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Catherine et le temps d'aimer
  • Текст добавлен: 9 октября 2016, 15:54

Текст книги "Catherine et le temps d'aimer"


Автор книги: Жюльетта Бенцони



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– Qu'espérez-vous ? fit-elle goguenarde. Qu'il va pleuvoir ou bien que ces animaux prendront le mors aux dents ?

Mais sa mauvaise humeur était dissipée. Elle reprit même le refrain avec Josse et, ainsi, la route lui parut moins monotone.

Malgré l'évidente mauvaise volonté de ses chevaux, Josse tint parole. Le voyage ne dura que cinq jours. Cinq jours sans histoire, moins pénibles que ne l'avait craint Catherine. Dans les rares villages, les petites villes ou auprès des bergers, ils purent se procurer contre quelques pièces de monnaie du fromage, des galettes de blé noir et du lait. Catherine trouva même la rivière de ses rêves près de la petite ville de Lerma où des multitudes d'outrés en peau de chèvre séchaient au soleil, pendues à tous les toits. L'eau était encore froide, mais le temps, brusquement, s'était installé, sans préavis, dans l'été. Au vent, à la pluie aigre avait succédé une chaleur inattendue qui avait rendu plus insupportable à la jeune femme le manque d'eau et de soins corporels. La vue de l'eau l'avait déchaînée. C'est tout juste si elle avait permis à Josse de l'éloigner un peu de la cité. Sans souci d'être vue, prenant à peine le temps d'ordonner à Josse de se détourner, elle avait arraché ses vêtements et s'était jetée à l'eau, la tête la première.

Tout cela si vite que son corps mince n'avait brillé qu'un instant dans le soleil avant de disparaître sous l'eau.

De tous les bains pris dans sa vie, celui-ci avait paru à Catherine le meilleur bien que le flot ne fût pas d'une extrême limpidité. Elle avait nagé avec délices, un long moment, traversant la rivière et la retraversant avant de chercher l'abri d'un rocher pour frotter soigneusement chaque partie de son corps. Elle aurait donné beaucoup à ce moment pour un morceau de ce merveilleux savon parfumé qu'en Flandre bourguignonne on fabriquait jadis tout exprès pour la belle maîtresse du Grand Duc d'Occident. Mais c'était vraiment la seule chose qu'elle regrettât de sa vie passée ! Elle n'en profita pas moins intensément de son bain. De temps en temps, elle jetait un coup d'œil du côté de Josse et de l'attelage. L'ancien truand paraissait changé en statue. Assis bien raide sur son banc, il fixait obstinément les oreilles des chevaux qui en profitaient pour brouter quelques touffes d'herbe rare.

Quand elle se jugea suffisamment propre, Catherine sortit de l'eau et se drapa hâtivement dans sa chemise. Mais elle ne remit pas ses habits de cavalier. La chaleur nouvellement née en rendait pénible l'épaisse laine presque brute et, de plus, ils étaient raides de crasse.

Après la fraîcheur printanière de l'eau, leur odeur de sueur lui parut intolérable. Dans son bagage, elle prit une robe de fine laine grise, une chemise propre et des bas sans trous qu'elle alla revêtir un peu plus loin.

Lorsqu'elle revint, un moment plus tard, Sèche et recoiffée, elle constata que Josse n'avait pas bougé d'une ligne. Elle ne put s'empêcher de lui lancer, malicieusement :

– Eh bien, Josse ! L'eau fraîche ne vous tentait pas après tant d'efforts et tant de poussière ?

– Je n'aime pas l'eau ! fit Josse d'un ton si morne que la jeune femme éclata de rire.

– Pour la boire, je veux bien. Mais c'est bien bon de se laver.

Pourquoi n'êtes-vous pas venu me rejoindre ?

Elle avait posé la question en toute innocence et sa surprise fut grande en voyant Josse devenir écarlate. Il se racla la gorge pour s'éclaircir la voix, mais celle-ci demeurait tout de même curieusement enrouée quand il déclara :

– Grand merci, dame Catherine... mais cette eau ne me disait rien

! – Et pourquoi donc ?

– Parce que...

