Текст книги "Catherine et le temps d'aimer"
Автор книги: Жюльетта Бенцони
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Le reflet d'une chandelle brûlant encore sur le comptoir d'un marchand d'images pieuses encore ouvert illumina un instant le visage du grand pèlerin et ses mains dont l'une retenait son manteau noir. Les traits étaient illuminés du feu de la plus sombre passion et la main libre tremblait. Le goût du défi poussa alors Catherine à s'arrêter.
– Regardez-moi ! ordonna-t-elle. Et dites-moi si vous pensez réellement que je suis seulement boue, luxure et fausseté ?
Elle s'était figée dans la lumière jaune de la chandelle, offrant au regard vacillant de l'homme son visage pur qui, dépouillé du camail porté tout le jour, s'auréolait d'or sombre où passaient des reflets fauves. D'épaisses boucles tombaient maintenant dans son cou, lui restituant un peu de la royale parure de jadis, par deux fois sacrifiée.
Avec un léger sourire, elle contempla son compagnon devenu soudain très pâle. Il semblait changé en statue, mais une statue au regard de feu.
– Allons, messire Gerbert, répondez-moi !
Alors, il fit un grand geste comme pour chasser une diabolique vision, recula dans l'ombre du mur de l'abbaye.
– Vous êtes trop belle pour n'être pas un démon venu tout exprès pour me tenter ! Mais vous n'aurez pas raison de moi, vous entendez ?
Vous n'aurez pas raison ! Vade rétro Satana !...
Pris d'une sorte de terreur sacrée, il allait fuir. Catherine comprit qu'il ne serait jamais possible de raisonner cet homme, qu'il était atteint jusque dans son esprit. Un malade en quelque sorte. Elle haussa les épaules. Son sourire s'effaça.
– Ne dites pas de sottises, fit-elle avec lassitude. Je n'ai rien d'un démon ! Vous cherchez la paix de l'âme, moi je cherche autre chose...
Mais ce quelque chose, il n'est pas en votre pouvoir de me le donner, ni d'aucun homme d'ailleurs... à l'exception d'un seul.
Malgré lui, Gerbert Bohat osa demander :
– Qui est cet homme ?
– Je crois, coupa Catherine, que cela ne vous regarde pas !
Bonsoir, messire Gerbert !
Et, cette fois, elle s'éloigna en direction de l'auberge sans qu'il tentât de la retenir. La nuit était calme et les bruits de la petite cité s'éteignaient l'un après l'autre. Une cloche sonna quelque part. Un chien se mit à aboyer. Catherine se sentait lasse maintenant, et vaguement découragée. Elle avait espéré alléger la tension entre elle et Gerbert, mais elle comprenait que ce ne serait jamais possible. Cet homme traînait avec lui un secret qu'il ne lui appartenait pas de percer. Et toutes les tentatives qu'elle pourrait faire pour l'humaniser ne serviraient de rien. A quoi bon essayer, dans ce cas ?
La journée du lendemain parut interminable à Catherine. Elle en employa une bonne partie à soigner son pied blessé, mais il lui fallut bien assister à toute la série d'offices réglementaires. Or, elle portait en elle trop de hâte pour être capable de prier calmement... Durant d'interminables minutes, elle avait contemplé, scintillant dans les fumées d'encens, semblable à quelque fantastique apparition, la barbare et fastueuse statue d'or de sainte Foy sur laquelle les pierres précieuses s'enchâssaient, plus nombreuses que les fleurs d'une prairie au printemps. C'était une figure étrange, assez terrifiante avec son lourd visage aux yeux fixes, et Catherine la regardait avec une sorte de crainte, incapable de voir en elle l'image d'une petite sainte de treize ans, jadis martyrisée pour sa foi, mais bien plutôt une sorte d'idole redoutable dont le regard fixe et dilaté lui pesait.
Pourtant, l'on disait qu'elle avait le pouvoir de délivrer les prisonniers. Des fers, des chaînes, des ceps et des carcans s'empilaient derrière la statue, témoignages touchants de gratitude. Mais Catherine, malgré tout, se sentait étouffer dans cette sombre église, au milieu de ces gens prosternés, prisonnière d'un amour impatient dont rien ne pourrait la délivrer.
