Текст книги "Catherine et le temps d'aimer"
Автор книги: Жюльетта Бенцони
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– Le ciel ne pouvait pas me faire plus merveilleux cadeau !
s'écria Catherine avec tant d'exaltation qu'Ermengarde leva les sourcils et, d'un ton négligent, remarqua :
– Dire que vous pouviez régner sur un empire ! Savez-vous que le duc Philippe ne vous a jamais oubliée ?
Catherine changea de couleur et s'écarta brusquement de son amie.
Ce rappel aux jours d'autrefois lui était pénible.
– Ermengarde, dit-elle calmement, si vous voulez que nous demeurions amies, ne me parlez plus jamais du duc Philippe ! Je veux oublier toute cette partie de ma vie.
– C'est que vous avez une mémoire bigrement accommodante !
Cela ne doit pas être facile !
– Peut-être ! Mais... et le ton de Catherine s'allégea soudainement.
Elle revint s'asseoir auprès d'Ermengarde toujours pelotonnée au fond de son lit et doucement demanda :
Parlez-moi plutôt des miens, de ma mère et de mon oncle Mathieu dont je n'ai plus de nouvelles depuis si longtemps ! Si toutefois vous en avez.
– Naturellement j'en ai, bougonna Ermengarde. Ils vont bien tous deux, mais ils supportent l'absence de nouvelles moins bien que vous !
Je les ai trouvés vieillis la dernière fois que je suis allée à Marsannay.
Mais leur santé est bonne.
– Ma... défection ne leur a pas valu de trop gros ennuis ?
demanda Catherine avec un brin de gêne.
– Il est bien temps de vous en soucier ! remarqua la vieille dame avec un sourire en coin. Non, rassurez– vous, se hâta-t-elle d'ajouter en voyant s'assombrir le visage de Catherine, il ne leur est rien advenu de fâcheux. Le duc n'a tout de même pas l'âme assez basse pour leur faire supporter ses déceptions amoureuses. Je croirais assez... qu'il espère au contraire que le désir de les revoir vous ramènera un jour dans ses États. Il n'allait donc pas commettre la sottise de les exiler pour les perdre de vue. Il désire, selon moi, que vous sachiez quelle grande âme il possède ! Aussi la fortune de votre oncle prospère-t-elle gentiment. Je n'en dirais pas autant de celle des Châteauvillain !
– Que voulez-vous dire ?
– Que je suis, moi aussi, une manière de proscrite. Voyez-vous, mon cœur, j'ai un fils qui me ressemble. Il en a eu assez des Anglais et de se sentir mal à l'aise dans sa peau de Français. Il a donc épousé la jeune Isabelle de La Trémoille, sœur de votre ami l'ex-Grand Chambellan.
– J'espère qu'elle ne lui ressemble pas ! s'écria Catherine avec horreur.
Pas du tout : elle est charmante ! Là-dessus, mon fils a renvoyé sa Jarretière au duc de Bedford et est entré en révolte ouverte contre notre cher duc. Résultat, les troupes ducales assiègent notre château de Grancey et, quant à moi, j'ai pensé qu'il était temps que j'aille voir un peu de pays. J'aurais fait un otage détestable. De là vient que vous me trouvez sur les grandes routes, sur le chemin de Compostelle et d'un salut auquel je vais songer sérieusement. Mais je bénis ce maudit accident qui m'a cassé une jambe et retenue ici. Sans lui, je serais déjà loin et je ne vous aurais pas retrouvée...
– Malheureusement, soupira Catherine, nous allons nous perdre de nouveau. Votre jambe vous immobilisera encore pour plusieurs jours certainement, et, moi, je dois partir demain avec mes compagnons !
Le teint naturellement coloré de la dame de Châteauvillain vira au rouge foncé.
– Ne croyez surtout pas cela, ma belle ! Je vous ai retrouvée, je ne vous quitte plus. Je pars avec vous. Mes gens me porteront sur un brancard si je ne peux tenir à cheval, mais je ne resterai pas ici une minute de plus que vous. Et maintenant, si vous dormiez un peu ? Il est lard et vous devez être lasse. Venez près de moi, il y a place pour deux !
