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Catherine et le temps d'aimer
  • Текст добавлен: 9 октября 2016, 15:54

Текст книги "Catherine et le temps d'aimer"


Автор книги: Жюльетта Бенцони



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Du coup, la gorge de Catherine se sécha brusquement.

– Son amant ?

Fatima retourna Catherine comme une crêpe et se mit à lui malaxer le dos puis ricana.

– Je devrais dire ses amants car on chuchote, dans les bazars, que plus d'un beau guerrier est entré, la nuit, par une porte secrète, dans les appartements de la princesse pour contenter sa faim d'amour. Parfois même, dit-on, Zobeïda a fait ses délices d'esclaves bien musclés...

dont on retrouvait les cadavres dans les fossés d'Al Hamra...

Catherine hésitait entre l'inquiétude et le soulagement. D'une part, si Zobeïda était ce genre de Messaline, il serait peut-être plus facile qu'elle ne le craignait de lui arracher sa proie... Mais, d'autre part, qui pouvait dire si pareil sort n'attendait pas Arnaud ? Pourquoi fallut-il que Fatima ajoutât :

– Mais, depuis quelques mois, les langues agiles des commères ne s'agitent plus dans le même sens autour des fontaines et des caravansérails. Zobeïda n'a plus qu'un amant, un captif franc, dont elle est folle, et plus personne ne franchit la porte secrète qui mène à ses jardins...

– Cet homme, tu l'as vu ? demanda Catherine.

– Une fois ! Il est beau, viril, hautain et silencieux. Dans une certaine mesure, il ressemble à Zobeïda ; c'est, comme elle, une bête de proie, un fauve !... Ah ! Leurs amours ne doivent manquer ni de violence ni de passion et leurs caresses...

C'était plus que Catherine ne pouvait endurer.

– Tais-toi ! cria-t-elle. Je t'ordonne de te taire !...

Surprise par la soudaine violence de cette docile

cliente, Fatima s'arrêta et la considéra un instant d'un air perplexe tout en essuyant machinalement ses mains huileuses au pagne de coton qui drapait ses hanches. La jeune femme avait laissé tomber sa tête dans ses bras pour cacher les larmes qui montaient. Soudain, un lent sourire vint éclairer la face lunaire de la négresse. Il lui sembla qu'elle comprenait la raison du subit désespoir de sa patiente... Elle se pencha sur le corps étendu après s'être assurée que personne ne pouvait l'entendre.

– Je devine pourquoi tu te désoles, Lumière de l'Aurore, il t'est pénible d'évoquer le bel amant de Zobeïda alors que tu es seulement destinée à recevoir les caresses d'un homme débile et déjà âgé. Et, selon moi, tu as raison car ta beauté mérite meilleur destin que le lit d'un médecin... Mais console-toi, ma belle, il se peut que tu trouves mieux...

Catherine releva un visage rougi et marbré de larmes.

– Que veux-tu dire ?

– Rien. Je m'entends ! Il est trop tôt pour parler de ça ! Regarde dans quel état tu as mis ton visage, petite sotte ! Laisse-moi faire...

Quand venait la nuit, les terrasses des maisons de Grenade se transformaient en d'étranges jardins vaporeux. Toutes les femmes, dans leurs voiles tendres ou foncés, scintillants de paillettes ou atténuant l'éclat des gemmes à moins qu'ils n'aient d'autre richesse que leur fraîcheur, se réunissaient sur leurs toits respectifs pour respirer la douceur de l'air du soir, manger des sucreries ou échanger des potins d'une terrasse à l'antre. Et il n'était pas jusqu'à la plus modeste servante qui n'eût permission d'aller, elle aussi, prendre le frais. Les hommes, eux, préféraient se rendre sur les places pour parler, écouter les conteurs ou admirer les tours des baladins, à moins que la secte musulmane à laquelle ils appartenaient ne leur permît de fréquenter l'un de ces cabarets en plein air, installés souvent dans des jardins où ils pouvaient se réjouir, boire du vin et regarder évoluer des danseuses.