A force de rester à genoux, elle avait des fourmis dans les jambes et cela lui rappela les interminables oraisons, subies jadis au côté de sa sœur Loyse, à Notre– Dame de Dijon. Elle se releva, tourna la tête et rencontra le regard de Gerbert Bohat fixé sur elle. Il détourna les yeux aussitôt, mais elle avait eu le temps de revoir cette étrange expression à la fois dure et craintive qu'elle avait déjà remarquée. Malgré elle, Catherine soupira avec lassitude.
– Il ne faut pas lui en vouloir, chuchota auprès d'elle la voix douce de Gillette. Gerbert est un homme malheureux.
– Comment le savez-vous ?
– Je ne le sais pas, je le sens... Il souffre cruellement : c'est pour cela qu'il est si dur.
Malgré son courage et sa bonne volonté, Catherine ne put se résoudre à suivre la longue procession qui allait conduire la statue de la sainte tout autour de la ville jusque dans les champs privés de pluie depuis de longs jours. Elle regagna l'auberge et rejoignit Ermengarde qui, elle, n'avait pas quitté son lit. La douairière la regarda rentrer avec un sourire en coin.
– Alors, Catherine, vous n'avez pas encore votre content de patenôtres ? Quand donc allez-vous vous montrer raisonnable et accepter à la fois mes conseils et mon cheval ? Vous avez vraiment envie de continuer avec toute cette troupe, quand nous pourrions aller tellement plus vite ?
Catherine serra les lèvres et, tout en ôtant son manteau, jeta à son amie un regard oblique.
– N'y revenez pas, Ermengarde. Je vous ai déjà donné mes raisons. La route est dangereuse, il faut être nombreux pour résister aux brigands.
La vieille dame s'étira et bâilla démesurément puis soupira :
– Et moi je soutiens que, pour échapper aux brigands, de bons chevaux rapides valent mieux que des pieds fourbus. D'ailleurs, je vous prédis que, si nous continuons ainsi, vous deviendrez rapidement folle... et moi aussi.
Au fond d'elle-même, Catherine donnait raison à Ermengarde, mais ne voulait pas l'admettre. Elle était persuadée que, si elle ne poursuivait pas son chemin, jusqu'au bout, avec les pèlerins auxquels elle s'était jointe, Dieu lui en tiendrait rigueur et l'en punirait en l'empêchant de rejoindre Arnaud. Mais la dame de Châteauvillain savait, depuis longtemps, lire sur le joli visage expressif de son amie.
Elle murmura :
– Allons, Catherine, faites crédit à Dieu d'un peu de grandeur d'âme et ne le prenez pas pour un vil mercanti qui ne s'en tient jamais qu'aux marchés conclus. Que faites-vous de sa miséricorde ?
– J'en fais grand cas, Ermengarde, mais nous continuerons avec les autres !...
Elle avait parlé fermement, d'un ton qui n'admettait pas de réplique.
Aussi Ermengarde ne s'y trompa pas. Un soupir découragé fut son unique réponse.
La procession de Sainte-Foy avait dû être efficace car il pleuvait à seaux, le lendemain à l'aube, quand les pèlerins se remirent en route et quittèrent Conques au milieu des habituels chants religieux. Catherine avait repris sa place entre Josse Rallard et Colin des Épinettes. Elle marchait courageusement, refusant de voir à l'arrière-garde Ermengarde et sa troupe montée. La comtesse avait réussi, Dieu sait comment, à se procurer durant la halte deux nouveaux chevaux dont l'un portait l'une des chambrières et l'autre trottait libre, tenu en bride par le sergent Béraud. Catherine n'ignorait pas que cet animal lui était destiné, mais elle ne voulait pas le savoir.
La route montait, pénible, à flanc de coteau pour rejoindre la vallée du Lot et gagner ensuite Figeac. Et la pluie n'arrangeait rien. Elle brouillait le paysage, éteignait les roses tendres des bruyères qui commençaient à fleurir, dégouttait de la moindre feuille, emplissait les yeux et alourdissait la bure grossière des pèlerins. Tantôt fine et douce, tantôt rageuse quand des bourrasques de vent l'emportaient, elle faisait régner sur le sévère paysage une tristesse affreuse, lourde comme le monde, et qui donnait à Catherine l'impression de peser sur son propre cœur. Personne ne songeait à chanter ce matin. En tête, Gerbert marchait, le dos rond, la tête dans les épaules, sans jamais se retourner.
