Текст книги "Catherine et le temps d'aimer"
Автор книги: Жюльетта Бенцони
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mais à qui elle devait la vie de son époux et la sienne propre. Elle avait la sensation d'être complice de la tromperie dont il avait été victime.
Abou-al-Khayr haussa les épaules et reprit un gâteau.
– Sois tranquille ! Il n'est pas assez bête pour se faire prendre.
Nous n'avons pas mis, outre mesure, sa vie en danger. Vaincu, il fuira, passera la mer, ira chercher refuge à Fès où il possède un palais et des terres. Puis, au bout de quelques mois, il reviendra, plus arrogant que jamais, avec des forces neuves. Et tout recommencera. Pourtant, cette fois, il lui faudra se méfier de Banu Saradj. La mort de Zobeïda l'a réellement rendu à moitié fou.
– Le Grand Vizir est mort ! fit Catherine. J'ai vu un cavalier vêtu de noir, portant à son turban un énorme rubis, qui faisait voler sa tête puis l'attachait à sa selle.
Avec stupeur, elle constata que le visage d'Abou-al– Khayr s'épanouissait.
Le sage dit qu'il est mauvais de bénir la mort de son ennemi... mais il faut bien avouer que je ne pleurerai guère Aben-Ahmed Banu Saradj !
– Si seulement, lança la sultane avec une soudaine violence, Mansour avait pu abattre en même temps que lui toute la famille !
Mais ces gens semblent pulluler, toujours plus nombreux...
– Contentons-nous du résultat obtenu et espérons que...
Des coups violents, frappés au portail, lui coupèrent la parole. Au-delà du haut mur, des cris s'élevaient, des appels. Puis vint l'étrange hululement qu'avait poussé tout à l'heure le petit médecin. Des esclaves se précipitèrent. L'énorme porte aux clous de bronze tourna sur ses gonds sans un bruit, mais les hommes qui la manœuvraient eurent tout juste le temps de se rejeter en arrière pour éviter la charge furieuse d'un groupe de cavaliers voilés. En tête, Catherine reconnut l'homme au rubis et détourna les yeux. La tête aux yeux fermés du Grand Vizir pendait toujours à l'arçon de la selle. Sans montrer la moindre surprise, Amina se contenta de se lever et demeura debout au bord du massif de roses. Elle remonta seulement son voile mauve glacé d'or sur son visage. Sa vue parut figer sur place le cavalier noir.
Catherine vit qu'il avait une belle bouche cruelle soulignée d'une mince moustache, des yeux sauvages dans un maigre visage d'oiseau mélancolique.
Mansour ben Zegris se laissa tomber de son cheval plus qu'il n'en descendit et s'avança vers Amina, d'un pas d'automate. À trois pas d'elle, il s'arrêta.
– Tu vis ? articula-t-il enfin. Par quel prodige ?
– Abou-al-Khayr m'a sauvée, répondit tranquillement la sultane.
C'est un grand médecin. Une de ses drogues a vaincu le poison.
– Allah est grand ! soupira Mansour d'un air tellement extasié que Catherine retint un sourire. Ce guerrier au visage de fanatique semblait détenir une bonne dose de naïveté. Lui faire avaler les pires couleuvres était apparemment la chose du monde la plus facile ! Il est vrai que la réputation d'Abou-al-Khayr était si grande !
Mais déjà les yeux noirs de Mansour se tournaient vers Catherine, s'y fixaient bien que la jeune femme, imitant Amina, eût caché son visage. L'aspect insolite de cette silhouette inconnue frappa sans doute le sombre seigneur car il demanda :
– Qui est cette femme ? Je ne l'ai jamais vue.
– Une fugitive ! La favorite blanche de Muhammad. Pendant que tu combattais, Abou le médecin l'a fait fuir en même temps que le condamné, l'homme qui a tué Zobeïda et qui est d'ailleurs son époux.
Le visage de Mansour exprima une stupeur non déguisée.
Visiblement, il ignorait tout de Catherine et d'Arnaud.
– Quelle est cette étrange histoire ? Et que veut dire tout ceci ?