Sans se faire prier, Catherine se coula dans le lit auprès de son amie. L'idée qu'elle allait repartir avec, auprès d'elle, la solide santé morale d'Ermengarde l'emplissait à la fois de joie et de confiance dans l'avenir. La douairière était indestructible. Une fois déjà, après la mort du petit Philippe, Catherine l'avait crue anéantie. Elle s'était courbée, avait vieilli d'un seul coup. Son âme avait paru s'absenter... et voilà qu'elle la retrouvait sur les grands chemins, plus vigoureuse et plus virulente que jamais ! Certes, avec Ermengarde, la route serait plus facile et combien plus agréable !...
Le feu se mourait dans la cheminée. La comtesse avait soufflé la chandelle et l'ombre avait envahi la petite pièce. Malgré elle, Catherine ne put s'empêcher de sourire en pensant à la tête que ferait Gerbert Bohat quand, au matin, il verrait l'imposante dame sur son brancard et apprendrait qu'il lui faudrait la compter à l'avenir au nombre de ses pèlerins. Leur affrontement vaudrait sans doute la peine d'être vu.
– A quoi pensez-vous ? fit soudain la voix d'Ermengarde. Vous ne dormez pas encore, je le sens !
– A vous, Ermengarde, et à moi ! J'ai de la chance de vous avoir rencontrée au début de ce long voyage !
– De la chance ? C'est moi qui en ai, ma chère ! Voilà des mois, que dis-je, des années que je m'ennuie à périr ! Grâce à vous, ma vie va devenir, j'espère, un peu plus, pittoresque et animée. Et j'en avais besoin, sangdieu ! Je m'encroûtais, Dieu me pardonne ! Je me sens guérie.
Et, comme preuve de cette miraculeuse résurrection, Ermengarde s'endormit aussitôt et se mit à ronfler avec un tel cœur qu'elle couvrit bientôt les tintements mélancoliques de la cloche.
Dans l'antique chapelle romane de l'hospice, les voix conjuguées des pèlerins répétaient, après celle du père abbé, les paroles de la prière rituelle des errants.
– Dieu qui avez fait partir Abraham de son pays et l'avez gardé sain et sauf à travers ses voyages, accordez à vos enfants la même protection. Soutenez-nous dans les dangers et allégez nos marches.
Soyez-nous une ombre contre le soleil, un manteau contre la pluie et le vent. Portez-nous dans nos fatigues et défendez-nous contre tout péril. Soyez le bâton qui évite les chutes et le port qui accueille les naufragés...
Mais la voix de Catherine ne se mêlait pas à celle des autres. Son esprit remâchait les paroles violentes qui avaient été échangées entre elle-même et Gerbert Bohat, juste avant d'entrer à la chapelle pour la messe et l'oraison qui précèdent les départs. Voyant apparaître, sous le porche, la jeune femme soutenant d'un bras Gillette de Vauchelles, encore bien pâle, le Clermontois avait blêmi de colère. Il avait couru vers les deux femmes avec tant d'emportement qu'il n'avait pas remarqué tout de suite Ermengarde qui venait derrière, étayée par deux béquilles.
– Cette femme n'est pas en état de poursuivre la route, avait-il dit sèchement. Elle peut entendre la messe, naturellement, mais nous la laisserons à la garde des dames hospitalières.
Catherine s'était promis d'être douce et patiente pour tenter d'amadouer Gerbert, mais elle sentit tout de suite, au frémissement de colère qui lui vint, que sa patience ne serait pas longue.
– Qui a décidé cela ? demanda-t-elle avec une douceur insolite.
– Moi !
– Et à quel titre, s'il vous plaît ?
– Je suis le chef de ce pèlerinage. C'est moi qui décide !
– Je crois que vous faites erreur. Au départ du Puy, vous avez été choisi par l'évêque comme notre guide, pour marcher en tête de notre troupe parce que vous lui avez paru homme sage et parce que, cette route, vous l'avez déjà parcourue une fois. Mais vous n'êtes pas notre
« chef » au sens où vous l'entendez.
– C'est-à-dire ?
– Vous n'êtes pas plus capitaine que nous ne sommes soldats.