Soudain, comme l'on atteignait le haute de la côte, des cris se firent entendre derrière la colonne.
– Arrêtez !... Pour l'amour de Dieu, arrêtez !
Cette fois, Gerbert se retourna et tous les autres avec lui. Plus bas, sur la pente, trois moines essoufflés faisaient de leur mieux pour accourir. Parfois ils trébuchaient dans un trou ou sur une pierre, mais n'en criaient que de plus belle en faisant de grands gestes.
– Qu'est-ce qu'il y a ? marmotta Colin d'un air mécontent. Avons-nous oublié quelque chose ou bien ces saintes gens souhaitent-ils se joindre à nous ?
– Cela m'étonnerait, répondit Josse Rallard qui regardait approcher les trois moines avec un froncement de sourcils. Ils ne portent rien et n'ont pas de bâton de marche.
– Alors c'est qu'ils sont anxieux de se recommander à nos prières au saint tombeau de l'Apôtre ! reprit Colin avec onction.
Mais son compagnon le regarda si fort de travers qu'il n'osa pas aller plus loin sur le chemin des suppositions.
D'ailleurs, Gerbert Bohat redescendait déjà le long de la colonne, à grands pas, pour aller au-devant des arrivants. Ils se rejoignirent assez près de Catherine et de ses compagnons, si bien que la jeune femme ne perdit rien de leur dialogue. D'ailleurs, malgré leur souffle écourté, les trois moines criaient à fendre les rochers.
– On nous a volés ! Cinq gros rubis ont été volés au manteau de sainte Foy L.
Une clameur d'indignation et de colère salua cette nouvelle, mais Gerbert, déjà, ripostait, tout de suite agressif.
– C'est un abominable forfait, mais je ne vois pas pourquoi vous avez si fort couru après nous pour nous l'annoncer. Vous ne supposez pas, j'imagine, que l'un de nous est votre voleur ! Vous êtes de saintes gens, mais, nous, nous sommes les errants de Dieu !
Le plus grand des moines essuya d'un air gêné son large visage rose sur lequel la pluie faisait couler de minuscules ruisseaux et fit un geste d'impuissance.
– Les brebis galeuses du Diable se cachent parfois parmi les meilleurs d'entre nous. Et le fait d'appartenir à un pèlerinage ne constitue pas, a priori,un brevet de sainteté. Il est des exemples...
– Nous n'étions pas les seuls à Conques, hier... ou n'importe quand le vo! a été commis. J'admire votre charité chrétienne qui s'attaque d'abord aux pauvres pèlerins sans songer à cette racaille de baladins et de bateleurs qui s'exhibaient devant votre église l'autre soir.
Catherine réprima un sourire. Gerbert, apparemment, avait toujours sur le cœur son aventure de l'avant-veille. Mais le moine prenait un air encore plus malheureux.
– Les baladins sont partis hier matin, comme vous devez le savoir, et, hier, durant la procession, la statue est apparue au grand jour, intacte. Aucune pierre n'y manquait.
– En êtes-vous bien sûrs ?
C'est moi, avec mes frères ici présents, qui avons été chargés par le Très Révérend Abbé de nous assurer de son intégrité avant de la remettre dans sa niche. Je puis vous assurer qu'il n'y manquait pas la moindre pierre. Ce matin il manque cinq gros rubis... et vous avez été les seuls étrangers à passer la dernière nuit dans notre ville !
Un silence suivit cette démonstration. Chacun retenait son souffle, sentant bien que le raisonnement des moines était sans faille. Gerbert, cependant, refusait de s'avouer vaincu et Catherine, à cet instant, admira le courage et l'opiniâtreté qu'il mettait dans la défense de son monde.
– Cela ne prouve pas que nous soyons coupables ! Conques est une cité sainte, mais ce n'est malgré tout qu'une cité, peuplée d'hommes parmi lesquels le mal peut fort bien se glisser.