Sous la semi transparence du voile, Catherine devina le sourire de la sultane. Elle connaissait, très certainement, les moindres réactions de son inquiétant amoureux et jouait de lui avec une incroyable aisance.
– Cela veut dire, répondit-elle avec une note de solennité dans la voix, que le Calife s'apprêtait à offenser la loi sainte en s'emparant du bien d'autrui. Cette femme, par grands périls et grandes douleurs, est venue de son lointain pays franc reprendre à Zobeïda son époux qu'elle retenait captif, mais sa beauté a éveillé le désir dans le cœur de Muhammad. C'est pour défendre son épouse menacée de mort que le chevalier franc a tué la Panthère.
Ce petit discours fit incontestablement sur Mansour une profonde impression. Ses raisonnements étaient, en général, d'une grande simplicité : si l'on était l'ennemi du Calife, on était obligatoirement son ami. Son regard perdit sa menace, se chargea de sympathie.
– Où est le chevalier franc ? demanda-t-il.
– Ici même. Abou le médecin l'a soigné. Il repose.
– Il faut qu'il fuie. Et cette nuit même !
– Pourquoi ? demanda la sultane. Qui viendrait le chercher ici ?
Les gardes du Calife. La mort de ce chien, dont la tête pend à ma selle, jointe à la fuite de sa favorite et du meurtrier de sa sœur ont rendu Muhammad enragé. Cette nuit, toutes les maisons de Grenade, et même les villas de la campagne seront fouillées... et jusqu'à ta demeure, ô princesse !
Une ombre passa dans le regard mobile de la sultane.
– Tu as donc échoué ?
– Que croyais-tu en me voyant arriver ? Que je venais déposer la couronne califale au pied de ton lit ? Non, je venais réconforter mes hommes, prendre moi– même quelques forces avant de fuir. Mon palais est déjà aux mains de l'ennemi. Je suis heureux de te voir en vie, mais je dois fuir. Si tes protégés veulent échapper à Muhammad, il leur faut quitter Grenade cette nuit même car le Calife les recherche plus activement encore que moi-même !
Catherine, avec une angoisse facile à comprendre, avait suivi le bref dialogue d'Amina et de Mansour. En même temps, à mesure qu'elle réalisait le sens des paroles, une lassitude montait en elle.
Encore fuir, encore se cacher... et dans quelles conditions ! Comment faire quitter Grenade à son époux, blessé et drogué par Abou ? Elle allait poser la question à la sultane quand la voix douce de celle-ci s'éleva de nouveau, mais, cette fois, Catherine constata qu'une nuance de colère la faisait trembler.
– Tu vas donc me quitter encore, Mansour ? Quand te reverrai-je
? – Il ne tient qu'à toi de me suivre ! Pourquoi demeurer auprès de cet homme qui ne t'a apporté que déceptions et douleurs ? Je t'aime, tu le sais, et je peux te donner le bonheur. Le Grand Sultan t'accueillerait avec joie...
– Il n'accueillerait pas une épouse adultère. Tant que Muhammad vivra il me faudra demeurer. Maintenant, il te faut songer à mettre la mer entre lui et toi. Quelle route prends-tu ? Motril ?
Le cavalier noir secoua la tête.
Trop facile ! C'est là qu'on me cherchera en premier lieu. Non.
Almeria ! Le chemin est plus long, mais le prince Abdallah est mon ami et j'ai un navire dans le port.
– Alors, emmène le Franc et son épouse. Seuls, ils sont perdus : les cavaliers de Muhammad les auront vite repris. Avec toi, ils ont une chance...
– Laquelle ? Leur description doit, à cette minute, partir à francs étriers pour tous les postes frontières et tous les ports... Moi, je m'en sortirai toujours parce que j'ai des alliés, des amis, des serviteurs partout. Mais je ne donne pas cher de leur peau.
Sans laisser à Catherine le temps de s'affoler, Abou– al-Khayr intervint :
– Un moment, seigneur Mansour ! Accepte seulement de les emmener avec toi et je me charge de les dissimuler. J'ai pour cela une idée. D'ailleurs, je vous accompagnerai, si tu le permets. Tant que mes amis ne seront pas définitivement hors de portée des bourreaux du Calife, je ne regagnerai pas ma demeure.