Il hésita un instant puis, prenant une profonde respiration comme quelqu'un qui prend son parti :

– Parce que je la crois dangereuse !

– Dangereuse ? Et vous m'avez laissée m'y baigner ? persifla Catherine qui jouissait profondément de l'embarras du garçon.

– Elle ne l'était pas pour vous !

– Je comprends de moins en moins !

Josse, visiblement au supplice, avait l'air aussi mal à l'aise sur son siège que si celui-ci eût été composé de barres rougies au feu. Il s'obstinait à regarder devant lui, mais, tout à coup, il tourna la tête, croisa le regard amusé de Catherine et déclara avec beaucoup de dignité :

– Dame Catherine, j'ai toujours été un homme raisonnable, c'est ce qui m'a permis de vivre jusqu'ici et me permettra encore, du moins je l'espère, d'atteindre un âge avancé. J'ai longtemps traîné mes semelles usées et mon ventre creux sur les pavés de Paris. Là-bas, même et surtout lorsque je mourais de faim, j'évitais l'approche des rôtisseries, où se doraient au feu, en répandant une si bonne odeur, tant de beaux chapons dodus auxquels je ne pouvais prétendre. Je ne sais si je me fais bien comprendre ?

– C'est tout à fait clair ! fit Catherine en regrimpant sur son siège auprès de lui.

Elle avait cessé de sourire et, dans le regard qu'elle adressa à son compagnon, il y avait quelque chose qui ressemblait à du respect et à de l'amitié. Puis elle ajouta, d'un ton parfaitement neutre :

– Je vous demande pardon, Josse. J'ai eu, d'un seul coup, envie de vous taquiner !

– De me taquiner ou de me mettre à l'épreuve ?

– Les deux peut-être, admit Catherine avec franchise. Mais vous avez brillamment passé votre examen. Partons-nous, maintenant ?

Et le voyage s'était poursuivi sans autre escarmouche. Dans sa paille, Gauthier était toujours à peu près inconscient. De temps à autre, il tombait dans l'une de ces crises terribles qui effrayaient tant Catherine. Dans l'intervalle, il ne sortait pas d'un état comateux fort inquiétant car, maintenant, il n'avait même plus assez de conscience pour s'alimenter. Il fallait le nourrir comme un enfant. Au soir de la dernière étape, Catherine avait interrogé Josse avec des larmes dans les yeux.

– Si ce voyage dure encore longtemps, nous ne l'amènerons pas vivant au médecin maure !

– Demain, au coucher du soleil, promit alors Josse, nous devrions apercevoir les tours de Coca.

Et, en effet, le lendemain, alors que le soleil s'inclinait vers l'horizon dans une gloire d'or et de pourpre, Catherine découvrit le fabuleux château de l'archevêque de Séville. Elle en eut, un instant, le souffle coupé : surgie de la terre rouge, comme jaillie de ses entrailles mêmes, une forteresse de pierres aux reflets sanglants qui était, en même temps, un palais des Mille et Une Nuits, lui était apparue.

Fantastique joyau de l'art mudéjar, bâti dans les premières années du siècle par le cerveau nostalgique d'un architecte maure prisonnier, Coca découpait sur le ciel d'outremer pâle la forêt de ses tourelles en tuyaux d'orgue flanquant d'épaisses tours de brique, ses hauts créneaux sarrasins qui festonnaient sa double enceinte et allégeaient, d'une grâce inattendue, son massif donjon carré. C'était le palais d'un émir plus que la demeure d'un évêque chrétien, mais la splendeur dont il se parait n'enlevait rien à la menace qu'il semblait faire peser sur le ravin que, de haut, il dominait. De l'autre côté, il s'accrochait à un plateau dont, cependant, un profond fossé le séparait.

Muets, Catherine et Josse contemplaient la rouge merveille qui était le but provisoire de leur voyage. Une brève angoisse serrait le cœur de Catherine. Dieu sait pourquoi, elle se revit, à cet instant, contemplant, en un autre lieu, sous un autre ciel, une autre forteresse, moins étrange mais plus menaçante peut-être avec ses noirs murs lisses et ses tours vertigineuses. Était-ce la réputation d'étrangeté d'Alonse de Fonseca qui, devant Coca, lui faisait évoquer le château du seigneur à la Barbe-bleue, l'admirable et terrible Champtocé où elle avait souffert ?

