une blonde étrangère dans sa maison.
L'idée était simple, encore que passablement étonnante quand on connaissait la méfiance que le petit médecin nourrissait envers les femmes : il venait d'acheter, à un navire barbaresque relâchant à Almeria, cette belle esclave blonde dont il comptait bien faire les délices de ses vieux jours une fois que Fatima aurait exercé sur elle son art souverain et l'aurait rendue digne de la couche d'un croyant raffiné. Mais il avait demandé à la grosse Éthiopienne de garder toujours Catherine en dehors des autres clientes, craignant, disait-il, que la nouvelle de sa magnifique acquisition ne fit jaser. La mine confite en pruderie, les yeux baissés et les airs émerveillés que prenait son ami faillirent bien venir à bout du sérieux de Catherine, mais Fatima n'y vit que du feu. Ou plutôt, devant les beaux dinars d'or qui coulèrent de la main de son client, elle en conclut que le sage Aboual-Khayr devait être fort amoureux et que, décidément, il ne fallait pas se fier aux apparences. Celui-là, avec sa dignité et ses dédains, était, tout compte fait, comme les autres ! Une belle fille pouvait toujours en venir à bout...
Elle se mit à l'ouvrage aussitôt. Débarrassée de ses vêtements en un tournemain par deux Mauresques aussi maigres que leur maîtresse était grasse, elle se retrouva assise sur un tabouret de bois dans une pièce tout en mosaïque emplie de vapeur d'eau. On la laissa transpirer là une bonne demi-heure ; après quoi, les deux baigneuses la transportèrent à demi étouffée, sur le banc de massage où Fatima l'attendait, les poings sur les hanches, comme le bourreau attendant sa victime.
Catherine fut étalée sur la table à la manière d'une simple pâte à pain, puis, sans perdre un instant, Fatima chaussa sa main droite d'un gant de laine rêche, empoigna de l'autre un grand pot de terre plein d'une sorte de pâte ocre et se mit à enduire sa cliente à une allure vertigineuse. En un rien de temps, la jeune femme se retrouva transformée en une sorte de statue boueuse avec quelques trous pour les yeux et la respiration. Ensuite, les mains vigoureuses de Fatima la frictionnèrent avec cette terre, puis on la lava à grande eau avant de l'envelopper dans un grand drap de laine fine et de la transporter sur une autre table pourvue d'un appui échancré pour le cou qui laissait pendre les cheveux au-dehors.
La tête de Catherine fut savonnée plusieurs fois, rincée, rerincée, enduite d'une huile parfumée, puis relavée et finalement frictionnée avec de l'essence de jasmin. Durant tout le temps qu'avaient pris ces opérations, elle n'avait même pas entendu le son de la voix de la grosse Fatima. Celle-ci ne se décida à parler qu'une fois sa cliente enturbannée d'une serviette sèche, revêtue d'un peignoir de laine blanche fine et installée sur une sorte de lit de repos au milieu d'une multitude de coussins. Fatima, alors, frappa dans ses mains et un eunuque apparut, portant un large plateau de cuivre empli d'une multitude de petits plats qu'il posa sur une table basse auprès du lit.
Fatima, qui n'avait pas jugé utile de couvrir sa semi-nudité quand l'eunuque était entré, désigna le plateau à Catherine.
– Tu vas manger tout ce qu'il y a là-dessus.
– Tout ? s'écria la jeune femme effarée.
En effet, elle pouvait voir, fumant sur le plateau, plusieurs sortes de boulettes de viande, deux potages dont l'un comportait lui aussi des boulettes, des concombres confits dans le vinaigre, des aubergines rôties, une sorte de ragoût dont la sauce embaumait et, enfin, plusieurs sortes de gâteaux luisants de miel et hérissés d'amandes. De quoi nourrir Gauthier lui-même !
Je ne pourrai jamais manger tout cela ! fit-elle avec une timidité qu'expliquait la carrure de Fatima, mais la baigneuse ne s'émut pas pour autant.
– Tu y mettras le temps qu'il faut, mais il faut que tu manges tout
! Comprends-moi bien, Lumière de l'Aurore": ton maître Abou-al-Khayr t'a confiée à moi pour que je fasse de toi la plus belle créature de tout l'Islam. Et j'ai ma réputation à soutenir. Tu ne sortiras d'ici que lorsque ton corps sera devenu aussi suave qu'un sorbet à la rose !