Contentez-vous, mon « frère », de nous guider par les chemins et ne vous préoccupez donc pas outre mesure de nous autres ! Dame Gillette souhaite poursuivre sa route, et elle la poursuivra !
Un éclair de fureur que Catherine avait déjà appris à reconnaître brilla, dangereux, dans les yeux gris de l'homme. Il fit un pas vers la jeune femme.
– Vous osez braver mon autorité ? s'écria Gerbert d'une voix tremblante.
Catherine soutint son regard sans faiblir et lui adressa même un froid sourire.
– Je ne la brave pas : je refuse de la reconnaître telle qu'il vous plaît nous l'imposer. Au surplus, rassurez-vous, dame Gillette ne vous sera d'aucune peine : elle poursuivra sa route à cheval.
– À cheval ? Où pensez-vous trouver un cheval ?
Ermengarde, qui jusque-là avait suivi le dialogue
avec intérêt, jugea qu'il était temps pour elle de s'en mêler. Elle clopina jusqu'auprès de Gerbert.
– J'ai des chevaux, figurez-vous, et je lui en donne un ! Avez-vous quelque chose contre ?
Cette intrusion ne fit visiblement aucun plaisir au Clermontois qui fronça les sourcils et, regardant la vieille dame avec un visible dédain
: – Qui est celle-là ? fit-il. D'où sortez-vous, bonne femme ?
Mal lui en prit. La douairière de Châteauvillain devint brusquement écarlate. Fermement appuyée sur ses béquilles, elle se redressa de toute sa haute taille, ce qui amena son visage à quelques pouces de celui de Bohat.
– C'est à vous, mon garçon, que l'on devrait demander d'où vous sortez pour être si malappris ! Ver– tudieu ! Vous êtes bien le premier qui ait osé m'appeler « bonne femme » et je vous conseille de ne pas recommencer si vous ne voulez pas que mes hommes vous apprennent la politesse. Néanmoins, comme j'ai l'intention de me joindre à vous pour faire route avec mon amie, la comtesse de B... de Montsalvy, je consens à vous dire que je me nomme Ermengarde, dame et comtesse de Châteauvillain en pays bourguignon, et que le duc Philippe lui-même pèse ses paroles quand il s'adresse à moi ! Encore quelque chose à dire ?
Gerbert Bohat hésita, retenant visiblement à grand– peine une insolence. Mais, malgré lui, le ton autoritaire de la vieille dame agissait sur lui. Il ouvrit la bouche, la referma, haussa les épaules, puis, finalement :
– Je n'ai pas le pouvoir, quel que soit mon désir, de vous empêcher de vous joindre à nous, ni de m'opposer au départ de cette femme puisque vous la transportez.
– Merci, mon frère, fit doucement Gillette avec un faible sourire.
Voyez-vous, il faut que j'aille au tombeau de messire saint Jacques, il le faut... pour que mon fils retrouve la santé.
Catherine, dont les yeux aigus ne quittaient pas le visage de Bohat, eut l'impression de voir la colère se retirer comme une marée.
Quelque chose, qui ressemblait à un regret, passa dans ses yeux. Il détourna la tête.
– Faites à votre gré ! dit-il sèchement. Ne me remerciez pas !
Il s'éloigna, mais, au passage, Catherine intercepta le coup d'œil qu'il lui lança. Cet homme était son ennemi désormais, elle en était certaine. Mais ce qu'elle ne parvenait pas à comprendre, c'était l'expression bizarre qu'il avait eue en la regardant. Il y avait dedans de la rage froide, de la rancune, mais autre chose aussi. Et cette autre chose, Catherine aurait volontiers juré que c'était de la peur.
C'était à tout cela qu'elle songeait, dans la chapelle glaciale, au milieu du vacarme de ces voix mal accordées qui proclamaient leur confiance dans le Seigneur. Qu'est-ce qui, en elle, pouvait inspirer de la crainte à un homme aussi sûr de lui que Gerbert Bohat ?... Comme pareille question ne pouvait, pour le moment, trouver de réponse, la jeune femme décida de remettre le sujet à plus tard. Peut-être, d'ailleurs, la grande connaissance des êtres humains que possédait Ermengarde lui serait-elle utile en l'occurrence.
