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Catherine et le temps d'aimer
  • Текст добавлен: 9 октября 2016, 15:54

Текст книги "Catherine et le temps d'aimer"


Автор книги: Жюльетта Бенцони



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Puis les yeux d'Abou-al-Khayr se posèrent plus loin, sur un groupe de cavaliers maures, et Catherine, sous un casque à longue pointe dorée, reconnut Josse. Avec quelque peine, à vrai dire. Aussi basané que ses collègues, le visage encadré d'une mince barbe noire, raide sur la selle de cuir brodé, la lance au poing, le Parisien offrait un aspect aussi sauvage et aussi militaire que ses compagnons. Rien ne le distinguait des autres cavaliers et Catherine admira l'art avec lequel l'ancien truand jouait son rôle. Il ne s'occupait apparemment pas de ce qui se passait devant lui, attentif à maintenir son cheval en ligne. L'animal semblait en effet nerveux à l'extrême, dansait sur place et, sans la science de son cavalier, eût sans doute causé quelques désordres.

La vue de ses trois amis raviva l'espoir chez Catherine. Elle les savait courageux, dévoués, prêts à tout pour les sauver, elle et Arnaud, et cette volonté qu'elle sentait en eux la galvanisait malgré elle... Pouvait-on vraiment désespérer avec de tels hommes ?

Une longue cérémonie suivit l'arrivée du corps de la princesse. Il y eut des chants, des danses solennelles, l'interminable allocution d'un imposant vieillard à la barbe neigeuse, long et sec comme un peuplier en hiver, dont le regard, enfoui sous une broussaille blanche, brillait d'un feu fanatique. Catherine savait déjà que c'était là le Grand Cadi et enfonça ses ongles dans sa paume en l'entendant appeler la colère d'Allah et celle du Calife sur l'Infidèle qui avait osé porter une main sacrilège sur une descendante du Prophète. Quand, enfin, il se tut, après une dernière imprécation, Catherine comprit que l'heure de mourir était venue pour Arnaud comme pour elle-même, et la faible lueur d'espoir qu'avait rallumée la présence de ses amis vacilla... Que pouvaient– ils faire, à trois, contre une multitude ? Il y avait la foule, la Cour, les soldats... et tant de haine pour l'Infidèle, tant de joie féroce à l'approche de sa mort !... Seul restait Dieu ! Mentalement, Catherine adressa au Seigneur, à la Vierge du Puy dont elle avait imploré la protection, à saint Jacques de Compostelle une ardente mais rapide prière.

– Encore un peu de force, mon Dieu, implora-t-elle.

Rien qu'un peu de force pour avoir le courage de frapper !

Là-haut, derrière le rempart, les tambours s'étaient remis à ronfler.

L'âme de Catherine en trembla. Il lui semblait déceler une menace dans ce roulement lent, comme le battement d'un cœur prêt à s'éteindre, déjà funèbre. À cet instant, les bourreaux du Calife franchissaient, deux à deux, les portes du palais. Ils étaient imposants, bien musclés, noirs comme une nuit sans lune. Vêtus de chemises bleues aux manches retroussées, ils portaient de larges culottes bouffantes, jaunes brodées de rouge. Chargés d'une foule d'instruments bizarres qui firent pâlir Catherine, ils se déployèrent en chaîne autour de la place, repoussant la foule qui s'écrasait et que les gardes contenaient mal. En même temps, une troupe d'esclaves à demi nus avaient hâtivement installé, devant la tribune occupée par Muhammad, un grand échafaud bas sur lequel ils fixaient une croix de bois, semblable à celle qui s'était dressée jadis sur une colline de Jérusalem, mais beaucoup plus basse pour que les bourreaux chargés de supplicier le condamné puissent travailler. Les esclaves apportèrent encore des braseros dans lesquels les tourmenteurs plongèrent tout un assortiment de tiges de fer, de pinces et de tenailles. La foule, captivée, retenait son souffle durant ces sinistres préparatifs, mais elle salua d'une acclamation l'arrivée d'un nègre immense et voûté, sec comme un tronc d'ébénier, qui s'avançait d'un pas nonchalant, portant sur son épaule le sac de tapis dans lequel, l'œuvre de mort terminée, il recueillerait la tête du supplicié pour la présenter au Calife avant de la fixer sur la tour de Justice. C'était Bekir, le chef des bourreaux, un personnage important, ainsi que le proclamait son costume de soie pourpre brodé d'argent. Il monta, avec une sorte de solennité, sur l'échafaud, s'y immobilisa, bombant le torse et les bras croisés, pour attendre le condamné.