Ici, elle n'avait rien à craindre. Elle ne venait rien demander de plus qu'un secours pour un blessé et pourtant elle hésitait au bord de ce château comme si une imprécise menace se fût dissimulée... Josse tourna vers elle un regard interrogateur.

– Alors ? Nous tentons l'aventure ?

Elle haussa les épaules comme pour se débarrasser d'un fardeau importun.

– Nous n'avons pas le choix ! Le moyen de faire autrement ?

– C'est juste !

Et, sans autre commentaire, Josse remit ses chevaux en marche vers l'arc surbaissé de l'étroite porte, si mince dans l'ogive arabe qui lui servait de cadre. Deux gardes immobiles la défendaient. Ils avaient l'air figés dans le temps comme dans ce décor. Ils s'intégraient si bien au silence du plateau désert qu'ils ajoutaient à l'impression de mirage que donnait ce château muet. Seule, l'oriflamme du donjon, bougeant mollement dans le faible vent du soir, avait l'air de vivre. A la grande surprise de Catherine et de Josse, les soldats ne remuèrent pas davantage quand le chariot s'approcha d'eux. Et quand Josse, dans son meilleur espagnol, les informa que la noble dame Catherine de Montsalvy souhaitait rencontrer Sa Grandeur l'Archevêque de Séville, ils se contentèrent d'un hochement de tête en faisant signe d'avancer vers la cour d'honneur dont les voyageurs entrevoyaient déjà le décor étonnant et coloré.

– Voilà un château bien mal défendu, marmotta Josse entre ses dents.

Voire ! fit la jeune femme. Rappelez-vous la crainte visible de ce paysan auquel vous avez demandé notre chemin, il y a une heure !

Écoutez le silence de ce château, de ce village qui n'a pas l'air de vivre

! Je crois, moi, que les maléfices dont on le dit habité défendent cette demeure infiniment mieux qu'une armée... Et je me demande si nous allons vraiment chez un homme de Dieu... ou bien chez le diable en personne !

L'ambiance lourde agissait sur Catherine plus puissamment qu'elle ne voulait bien l'admettre, mais, apparemment, Josse était lui au-delà de ce genre de craintes.

– Au point où nous en sommes, grogna-t-il, je ne vois pas bien ce que nous aurions à perdre d'y aller voir !

L'évêque Alonso de Fonseca était aussi étrange que son château, mais beaucoup moins beau. Petit, maigre et voûté, il ressemblait assez à une plante qu'un jardinier négligent ne songerait jamais à arroser. Sa peau pâle et ses yeux bordés de rouge disaient qu'il ne voyait pas souvent le soleil et que les veilles nocturnes avaient sa préférence. Le cheveu noir mais rare, la barbe pauvre, il était, en outre, affligé de tics nerveux et hochait continuellement la tête, ce qui ne laissait pas d'être aussi éprouvant pour ses interlocuteurs que pour lui-même. Au bout de dix minutes de conversation, Catherine avait une furieuse envie d'en faire autant. Mais il avait les plus belles mains du monde et sa voix, basse et douce comme un velours sombre, avait quelque chose d'envoûtant.

Il accueillit sans surprise apparente cette grande dame errante dont l'équipage et l'aspect correspondaient si peu à ses nom et qualité, mais sa courtoisie fut sans défaut. Il était normal, au cours d'un voyage long et pénible, de demander l'hospitalité d'un château ou d'un monastère. Celle de l'évêque de Séville était légendaire. Mais sa curiosité parut s'éveiller lorsque Catherine parla de Gauthier et des soins qu'elle espérait le voir obtenir à Coca. Sa curiosité et aussi sa méfiance.

– Qui donc vous a dit, ma fille, qu'un médecin infidèle était à mon service ? Et comment avez-vous pu croire qu'un évêque abritait sous son toit...