Le petit médecin avait parlé avec tant de grandeur simple et de vraie noblesse que Mansour n'osa pas refuser.
Tandis que Catherine serrait doucement, dans un geste de gratitude profonde, la main de son ami, il bougonna :
– C'est bon ! Fais comme tu l'entends, Abou le Médecin, mais sache ceci : dans la moitié d'une heure seulement, je quitterai ce palais
! Le temps, je te l'ai dit, de réconforter hommes et chevaux. Si tes protégés ne sont point prêts à m'accompagner, ils resteront. J'ai dit !
Abou-al-Khayr se contenta de s'incliner en silence. Mansour, tournant les talons, rejoignit le sombre escadron qui, rigide, attendait, massé près de la porte, brides aux bras, mur noir troué d'yeux luisants.
Le chef leur dit quelques mots et, silencieusement, l'un derrière l'autre, ils gagnèrent les communs du palais. Le médecin, alors, se tourna vers Catherine et vers Amina :
– Venez, dit-il, nous n'avons pas beaucoup de temps.
Mais, en franchissant le seuil du palais, une idée traversa Catherine. D'un geste vif, elle détacha la fabuleuse ceinture d'Harounal-Raschid et la tendit à la sultane.
– Tiens ! dit-elle, cette ceinture t'appartient. Pour rien au monde, je ne voudrais l'emporter.
Un instant, les doigts minces d'Amina caressèrent les énormes gemmes. Il y avait une tristesse dans sa voix quand elle murmura :
– Le jour où je l'ai portée pour la première fois, je croyais bien qu'elle était la chaîne même du bonheur... Mais j'ai compris, par la suite, que c'était bien une chaîne, rien qu'une chaîne... et fort lourde.
Ce soir, j'ai espéré que mes entraves se briseraient... Hélas, elles sont toujours là et tu m'en rapportes la preuve ! N'importe ! Sois-en tout de même remerciée...
Les deux femmes allaient passer dans les appartements privés d'Amina, sur les pas du médecin, quand deux esclaves noires, grandes et vigoureuses sous des robes rayées de brun, apparurent, moitié portant, moitié traînant une femme beaucoup plus petite, toute vêtue de noir et qui se débattait comme une furie.
– On l'a trouvée à la porte ! fit l'une des deux esclaves. Elle criait qu'elle voulait voir Abou le Médecin, qu'on lui a dit, à sa maison, qu'il se trouvait ici...
– Lâchez-la, ordonna Abou qui, ajouta, tourné vers la nouvelle venue : Que veux-tu ?
Mais celle-ci ne lui répondit pas. Elle venait de reconnaître Catherine et, avec un cri de joie, elle arrachait son voile noir, se précipitait vers elle.
– Enfin, je te retrouve ! Tu avais pourtant promis de ne pas partir sans moi.
– Marie ! s'écria la jeune femme avec un mélange de joie et de honte tout à la fois car, au milieu de ses angoisses, elle avait oublié Marie et la promesse qu'elle lui avait faite : – Comment as-tu fait pour fuir et pour me retrouver ? ajouta-t-elle en l'embrassant.
Facile ! J'étais au milieu des autres pour... pour l'exécution. Je ne t'ai pas quittée des yeux un seul instant et je t'ai vue fuir avec le médecin.
Il y avait un tel tumulte sur la place que j'ai pu me glisser dans la foule qui s'éparpillait de tous côtés. Les gardes et les eunuques avaient bien autre chose à faire qu'à nous surveiller. Je suis allée chez Abou-al-Khayr où j'espérais te retrouver, mais on m'a dit qu'il soignait la sultane Amina et devait être à l'Alcazar Genil. Alors, me voilà ! Tu...
tu n'es pas fâchée que je sois venue ? ajouta la petite avec une soudaine inquiétude. Tu sais, j'ai tellement envie de retourner en France ! J'aime bien mieux moucher des gosses, cuire le pot et laver les écuelles que bâiller d'ennui dans la soie et le velours au milieu d'une prison dorée et d'une bande de femelles en folie !
Pour toute réponse, Catherine embrassa de nouveau la jeune fille et se mit à rire.