De nouveau les tambours. Sous ses voiles d'or, Catherine se sentit étouffer. Elle mordit sa main pour s'empêcher de crier, les nerfs prêts à craquer. Son regard, affolé, chercha celui d'Abou-al-Khayr, mais le petit médecin, le menton sur sa poitrine et son absurde turban à angle droit, semblait dormir. Il avait l'air si frêle, si seul au milieu de ces gens surexcités, que Catherine prit peur. Allait-il, lui et les deux autres, tenter quelque chose ? Ce serait une folie car ni l'un ni l'autre n'en réchapperait ! Il ne fallait pas !... Non ! Mieux valait mourir !

Mais vite !... Elle regarda la foule.

Là-bas, Gauthier conservait une immobilité de statue. Catherine le vit se raidir encore quand, pour la troisième fois, grincèrent les portes d'Al Hamra. Au pied des murailles rouges, entre les immenses vantaux ferrés, le condamné venait d'apparaître...

Incapable de se maîtriser, Catherine se dressa avec une exclamation d'horreur. Pâle et presque nu, hormis un linge tordu autour des reins et les lourdes chaînes dont il était chargé, Arnaud titubait dans le soleil comme un homme ivre. Les bras liés au dos, le visage mangé de barbe et les yeux hagards, il tentait, néanmoins, désespérément de faire bonne figure à cette minute suprême. Mais il trébucha sur une pierre, tomba sur les genoux. Il fallut que les gardiens qui l'encadraient le remissent debout. Le manque de sommeil et de nourriture avait fait son œuvre et les gardes durent soutenir le condamné pour l'aider à descendre la pente.

Cramponnée à Catherine, Morayma tentait désespérément de la faire asseoir, mais la jeune femme, raidie par une douleur affreuse, n'entendait, ne voyait plus rien que ce long corps brun que les Maures traînaient au supplice. Cependant, le regard assombri de Muhammad s'était attaché à la jeune femme et ne la lâchait pas. Morayma supplia tout bas :

– Je t'en conjure, Lumière de l'Aurore, reprends– toi. Le Maître te regarde.

– Eh ! Qu'il regarde ! gronda la jeune femme entre ses dents.

Qu'importe ?

Sa colère peut s'appesantir plus lourdement sur le condamné...

chuchota timidement la vieille juive. Crois-moi !... Ne le brave pas ouvertement ! Les grands savent faire payer cruellement leurs humiliations. On sait cela, chez les miens.

Catherine ne répondit pas, mais elle avait compris. Si, dans sa colère, le Calife lui retirait l'affreuse grâce qu'il lui avait octroyée ?

S'il allait l'empêcher d'épargner à son bien-aimé les abominables tortures que l'arsenal hideux des bourreaux laissait prévoir ?

Lentement, elle laissa plier ses genoux, reprit sa place, mais tout son corps tremblait nerveusement. Elfe avait l'impression d'être en train de mourir et tenta de réagir de son mieux contre l'envahissante faiblesse. Toute son âme, toute sa vie étaient concentrées dans ses yeux, rivés à l'homme qui allait mourir.

Les bourreaux venaient de le hisser sur l'échafaud, le dressaient le long de la croix, maintenant ses mains ouvertes sur la poutre sans les y attacher. Aussitôt, quelque chose siffla dans l'air, que la foule salua d'une acclamation et Arnaud d'un sourd gémissement.

Postés au pied de la tribune califale, deux archers avaient tiré et leurs flèches, lancées avec une diabolique habileté, étaient venues se planter juste au creux des mains ouvertes, les clouant à la croix.