– Nous connaissons nos propres brebis galeuses et le Très Révérend Abbé s'en occupe depuis ce matin. Mon frère... il serait tellement plus simple de faire la preuve qu'aucun de vous ne détient les pierres volées !
– Que voulez-vous dire ?
– Que nous sommes trois seulement, mais que, si vous vouliez bien vous laisser fouiller, nous ne vous retiendrons pas longtemps.
– Sous cette pluie ? répliqua Gerbert dédaigneux. Et vous chargerez-vous de fouiller les femmes ?
– Deux de nos sœurs nous suivent de près. D'ailleurs les voici, fit le moine qui, décidément, avait réponse à tout. Et il y a, tout de suite après ce tournant, un petit oratoire où il sera possible de nous établir.
Je vous en prie, mon frère. Il y va de la gloire de sainte Foy et de l'honneur de Dieu !
En se haussant sur la pointe des pieds, Catherine vit, en effet, deux nonnes qui arrivaient par le chemin, aussi essoufflées que leurs compagnons et aussi trempées que tous les autres. Gerbert ne répondit pas tout de suite : il réfléchissait et la jeune femme, si l'indignation bouillait en elle en songeant que l'on avait dépouillé une sainte, partageait les sentiments du chef. Cette fouille devait lui répugner profondément. Comme devait l'irriter, autant que Catherine elle-
même, cette nouvelle perte de temps... Au bout d'un instant, il jeta autour de lui un coup d'œil circulaire.
– Qu'en pensez-vous, mes frères ? Acceptez-vous de vous prêter à cette... désagréable formalité ?
– Le pèlerinage nous impose l'humilité, fit Colin avec componction. Cette humiliation nous sera bonne et Monseigneur saint Jacques la mettra au nombre de nos mérites.
– C'est entendu ! coupa Catherine qui bouillait d'impatience.
Mais alors faisons vite. Nous n'avons que trop perdu de temps !
La troupe se dirigea vers le petit oratoire de pierre, élevé au bord du chemin un peu plus loin, juste à l'épaulement du coteau. De là, tout le site de Conques était largement visible, mais nul ne songeait à l'admirer. Il allait falloir attendre sous cette pluie.
– Les voyages en groupes nombreux sont vraiment une chose charmante, ironisa Ermengarde qui venait de rejoindre Catherine. Ces braves moines ferment la garde et nous surveillent comme si nous étions un troupeau de moutons galeux. Et s'ils croient que je vais me laisser fouiller...
– Il le faudra bien, ma chère amie ! Sinon, les soupçons se porteraient sur vous et, de l'humeur dont se trouvent nos compagnons, ils risqueraient de vous faire un mauvais parti ! Oh !... que vous êtes donc maladroit, mon frère !
La dernière partie de la phrase s'adressait à Josse qui, butant contre une pierre, venait de la bousculer si brutalement que tous deux s'étaient retrouvés à genoux sur le talus.
– Je suis désolé, fit le Parisien, la mine contrite, mais ce damné chemin est plus troué que la robe d'un moine mendiant. Vous ai-je fait mal ?
Plein de sollicitude, il l'aidait à se relever, chassait de la main les marques de boue sur la robe et la cape de la jeune femme. Il avait l'air si malheureux qu'elle ne se sentit pas le cœur de lui en vouloir.
– Ce n'est rien ! dit-elle en lui souriant gentiment. Nous en verrons d'autres !
Puis, avec Ermengarde, elle alla s'asseoir sur un rocher sous l'auvent de la petite chapelle dans laquelle les nonnes venaient d'entrer. On avait décidé que les femmes passeraient en premier pour que les saintes filles pussent rentrer le plus vite possible à leur couvent. Mais quelques hommes de bonne volonté, Gerbert en tête, se soumettaient dehors au désagréable examen. Heureusement, la pluie fit trêve un instant.
– Ce pays est beau ! fit Catherine en désignant le cirque gris, vert et bleu étendu à leurs pieds.
– Le pays est beau, riposta Ermengarde moqueuse, mais j'aimerais mieux qu'il soit déjà loin derrière nous. Ah ! voici mes suivantes qui sortent, allons-y maintenant ! Aidez-moi !