– Tu as bien fait et c'est moi qui te demande pardon d'avoir manqué à ma promesse. Ce n'était pas tout à fait de ma faute...
– Je le sais bien ! L'important, c'est d'être ensemble !...
– Quand vous en aurez terminé avec les politesses, coupa la voix railleuse d'Abou-al-Khayr, vous voudrez peut-être vous souvenir que le temps presse et que Mansour n'attendra pas.
Une demi-heure plus tard, la troupe silencieuse qui sortait de l'Alcazar Genil n'avait plus rien de commun avec celle qui était entrée, peu avant, sous la conduite furieuse de Mansour ben Zegris. Les sombres cavaliers aux visages voilés s'étaient mués en gardes réguliers du Calife, les selhams noirs remplacés par des burnous blancs. Mansour lui-même avait abandonné vêtements brodés d'or et fabuleux rubis entre les mains d'Amina et portait la tenue d'un simple officier.
Gauthier et Josse étaient mêlés aux soldats, le casque enturbanné enfoncé jusqu'aux yeux, et serraient de près une grande litière aux rideaux de soie hermétiquement fermés qui formait le centre du cortège.
Dans cette litière, Arnaud, toujours inconscient, était étendu sous la surveillance attentive d'Abou-al-Khayr, de Catherine et de Marie. Les deux femmes étaient habillées en servantes de bonne maison et, tandis que Marie, armée d'un chasse-mouches en plumes, éventait le blessé, Catherine se contentait de tenir entre les siennes l'une des mains entourées de bandages. Elle brûlait de fièvre, cette main, et Catherine anxieuse ne quittait pas des yeux le visage aux yeux clos, momentanément dévoilé. Car la grande habileté d'Abou-al-Khayr avait été de faire habiller Arnaud de somptueux vêtements féminins, les plus grands qu'on ait pu trouver. Emmitouflé d'amples voiles de léger satin bleu nuit rayé d'or, en pantalons bouffants et babouches brodées, le chevalier figurait assez bien la grande dame, âgée et malade, qu'il était censé représenter. Cet étrange accoutrement avait détendu les nerfs de Catherine. Il apportait une note amusante qui, de cette fuite précipitée, faisait une manière de fugue où l'amour avait son mot à dire. Et puis, ce qui comptait avant tout, c'était le départ, c'était le fait de quitter cette ville étrange et dangereuse d'où ils avaient, peu de temps auparavant, si peu de chances de sortir. Aussi fut-ce d'un ton calme qu'elle demanda à Mansour, en prenant place sur les matelas de la literie :
– Que dirons-nous si nous rencontrons les gens du Calife ?
– Que nous escortons la vieille princesse Zeinab, grand-mère de l'émir Abdallah qui règne à Almeria. Elle est censée regagner son palais après une visite à notre sultane dont elle est, depuis longtemps, l'amie.
– Et l'on nous croira ?
– Qui oserait dire le contraire ? coupa Abou-al– Khayr. Le prince Abdallah, cousin du Calife, est si susceptible que le maître lui-même prend de grandes précautions dans ses rapports avec lui. Almeria est le plus important de nos ports. Quant à moi, il est normal, étant médecin, que j'escorte cette noble dame, conclut-il en s'installant à son tour sur les coussins du véhicule.
Maintenant, la troupe chevauchait dans la nuit, sans autre bruit que le pas amorti des chevaux. Dans la ville toute proche, l'agitation continuait. Toutes les lumières étaient allumées, de larges pots à feu flambaient sur le rempart et Grenade brillait dans l'ombre comme une énorme colonie de vers luisants. L'image, que Catherine contemplait, en entrebâillant les rideaux, avec une avidité où entrait un sentiment de triomphe, était admirable, mais les cris et le vacarme qui débordaient les hautes murailles la rendaient sinistre. Là-bas, on gémissait, on mourait, les fouets claquaient sur les échines courbées par la peur...