Arnaud avait blêmi tandis qu'une sueur d'angoisse coulait le long de ses joues. Les « you !... you ! » hystériques des femmes emplissaient l'air tiède que le soleil, au couchant, nuançait de violet. Catherine, avec un cri, avait bondi. L'un des bourreaux, tirant d'un brasero une longue tige de fer rougie au feu, s'approchait maintenant du condamné, encouragé par les cris enthousiastes de la populace.

Soulevée de fureur, Catherine s'arracha des mains de Morayma qui tenta vainement de la retenir, descendit dans l'arène et courut se planter en face de Muhammad. Du coup, la foule se tut et le bourreau suspendit son geste, plein d'étonnement. Que voulait cette femme vêtue d'or dont on disait dans toute la ville que le Calife l'épouserait le soir même ? La voix de Catherine s'éleva, perçante, accusatrice :

– Est-ce cela, Calife, que tu m'avais promis ?

Qu'attends-tu pour faire honneur à ta parole ? À moins que tu n'ignores ce que cela veut dire ?

Elle avait parlé français, dans un dernier souci de ménager encore cet homme qui les tenait dans sa main. Si elle l'humiliait en face de son peuple, ce serait sûrement effroyable... Mais un mince sourire fit briller les dents du Calife dans sa barbe blonde.

– Je voulais seulement voir comment tu allais réagir, Lumière de l'Aurore. Tu peux accomplir le geste que je t'ai permis, si tel est ton désir...

Il se leva, dominant de son regard impérieux la foule qui attendait :

– Écoutez, vous tous, fidèles sujets du royaume de Grenade. Ce soir, la femme que vous voyez à mes côtés deviendra mon épouse.

Elle possède mon cœur et je lui ai accordé, en présent de noces, le privilège de tuer, de sa propre main, l'assassin de ma sœur bien-aimée. Il est juste que meure d'une femme celui qui a tué une femme !

Le grondement désappointé de la populace ne dura qu'un instant.

La compagnie d'archers postée devant la tribune avait levé ses arcs.

On ne protestait pas quand le Calife avait parlé.

Le regard suppliant de Catherine chercha celui d'Abou– al-Khayr, mais le petit médecin n'avait pas bougé. Décidément, il dormait bien fort et une amertume se glissa dans le cœur de la jeune femme : il l'abandonnait à l'instant le plus cruel ! Il était comme beaucoup : la vie lui était plus chère que l'amitié...

Cependant, un esclave s'agenouillait devant elle, élevant entre ses mains un plateau d'or sur lequel la dague des Montsalvy brillait d'un éclat sinistre. Catherine s'en empara avec une sorte d'avidité.

L'épervier d'argent se logea tout naturellement dans sa paume comme un oiseau familier. Enfin, elle tenait la délivrance d'Arnaud et la sienne !

Se redressant de toute sa taille, bravant Muhammad de son regard étincelant, elle arracha, dans un geste de défi, le voile doré qui couvrait son visage.

– Je ne suis ni de ta race, ni de ta religion, sultan ! Ne l'oublie pas

!

Puis, hautaine, elle tourna les talons et s'avança fièrement vers l'échafaud. Allons ! C'était bien l'heure de sa plus grande gloire qui était venue ! Dans un instant, son âme et celle de son époux allaient s'envoler, unies, vers ce soleil d'or et de pourpre qui incendiait la place, plus légères que ces oiseaux noirs qui, là-haut, apparaissaient...

La foule se taisait, subjuguée malgré elle par cette femme si belle qui s'avançait ainsi, portant la mort, vers l'homme crucifié... Une vision splendide et rare qui valait bien, pour ce peuple de civilisation raffinée, le barbare plaisir d'un supplice.

Mais, sur la croix, Arnaud venait de relever la tête. Son regard, étrangement clair et volontaire, croisa celui de Catherine puis le quitta pour se poser sur le Calife.