Catherine, ce soir-là, tandis que Fatima l'installait au milieu d'un flot de coussins de soie, sous le ciel nocturne, avait la curieuse sensation d'avoir changé de peau. D'abord parce qu'elle éprouvait un bien-être extraordinaire et se sentait à la fois légère et détendue, ensuite parce que le nouveau visage que lui avait donné Fatima lui semblait à la fois étrange et attirant. Elle avait paressé, durant au moins une heure, dans une grande piscine remplie d'eau tiède tandis qu'une esclave, accroupie sur le bord, lui tendait des fruits qu'elle lui épluchait. Ensuite, avant de la rhabiller avec d'étranges vêtements, on l'avait maquillée. Ses dents avaient été frottées avec une pâte spéciale, ses lèvres teintes d'un beau rouge tandis que ses yeux, ombrés de khôl, semblaient assez longs pour rejoindre la racine de ses cheveux.

Ses ongles, peints, brillaient comme autant de gemmes roses et elle se sentait merveilleusement à l'aise dans son nouveau costume : amples pantalons de mousseline rose rattachés aux hanches par une lourde ceinture d'orfèvrerie et laissant nus la taille et le ventre assorti d'une brassière à manches courtes, de satin rose. Sur sa tête, une petite calotte ronde retenait l'immense voile rose dont elle avait dû s'envelopper pour paraître sur le toit.

Un long moment Fatima et son unique cliente – Catherine avait appris que, tant qu'elle y serait en traitement, le hammam serait fermé pour toute autre, folle munificence d'Abou qui avait fortement impressionné la grosse baigneuse demeurèrent sans parler. La nuit était exceptionnellement douce, parfumée de jasmin et d'oranger. De la terrasse, le spectacle de la ville, dont les ruelles et les bazars encore ouverts s'éclairaient d'une multitude de lampes à huile, était féerique et inattendu pour une femme habituée aux villes noires de l'Occident, à leurs rues que le couvre-feu transformait en coupe-gorge, Catherine demeura longtemps fascinée par lui. Une musique étrange, lancinante et grêle qui devait venir de quelque cabaret s'élevait jusqu'à la jeune femme, luttant avec le grondement doux du torrent voisin.

Mais, bientôt, le regard de Catherine abandonna la ville pour gagner l'énorme masse du palais qui dominait de haut la maison de Fatima.

Celle-ci s'élevait au bord du Darro, au débouché du ravin qu'il creusait entre le promontoire d'Al Hamra et les coteaux de l'Albaicin et de l'Alcazaba Kadima. A cent cinquante mètres au-des– sus d'elle, les profonds créneaux du palais se découpaient sur le velours sombre du ciel. Là, aucune lumière, aucun signe de vie, sinon le pas ferré des invisibles sentinelles. Catherine crut deviner une menace dans ces murailles muettes. Elles semblaient la défier de leur arracher leur captif...

Les yeux de la jeune femme demeurèrent si longtemps rivés à l'inquiétant escarpement que Fatima remarqua, au bout d'un moment :

– On dirait que le palais t'attire, Lumière de l'Aurore ? A quoi rêves-tu quand tu le regardes ?

Audacieusement, Catherine répondit :

– A l'amant de la princesse. Au beau captif franc... Je suis du même pays que lui, tu le sais. Il est normal que je m'intéresse à lui.

La main grasse de Fatima s'abattit vivement sur sa bouche qu'elle ferma. Dans l'ombre, Catherine vit rouler de terreur les yeux blancs de l'Éthiopienne.

– Es-tu déjà lasse de la vie ? chuchota-t-elle. Si c'est le cas, il vaut mieux que je te renvoie tout de suite à ton maître car les terrasses voisines sont bien proches et j'aperçois le voile safran d'Aïcha, l'épouse du riche marchand d'épices, et la plus mauvaise langue de la ville. Je suis vieille déjà et laide, mais j'aime tout de même encore respirer l'odeur des roses et manger du nougat noir.

– Pourquoi est-ce dangereux de parler comme je l'ai fait?