La voix de Mansour parvint à la jeune femme, grognant :
– Le Calife règle ses comptes ! Avançons plus vite ! Si je suis reconnu, il nous faudra combattre et nous ne sommes qu'une vingtaine
! – Vous nous oubliez, seigneur ! coupa sèchement Gauthier qui chevauchait tout contre la litière, si près que Catherine pouvait le toucher en tendant le bras. Mon compagnon, Josse, sait se battre.
Quant à moi, j'ai la prétention d'en valoir dix.
Les yeux sombres de Mansour détaillèrent le géant, Catherine devina l'ombre d'un sourire au ton de sa voix quand il répondit tranquillement :
– Alors, disons que nous sommes trente et un et qu'Allah nous garde !
Il alla reprendre la tête de la petite colonne qui s'enfonça bientôt dans la campagne obscure. Les feux de Grenade reculèrent peu à peu.
Le chemin, mal tracé pour qui ne le connaissait pas, se fit raidillon et d'un seul coup la ville disparut derrière un puissant épaule– ment rocheux.
– La route sera rude, commenta Josse de l'autre côté de la litière.
Nous devrons franchir de hautes montagnes. Mais, d'autre part, il est plus facile de s'y défendre.
Un commandement brutal claqua dans la nuit et la troupe s'arrêta.
Aussitôt inquiète, Catherine écarta le rideau après un coup d'œil plein d'appréhension du côté d'Arnaud. Mais il dormait toujours, insensible, bienheureusement, aux événements extérieurs. L'épaulement rocheux s'était effacé. Grenade était redevenue visible. Visible aussi le palais d'Amina où les lampes brûlaient aux créneaux des blanches murailles.
La voix de Mansour parvint à Catherine, chargée d'une involontaire inquiétude.
– Il était temps ! Regardez !
Une troupe de cavaliers aux manteaux blancs, portant des torches qui, au vent de la course, semaient la nuit d'étincelles, franchissaient au grand galop le pont romain et, dans un nuage de poussière, freinaient devant le portail de l'Alcazar Genil. En tête, l'étendard vert du Calife brillait au poing d'un alferez. Toute la troupe s'engouffra dans les lourdes portes ouvertes... Catherine eut un frisson. Il était temps, en effet ; quelques minutes de plus au palais et tout recommençait : le cauchemar, la peur et, pour finir, la mort !
De nouveau, la voix de Mansour :
– Nous sommes trop loin pour être vus ! Béni soit Mahomet car nous eussions été un contre cinq !
Catherine passa la tête à travers le rideau, chercha la haute silhouette du chef.
– Et Amina ? demanda-t-elle. Ne risque-t-elle rien ?
– Que pourrait-elle craindre ? On ne trouvera rien chez elle. Les vêtements de mes hommes sont déjà enterrés dans le jardin et il n'est pas un de ses serviteurs ou de ses femmes qui ne préférât se couper la langue plutôt que la trahir. Et même si Muhammad la soupçonne de m'avoir aidé, il est à cent lieues d'imaginer qu'elle ait pu vous secourir et ne tentera rien contre elle. Le peuple l'adore et je crois qu'il l'aime toujours. Pourtant, conclut-il dans une brusque explosion de rage, il faudra bien qu'il me la rende un jour ! Car je reviendrai ! Je reviendrai plus puissant que jamais et, ce jour– là, je le tuerai ! Par Allah, mon retour verra son dernier moment !...
Sans plus rien ajouter, le prince rebelle cravacha son cheval et se lança à l'assaut du premier contrefort de la sierra. La troupe s'ébranla en silence à sa suite, mais à une allure infiniment plus raisonnable.
Catherine laissa retomber le rideau. À l'intérieur de la litière, l'obscurité était totale et la chaleur si lourde qu'Abou-al-Khayr écarta les rideaux d'un côté et les assujettit.
– Nous ne risquons pas d'être reconnus. Autant respirer !
chuchota-t-il.
Dans l'ombre plus claire, Catherine vit briller ses dents, comprit qu'il souriait et reprit courage à ce sourire. Sa main chercha anxieusement le front d'Arnaud. Il était chaud mais d'une chaleur moins sèche que tout à l'heure. Un peu de sueur y perlait tandis que son souffle demeurait régulier et puissant. Il dormait bien. Alors, Catherine, avec au fond du cœur quelque chose qui ressemblait au bonheur, se pelotonna en boule aux pieds de son époux et ferma les yeux.