– Je refuse cette prétendue grâce, seigneur Sultan ! La mort rapide que tu as permis à cette femme de m'apporter, c'est aussi le déshonneur ! Quel chevalier, digne de son nom, accepterait de mourir frappé par une femme ? Et, pire que tout, par la sienne ! Car, outre mon déshonneur, tu prétends encore la charger de ton crime, en faire la meurtrière de son époux ! Écoutez-moi, vous autres ! – et la voix du supplicié s'enfla, roula sur la foule comme un tonnerre – Cette femme chargée d'or, cette femme que votre Sultan prétend mettre cette nuit dans son lit, est mon épouse à moi, la mère de mon fils ! En me tuant, il la libère ! Sachez encore que, si j'ai tué Zobeïda, c'est pour elle, pour la sauver de la torture et du viol, pour que celle qui a porté mon fils ne soit pas souillée par de vils esclaves ! J'ai tué Zobeïda et je m'en vante ! Elle ne méritait pas de vivre ! Mais je refuse de mourir de la main d'une femme ! Écarte-toi, Catherine...

– Arnaud ! implora la jeune femme affolée ! Je t'en supplie... au nom de notre amour !

– Non ! Je t'ordonne de te retirer... comme je t'ordonne de vivre...

pour ton fils !

Vivre ? Tu sais ce que cela veut dire ? Laisse-moi frapper, sinon...

Mais deux gardes avaient suivi la jeune femme et s'emparaient déjà de ses mains. Muhammad avait deviné qu'elle se tuerait après avoir tué Arnaud. Son cri de colère fut couvert par la voix d'Arnaud, plus faible maintenant car la souffrance y creusait son halètement, mais toujours implacable, toujours chargée d'une indomptable volonté :

– Fais approcher tes bourreaux, Calife ! Je vais te montrer comment meurt un Montsalvy ! Dieu protège mon Roi et fasse miséricorde à mon âme !

À bout de forces, Catherine se laissa tomber à genoux sur le sable de l'arène.

– Je veux mourir avec toi ! Je veux...

Les bourreaux, sur un signe agacé du Calife, retournaient à leurs instruments. Dans la populace, il y avait comme une houle. On commentait les paroles courageuses du condamné, on s'étonnait et on s'apitoyait presque... Et soudain, derrière les rouges murailles d'Al Hamra, les tambours roulèrent de nouveau...

Toutes les têtes se levèrent, tous les gestes demeurèrent suspendus car ces battements n'avaient rien de comparable aux précédents : violents, rapides, c'était une sorte de tocsin qu'ils battaient sur un mode enragé. En même temps, dans le palais-forteresse, éclataient des hurlements, des plaintes, des cris de rage, de douleur ou de victoire.

La cour califale et l'immense foule, figées de stupeur, attendaient sans trop savoir quoi, mais, dans la tribune, Abou-al-Khayr s'était enfin décidé à remuer. Sans souci du protocole, il bâillait largement...

Aussitôt, Josse laissa le champ libre à ce cheval trop nerveux qu'il avait tant de mal à contenir et qui se mit à galoper dans tous les sens, créant un affreux désordre dans les rangs des gardes. Aussitôt, Gauthier, renversant ses voisins stupéfaits, assommait les gardes qui maintenaient la foule de son côté, courait à l'échafaud. Le géant était déchaîné. Emporté par cette fureur sacrée qui s'emparait de lui à l'heure du combat, il coucha à terre en quelques instants les gardes de Catherine, les bourreaux et même le gigantesque Bekir qui, crachant ses dents, s'en alla rouler sous les pieds du cheval cabré de Josse dont les sabots battants enfonçaient quelques crânes. Médusée, Catherine sentit qu'on l'entraînait par la main.

– Viens ! fit près d'elle la voix tranquille d'Abou– al-Khayr. Il y a là un cheval pour toi.

En même temps, arrachant tout à fait le voile doré, il jetait sur ses épaules un manteau sombre sorti comme par enchantement de sous sa robe.

– Mais... Arnaud !

– Laisse faire Gauthier !

En effet, le géant arrachait maintenant les flèches qui retenaient Arnaud au bois de la croix, chargeait le corps inerte sur son épaule comme un simple paquet et dégringolait l'échelle de l'échafaud. Josse, qui avait à peu près maîtrisé son cheval, se trouva près de lui tout à coup, tenant par la bride une autre monture, particulièrement vigoureuse celle-là, sorte de lourd cheval de bataille à la croupe énorme. Le géant, malgré sa charge, l'enfourcha avec une extraordinaire agilité, puis, serrant les genoux, enfonça les éperons qu'il portait sous sa robe. Le grand cheval partit comme un boulet de canon à travers la foule, d'ailleurs en pleine débandade, sans se soucier des corps sur lesquels il passait...