– Je n'ai rien vu d'étrange à cela, Votre Grandeur, coupa Catherine. Jadis, en Bourgogne, j'ai eu moi– même, beaucoup plus d'ailleurs comme ami que comme serviteur, un grand médecin originaire de Cordoue. Quant à celui qui m'a indiqué votre demeure, c'est le maître d'œuvre de la cathédrale de Burgos.

– Ah ! maître Hans de Cologne ! Un grand artiste et un homme sage ! Mais parlez-moi un peu de ce médecin maure qui était à vous.

Comment s'appelait-il ?

– On l'appelait Abou-al-Khayr.

Fonseca émit un petit sifflement qui renseigna tout de suite Catherine sur le degré de célébrité de son ami.

– Vous le connaissez ? demanda-t-elle.

– Tous les esprits un peu éclairés ont entendu parler d'Abou-al-Khayr, le médecin privé, l'ami et le conseiller du Calife de Grenade.

Je crains que mon propre médecin, fort habile cependant, ne l'égale pas et je m'étonne encore plus que vous soyez venue ici, ma fille, au lieu d'aller tout droit à lui.

– La route est longue jusqu'à Grenade et mon serviteur est fort malade, monseigneur. Sais-je seulement si nous pourrions pénétrer au royaume du Calife ?

– Il n'y a rien à redire à ce raisonnement.

Quittant le siège élevé où il s'était tenu pour recevoir la jeune femme, don Alonso eut un sec claquement de doigts qui fit sortir, de l'ombre de son fauteuil, la longue silhouette mince d'un page.

– Tomas ! lui dit-il, il y a dans la cour un chariot dans lequel se trouve un blessé. Tu vas le faire enlever et porter, aussi doucement que possible, chez Hamza à qui tu diras de l'examiner. J'irai moi-même dans quelques moments savoir ce qu'il en est. Ensuite, tu veilleras à ce que la dame de Montsalvy et son écuyer soient logés avec honneur. Venez, noble dame, nous allons souper en attendant.

Avec une galanterie que n'eût pas désavouée un prince séculier, don Alonso offrit la main à Catherine pour la mener à table. Elle ne put s'empêcher de rougir, le contraste entre ses propres vêtements, plus que simples et assez poussiéreux, et les brocarts pourpres et azur dont était vêtu l'archevêque étant par trop criants.

– Je ne suis guère digne de vous faire face, monseigneur, s'excusa-t-elle.

– Quand on a des yeux comme les vôtres, ma chère, on est toujours digne de prendre place à la table d'un empereur. Au surplus, vous trouverez chez vous des vêtements plus conformes à votre qualité. Mais je pense qu'après avoir parcouru tant de lieues, sur nos chemins affreux, vous devez mourir de faim, et qu'il est urgent de vous nourrir, conclut l'évêque en souriant.

Catherine lui rendit son sourire et accepta enfin la belle main toujours offerte. Elle fut heureuse, inconsciemment, d'avoir une occasion de tourner le dos à Tomas, le page dont l'aspect l'avait mise mal à l'aise depuis qu'il était apparu dans la lumière. Non qu'il fût laid.

C'était un garçon qui pouvait avoir quatorze ou quinze ans et dont les traits du visage étaient nobles et réguliers. Mais il avait, dans la pâleur mate de sa figure et dans la maigreur de son long corps vêtu de noir, quelque chose d'affamé et d'inflexible à la fois. Quant à son regard Catherine s'avouait tout bas qu'il était à peu près insoutenable, ce qui était rare chez un être si jeune. Les yeux, d'un bleu de glace sous des paupières qui ne cillaient pas, brûlaient d'un feu fanatique difficilement supportable. Enfin, sa silhouette funèbre faisait une tache pénible dans la somptuosité du décor ambiant et Catherine, tout en suivant, au côté de don Alonso, une étroite galerie de marbre ajouré qui donnait sur la grande cour, ne put s'empêcher d'en faire la remarque.

– Puis-je dire à Votre Grandeur que son page ne lui va pas ? Il ne semble guère en accord avec ces splendeurs qui nous entourent ! fit-elle en désignant l'étincelante cour aux arcades de marbre et aux murs couverts d'azulejos aux couleurs étincelantes.

– Aussi ne le garderai-je pas ! soupira l'évêque.