Etayées l'une sur l'autre, les deux amies pénétrèrent dans l'oratoire.
Il y faisait froid, humide, une écœurante odeur de moisi y régnait et la vieille dame, malgré ses vêtements chauds, ne put s'empêcher de frissonner.
– Faites vite, vous deux ! lança-t-elle rudement aux religieuses. Et n'ayez pas peur, je n'ai encore jamais dévoré personne, ajouta-t-elle goguenarde devant leur mine effarée.
Elles étaient jeunes toutes deux, visiblement impressionnées par cette grande et forte femme qui parlait avec tant d'assurance, mais ne s'en livrèrent pas moins à une fouille minutieuse qu'Ermengarde subit en piaffant d'impatience. Après quoi, la plus âgée des deux se tourna vers Catherine qui attendait son tour.
– A vous, ma sœur ! lança-t-elle en s'approchant d'elle. Et d'abord, donnez-moi cette aumônière qui pend à votre ceinture.
Sans un mot, Catherine détacha la grande poche de cuir solide dans laquelle elle gardait son chapelet, un peu d'or, la dague à l'épervier qui ne la quittait jamais et l'émeraude gravée de la reine Yolande. La simplicité voulue de son accoutrement d'errante ne lui permettait pas, en effet, de porter à son doigt un bijou de cette valeur et, d'autre part, elle ne voulait pas s'en séparer. D'autant moins qu'elle se dirigeait vers ces pays espagnols d'où était originaire la souveraine et où ses armes pouvaient être un secours, ainsi que Yolande elle-même le lui avait dit.
La nonne vida l'aumônière sur l'étroit autel de pierre et, voyant la dague, jeta sur Catherine un regard oblique.
– Un étrange objet pour une femme qui ne doit avoir autre défense que sa prière.
– Cette dague est celle de mon époux ! répliqua la jeune femme sèchement. Je ne m'en sépare jamais et j'ai appris à me défendre contre les brigands !
– Qui seraient fort intéressés par ceci, sans doute ! lit la sœur en désignant la bague.
Une bouffée de colère monta aux joues de Catherine. Le ton et les manières de cette femme lui déplaisaient. Elle ne résista pas au désir de lui clouer le bec.
– La reine Yolande, duchesse d'Anjou et mère de notre reine me l'a donnée elle-même. Y voyez-vous un inconvénient ? Je suis...
– Une grande dame, sans doute ? coupa l'autre avec un sourire sarcastique. Cela se devine sans peine quand on voit ces choses.
Qu'avez-vous à dire... noble dame ?
Sous les yeux ahuris de Catherine, elle venait de déplier un petit linge que la jeune femme n'avait pas encore remarqué. Et, sur sa blancheur douteuse, étincelaient, splendides, d'un magnifique rouge sombre, les cinq rubis de sainte Foy...
– Qu'est-ce que cela ? s'écria Catherine. Je ne les ai jamais vus.
Ermengarde !
– C'est de la sorcellerie ! s'écria la grosse dame. Comment ces pierres sont-elles venues ici ? Il faut...
– Sorcellerie ou pas, nous les tenons ! s'écria la sœur. Et vous allez répondre de ce vol.
D'une main, elle empoignait Catherine par le bras et la tirait dehors en criant :
Mes frères ! Arrêtez ! Nous avons les rubis ! Et voici la voleuse ! D'un geste brutal, Catherine, rouge de colère et de honte devant toutes ces paires d'yeux soudain tournés vers elle, arracha son bras à la main sèche de la nonne.
– Ce n'est pas vrai ! Je n'ai rien pris !... Ces pierres se sont trouvées, je ne sais comment, dans mon aumônière..."On a dû les y mettre.
Un grondement de colère poussé par les pèlerins lui coupa la parole. Elle comprit, avec terreur, qu'ils ne la croyaient pas. Exaspérés par la pluie, par le retard, par l'accusation qui pesait sur eux, tous ces braves gens étaient prêts à se changer en autant de loups. La panique s'enfla dans le cœur de Catherine. Elle était là, au milieu de ce cercle menaçant refermé autour d'elle, avec cette femme haineuse qui glapissait à ses côtés qu'il fallait la ramener à Conques, la livrer à la justice de l'Abbé, la pendre...