– Tu vois, fit la voix tranquille du petit médecin, il n'a pas besoin de nous.

– Mais que se passe-t-il ?

– Pas grand-chose : une sorte de petite révolution ! Je t'expliquerai. En tout cas, voilà notre Calife occupé pour un moment.

Viens, c'est l'instant. Plus personne ne s'occupe de nous.

En effet, la plais grande confusion régnait sur la place. On se battait un peu partout. La foule des femmes, des enfants, des baladins, des vieillards et des petits marchands fuyait dans tous les sens, essayant d'éviter, pas toujours avec succès, les sabots des chevaux affolés. Les gardes du palais étaient aux prises avec une troupe de cavaliers vêtus et voilés de noir qui avaient surgi sans qu'on pût savoir d'où. On se battait aussi dans les tribunes et Catherine put voir que Muhammad tenait vaillamment sa partie dans ce concert guerrier. Les râles d'agonie se mêlaient aux cris de rage, aux gémissements des blessés.

Les oiseaux noirs, dans le ciel mauve, avaient resserré leur cercle et volaient plus bas.

Le centre de ce tourbillon, le chef des cavaliers noirs auxquels s'étaient ralliés les quelques hommes voilés qui musardaient, jusque-là, dans la foule était un homme grand et maigre à la peau foncée, vêtu de noir lui aussi, mais le visage découvert et qui portait à son turban un fabuleux rubis. Son cimeterre volait, tel le glaive de l'archange, abattant les têtes comme la faux du moissonneur les épis de blé. La dernière image que put retenir Catherine tandis qu'Abou-al-Khayr l'entraînait après l'avoir hissée sur un cheval fut celle de la mort du Grand Vizir. Le cimeterre sanglant du cavalier abattit sa tête qui, l'instant suivant, pendait à la selle de son vainqueur.

Sur la mosquée royale d'Al Hamra, les tambours d'Allah battaient toujours...

La ville était folle. Tandis qu'Abou-al-Khayr, qui avait lui aussi enfourché un cheval, traçait son chemin à travers les ruelles blanches aux murs aveugles, Catherine put voir des scènes qui lui rappelèrent le Paris de son enfance. Partout, il y avait des hommes qui se battaient, du sang qui coulait. Passer sous une terrasse était dangereux car il en pleuvait des projectiles divers et parfois, dans la foule en délire, se détachait la silhouette funèbre d'un des étranges cavaliers voilés. L'éclair d'un cimeterre brillait alors sous les lampes à huile car la nuit commençait à venir, et un cri d'agonie suivait, mais Abou-al-Khayr ne s'arrêtait pas.

– Hâtons-nous, répétait-il. Il se peut que l'on ferme plus tôt les portes de la ville.

– Où m'emmènes-tu donc ? demanda Catherine.

– Là où le géant a dû conduire ton époux. À l'Alcazar Genil, chez la sultane Amina.

– Mais... pourquoi ?

– Encore un peu de patience. Je t'expliquerai, t'ai-je dit. Plus vite

!...

Tout ce vacarme, ces cris, ce danger ne parvenaient pas à diminuer la joie profonde qui tenait Catherine ! Elle était libre, Arnaud était libre ! Tout l'affreux appareil du supplice avait disparu et le pas allègre du cheval scandait les battements joyeux de son cœur ! ils finirent par prendre le galop sans se soucier de ceux qu'ils renversaient. La porte du Sud, heureusement encore ouverte, fut franchie en trombe, puis les sabots des chevaux claquèrent sur le petit pont romain qui enjambait le Genil aux eaux bouillonnantes et limpides. Bientôt apparut, auprès d'un marabout à la blanche coupole, une large enceinte aux vertes frondaisons enfermant une sorte de tour coiffée d'une mitre accolée de deux pavillons et précédée d'un porche aux minces colonnettes. Des silhouettes fantomatiques, qui devaient être des gardes, erraient devant le portail qui s'ouvrit hâtivement quand Aboual-Khayr, les mains en cornet devant la bouche, émit un cri particulier. Les deux chevaux et leurs cavaliers, sans ralentir l'allure, s'engagèrent sous le portail, freinant seulement, des quatre pieds, devant les colonnes, fleuries de jasmin, du porche. Derrière eux, les lourdes portes du domaine furent repoussées et barricadées.