Tomas est un garçon d'élite, une âme intransigeante et dure, toute donnée à Dieu. Je crains fort qu'il ne juge assez sévèrement ma façon de vivre et mon entourage. La science et la beauté ne l'intéressent pas, alors qu'elles sont ma raison de vivre. Il hait les Maures plus que Messire Satan lui-même, je crois bien. Moi, j'apprécie leur génie.

– Pourquoi, en ce cas, l'avoir pris chez vous ?

– Son père est un ancien ami. Il espérait que, chez moi, le jeune Tomas prendrait, de la religion, une idée plus aimable que celle qu'il s'en fait, mais je crains d'avoir échoué. Il n'ose pas me demander son congé. Pourtant je sais qu'il désire ardemment entrer chez les dominicains de Ségovie et je ne tarderai certainement pas à lui accorder cette satisfaction. Il n'y a que trois mois qu'il est ici. Quand il y en aura six, je le renverrai. Il est vraiment trop lugubre !

Un instant, avant d'entrer dans la salle où le souper était servi, Catherine put entrevoir la silhouette noire du page, debout au milieu de la cour près du chariot et donnant des ordres à une escouade de valets. Elle frissonnait encore au souvenir du regard glacé, lourd d'un mépris approchant la répulsion, que ce garçon inconnu avait fait peser sur elle.

– Comment s'appelle-t-il ? ne put-elle s'empêcher de demander.

– Tomas de Torquemada ! Sa famille est originaire de Valladolid

! Mais oubliez-le, ma chère, et passons à table.

Il y avait longtemps que Catherine n'avait fait un repas comme celui-là. Apparemment, les garde-manger de l'archevêque étaient bien fournis et ses cuisiniers n'ignoraient aucun des raffinements de la cuisine occidentale ni certaines douceurs de la cuisine orientale. Les vins chauds, parfumés, que produisait le siège épiscopal du prélat et où, d'ailleurs, il ne mettait jamais les pieds, arrosèrent un festin composé de poissons et de venaisons variés et terminé par une multitude de gâteaux ruisselants de miel. Une armée de serviteurs en turban de soie rouge l'avaient servi et, quand il fut terminé, Catherine avait oublié la fatigue du voyage.

– Il est temps, maintenant, d'aller voir Hamza, avait dit don Alonso en se levant.

Elle l'avait suivi avec empressement à travers les salles immenses et fastueuses, les longs couloirs frais et les cours du château jusqu'au donjon central. Mais l'abondance du souper, la chaleur des vins rendirent un peu pénible l'ascension de la puissante tour en haut de laquelle don Alonso avait logé son précieux médecin.

– Hamza étudie aussi les astres, lui confia-t-il. Il était normal de l'installer au plus haut de ma maison afin qu'il soit plus près des étoiles.

En effet, la pièce dans laquelle don Alonso précéda Catherine ouvrait directement sur le ciel par une longue découpure du plafond sertissant la voûte bleu sombre piquée d'étoiles. D'étranges instruments étaient disposés sur un grand coffre d'ébène. Mais Catherine ne s'y arrêta pas.

Et pas davantage à l'invraisemblable amoncellement de pots, de fioles, de cornues, de parchemins poussiéreux, de paquets de plantes et d'instruments barbares. Elle ne vit qu'une chose : la longue table de marbre sur laquelle Gauthier était étendu, attaché par des courroies de cuir solides. Debout auprès de lui, un homme vêtu et enturbanné de blanc était occupé à lui raser la tête avec une mince lame qui étincelait sous la lumière de plusieurs dizaines de gros cierges jaunes. La chaleur qu'ils dégageaient était accablante, l'odeur de cire chaude écœurante, mais seul le médecin intéressait Catherine. C'est tout juste si elle remarqua Josse debout à l'autre extrémité de la table. Le Maure Hamza avait un aspect imposant. Grand et de forte corpulence, il avait la même barbe blanche et soyeuse que Catherine avait si souvent admirée chez son ami Abou-al-Khayr. Avec ses vêtements neigeux et son regard dominateur, il ressemblait à un prophète, mais les mains qui s'activaient autour de la tête de Gauthier étaient d'une petitesse et d'une finesse incroyables, véritables serres d'oiseau greffées sur le corps d'un vieux fauve. Leur adresse avait quelque chose d'hallucinant.