Elle sortit machinalement de l'église, comme les autres, reçut comme les autres le morceau de pain qu'à la porte de la domerie le père pitancier distribuait aux partants et reprit sa place au milieu de ses compagnons. Elle avait refusé le cheval que lui offrait Ermengarde.
Ses pieds, dont l'un portait une grosse ampoule maintenant crevée, avaient été habilement pansés par sœur Léonarde et elle se sentait capable de marcher.
– Je demanderai votre aide quand je n'en pourrai plus, dit-elle à Ermengarde que deux dames hospitalières juchaient sur un grand cheval aussi roux qu'elle– même. Deux autres avaient installé Gillette sur une paisible haquenée qui avait, jusque-là, porté l'une des suivantes de la douairière. Les deux filles de chambre qui, avec quatre hommes d'armes, formaient toute la suite de dame Ermengarde étaient installées sur le même cheval et avaient pris rang à l'arrière-garde, parmi les quelques cavaliers de la troupe.
Le portail se rouvrit devant la colonne ragaillardie. La neige et le brouillard de la veille n'étaient plus qu'un souvenir. Le soleil brillait dans un ciel bleu, totalement dégagé, et la fraîcheur de l'heure matinale laissait tout de même prévoir une belle et tiède journée. A peine franchis les murs du vieil hospice, le chemin, devenu une large draille pierreuse, plongeait droit au fond d'une cuvette tapissée d'herbe neuve, premier palier avant la profonde vallée du Lot d'où montait une brume bleutée.
Josse Rallard et Colin des Épinettes avaient pris place, comme d'un commun accord, de chaque côté de Catherine. Le second semblait avoir perdu sa mine morose de la veille. Il contemplait le paysage, si joyeux dans le matin clair, avec un large sourire satisfait.
– La nature ! confia-t-il à Catherine, quelle splendeur ! Comment peut-on vivre dans nos villes puantes quand il y a tout autour tant de fraîcheur, de propreté, de liberté !
– Surtout, quand il y a, dans lesdites villes, tant de femmes impossibles ! renchérit Josse avec un aimable sourire à l'adresse de son compagnon.
Mais le bourgeois de Paris ne parut pas apprécier la boutade car, se renfrognant d'un seul coup, il haussa les épaules et prit un peu d'avance. Catherine interrogea du regard son voisin.
– Pourquoi se fâche-t-il ? demanda-t-elle. Lui avez– vous dit quelque chose de désagréable ?
Josse éclata de rire, fit un clin d'œil à la jeune femme et remonta allègrement sa besace sur son épaule.
– Si vous voulez être bien avec l'excellent Colin, chuchota-t-il, évitez surtout de lui parler des femmes en général et de la sienne en particulier.
– Pourquoi donc ?
Parce que c'est la plus affreuse harpie que le Diable ait jamais jetée sur la terre et que, si notre digne ami, qui n'a rien d'un chevalier errant ni d'un paladin, s'est jeté dans les aventures du pèlerinage, c'est uniquement pour lui échapper. Il a tout : santé, fortune, respectabilité.
Malheureusement, il a aussi dame Aubierge et, pour vivre loin d'elle, je le crois capable d'aller jusque chez le Soudan d'Egypte ! Je suis sûr qu'entre les fers de l'esclave et son fauteuil de la rue des Haudriettes il préférerait les fers !
– C'est à ce point ? s'écria Catherine effarée. Est-ce qu'elle le dispute tellement ?
– Pis encore ! fit Josse d'un ton tragique. Elle le bat comme plâtre
!
Cela dit et comme, en tête, Gerbert Bohat entamait un cantique pour rythmer la marche, Josse se mit à fredonner une chanson à boire qui avait le mérite d'être infiniment plus guillerette.
On fit en deux jours la difficile route qui, par la vallée du Lot et les étroites gorges du Dourdou, menait d'Aubrac à la sainte cité de Conques. Vingt grandes lieues coupées seulement par une brève nuit à Espalion, dans l'ancienne commanderie des chevaliers du Temple où d'autres moines-soldats, les hospitaliers de Saint– Jean de Jérusalem, firent de leur mieux pour réconforter les pèlerins. Gerbert Bohat semblait possédé d'une sorte de rage et ne voulait entendre ni les plaintes ni les soupirs de sa troupe.