La sœur n'alla pas plus loin dans sa diatribe. Ermengarde, qui avait clopiné jusqu'à elle, venait de l'empoigner par le bras et la secouait comme un prunier.
– Cessez de brailler ! hurla-t-elle. Ah ! çà, ma fille, vous êtes complètement folle ! Accuser de vol une noble dame ?... Savez-vous bien de qui vous parlez ?
– D'une voleuse, glapit l'autre hors d'elle. D'une ribaude qui cache une dague sur elle avec le produit d'un autre vol. Car cette bague qu'elle ose prétendre lui avoir été donnée par la reine Yolande...
Une fois encore, elle dut se taire. La belle main d'Ermengarde s'était levée et de toute sa force s'était abattue sur sa joue. Les cinq doigts y demeurèrent imprimés en rouge.
– Voilà pour vous apprendre la politesse et la modération, ma «
sœur », s'écria-t-elle en appuyant sur le mot. Vrai Dieu, si tous les couvents sont peuplés de harpies dans votre genre, Dieu ne doit guère être heureux en ménage ! Puis, enflant sa voix, elle tonna : « Holà !
Béraud et les autres ! Aux armes ! »
Avant que les pèlerins stupéfaits eussent songé à les en empêcher, les trois Bourguignons avaient poussé leurs chevaux jusqu'au milieu du cercle dont l'oratoire formait la corde et prenaient position devant les trois femmes. Posément, Béraud tira sa longue épée tandis que ses hommes, décrochant le grand arc d'if qui pendait à leur épaule, y plaçaient déjà une flèche. Dans un profond silence, les pèlerins suivirent ces menaçants préparatifs. Ermengarde se permit un large sourire.
– Le premier qui bouge ne fera pas trois pas ! dit– elle durement.
Puis, changeant de ton et, soudain aimable : Les forces étant mieux équilibrées, causons, s'il vous plaît !
Malgré la menace, Gerbert Bohat fit deux pas en avant. L'un des hommes banda son arc, mais la comtesse retint sa main tandis que le chef des pèlerins levait la sienne.
– Puis-je parler ?
– Parlez, messire Bohat !
– Est-il exact que les rubis aient été trouvés sur cette...
Le terme qu'il ne se risqua pas à employer n'en fouetta pas moins la colère de Catherine.
– Sur moi ! Oui, mon frère ! s'écria-t-elle. Mais, devant Dieu et sur le salut de mon âme, je jure que je ne sais pas comment ils y sont venus !
– Chanson ! s'écria la nonne.
– Ah ! je vais me fâcher ! gronda Ermengarde. Taisez-vous, sainte fille, où je ne réponds plus de vous ni de moi. Continuez, messire Bohat !
Gerbert s'avança encore de quelques pas, mais ne baissa pas la voix.
– Il y a, d'une part, l'évidence... le flagrant délit et, d'autre part, la seule parole de cette femme...
– Mon frère, coupa Ermengarde impatientée, si vous vous obstinez à traiter dame Catherine en coupable, je vais vous ôter la parole. Puis-je savoir ce que vous avez l'intention de faire ?
Le regard dur du Clermontois ne faiblit pas. Il se posa, chargé de mépris, sur Catherine qui frémit de rage, et revint sur son amie.
La seule chose convenable : remettre... dame Catherine aux saints moines pour qu'ils la ramènent à Conques où la justice de l'Abbé...
– Où elle sera écharpée par la foule avant même d'avoir atteint l'abbaye ! Non, messire, elle ne rentrera pas à Conques. Sa parole ne vous suffit peut-être pas, à vous, mais à moi elle est plus que suffisante car je la connais. Aussi, écoutez bien ceci : vous avez retrouvé vos rubis, c'est fort bien. Emportez-les, sires moines, rendez-les à votre sainte... avec ceci pour vous payer de votre peine !...
Tout en parlant, elle lançait à celui des moines qui se trouvait le plus proche une assez lourde bourse qu'il attrapa au vol.
– Quant à nous, vous nous laissez aller en paix !
– Sinon ? demanda Gerbert avec hauteur.