Parce que l'homme auquel tu as fait allusion est le seul, dans tout Grenade, auquel aucune femme de la ville n'ait le droit de penser, même en rêve si elle rêve tout haut. Les bourreaux de Zobeïda sont des captifs mongols que lui a envoyés en hommage le sultan ottoman Mourad. Ils savent, sans amener la mort, faire durer une agonie des jours et des jours et il vaut mieux encourir la colère du Calife en personne plutôt que la jalousie de Zobeïda. La sultane favorite, ellemême, l'éblouissante Amina, ne s'y risquerait pas. Zobeïda la hait déjà bien suffisamment. C'est d'ailleurs pour cela qu'elle réside rarement en Al Hamra.

– Où habite-t-elle donc ?

Le doigt gras de Fatima désigna, au sud de la cité, les sveltes pavillons et les toits verts d'un grand bâtiment isolé, hors des murs, qui paraissait jaillir d'un vaste jardin dont les frondaisons se miraient dans une rivière scintillante.

– C'est l'Alcazar Genil, le palais privé des sultanes. Il est facile à garder et Amina s'y sent plus en sécurité. Les sultanes l'ont rarement habité, mais Amina sait ce que pèse la haine de sa belle-sœur. Certes, Muhammad l'aime, mais c'est un poète en même temps qu'un guerrier et il a toujours eu pour Zobeïda un faible dont la sultane se méfie.

– Si la princesse obtenait sa tête, observa Catherine, je n'ai pas l'impression que ce palais pourrait la défendre longtemps.

– Plus que tu ne crois. Car il y a aussi cela...

Son doigt désignait non loin de la Médersa une sorte de forteresse, hérissée de créneaux et illuminée par de nombreux pots à feu, qui semblait garder la porte sud de la ville et donnait une redoutable impression de puissance.

– C'est la demeure de Mansour ben Zegris. Il est le cousin d'Amina, dont il a toujours été épris, et sans doute l'homme le plus riche de la ville. Les Zegris et les Banu Saradj1 sont les deux familles les plus puissantes de Grenade et, bien entendu, elles sont rivales.

1 Dont Chateaubriand a fait les Abencérages.

Amina est une Zegris, une raison de plus pour Zobeïda, qui protège les Banu Saradj, de la détester. Tu n'imagines pas les perturbations que les querelles de ces deux familles nous valent et si le Calife Muhammad a déjà perdu deux fois son trône, on peut dire sans crainte qu'il le devait aux Zegris !

– Et, revenu une troisième fois au pouvoir, il ne les a pas punis ?

Fatima haussa les épaules.

– Comment le pourrait-il ? Le sultan mérinide, qui règne à Fès sur le puissant Maghreb aux terres immenses, est son ami. Exécuter Zegris serait déchaîner sa colère redoutable et les sauvages cavaliers du désert seraient vite sous nos murs. Non, Muhammad a préféré composer avec son ennemi. La douceur et la bonté d'Amina, très attachée à sa famille mais passionnément éprise de son époux, ont fait beaucoup pour l'espèce de traité qui a été conclu. Voilà pourquoi Muhammad supporte que Mansour ben Zegris demeure là, couché à sa porte, comme un molosse prêt à mordre.

La voix de Fatima s'éteignit. Le silence régna un moment entre les deux femmes. Catherine songeait à tout ce qu'elle venait d'entendre.

Ces informations, anodines en apparence, pouvaient se révéler pleines d'intérêt pour quelqu'un qui brûlait de s'engager dans une dangereuse aventure. Elle nota soigneusement dans sa mémoire les noms étrangers qu'elle venait d'entendre : Amina, la sultane qu'Abou-al-Khayr avait sauvée de la mort, Mansour ben Zegris, le cousin amoureux d'Amina et la famille rivale que protégeait Zobeïda, les Banu Saradj. Elle se les répéta, mentalement, plusieurs fois pour être certaine de ne plus les oublier.

Elle ouvrait la bouche pour poser à Fatima une nouvelle question, mais un puissant ronflement lui coupa la parole. Fatiguée par une journée de bon travail, la grosse Ethiopienne avait glissé en arrière sur les coussins répandus à même le sol et, la bouche grande ouverte, les mains nouées sur son énorme ventre, elle entamait vigoureusement sa nuit. Catherine sourit puis, se calant dans les coussins, reprit sa rêverie.