Pour Catherine, ces deux jours avaient été une espèce d'enfer. Son pied blessé la faisait cruellement souffrir, mais elle avait, toujours aussi obstinément, refusé de monter à cheval. Il lui semblait que, si elle n'accomplissait pas, comme les plus démunis des pèlerins, ce voyage en forme de pénitence, Dieu ne se laisserait pas fléchir. Et ses souffrances, elle les offrait pour Arnaud, pour que le Seigneur lui accordât la guérison et lui permît, à elle-même, de le retrouver. Pour ce bonheur-là, elle eût marché avec joie sur des charbons ardents...
Néanmoins, sans le secours d'un vieux chevalier de Saint-Jean qui, pris de pitié devant ces pieds menus,
boursouflés d'ampoules et déjà sanglants, au moment du rituel lavement des pieds que les moines à genoux accomplissaient pour les pèlerins, l'avait soignée, Catherine eût été contrainte d'arrêter là son voyage ou de se faire transporter. Le moine-soldat avait enduit les pieds blessés d'un onguent fait de suif de chandelle, d'huile d'olive et d'esprit de vin qui avait fait merveille.
– C'est une vieille recette de cavalier, avait-il confié à la jeune femme en souriant. Les jeunes de nos ordres militaires, qui ont encore la peau des cuisses et le séant trop tendre pour les longues chevauchées, en font grande consommation.
Il lui en avait même remis un peu, dans un petit pot, et le remède s'était révélé souverain. Malgré tout, quand le petit village, accroché avec son énorme abbaye aux pentes de l'étroit val d'Ouche, était apparu dans le soir, Catherine était au bord de l'évanouissement. Elle n'avait eu qu'un regard indifférent pour l'admirable basilique devant laquelle ses compagnons étaient tombés à genoux d'un même élan.
– Vous êtes à bout de souffle ! avait maugréé Ermengarde. Aussi, n'essayez pas de suivre les autres à l'abbaye !... qui d'ailleurs est comble. Il y a ici, à ce que l'on m'a assuré, une bonne auberge, et j'ai l'intention de m'y rendre.
Catherine avait hésité, craignant les paroles méprisantes de Gerbert, mais le chef des pèlerins s'était contenté de hausser les épaules.
– Logez-vous où vous pourrez ! L'abbaye est déjà pleine et je ne sais trop où je vais mener ma troupe. Chacun s'arrangera comme il pourra, d'une grange ou de l'hospitalité d'un villageois. Faites donc à votre gré. Mais n'oubliez pas la messe solennelle, la procession que nous ferons ensuite et les différents offices.
– À quelle heure partirons-nous donc ? demanda Catherine inquiète.
– Après-demain seulement ! Vous ne semblez pas vous douter que c'est ici l'un des hauts lieux de la Foi, ma sœur. Il mérite bien que l'on y prie une journée !
Cela dit, il avait salué sèchement et, tournant les talons, s'était éloigné vers le portail abbatial, ignorant la protestation de Catherine.
Malgré la fatigue des longues étapes, elle eût voulu aller plus vite encore, ne s'arrêter que le strict minimum sur cette route qu'avait parcourue l'époux bien-aimé. Une journée passée ici lui semblait un affreux gaspillage, même si cette journée devait lui rendre des forces.
– Que de temps perdu ! murmura-t-elle en offrant son bras à Ermengarde que ses suivantes venaient, non sans peine, de descendre de sa monture. La douairière de Châteauvillain, fatiguée elle aussi par des heures passées en selle, était aussi raide qu'une planche. Mais elle n'avait rien perdu de son entrain.
– Gageons que je sais ce que vous pensez, ma mie ! fit-elle gaiement en entraînant Catherine sous le porche d'une grande auberge étayée par des contreforts qui lui donnaient un certain aspect de forteresse.
– Dites toujours !