En se laissant glisser de son cheval, Catherine tomba dans les bras de Gauthier qui accourait. Il la saisit, l'enleva presque à bout de bras, possédé d'une joie si violente qu'elle lui faisait oublier son habituelle retenue.

– Vivante ! s'écria-t-il. Et libre !... Soient loués Odin et Thor le Victorieux qui vous rendent à nous ! Voilà des jours que nous ne vivons plus.

Mais elle, incapable de maîtriser son impatience et son inquiétude :

– Arnaud ? Où est-il ?

– Près d'ici. On le soigne...

– Il n'est pas...

Elle n'osa pas poursuivre. Elle revoyait Gauthier, arrachant les flèches des mains percées, le sang qui jaillissait et le corps inerte que le Normand chargeait sur son épaule.

– Non. Il est faible, bien sûr, à cause du sang perdu. Les soins de maître Abou seront les bienvenus.

– Allons-y ! fit le médecin qui, dégringolé de son immense monture, avait rendu à son turban un aplomb singulièrement compromis.

Entraînant Catherine par la main, il suivit Gauthier, à travers une immense salle magnifiquement décorée d'une marqueterie à mille fleurs brillantes, fantastique floraison immobile qui ne fanait jamais, et d'une galerie à petites baies cintrées. Les dalles de marbre noir du sol brillaient comme un étang nocturne autour de l'archipel multicolore des épais tapis. Au-delà, s'ouvrait une pièce plus petite.

Arnaud y était étendu sur un matelas de soie entre une femme inconnue et Josse qui, toujours vêtu de son attirail militaire, se penchaient sur lui. Le Parisien, en voyant apparaître Catherine, lui offrit un large sourire, mais, sans se soucier de lui plus que de la femme, Catherine se laissa tomber à genoux auprès de son époux.

Il était sans connaissance, les traits tirés et très pâle avec des cernes profonds marquant ses yeux clos. Le sang de ses mains blessées avait taché la soie vert amande du matelas et l'épais tapis du sol, mais ne coulait plus. La respiration était courte, faible.

– Je crois qu'il vivra ! fit, près de Catherine, une voix grave.

Tournant la tête, la jeune femme croisa un regard sombre, si profond qu'il lui parut insondable. Examinant pour la première fois celle qui venait de lui adresser la parole, elle vit que la femme était jeune, très belle, avec un visage dont la douceur n'excluait pas la fierté, mais dont la peau, couleur d'or, était marquée d'étranges signes peints, d'un bleu foncé. Devinant la surprise de la nouvelle venue, la femme eut un bref sourire.

– Toutes les femmes du Grand Atlas me ressemblent, dit-elle. Je suis Amina. Viens avec moi. Il faut laisser le médecin s'occuper du blessé. Abou-al-Khayr n'aime pas que les femmes se mêlent de son travail.

Malgré, elle, Catherine sourit. D'abord parce que l'amabilité d'Amina était contagieuse, ensuite parce que ses paroles lui rappelaient sa première rencontre avec le petit médecin maure, dans l'auberge de la route de Péronne quand, pour la première fois, il avait soigné Arnaud que Catherine et son oncle Mathieu avaient trouvé blessé au bord du chemin. Elle connaissait la prodigieuse habileté de son ami. Aussi se laissa-t-elle emmener sans résistance, d'autant plus que Gauthier lui déclara, au passage :

– Je reste près de lui...