Huit jours plus tard, Catherine était transformée. La vie calme, indolente et confortable qu'elle avait menée chez Fatima, la nourriture riche, les longues heures de paresse dans les piscines, tièdes, chaudes ou froides, et surtout les soins habiles, incroyablement compliqués que lui avait prodigués l'Éthiopienne avaient fait merveille. Son corps avait perdu sa maigreur tragique, sa chair avait retrouvé son splendide épanouissement, sa peau était redevenue aussi fine et douce qu'un pétale de fleur, enfin elle s'était accoutumée aux étranges vêtements du pays et prenait maintenant plaisir à les porter.

Plusieurs fois, au cours de ce séjour, Abou-al-Khayr était venu lui rendre visite pour se rendre compte des progrès accomplis, mais Gauthier ni Josse n'avaient pu l'accompagner. Ses visites étaient rapides, assez cérémonieuses car il prenait bien soin de garder son attitude de dilettante qui vient voir où en est la réparation de l'objet rare qu'il a déniché.

Il s'était bien arrangé pour lui chuchoter qu'il n'avait pas encore découvert le bon moyen de l'introduire au palais, qu'il avait des projets en vue, mais cela n'avait guère calmé l'impatience de Catherine. Elle se sentait tout à fait prête. Les grands miroirs d'argent poli des salles de massage lui renvoyaient maintenant une image exquise dont elle avait hâte d'expérimenter le nouveau pouvoir. Mais Fatima, apparemment, n'était pas encore satisfaite.

– Patience ! disait-elle en maquillant son visage avec un soin d'enlumineur. Tu n'as pas encore atteint la perfection que je souhaite.

Elle cachait soigneusement sa belle cliente au fond de sa maison et, seuls, ses servantes ou ses eunuques pouvaient l'approcher quand elle recevait des visites.

Pourtant, un matin où Catherine, ruisselante d'eau, sortait de la piscine, elle avait vu Fatima en grande conversation avec une vieille femme somptueusement vêtue de brocart vert dont les yeux de fouine avaient insolemment détaillé son anatomie. Les deux femmes semblaient discuter âprement et Catherine aurait volontiers juré qu'elle était l'objet de cette discussion, mais, après un signe de tête approbateur, la vieille avait disparu en faisant claquer ses babouches sur le dallage et, lorsque Catherine avait interrogé Fatima à son sujet, l'Ethiopienne s'était contentée de hausser les épaules.

– Une vieille amie à moi ! Mais, si elle revient, il faudra te montrer douce et aimable... car elle peut beaucoup pour toi, si tu désires un maître plus... vaillant que le petit médecin !

Fatima n'avait rien voulu dire de plus et il avait bien fallu que «

Lumière de l'Aurore » se contentât de ses mystérieuses paroles, dont à vrai dire elle devinait à moitié le sens. Abou ne lui avait-il pas dit que Fatima était la reine des entremetteuses ? Elle s'était, alors, contentée de remarquer doucement :

– Un maître plus vaillant, certes... mais je serais tout à fait heureuse si, grâce à ce maître, je pouvais enfin découvrir les merveilles d'Al Hamra !

– Ce n'est pas impossible, avait alors répondu Fatima d'un ton rogue, et Catherine, cette fois, n'avait plus insisté.

Au lendemain de la visite de la vieille au brocart vert, la jeune femme avait obtenu de Fatima la permission de sortir pour se rendre dans les souks. Elle aimait flâner dans l'atmosphère chaude, poussiéreuse et magnifique de ces interminables rues couvertes de roseaux où les merveilles jaillissaient continuellement de toutes ces minuscules boutiques. Et, deux ou trois fois, Fatima lui avait permis de sortir, soigneusement voilée bien entendu, flanquée de .deux servantes qui ne quittaient pas ses côtés et suivie d'un grand eunuque portant sous le bras une longue courbache en cuir d'hippopotame tressé.