– Vous donneriez beaucoup pour enfourcher, demain matin, un bon cheval, planter là tous nos diseurs de patenôtres et galoper aussi vite que le vent vers cette ville de Galice où vous pensez que quelque chose vous attend.
Catherine n'essaya même pas de nier. Elle eut un sourire plein de lassitude.
C'est vrai, Ermengarde ! La lenteur de cette marche me tue. Songez que nous sommes, ici, tout près de Montsalvy, qu'il me serait facile d'aller embrasser mon fils. Mais c'est pour un pèlerinage que je suis partie, et je ne tricherai pas avec Dieu ! A moins qu'en cours de route quelque chose ne vienne m'apprendre que c'est ailleurs qu'il me faut chercher Arnaud, je continuerai, avec mes compagnons, jusqu'au bout du voyage. Et puis, il est bon d'être nombreux. Le chemin est dangereux, les bandits pullulent. Il vaut mieux être en force. Avec vos femmes et vos hommes d'armes, nous ne serions que sept. En admettant même que nous le demeurions jusqu'au bout puisque, déjà, l'un de vos soldats s'est enfui.
C'était vrai. Au petit matin, quand on avait quitté la commanderie d'Espalion, l'escorte d'Ermengarde ne comportait plus que trois hommes : le quatrième manquait. Mais, à la grande surprise de Catherine, la vieille dame n'en avait pas montré autrement de contrariété. Elle s'était contentée de hausser les épaules.
– Les Bourguignons n'aiment guère les voyages ! Et l'idée d'aller en Espagne n'enchantait pas Saulgeon. Il a dû préférer rentrer !
Cette philosophie inattendue avait intrigué Catherine. Elle connaissait trop Ermengarde et l'intransigeante fermeté avec laquelle elle menait ses gens pour ne pas trouver bizarre son attitude actuelle.
Ou bien la redoutable vieille femme avait-elle changé à ce point ?
L'auberge Sainte-Foy accueillit la dame de Châteauvillain avec tous les honneurs dus à son rang. Ermengarde, d'ailleurs, savait comme personne se faire servir. Il y avait beaucoup de monde à l'hôtellerie, mais elle obtint tout de même deux chambres : une pour Catherine et elle-même, l'autre pour ses chambrières et Gillette de Vauchelles que, décidément, elle avait prise sous sa protection.
Les voyageuses expédièrent leur souper rapidement et en silence.
Toutes étaient lasses, mais, tandis qu'Ermengarde, à peine rentrée dans sa chambre, se couchait et s'endormait, Catherine, malgré sa fatigue, s'attarda à la fenêtre qui donnait sur la petite place. Elle se sentait le cœur trop lourd pour dormir. Et puis, le sommeil avait moins d'importance ce soir puisque demain on resterait encore ici.
Assise sur le petit rebord de pierre, dans l'encoignure de la fenêtre, Catherine laissait son regard errer sur le spectacle étrange et coloré du dehors. Des baladins, comme cela arrivait souvent dans les villes de grand pèlerinage, s'étaient installés devant l'église et faisaient là leurs tours devant un rassemblement de villageois et de pèlerins qui, faute de place, couchaient à même le parvis. Il y avait des musiciens, joueurs de viole, de luth, de harpe ou de flûte. Un garçon maigre, vêtu d'un costume mi-partie vert et jaune, jonglait avec des torches enflammées. Assis au pied d'une des deux tours romanes de la façade, un doigt levé, l'air inspiré, un conteur de fabliaux, drapé d'oripeaux bariolés, réunissait un cercle de jeunes garçons et de jeunes filles.
Enfin, bondissant au son de la musique, une fille mince, vêtue d'un rouge violent, dansait, pieds nus, devant la haute façade de pierre pâle où un Christ en majesté, anguleux et superbe, levait sur une humanité de pierre une main bénissante. Les flammes des torches animaient, comme ceux d'un théâtre, les personnages du prodigieux Jugement dernier sculpté au tympan, enluminé et doré comme une page d'évangéliaire. Les élus semblaient prêts à s'élancer vers les régions célestes, et les damnés grimacer plus douloureusement dans les supplices de l'Enfer et sous les rires des démons.