A l'entrée de Catherine et de son hôte, il n'interrompit pas son travail, salua son maître d'une brève inclinaison de tête et la jeune femme d'un rapide regard indifférent. Catherine, cependant, regardait avec inquiétude la rangée d'instruments brillants comme de l'argent, déposés auprès d'un trépied plein de braises incandescentes.

Cependant, don Alonso et Hamza échangeaient un rapide dialogue dont l'évêque traduisit l'essentiel.

– Le mal de cet homme vient de sa blessure à la tête. Voyez vous-même ; en cet endroit, la paroi du crâne s'est enfoncée et appuie sur le cerveau.

Il désignait, en effet, la blessure, maintenant propre et bien visible sur la peau dénudée et tuméfiée du crâne. La dépression sanguinolente n'était que trop nette.

– Il est perdu, alors ? balbutia Catherine.

– Hamza est habile ! assura don Alonso en souriant. Il a déjà opéré des blessures dues à des coups de masse ou de fléau d'armes.

– Que va-t-on lui faire ?

A la grande surprise de Catherine, ce fut le médecin lui-même qui se chargea de la renseigner, en un français à peu près impeccable :

– À l'aide de ce trépan, déclara-t-il, en indiquant une sorte de vilebrequin dont l'extrémité affectait la forme d'une flèche, je vais découper la boîte crânienne autour de la dépression, de manière à pouvoir enlever comme une petite calotte la partie lésée. Je verrai ainsi les dégâts qui ont pu être causés au cerveau et je pourrai peut-

être redresser les os endommagés. Sinon il faudra s'en remettre à la grâce du Tout-Puissant... Mais, de toute façon, le sang va couler et ce spectacle n'est pas fait pour les yeux d'une femme. Il vaudrait mieux te retirer ! conclut-il avec un rapide coup d'œil à la jeune femme.

Celle-ci se raidit et serra les poings.

– Et si je préfère rester ?

– Tu risqueras de perdre connaissance... et moi j'aurai ma tâche compliquée d'autant ! Je préfère que tu partes ! insista-t-il, doucement mais fermement.

– Cet homme est mon ami et il va subir une terrible torture sous ton couteau. Je pourrais t'aider...

– Souffrir ? Crois-tu ?... Regarde comme il dort bien !

En effet, dans les liens qui le retenaient, Gauthier dormait comme un enfant, sans bouger même le petit doigt.

– Il s'éveillera sous le couteau !

– Le sommeil qui est le sien se moque du couteau comme de la flamme. Il dort, non pas parce que je lui ai donné une drogue... mais parce que je lui ai ordonné de dormir. Et il ne s'éveillera que lorsque je lui en donnerai l'ordre !

Catherine sentit ses cheveux se dresser sur sa tête. Elle jeta au Maure un regard si chargé d'épouvante, en se signant plusieurs fois, qu'il ne put s'empêcher de rire.

– Non, je ne suis pas ce démon dont les chrétiens ont si peur !

Simplement, j'ai étudié à Boukhara et à Samarkand. Les mages, là-bas, savent utiliser une puissance, née de la volonté humaine et propagée par la lumière qu'ils nomment magnétisme, mais c'est une chose difficile à expliquer, surtout à une femme. Maintenant, je vais commencer... Va-t'en !

Tout en parlant, il immobilisait au moyen d'un lien de cuir la tête du blessé dans la position voulue, puis, saisissant dans la paume de sa main un scalpel à la lame étincelante, pratiqua rapidement une incision circulaire de la peau. Le sang perla, coula, Catherine pâlit.

Don Alonso la conduisit doucement vers la porte.

– Gagnez les appartements qui vous ont été préparés, ma fille.

Tomas vous conduira. Vous verrez le malade quand Hamza en aura terminé.

Une subite lassitude s'était emparée de Catherine. Elle se sentait la tête lourde. Se retrouvant dans l'escalier du donjon, elle suivit la maigre silhouette du page réapparu, sans trop savoir comment. Tomas marchait devant elle sans faire le moindre bruit, sans dire le moindre mot. Elle avait l'impression d'accompagner un fantôme. Parvenu devant une porte basse, en cyprès peint et sculpté, il poussa le battant, s'écarta du passage de la jeune femme.