– Sinon, fit tranquillement Ermengarde, nous nous frayerons un passage à travers vos rangs !
– Vous n'êtes pas beaucoup !
– Peut-être. Mais nous avons les armes... et la valeur ! Chacun de mes hommes en vaut dix. Le jeu est donc égal. Il est possible que nous ayons le dessous, mais je n'y crois pas. Et, de toute façon, notre mort vous coûterait trop cher ! Il n'y en a pas beaucoup parmi vous, pieuses gens, qui continueront indemnes leur chemin vers Compostelle ! Catherine, priez donc notre bonne sœur de vous rendre ce qui vous appartient.
– Jamais, cria la nonne qui, décidément, ne désarmait pas. Ce bijou est sûrement le produit d'un vol ! Il doit être remis également au Père Abbé.
Avec un soupir excédé, la comtesse lui arracha l'aumônière des mains, s'assura qu'il n'y manquait rien et rendit le tout sans un mot à Catherine. Puis elle ordonna, se tournant vers l'une de ses femmes :
– Amielle ! Les chevaux ! Vous laisserez à dame Gillette de Vauchelles celui qu'elle monte...
Mais l'interpellée s'avançait avec détermination et venait se ranger auprès de Catherine.
Je vais avec vous ! Je crois à l'innocence de dame Catherine. On n'a pas sa bonté quand on est une femme perdue !
– Et moi aussi, j'y crois ! s'écria Margot la Déroule en imitant Gillette. Je veux vous suivre ! D'ailleurs, dame Gillette a besoin de moi.
Ermengarde de Châteauvillain se mit à rire.
– Prenez garde, messire Bohat, avant peu vous n'aurez plus personne autour de vous.
– Cela m'étonnerait ! Les gens de bien n'auront aucune envie de poursuivre leur route avec une femme suspecte qui ne saurait attirer sur nous que la malédiction. Partez... puisqu'il n'est pas possible de remettre la coupable à la justice sans faire couler le sang, mais nous ne voulons plus vous voir !
Il se tenait debout devant le front massé des pèlerins qui semblaient se resserrer les uns contre les autres pour mieux éviter le voisinage de la suspecte. Quelques-uns se signaient... Catherine en aurait pleuré de rage. Et, quand elle regardait Gerbert, dressé très droit dans ses vêtements sombres, son lourd bourdon à la main, la désignant d'un geste lourd de mépris, elle avait envie de hurler. Elle se sentait brûlée par la honte, comme par un fer rouge. Et, comme Ermengarde, d'un geste, l'invitait à monter le cheval demeuré libre, elle s'écria :
– Comment puis-je partir sans avoir fait la preuve de mon innocence, sans...
– Si vous aviez la moindre chance de le faire, je vous conseillerais de regagner Conques, riposta Ermengarde, mais ces gens ne vous en laisseraient pas le loisir. Ils ne sont que des fanatiques sans jugement. Quant à vous, ma chère, lorsque l'on porte le nom que vous portez, on n'a que faire du jugement des croquants ! En selle !
Domptée, calmée un peu par le mépris, au moins égal à celui de Gerbert, qui vibrait dans la voix de la vieille dame, elle posa le bout de son pied sur la main que lui offrait Béraud et s'enleva en selle...
La foule s'ouvrit devant la petite troupe, augmentée de Gillette en croupe de laquelle Margot, heureuse comme une fillette en vacances, avait sauté... La crainte et la réprobation marquaient tous les visages, arrachant à la dame de Châteauvillain un dédaigneux haussement d'épaules. Mais, en passant devant Gerbert Bohat, Catherine retint son cheval et lança, très haut :
– Vous m'avez condamnée sans même m'entendre, messire Bohat. Pour vous, étant soupçonnée, je ne pouvais être que coupable.
Est-ce là votre justice et votre équité ? Quand je jure, sur le salut de mon âme, que je n'ai jamais touché ces pierres, ne pouvez-vous me croire ? N'importe qui pourra vous dire que je suis rentrée avant la procession et ne suis pas ressortie de l'auberge...
– Que perdez-vous votre temps à discuter avec des gens plus entêtés qu'ânes rouges ? cria Ermengarde avec impatience.