L'attaque se produisit deux jours plus tard, au plein cœur de la Sierra, vers le coucher du soleil. Les fuyards avaient remonté la haute vallée du Genil et suivaient, au flanc d'une gorge profonde dans laquelle écumait le torrent, un chemin en corniche montant vers le col.
La température, torride à la hauteur de Grenade, s'était considérablement rafraîchie. La neige était proche et le sentier semblait vouloir percer un cirque aux parois quasi verticales que dominaient trois énormes sommets. Mansour avait désigné le plus imposant.
– On l'appelle le Mulhacen parce qu'il renferme le tombeau caché du Calife Moulay Hacen. Seuls y vivent les aigles, les vautours et les hommes de Faradj le Borgne, un bandit fameux.
– Nous sommes trop puissants pour craindre un bandit ! avait observé Gauthier avec dédain.
– Savoir !... Quand Faradj a besoin d'or, il lui arrive de se mettre au service du Calife et, renforcé de gardes– frontières, il devient redoutable.
Les derniers rayons obliques du soleil éclairaient bien les burnous blancs et les casques dorés des faux gardes du Calife qui, sur les rochers noirs, se détachaient en haut relief. Et, tout à coup, des hurlements féroces retentirent, si perçants que les chevaux bronchèrent. L'un d'eux se cabra, désarçonna son cavalier qui, avec un cri d'agonie, tomba au fond de la gorge. De derrière chaque rocher, un homme surgit... et la montagne tout entière parut s'animer, s'écrouler sur la petite troupe. C'étaient des montagnards mal vêtus, déguenillés même, mais leurs alfanges luisaient plus encore que leurs dents aiguës. Un petit homme maigre et contrefait, portant à son turban sale un bouquet de plumes d'aigle et un bandeau crasseux sur l'œil, les menait à l'attaque en poussant d'affreux glapissements.
– Faradj le Borgne ! hurla Mansour. Groupez-vous autour de la litière !
Déjà les cimeterres brillaient aux poings des guerriers ; Gauthier, poussant son cheval, rejoignit le chef pour combattre près de lui, criant à Josse :
– Protège la litière !
Mais les rideaux de celle-ci volaient plus qu'ils ne s'écartaient.
Arnaud en surgit, repoussant brusquement Catherine qui tentait de s'accrocher à lui, le suppliant de ne pas bouger.
– Une arme ! cria-t-il. Un cheval !
– Non ! hurla Catherine. Tu ne peux pas te battre encore... Tu es trop faible...
– Qui a dit cela ? Crois-tu que je vais les laisser s'étriper avec ces mécréants sans prendre ma part du combat ? Rentre là-dedans et n'en bouge pas ! ordonna– t-il rudement. Et toi, ami Abou, veille sur elle et empêche-la de faire des sottises !...
Avec une impatience rageuse, il arrachait les voiles bleus qui l'enveloppaient, ne conservant que le volumineux pantalon de mousseline et le boléro trop petit pour ses larges épaules.
– Un cheval ! Une arme ! répéta-t-il.
– Voilà une arme, fit calmement Josse en lui tendant son propre cimeterre. Vous saurez mieux que moi vous servir de ce tranchoir.
Quant au cheval, prenez le mien.
– Et toi ?
– Je vais récupérer le cheval du cavalier qui a fait le grand saut.
Ne vous tourmentez pas.
– Arnaud ! cria Catherine avec angoisse. Je t'en supplie...
Mais il ne l'écoutait pas. Il avait déjà sauté en selle et, pressant le flanc de la bête de ses talons nus, rejoignait Mansour et Gauthier, engagés dans un combat furieux à un contre dix. Son arrivée produisit l'effet d'une bombe. Ce grand gaillard en vêtements féminins, empêtré de mousselines bleues, qui attaquait en poussant des cris affreux, causa chez l'ennemi une stupeur dont Mansour, réprimant une bonne envie de rire, profita. Quant à Catherine, le spectacle eut raison, un instant, de ses craintes, et elle se mit à rire, franchement, joyeusement
: Arnaud, avec ses pantalons-jupes, était irrésistible ! Mais ce ne fut qu'un instant. Bientôt Catherine, se laissant retomber sur ses coussins, jetait à Abou un regard de noyée.