La magie du décor agissait sur Catherine. Elle songeait qu'à ce lieu précis elle retrouvait la route qu'avaient suivie Arnaud et, après lui, le pauvre Gauthier. L'un après l'autre, le cavalier au masque noir flanqué de son maigre écuyer et le grand Normand blond avaient dû mettre pied à terre devant ce noble porche, se mêler un instant à cette foule qui, pour l'heure présente, rêvait sous les étoiles... Catherine n'eut qu'à fermer les yeux un instant pour les évoquer, le lépreux fugitif et le fils des forêts du Nord. Où étaient-ils à cette heure ? Qu'était-il advenu d'eux et quelle trace allait– elle trouver, elle qui se lançait à leur recherche avec ses faibles forces de femme ? Car, pas plus qu'elle ne pouvait croire Arnaud à jamais perdu pour elle, Catherine n'arrivait à admettre que Gauthier fût mort. Le géant avait quelque chose d'indestructible. La mort ne pouvait pas l'avoir abattu ainsi, en pleine jeunesse, au plus puissant de sa force. Elle ne parviendrait à l'atteindre que dans bien des années, quand son valet, la vieillesse, aurait accompli sur ce corps de granit sa basse besogne.
Soudain, la songerie de Catherine fut interrompue.
Dans la foule qui regardait les baladins, elle venait de reconnaître Gerbert Bohat. Il s'approchait de la danseuse rouge. La fille, haletante, venait de s'arrêter pour tendre à la foule un tambourin quand le Clermontois l'aborda. Malgré la distance, à vrai dire assez courte, Catherine comprit sans peine le sens de leur dialogue. La main sèche de Gerbert désignait tantôt la robe, clinquante et décolletée, de la fille, tantôt le grand Christ du tympan et sa mimique furieuse était limpide.
Il reprochait à la danseuse d'oser donner une représentation devant une église dans ces vêtements qu'il jugeait immodestes. Et, à vrai dire, cette haute silhouette noire dressée devant elle semblait faire peur à la jeune femme dont le bras se levait comme si elle craignait d'être battue.
Mais, bientôt, Catherine ne put se défendre d'une vague inquiétude.
Les fureurs puritaines de Gerbert ne semblaient pas du goût de la bande de jeunes paysans qui, l'instant précédent, écoutaient le conteur.
Ils ne voyaient aucun mal à ce que l'on dansât devant l'église et entreprirent de défendre la danseuse. L'un d'eux, un vigoureux gaillard dont la silhouette rappela un peu Gauthier à Catherine, empoigna même Gerbert par le col de sa tunique tandis que trois autres l'abordaient d'un air menaçant et que les voix aiguës des filles se mettaient à l'injurier... Dans un instant, Gerbert Bohat allait se faire malmener.
Catherine n'aurait pu dire ce qui la fit agir sur le moment. Elle n'avait vraiment aucune sympathie pour cet homme qu'elle jugeait dur, cassant et impitoyable. Peut-être obéit-elle au simple fait qu'elle avait besoin de lui pour aller jusqu'en Galice... Mais elle quitta la chambre en courant, descendit dans la cour où les hommes d'Ermengarde buvaient un dernier coup de vin avant d'aller dormir, et interpella le sergent.
– Vite ! ordonna-t-elle. Allez dégager le chef des pèlerins. Il va se faire écharper par la foule !...
Les hommes prirent leurs armes et coururent. Elle les suivit, sans trop savoir pourquoi, les soldats n'ayant guère besoin d'elle. Peut-être, simplement, pour voir comment réagirait Gerbert. À vrai dire, ce fut bien vite fait. Les trois Bourguignons avaient de larges épaules, des poings redoutables, des trognes burinées par des années de guerre et des armes luisantes. La foule s'ouvrit devant eux comme la mer devant l'étrave d'un navire et Catherine, lancée dans leur sillage, se retrouva auprès de Gerbert sous le porche de l'abbaye. La foule grondait toujours, mais reculait comme un chien hargneux menacé du fouet et, peu à peu, s'écartait, retournant aux baladins qui, un instant, avaient interrompu leurs tours.