Il en avait été de même ce matin-là et, avec son escorte habituelle, la jeune femme, sous un grand voile de satin léger couleur de miel qui ne laissait voir que ses yeux fardés, se dirigeait d'un pas tranquille vers le grand sotik des soieries qui ouvrait presque au pied de la rampe d'accès d'Al Hamra. La journée s'annonçait torride. Une brume bleutée enveloppait la ville et, un peu partout, les citadins arrosaient les ruelles à grande eau pour tenter de garder un peu de fraîcheur et fixer la poussière. Il était encore très tôt. Le jour était levé depuis deux heures à peine, mais c'était le seul moment, avec l'heure relativement douce du crépuscule, où il était agréable de quitter l'ombre fraîche des maisons. Ce qui n'empêchait nullement l'agitation habituelle aux jours de marché de s'emparer de Grenade.

Catherine, quittant l'ombre d'une mosquée, allait s'engouffrer sous l'arche qui ouvrait le souk et s'avançait dans l'espace découvert, inondé de soleil, qui précédait Bab-el-Ajuar, le grand arc rouge, gardé de Nubiens gigantesques, qui constituait la première porte d'Al Hamra, quand une musique stridente, guerrière, déchira ses oreilles.

Une troupe d'hommes à cheval, soufflant dans des ghaïtas 1 ou frappant à pleins poings le tar 2, venaient de franchir la porte, précédant une puissante troupe armée. Des soldats au teint sombre, aux yeux sauvages, la lance à la cuisse et montant de rapides petits chevaux

andalous,

entouraient

un

groupe

de

cavaliers

somptueusement vêtus et portant tous, sur leur poing gauche ganté de cuir épais, un faucon ou un gerfaut. Les capuchons qui aveuglaient les rapaces étaient de soie pourpre scintillante de pierreries, les robes des cavaliers faites de brocarts précieux et leurs armes étaient bosselées de gemmes énormes. De grands seigneurs sans doute. Tous avaient des visages fins et fiers., de courtes barbes noires, des yeux de braise.

1 Sorte de musette.

1 Petit tambour rond.

Un seul montrait un visage nu, une tête sans turban. Il chevauchait un peu en avant des autres, silencieux, hautain, retenant d'une main nonchalante sa fringante monture, une bête d'un blanc neigeux dont l'éclat accrocha le regard de Catherine. Instantanément, du cheval, les yeux de la jeune femme montèrent au cavalier. Elle étouffa un cri : la monture, c'était Morgane, le cavalier, c'était Arnaud...

Très droit sur sa selle brodée, dominant d'une tête ses compagnons, il était vêtu à l'orientale, mais de soie noire brodée d'or qui tranchait sur les couleurs brillantes des autres, et il portait, négligemment rejeté en arrière, son grand burnous de fine laine blanche... Son beau visage aux traits durs, au profil impérieux s'était creusé, affiné et basané presque autant que ceux des Maures. Ses yeux noirs y brûlaient d'un feu sombre, mais, près des tempes, de légères griffures argentées marquaient ses épais cheveux noirs.

Clouée au sol, bouleversée jusqu'à l'âme, Catherine le dévorait des yeux tandis qu'il s'avançait au pas nerveux de sa jument, indifférent, lointain, ne prêtant guère d'attention qu'au grand faucon posé sur son poing et qu'il approchait parfois de son visage comme pour lui parler.

Sans voix, étranglée par l'émotion, Catherine était aussi immobile que si la foudre l'avait frappée. Elle savait bien qu'il vivait à quelques pas d'elle, mais de se trouver tout à coup en face de lui, de le revoir, si proche et tellement inaccessible à la fois !... Non, cela, elle n'y était pas préparée, elle ne s'y attendait pas.

Indifférents au drame qui se jouait à quelques pas d'eux, les cavaliers poursuivaient leur chemin. Ils allaient s'éloigner, disparaître à l'angle d'un palais de briques rouges dont les rares et minces fenêtres avaient d'épais moucharabiehs... Un élan jeta Catherine sur les pas de cette haute silhouette blanche et noire qui s'engageait dans l'étroite ruelle. Mais deux poignes solides s'abattirent sur ses bras et l'immobilisèrent tandis que l'eunuque, roulant de gros yeux affolés, venait de se placer devant elle, barrant le passage.