Cependant, Gerbert avait levé les yeux sur la jeune femme et, d'une voix sans timbre, murmurait :
– Peut-être aviez-vous un complice ! Si vous êtes innocente, allez en paix, mais je ne crois pas que ce soit possible. Quant à moi...
– Quant à vous, vous êtes trop heureux de trouver ce prétexte pour m'empêcher de poursuivre avec vous, n'est-ce pas ?
– Oui, avoua-t-il franchement. J'en suis heureux ! Auprès de vous, aucun homme ne peut songer sérieusement au salut de son âme. Vous êtes une femme dangereuse. Il est bon que vous nous quittiez.
Catherine ne put retenir un rire amer.
– Grand merci du compliment. Continuez donc votre pieux chemin, messire Bohat, mais sachez que les dangers écartés un moment peuvent renaître, si l'on ne trouve pas en soi-même la force de les écarter. Quelque chose me dit que nous nous reverrons... Ne serait-ce qu'à Compostelle !
Cette fois, Gerbert ne répondit rien. Mais il se signa si précipitamment, avec une si réelle frayeur, que Catherine, malgré sa colère, faillit lui éclater de rire au nez. Cependant, Ermengarde, impatientée, était venue prendre la bride de Catherine et l'entraînait irrésistiblement sur le chemin.
Cela suffit, ma chère. Venez donc !
Catherine suivit docilement son amie et, rendant la main à sa monture, la mit au petit trot pour parcourir le court plateau qui s'étendait devant elle avant de plonger de nouveau dans la vallée du Lot. La pluie s'était remise à tomber, mais doucement, lentement, comme à regret, trop discrète pour être vraiment pénible. Malgré elle, Catherine regarda avec une sorte d'ivresse l'espace libre ouvert devant elle. Une envie lui prenait de talonner sa monture, de la lancer au galop pour retrouver la griserie familière de la course dans le vent...
Mais le poids et la jambe encore malade d'Ermengarde ne permettaient guère cette grande allure. Il faudrait encore, un assez long moment, se contenter d'aller paisiblement.
Derrière les cavaliers, un chant s'éleva, dont l'écho leur arrivait porté par le vent qui soufflait du sud :
« Maria, étoile de la mer Plus claire que le soleil n 'est clair Dans cette ténébreuse voie Conduis-nous : Ave Maria... »
Catherine serra les dents, pressa instinctivement des genoux les flancs de son cheval. Elle avait l'impression absurde que ce chant, à sa manière, la rejetait encore davantage hors de la pieuse cohorte. Était-ce pour se protéger du maléfice dont ils la croyaient porteuse que les pèlerins invoquaient Notre-Dame avec tant d'ardeur ?
Peu à peu, avec la distance, le chant s'éloigna, s'affaiblit et finalement s'éteignit complètement. Ermengarde avait poussé son cheval pour rejoindre Catherine qui avait pris de l'avance. Les deux femmes chevauchèrent un moment en silence. Mais, soudain, Catherine, qui remâchait son humiliation sans rien dire, s'aperçut qu'un large sourire s'étendait sur le visage imposant de sa compagne.
Elle sentit qu'Ermengarde savourait là les joies du triomphe et s'écria, furieuse :
– Vous êtes contente, je pense ? Me voilà rendue là où vous vouliez que j'en sois !... Pour un peu, je croirais que c'est vous qui avez glissé ces pierres dans mon aumônière.
La douairière ne s'offusqua pas du ton acerbe de la jeune femme.
Elle se contenta de déclarer :
– Croyez bien que je regrette de manquer à ce point d'imagination et de savoir-faire. Sinon, j'aurais, en effet, fort bien pu employer ce moyen-là. Voyons, Catherine, quittez donc cette mine furieuse. Vous gagnerez l'Espagne plus vite et sans que Dieu puisse vous en vouloir puisque vous n'y êtes pour rien. Quant aux dangers qui nous attendent, je crois que nous serons tout à fait capables d'en venir à bout. Et, tenez... regardez comme le ciel s'est éclairci devant nous. Les nuages ont l'air de s'écarter de notre route... Est-ce que cela ne vous paraît pas de bon augure ?