– Je ne sortirai d'ici, répéta Catherine. Que veux-tu dire ?
– Que tu ne quitteras cette maison que pour entrer au lit de ton maître et faire ses délices, affirma tranquillement la négresse. Cet appartement sera le tien jusqu'à ce jour. Tu y seras servie, soignée, surveillée comme...
– Comme une oie à l'engrais ! s'emporta Catherine. Mais je ne veux pas ! Je vais périr d'ennui ici !
– Tu n'auras pas le temps ! Tu es belle mais affreusement maigre, ta peau est sèche. Il y a beaucoup à faire. Et puis tu pourras te promener dans le jardin, prendre le frais le soir, sur la terrasse. Enfin, dûment voilée et sous bonne escorte, te promener de temps en temps dans la ville. Crois-moi, tu n'auras pas le temps de t'ennuyer !
D'ailleurs, la durée de ton séjour dépendra de ta bonne volonté. Plus vite tu seras prête et plus vite tu sortiras... encore que je ne comprenne guère ta hâte de recevoir les caresses du petit médecin qui a beaucoup de cervelle, mais pas beaucoup de muscles et qui doit être un piètre amant. Mange !
Et sur cette injonction, Fatima sortit, laissant Catherine partagée entre la fureur et l'envie de rire. Comment Abou avait-il osé la cloîtrer chez cette femme ? Il s'était bien gardé de lui dire qu'elle ne reviendrait chez lui qu'une fois remise en possession de tous ses charmes car il savait bien comment elle aurait réagi. D'ailleurs, il n'était pas difficile de deviner qu'en la confiant à ce mastodonte noir il entendait la mettre à l'abri de ses propres impulsions et se donner à lui-même le temps de réfléchir. Au fond, c'était astucieux ! Le mieux était d'obéir.
Docilement, elle avala le contenu de son plateau, but avec méfiance d'abord puis avec un plaisir croissant le thé à la menthe, chaud, fort et bien sucré... et là-dessus s'endormit tout naturellement.
Quand elle s'éveilla, elle trouva Fatima debout près de son divan, souriant de toutes ses fortes dents blanches.
– Tu as dormi deux heures ! lui annonça-t-elle triomphalement.
Et tu as tout mangé : c'est bien ! Nous nous entendrons. Maintenant nous pouvons continuer.
Extraite de son divan par deux servantes qui la portaient aussi précautionneusement qu'un vase de cristal, Catherine fut amenée dans la salle d'épilation où une spécialiste la débarrassa de tout duvet superflu à l'aide d'une pâte épaisse à base de chaux et d'orpiment tandis qu'une coiffeuse enduisait sa chevelure d'un henné léger qui, une fois ôté, laissa dans ses cheveux de merveilleux reflets d'or roux.
Après quoi, on la remit aux mains de Fatima en personne. La baigneuse frotta d'une huile parfumée tout le corps de sa cliente puis se mit à la masser. Cette fois, Catherine se laissa faire avec un réel plaisir. Les mains noires de Fatima pouvaient avoir une fermeté implacable ou une étonnante douceur. Sans doute, pour l'encourager, l'Éthiopienne déclara, tout en malaxant énergiquement le ventre de la jeune femme :
– Quand j'en aurai fini avec toi, tu pourras rivaliser même avec la princesse Zobeïda, la perle du harem.
Le nom fit sursauter Catherine, qui brusquement devint attentive puis demanda, sans avoir l'air d'y attacher d'importance :
– J'en ai entendu parler. Tu la connais ? On la dit très belle !...
Certes, je la connais. Elle s'était même confiée à mes soins, après une maladie. C'est la plus belle panthère de tout l'Orient. Elle est cruelle, sauvage, ardente mais belle ! oh oui ! admirablement belle ! Elle ne l'ignore pas d'ailleurs. Zobeïda est orgueilleuse de son corps dont elle connaît la perfection, de ses seins sur lesquels on pourrait mouler des coupes sans défaut... et ne les cache guère. Dans l'enceinte de ses appartements et de son jardin privé, elle ne porte guère que des mousselines fort transparentes et des joyaux merveilleux pour mieux réjouir les yeux de son amant.