Les deux femmes allèrent s'asseoir au bord de l'étroit canal qui axait le jardin. Un double lit de roses le bordait et de minces jets d'eau s'y entrecroisaient, entretenant une fraîcheur délicieuse où se dissolvaient la fatigue et la chaleur du jour. Des coussins de soie, assortis à la nuance des fleurs, étaient empilés sur la margelle de pierre auprès de grosses lampes de bronze doré et de grands plateaux d'or chargés de pâtisseries et de fruits de toutes sortes. Amina invita Catherine à prendre place auprès d'elle après avoir, d'un mot bref, éloigné ses femmes dont les voiles tendres disparurent peu à peu dans la maison ou dans les ombres du jardin.

Un long moment, les deux femmes gardèrent le silence. Catherine, épuisée par ce qu'elle venait de vivre, goûtait inconsciemment la paix embaumée de ce beau jardin, la sérénité qui se dégageait de la femme assise auprès d'elle. Après de si cruelles angoisses, après avoir pensé cent fois mourir de peur, de chagrin et de douleur, l'épouse d'Arnaud croyait se retrouver presque en Paradis. La mort, la peur, l'inquiétude même avaient fui. Dieu ne pouvait pas avoir si miraculeusement sauvé Arnaud pour le lui reprendre aussitôt. On allait le guérir, le sauver... Elle en était certaine !

Observant sa visiteuse involontaire, la sultane respecta sa rêverie avant de désigner les grands plateaux.

– Tu es lasse, épuisée sans doute, dit-elle doucement. Repose-toi et mange !

– Je n'ai pas faim, répondit Catherine avec l'ébauche d'un sourire.

Mais, en revanche, je voudrais savoir : comment suis-je ici ? Que s'est-il passé ? Peux-tu me le dire, toi qui m'accueilles avec tant de générosité ?

– Pourquoi ne me montrerais-je pas amicale envers toi ? Parce que mon seigneur voulait faire de toi sa seconde épouse ? Notre loi lui donne droit à autant d'épouses qu'il le désire et... si tu songes à mes sentiments personnels, il y a longtemps qu'il ne m'inspire plus qu'indifférence.

– On dit, pourtant, que vous demeurez fort unis.

– En apparence. Peut-être, en effet, tient-il à moi, mais son incroyable faiblesse envers Zobeïda, la facilité avec laquelle il acceptait ses pires débordements et jusqu'à ses crimes, jusqu'aux tentatives de meurtre qu'elle a perpétrées contre moi, ont tué peu à peu l'amour dans mon cœur. Tu es la bienvenue, Lumière de l'Aurore, et plus encore depuis que je sais ce que tu as souffert. Il est noble et beau qu'une femme risque tant de maux pour l'homme qu'elle aime. J'ai aimé ton histoire. C'est pourquoi j'ai accepté d'aider Abou-al– Khayr dans son projet.

– Pardonne-moi d'insister, mais que s'est-il passé au juste ?

Un sourire amusé découvrit les petites dents blanches d'Amina.

Elle avait saisi, près d'elle, un éventail fait de fines feuilles de palme enluminées et dorées et l'agitait doucement du bout de ses doigts minces, teints au henné.

– En ce moment, le seigneur Mansour ben Zegris est en train d'essayer d'arracher à Muhammad le trône de Grenade.

– Mais... pourquoi ?

Pour me venger. Il me croit mourante. Non, ne me regarde pas ainsi, continua Amina avec un rire bref, je me porte bien, mais Abou le Médecin a fait courir le bruit que le Grand Vizir, rendu fou de douleur par la mort de Zobeïda, m'avait fait empoisonner pour que j'accompagne mon ennemie aux séjours des morts et n'aie pas le loisir de me réjouir du décès de la princesse.

– Et Mansour ben Zegris l'a cru ?

– Ce matin, comme un fou, il s'est précipité ici. Il a trouvé mes femmes déchirant leurs voiles, mes serviteurs poussant des clameurs de douleur et moi-même, étendue sur un lit, pâle comme une morte.

Elle s'interrompit pour sourire à Catherine puis, prévenant la question qui venait :

– Abou-al-Khayr est un grand médecin. Mansour m'a vue de loin d'ailleurs et n'a pas douté un seul instant. Dès lors l'attaque d'Al Hamra était décidée. Abou, qui connaît bien Mansour, a suggéré que l'heure de l'exécution serait la plus favorable pour l'attaque puisque le Calife, sa Cour et une partie de ses troupes seraient hors de la forteresse. Tout a été décidé ainsi et, quand les tambours de la Mosquée Royale ont sonné l'alerte, Abou-al-Khayr a fait, en bâillant, le signal convenu avec tes serviteurs. Tu connais la suite...