– Voilà ! dit-il seulement.

Elle n'entra pas tout de suite, s'arrêta devant le jeune garçon.

– Revenez me prévenir lorsque... tout sera fini ! demanda-t-elle avec un sourire.

Mais le regard de Tomas demeura de glace.

– Non ! dit-il durement, je ne remonterai pas chez le Maure. C'est l'antre du démon et sa médecine est sacrilège ! L'Église interdit de faire couler le sang !

– Votre maître, cependant, ne s'y oppose pas !

– Mon maître ?

Les lèvres pâles du jeune Torquemada s'arquèrent en une intraduisible expression de dédain.

– Je n'ai d'autre maître que Dieu ! Bientôt, je pourrai le servir !

Grâces lui soient rendues ! J'oublierai cette demeure de Satan !

Agacée par le ton solennel et l'orgueil fanatique, assez ridicules chez un garçon aussi jeune, Catherine allait sans doute le rappeler à plus de respect envers don Alonso quand, brusquement, son regard s'évada de Tomas, alla chercher, dans la galerie, une silhouette qui s'avançait lentement, celle d'un moine en robe noire. Il était de haute taille. La cordelière de son vêtement serrait un corps osseux et ses cheveux gris étaient taillés en couronne rase, délimitant une large tonsure. Ce moine, à première vue, n'avait rien d'extraordinaire, si ce n'était peut-

être un bandeau noir posé sur l'un de ses yeux. C'était un moine comme les autres, mais, à mesure qu'il avançait, Catherine sentait son sang se glacer dans ses veines, tandis que, dans sa tête, les idées se mettaient à tourner à folle allure. Un cri d'angoisse s'échappa tout à coup de sa gorge et, sous les yeux stupéfaits du jeune Tomas, elle se rua dans sa chambre dont elle claqua la porte derrière elle, s'y appuyant de tout son poids tandis que sa main tremblante montait à sa gorge, tentant d'arracher le col qui, maintenant, l'étouffait. Sous la tonsure et le bandeau noir du moine, elle avait vu venir vers elle, surgi de l'ombre de la galerie, le visage de Garin de Brazey...

Pendant un long moment, Catherine crut qu'elle allait devenir folle.

Tout disparut : le temps, l'heure, le lieu. Il n'y eut plus que l'image affolante qui venait de surgir devant elle, ce visage oublié, disparu depuis tant d'années et qui, si brusquement, réapparaissait.

Les jambes fauchées, elle s'était laissée glisser à terre contre la porte, avait pris sa tête à deux mains comme si elle voulait tenter d'apaiser la tempête qui s'y déchaînait. Les images cruelles de jadis remontaient des profondeurs obscures du passé, amères comme un flot de bile.

Elle revoyait Garin dans sa prison, enchaîné, les ceps aux pieds. Elle l'entendait implorant d'elle le poison qui lui éviterait la honte de se voir traîné sur la claie. Elle entendait aussi la voix d'Abou-al-Khayr murmurant tout en lui tendant le vin mortel : « Il s'endormira... et ne se réveillera pas ! » Puis elle se revoyait elle– même, le lendemain, le nez collé à la vitre, regardant au-dehors dans la grisaille d'un matin de pluie. Les images se reformaient très vite maintenant, précises comme des traits de burin ; la foule hargneuse, les gros chevaux d'un blanc sale attelés à la claie, les flaques d'eau grise et la silhouette athlétique et rouge du bourreau portant sur son épaule le corps nu d'un homme inerte... « Il est bien mort ! » avait dit Sara. Et comment en douter, même un instant ? Catherine croyait voir encore, devant elle, sur le dallage rouge de cette chambre étrangère, le grand pantin blanc, d'une rigidité qui ne pouvait tromper. Certes, c'était bien le cadavre de Garin qu'elle avait vu s'éloigner, lié à la claie et cahotant sinistrement sur les pavés inégaux ! Alors, l'autre... celui qui venait de lui apparaître dans la galerie, celui qui avait le visage de Garin, le bandeau noir de Garin