– Vous voilà hors d'affaire, messire, dit le sergent Béraud à Gerbert. Rentrez donc vous coucher et laissez ces gens se distraire : ils ne font point de mal ; puis se tournant vers Catherine : Dame, nous avons fait à votre désir. Nous vous escortons jusqu'à l'auberge ?
– Rentrez sans moi ! répondit la jeune femme. Je n'ai pas sommeil.
– Si j'ai bien compris, c'est à vous que je dois cette intervention ?
demanda sèchement Bohat tandis que les hommes d'armes s'éloignaient. Vous aurais-je, par hasard, appelée à mon aide ?
– Vous avez bien trop d'orgueil pour cela ! Je pense, au contraire, que vous vous seriez laissé écharper avec bonheur. Mais je vous ai vu en difficulté, et j'ai pensé...
– Quand les femmes se mêlent de penser ! soupira Bohat avec une telle expression de dédain que Catherine sentit la colère s'emparer d'elle. Cet homme n'était pas seulement étrange, il était franchement odieux. Elle ne se gêna pas pour le lui dire.
Je reconnais qu'elles font souvent des sottises, surtout quand elles se mêlent de sauver la vie d'une remarquable intelligence masculine. En vérité, messire, je vous prie d'accepter mes regrets et mes excuses.
J'aurais bien mieux fait de demeurer paisiblement à la fenêtre à vous regarder pendre proprement à la porte de l'abbaye ; après quoi, sûre que vous êtes mort chrétiennement pour le plus grand bien de la religion, je serais allée dormir, non sans avoir dit quelque oraison pour le repos de votre grande âme ! Mais, le mal étant fait, souffrez que je vous quitte ! Bonne nuit, messire Gerbert !
Elle tournait déjà les talons quand il la retint. Cette sortie sarcastique l'avait stupéfié et, lorsque Catherine se retourna vers lui, elle put voir qu'aucune trace de colère ne demeurait sur son visage.
– Voulez-vous me pardonner, dame Catherine ? fit-il d'une voix sourde. Il est bien vrai que, sans votre intervention, ces pauvres gens m'auraient ôté la vie. Et que je devrais vous en remercier. Mais, ajouta-t-il avec une violence qui, sourdement, revenait peu à peu dans sa voix, il m'est dur de remercier une femme, et d'autant plus que la vie m'est une charge insupportable ! Si je ne craignais Dieu, voici longtemps déjà que j'en aurais fini avec elle.
– Obliger les autres à vous l'ôter n'est qu'une feinte à laquelle Dieu ne saurait se laisser prendre. J'ajoute que, dans ce cas, le crime serait double car, à votre intention secrète, s'ajouterait le mal que vous aurez contraint des innocents à vous faire. Quant à vos remerciements, ne vous y croyez pas obligé. J'en aurais fait autant pour n'importe qui !
Gerbert ne répondit pas. Comme Catherine faisait quelques pas en direction de l'auberge, il se mit à marcher auprès d'elle, courbant légèrement sa haute taille. Il semblait, tout à coup, avoir peine à la quitter et Catherine ne s'expliquait pas cette nouvelle lubie. Alors, comme il gardait le silence, ce fut elle qui demanda :
– Vous haïssez les femmes, n'est-ce pas ?
– De toutes mes forces, de toute mon âme... Elles sont le piège incessant où se prend l'homme.
– Pourquoi cette haine ? Que vous ont-elles fait ? N'avez-vous pas eu de mère ?
– C'est la seule femme pure que j'aie connue. Toutes les autres n'étaient que boue, luxure et fausseté.
Catherine aurait pu se sentir blessée par ce brutal jugement. Pourtant, elle n'éprouva qu'une sorte de pitié parce que, derrière la colère de Gerbert, elle devinait une souffrance qui n'osait pas dire son nom.
– Les avez-vous toujours autant détestées ? dit-elle encore. Ou bien...
Il ne la laissa pas achever.
– Ou bien est-ce pour les avoir trop aimées ? Je crois, en vérité, que c'est cela. C'est parce que, depuis toujours, j'ai porté dans mon sang le goût maudit de la femme, parce qu'elle est mon ennemie depuis toujours ! Je la hais !