– Il est fou ! soupira-t-elle. Comment pourrait-il supporter ce combat, alors qu'il y a seulement deux jours...
– Pendant deux jours, il a mangé, il a bu, il s'est reposé,, fit le petit médecin qui roulait calmement entre ses doigts les grains polis d'un chapelet d'ambre. Ton époux est d'une vigueur peu commune. Tu ne pensais pas sérieusement qu'il pourrait écouter sans broncher le fracas des sabres ? Les cris féroces de la guerre sont, à ses oreilles, comme le chant si doux du luth et de la harpe.
– Mais... ses mains ?
– Les blessures, tu l'as vu, se referment. Et il sait bien, si son sang coule de nouveau, que je l'arrêterai une fois encore.
Et, avec un sourire encourageant, Abou-al-Khayr se remit à invoquer silencieusement Allah et Mahomet, son prophète, pour l'issue du combat dont Catherine, oubliant son accès de gaieté passagère, suivait maintenant les phases avec terreur. Les brigands semblaient une multitude. Ils fourmillaient, enveloppant les cavaliers de Mansour d'une forêt d'éclairs, mais les hommes du désert et du Grand Atlas savaient se battre au moins aussi bien que les bandits de la Sierra. Ils formaient un groupe aussi solide qu'un rocher autour de la litière et Catherine était au centre d'un tourbillon flamboyant d'armes. Un peu plus loin, Mansour, Arnaud et Gauthier combattaient vaillamment.
Les hommes tombaient, sous leurs coups, comme des mouches.
Catherine entendit rire Arnaud dans la mêlée et ne put retenir un mouvement d'humeur. Il était là dans son élément réel, enfin retrouvé.
« Jamais, songea-t-elle avec ressentiment, il n'est aussi heureux qu'au plein d'une bataille. Même entre mes bras, il ne connaît pas une telle plénitude... »
Une voix perçante, criarde, lui parvint :
– Tu ne m'échapperas pas, Mansour ben Zegris ! Quand j'ai appris ta fuite, j'ai compris que tu essayerai de gagner Almeria par ce chemin difficile et tu es venu tout droit dans mon piège...
C'était Faradj qui narguait son ennemi. Le petit homme était, lui aussi, un redoutable guerrier et le duel qui l'opposait à Mansour était féroce.
– Ton piège ? répliqua dédaigneusement le prince. Tu te fais trop d'honneur. Je savais que tu campais dans ces parages et je ne te crains pas. Mais tu fais fausse route si tu espères de l'or ou des joyaux. Nous n'avons que nos armes...
– Tu oublies ta tête ! Le Calife me la paiera dix fois son poids d'or et je rentrerai enfin dans Grenade en triomphateur.
– Quand ta tête à toi pourrira sur le rempart, alors, oui, tu pourras contempler Grenade en triomphateur.
Le reste de l'altercation se perdit dans le fracas des armes.
Catherine s'était pelotonnée contre Marie et les deux femmes suivaient la bataille avec angoisse.
– Si nous sommes reprises, murmura la jeune fille, tu auras la vie sauve car Muhammad t'aime... mais moi je serai livrée au bourreau et empalée !
– Nous ne serons pas reprises, affirma Catherine avec une confiance que, cependant, elle était loin d'éprouver.
Le jour baissait vite. Seules, les crêtes neigeuses demeuraient encore rouges de soleil. Les pentes s'assombrissaient. La mort traçait des vides dans les deux camps. Parfois, avec un râle désespéré qui déchirait le tumulte, un cheval et son cavalier culbutaient dans le torrent.
Mansour, Arnaud et Gauthier se battaient toujours et, dans les rangs des brigands, les pertes étaient sévères alors que cinq hommes seulement étaient tombés du côté des fuyards. Mais le combat durait, la nuit allait venir et Catherine, les nerfs tendus à craquer, enfonçait ses ongles dans ses paumes pour ne pas crier. Auprès d'elle, Marie respirait avec peine, les yeux rivés à ces guerriers dont la victoire ou la défaite pouvaient avoir, pour elle, de si terribles conséquences.