– Lâchez-moi ! gronda la jeune femme. Qu'est-ce qui vous prend

? Je ne suis pas prisonnière, je pense...

– Les ordres de Fatima sont formels, fit l'une des femmes d'un ton d'excuse. Nous devons t'empêcher à tout prix "de faire quoique ce soit qui puisse te mettre en danger. Tu voulais t'élancer sur la trace des princes... n'est-il pas vrai ?

– Est-il défendu de les voir de plus près ?

– Certes ! Les cimeterres de leurs guerriers frappent vite, d'autant plus qu'ils escortent aussi le prisonnier franc de la princesse. Ta tête aurait pu tomber avant même que tu t'en sois aperçue... et le bâton de Fatima n'aurait guère épargné nos épaules !

Apparemment, c'était cela surtout, plus que la voir mourir, que craignaient les serviteurs de l'Ethiopienne... mais, au fond, ils avaient raison. S'ils l'avaient laissée faire, à quelle imprudence se serait-elle livrée ? Aurait– elle pu empêcher sa voix d'appeler l'homme qu'elle aimait, ses mains d'arracher le voile qui cachait son visage, pour qu'il pût la reconnaître ? Le scandale public rapporté à Zobeïda, c'était la mort pour elle... pour lui aussi peut-être... Non... tout était bien ainsi !

Mais que cet instant avait été cruel !

Tremblant encore de l'émotion violente ressentie, Catherine tourna lentement les talons.

– Rentrons ! soupira-t-elle. Je n'ai plus envie de me promener dans les souks. Il fait déjà si chaud !

Pourtant, elle s'arrêta près du mur de la petite mosquée au dôme vert... Deux mendiants, l'un grand et maigre, debout, bras croisés sous ses loques, et l'autre, petit et contrefait, assis sur sa jambe unique, regardaient disparaître au loin le cortège éclatant des chasseurs.

Quelques-unes de leurs paroles vinrent frapper la jeune femme.

– Le captif franc de la princesse s'ennuie dans les merveilles d'Aï Hamra. As-tu vu comme il est sombre ?

Quel homme ayant perdu le bien précieux de la liberté ne le serait ?

Ce roumi est un guerrier. Cela se voit à son allure... et à ses cicatrices.

Et la guerre est la plus enivrante des boissons. Il n'a plus que l'amour.

C'est peu...

Pour pouvoir écouter, Catherine faisait mine de chercher une petite pointe enfoncée dans son pied, mais, courbée et soutenue par les deux femmes dont l'une, agenouillée dans la poussière, examinait attentivement le pied, elle écoutait de toute son âme. La moindre parole concernant Arnaud était pour elle un bien précieux. La suite était encore bien plus importante car le grand mendiant nonchalant continuait :

– Aussi l'on dit que Zobeïda songe à lui faire passer la mer bleue.

Les terres immenses du vieux Maghreb seront plus douces aux sabots de son coursier et, là-bas, les tribus rebelles sont nombreuses. Le sultan acceptera sans doute d'employer un homme de guerre même infidèle, un cavalier aussi consommé... il ne serait pas le premier à se convertir à la vraie foi !

– Notre calife accepterait de laisser partir sa sœur ?

– Qui donc a jamais pu s'opposer à la volonté de Zobeïda ? As-tu vu qui s'est constitué le gardien de son précieux otage ? Le vizir Aben-Ahmed Banu Saradj en personne... Elle partira quand elle voudra et le sultan mérinide lui fera grand accueil.

Mais un groupe de femmes richement vêtues approchait et les deux mendiants abandonnèrent leurs propos pour se lancer dans une imploration geignarde, destinée à leur attirer des aumônes. Catherine, d'ailleurs, en avait assez entendu. Rechaussant vivement sa babouche abandonnée, elle empoigna son grand voile à deux mains et, avant que ses gardiennes, encore accroupies, aient eu, cette fois, le temps de la retenir, elle s'était mise à courir à toutes jambes vers la maison de Fatima.