Cette fois Catherine avait compris. Abou avait fomenté une révolte en excitant Mansour pour qu'à la faveur de l'agitation la fuite du condamné puisse s'effectuer.

– Dieu soit loué, soupira-t-elle, qui a permis que mon époux puisse supporter, sans en mourir, tant de souffrances !

La voix fluette du petit médecin, s'élevant derrière Catherine, la fit retourner. Rabattant ses manches sur ses mains fraîchement lavées, Abou-al-Khayr prit place sur les coussins.

– Il était beaucoup moins faible que tu ne le supposais, et que son comportement ne le laissait croire, mon amie, mais il fallait bien donner le change ! dit-il en prenant délicatement, du bout des doigts, un gâteau gluant de miel et en l'enfournant sans en laisser tomber une seule goutte.

– Vous voulez dire ? fit Catherine reprenant instinctivement le français.

– Qu'il n'a pas beaucoup mangé, mais qu'il a pu boire un peu, grâce à Josse qui était de garde au Ghafar, et surtout qu'il a dormi.

Comment as-tu trouvé la confiture de roses, ces derniers temps ?

– Admirable, mais je croyais que les gardes avaient ordre d'empêcher le prisonnier de dormir à tout prix et que le Grand Cadi avait envoyé des hommes à lui afin de s'en assurer.

Abou-al-Khayr se mit à rire.

– Quand un homme dort d'un sommeil si profond que rien ni personne ne peut le réveiller, et que l'on a reçu mission de l'en empêcher, le mieux, si l'on ne veut pas être puni ou taxé de ridicule, est de cacher cet événement. Les hommes du Cadi tiennent à leur peau tout autant que le commun des mortels. Ton époux a pu dormir trois bonnes nuits.

– Tout de même pas grâce à la confiture de roses ?

– Non. Grâce à l'eau que Josse lui portait, dans une petite outre dissimulée sous son turban. Bien sûr, on n'a pas pu l'abreuver beaucoup, mais cela a suffi à lui maintenir une conscience claire.

– Et maintenant ?

– Il dort, gardé par Gauthier. Je lui ai fait prendre du lait de chèvre et du miel, puis, de nouveau, la drogue qui endort.

– Mais... ses mains ?

– On ne meurt pas d'avoir eu les mains percées si le sang est arrêté à temps et les blessures soignées assez tôt. Toi aussi tu devrais songer au repos. Ici vous êtes en sûreté, quelle que soit l'issue du combat.

– Lequel l'emportera ?

Qui peut savoir ? La tentative de Mansour a été un peu trop hâtivement préparée. Certes, il avait l'avantage de la surprise et les hommes du désert qui le servent sont les plus braves guerriers du monde. Mais ils sont peu nombreux et le Calife a beaucoup de gardes.

Il est vrai qu'une moitié au moins de la ville est pour Mansour.

– Et si l'un d'eux meurt, du Calife ou de Mansour ? demanda Catherine avec une horreur instinctive. Vous avez déchaîné la colère de ces hommes et cela uniquement pour nous sauver ? Méritons-nous que l'on nous sacrifie tant de vies humaines ?

La main d'Amina se posa sur celle de Catherine, apaisante et douce.

– Entre Mansour ben Zegris, mon cousin, et le Commandeur des Croyants, la guerre ne cesse jamais. Un rien la rallume. Le temps l'éteint pour un moment !... Il arrive que le Calife doive s'éloigner pour laisser à la ville le temps de se calmer. Tant qu'il sera vivant, Mansour ne pourra prendre le trône. Les ulémas ne le permettraient pas...

– Mais, si Mansour est vaincu ? Quel sera son sort ? demanda encore Catherine intéressée malgré elle par cet homme, cruel sans doute et sanguinaire – ne l'avait-elle pas vu décapiter Banu Saradj ? -


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