Abou-al-Khayr priait toujours...
Et puis, il y eut un double cri, affreux, déchirant, qui, au mépris de tout danger, jeta Catherine hors de la litière. Le cimeterre vigoureusement manié par Arnaud venait de fendre la tête de Faradj le Borgne qui tomba à terre comme une masse. Mais la jeune femme ne lui accorda qu'un regard rapide, fascinée qu'elle était par une épouvantable image : Gauthier, toujours à cheval, la bouche grande ouverte sur ce cri qui ne finissait pas et une lance enfoncée en pleine poitrine.
Les yeux de Catherine et ceux du géant se croisèrent. Elle lut dans le regard de son ami une immense surprise, puis d'une masse, comme un chêne foudroyé, le Normand glissa à terre.
– Gauthier ! cria la jeune femme ! Mon Dieu !...
Elle courut vers lui, s'agenouilla, mais déjà Arnaud avait sauté de cheval, se précipitait et l'écartait.
– Laisse ! N'y touche pas...
À son appel, Abou-al-Khayr accourut, fronça les sourcils.
Vivement, il s'agenouilla, posa la main sur le cœur du géant abattu.
Un mince filet de sang coulait du coin de la bouche.
– Il vit encore, fit le médecin. Il faudrait ôter l'arme doucement...
tout doucement ! Peux-tu faire cela pendant que je le maintiendrai ?
demanda-t-il à Montsalvy.
Pour toute réponse, celui-ci arracha sans hésiter les pansements qui enveloppaient encore ses mains blessées et qui risquaient de glisser sur le bois de la lance. Puis, fermement, il empoigna l'arme tandis qu'Abou écartait avec précaution les lèvres de la plaie et que Catherine, avec un coin de son voile, essuyait le sang des commissures.
– Maintenant... fit le petit médecin. Doucement, tout doucement ! Nous pouvons le tuer en ôtant cette lance.
Arnaud tira. Pouce par pouce, l'arme meurtrière glissa, remontant des profondeurs de la poitrine... Catherine retenait son souffle, craignant que chaque respiration de Gauthier ne fût la dernière. Les larmes brouillaient ses yeux, mais elle les retenait courageusement.
Enfin, la lance vint tout entière et Arnaud, d'un geste de colère, la jeta loin de lui tandis que le médecin se hâtait, au moyen de tampons que Marie avait hâtivement fabriqués avec ce qui lui était tombé sous la main en fait de tissus, d'étancher le nouvel écoulement de sang causé par le retrait de l'arme.
Autour d'eux, le silence s'était fait. Privés de leur chef, les brigands s'étaient enfuis sans que Mansour se donnât la peine de les poursuivre. Côté rebelles, les survivants du combat revenaient vers le groupe, formaient autour un cercle silencieux. Mansour essuya tranquillement son cimeterre avant de le raccrocher à sa ceinture puis se pencha sur le blessé. Son regard sombre croisa j celui d'Arnaud.
– Tu es un vaillant guerrier, seigneur infidèle, mais ton serviteur aussi est un brave ! Par Allah, s'il vit, je le prends comme lieutenant.
Penses-tu le sauver, médecin?
Abou, qui avec son habileté habituelle avait mis à nu la poitrine blessée, aidé par Catherine, hocha la tête d'un air de doute et la jeune femme constata, avec un affreux serrement de cœur, que son front ne se déridait pas.
– Sauvez-le ! supplia-t-elle ardemment. Il ne peut pas mourir !
Pas lui...
– La blessure semble profonde ! murmura Abou. Je ] vais faire de mon mieux. Mais il faut l'enlever d'ici. On n'y voit plus.
– Transportons-le dans la litière, fit Arnaud. Le diable m'emporte si j'y remets les pieds !
– Tu es presque nu, sans souliers, coupa Catherine... et tu n'es pas sauvé !
– Qu'importe ! Je prendrai l'équipement de l'un des morts. Je refuse de rester sous cette défroque de femme qui me rend grotesque.
Ne peut-on avoir un peu de lumière ?