Les potins des deux mendiants l'avaient jetée dans la plus folle panique. Pour que ces hommes des rues parlassent d'Arnaud avec cet intérêt, pour que la ville retentît de son nom à chaque carrefour, il fallait que le captif franc souleva de bien profondes vagues de curiosité et d'intérêt. Il fallait que Zobeïda en eût fait vraiment un personnage d'exception, presque de légende... et ce personnage-là devait être gardé de près. Si cette maudite princesse emmenait Arnaud en Afrique, il faudrait encore le poursuivre, reprendre la route, courir de nouveaux risques, cette fois à peu près insurmontables puisque, dans les villes mystérieuses de ce pays qu'on appelait Maghreb, elle n'aurait plus la maison d'Abou– al-Khayr, ni l'aide du petit médecin. A tout prix, il fallait empêcher cela, reprendre Arnaud avant, fuir avec lui enfin...

Un instant, elle eut la tentation de courir droit chez le petit médecin, mais, à cette heure-là, elle le savait, il était chez ses malades. Et les gardiennes du hammam auraient tôt fait de la rattraper avant la maison de son ami. Elle s'engouffra donc dans la demeure de Fatima et, toujours courant, se précipita dans le patio intérieur, planté de citronniers, de grenadiers et de vigne. Mais, au seuil de la colonnade qui entourait le jardin clos, elle s'arrêta, contrariée : Fatima était bien là, mais elle n'était pas seule. Drapée dans une invraisemblable robe rayée de toutes les couleurs de l'arc-en-ciel, un voile roulé en turban masculin autour de sa tête crépue, la grosse Ethiopienne se promenait dans les petites allées enlacées autour de la vasque rose du centre.

Auprès d'elle, Catherine reconnut la vieille de l'autre jour bien que, cette fois, le brocart qui l'empaquetait fût d'un mauve crépusculaire brodé de larges fleurs vertes.

Apercevant Catherine, à la fois haletante de sa course et hésitante au bord du jardin, Fatima comprit qu'il se passait quelque chose et, abandonnant, avec un mot d'excuse, sa visiteuse, elle rejoignit hâtivement la jeune femme.

– Qu'y a-t-il ? Que t'est-il arrivé ? Où sont tes gardiennes ?

– Elles me suivent. Je suis venue te dire adieu, Fatima, adieu et merci. Je dois rentrer chez mon... maître !

– Il n'est pas venu te réclamer, que je sache. L'as-tu donc rencontré ? fit la négresse d'un ton chargé de doute.

– Non. Mais il faut que je rejoigne sa maison au plus vite...

– Te voilà bien pressée ? D'autant plus qu'Abou le médecin n'est pas chez lui. Il a été appelé à l'Alcazar Genil. La sultane s'est blessée en prenant son bain.

– Eh bien... il me trouvera en rentrant, voilà tout ! Ce sera pour lui une bonne surprise...

– Et pour toi ? La nuit qui t'attend sera-t-elle aussi une bonne surprise ?

Les gros yeux blancs de la négresse fouillaient le regard vacillant de Catherine, scrutaient son visage où montait une rougeur.

– Un peu plus tôt un peu plus tard !... murmura la jeune femme avec un geste évasif.

– Je croyais, dit Fatima lentement, que tu désirais plus que tout gagner Al Hamra ?

A ce nom, le cœur de Catherine manqua un battement, mais elle se força à montrer de la désinvolture.

– À quoi bon rêver ? Qui peut se vanter de réaliser ses rêves ?

– Obéis-moi et, ce rêve-là du moins, tu le réaliseras, et sans tarder. Viens avec moi.

Elle prit le poignet de Catherine, voulut l'entraîner, mais, saisie d'une brusque méfiance, celle-ci résista.

– Où m'emmènes-tu ?

– Vers cette femme que tu vois là, près de la vasque... et vers Al Hamra, si tu le veux toujours. Cette vieille est Morayma. Tout le monde la connaît ici, et la recherche parce qu'elle dirige le harem du Maître. Elle t'avait remarquée, l'autre jour, et c'est pour toi qu'elle est revenue. Suis-la et, au lieu du petit médecin, c'est au Calife que tu appartiendras...