? Se pouvait-il que le Grand Argentier de Bourgogne ne fût pas mort, eût, par quelque invraisemblable miracle, échappé à son destin ? Mais non, ce n'était pas possible ! Même si Abou– al-Khayr n'avait donné qu'une puissante drogue au lieu d'un poison, le corps du condamné n'en avait pas moins été accroché au gibet. Mort ou vif, Garin avait été pendu. Sara, Ermengarde, toute la ville de Dijon l'avaient vu, dépouille lugubre accrochée à la potence... Ils l'avaient tous vu... sauf Catherine elle-même. Et si grand était son désarroi qu'elle en arrivait à douter d'elle-même, du témoignage de ses sens. Était-ce bien le corps de Garin qu'elle avait vu s'éloigner sur la claie ? Elle était si troublée, ce jour-là ! Ses yeux, brouillés de larmes, n'avaient-ils pu la tromper ?

Mais alors, pourquoi donc ses amis, son entourage lui avaient-ils menti s'ils avaient remarqué quelque chose de suspect ? L'illusion avait– elle été si complète que toute une ville se fût laissé prendre ?

Et, brutalement, une pensée terrible traversa son esprit. Si Garin vivait encore, si c'était bien lui qu'elle avait aperçu tout à l'heure sous cette robe de moine, alors son mariage avec Arnaud était nul, elle était bigame et Michel, son petit Michel, n'était qu'un bâtard !

De toutes ses forces, elle repoussa l'affreuse idée, soulevée hors d'elle-même par une révolte de tout son être. Elle ne voulait pas, ce n'était pas possible ! Dieu, le destin ne pouvaient pas lui faire ça ! De Garin elle n'avait eu que souffrances, désespoir. Il lui avait donné une vie somptueuse, mais avilissante, une vie qu'elle ne voulait retrouver pour rien au monde!

– Je deviens folle ! fit-elle tout haut.

Alors, le voile menaçant de la démence creva. Et, aussitôt, la réaction vint, brutale. Catherine se releva. Elle voulait fuir, quitter tout de suite ce château où erraient de telles ombres, retrouver la route brûlée de soleil qui menait vers Arnaud. Vivant ou mort, être humain ou fantôme désincarné, elle ne laisserait pas Garin bouleverser sa vie. Il était mort, il fallait qu'il le demeurât. Et, pour ne pas courir le risque d'être reconnue, il fallait fuir ! Elle se retourna contre la porte, voulut l'ouvrir.

– Dama ! fit, derrière elle, une voix douce.

Elle fit volte-face. Au fond de l'appartement, près d'une fenêtre à colonnettes, deux jeunes servantes, agenouillées auprès d'un grand coffre de cuir peint et doré, ouvert et débordant, tiraient d'étincelantes soieries qu'elles jetaient ensuite sur le dallage rouge. Du fond de la panique qui l'avait emportée, Catherine ne les avait même pas vues.

Elle se frotta les yeux, rendue à la réalité. Non... il n'était pas possible de fuir. Il y avait Gauthier, son ami Gauthier, qu'elle ne pouvait pas abandonner ! Un sanglot se noua dans sa gorge, éclata en un faible gémissement. Fallait-il qu'elle fût toujours prisonnière de son cœur, des liens qu'il avait tissés autour d'elle avec les uns ou les autres ?

Gênée d'avoir été surprise en pleine faiblesse, en plein désarroi, elle répondit, machinalement, au sourire timide des petites servantes qui lui offraient, à l'envi, brocarts dorés ou argentés, satins luisants ou velours moelleux, les robes d'une sœur défunte de l'archevêque. Les deux jeunes filles s'approchèrent et, la prenant chacune par une main, l'entraînèrent vers un tabouret bas sur lequel elles la firent asseoir, puis, sans autre préambule, elles se mirent à la déshabiller. Catherine se laissa faire sans protester, l'esprit ailleurs, retrouvant sans efforts les habitudes d'autrefois, quand elle se livrait pendant de longues minutes aux soins dévotieux des servantes que dirigeait Sara.


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