– Au Calife ? fit Catherine d'une voix blanche. Tu me proposes d'entrer au harem.

D'instinct, elle allait repousser avec horreur cette proposition, mais une phrase d'Abou-al-Khayr lui revint en mémoire : « Les appartements de Zobeïda font partie du harem », et une autre encore :

« C'est dans le jardin même de Zobeïda, dans un pavillon séparé, que vit messire Arnaud... » Entrer au harem, c'était approcher d'Arnaud.

Elle ne pouvait rien rêver de mieux en fait d'occasion.

Courageusement, elle ferma son esprit à la voix de la crainte : si elle approchait seulement le captif de Zobeïda, si elle osait lui parler, elle serait livrée aux bourreaux mongols de la princesse. Tant de fois déjà elle avait défié la torture et la mort ! Les bourreaux de Grenade ne devaient pas être pires que ceux d'Amboise. Et puis, une fois reconnue d'Arnaud, ils seraient deux à combattre... deux à mourir s'il le fallait. Car, de toute son âme, Catherine appelait cette mort commune si c'était là le prix qu'il fallait payer pour être à jamais réunie à son époux. Mieux valait, cent fois, mourir avec lui que le laisser à cette femme et, de toute façon, ce serait bien...

Le parti de la jeune femme fut pris. Elle redressa la tête, rencontra le regard soucieux de Fatima, lui sourit.

– Je te suis, dit-elle. Et je te remercie. La seule chose que je demande est que tu t'engages à faire porter, chez le médecin, une lettre que je te donnerai. Il a été bon pour moi.

– Je peux comprendre cela. Abou le médecin aura sa lettre, mais viens, Morayma s'impatiente.

La vieille femme donnait, en effet, des signes d'agitation. Elle avait quitté l'appui de la vasque rose et s'avançait à grands pas, en femme qui n'a plus de temps à perdre. La voyant approcher, Fatima ôta, d'un geste rapide de prestidigitateur, le voile safrané qui enveloppait Catherine, laissant étinceler sous le soleil ses cheveux tressés de fils d'or, dévoilant sa fine silhouette à peine dissimulée par les amples pantalons de mousseline jaune pâle et le court boléro filigrané d'or dont le profond décolleté menaçait, à chaque mouvement, de laisser jaillir sa gorge... Dans l'encadrement mauve et vert du voile, Catherine vit briller les yeux de la vieille qui, d'un geste agacé, rejeta l'étoffe, découvrant la peau jaune, plissée et desséchée, mais aussi le profil rapace d'une vieille Juive couverte de bijoux ; une bouche affaissée par absence de dentition dont le sourire n'était plus qu'une vilaine grimace. Seules, les mains couvertes de bagues voyantes étaient encore belles. Morayma devait en prendre un soin extrême, les enduire quotidiennement d'huiles et de crèmes, car elles dégageaient à chaque geste un parfum pénétrant et leur peau était douce.

Catherine, néanmoins, frissonna de dégoût quand ces mains se posèrent sur son flanc pour éprouver la douceur de sa propre peau.

– Tu peux être tranquille, commenta Fatima goguenarde. Le grain est lisse et fin, sans défaut.

– Je vois ! fit seulement l'autre qui, tranquillement ouvrit le boléro, libérant les seins de la jeune femme qu'elle pinça à deux doigts pour en éprouver la fermeté.

– Les plus beaux fruits de l'amour ! ajouta Fatima, faisant l'article sans plus de pudeur qu'un marchand de tapis. Quel homme ne les préférerait à sa raison ? Tu peux chercher, Morayma : des contrées glacées du Nord aux sables brûlants du désert, des colonnes d'Hercule aux échelles du Levant, et jusque chez le Grand Khan, tu ne trouveras pas de fleur plus parfaite à offrir au Tout-Puissant Commandeur des Croyants !

Pour toute réponse Morayma hocha la tête d'un air approbateur puis ordonna à Catherine :

– Ouvre la bouche !

– Pour quoi faire ? s'insurgea la jeune femme, oubliant déjà ses bonnes résolutions en se voyant traitée comme un simple cheval.


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