Текст книги "Catherine et le temps d'aimer"
Автор книги: Жюльетта Бенцони
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Muhammad s'était relevé sur un coude et, sourcils froncés, les regardait approcher avec mécontentement.
– Qui donc ose me déranger à cette heure de la nuit ?
Les porteurs de torches escortaient un homme jeune, grand et maigre, portant une courte barbe noire et un turban de brocart pourpre. À sa mine arrogante et à ses vêtements somptueux, on devinait un personnage de haut rang et Catherine, brusquement, reconnut l'un des chasseurs qui accompagnaient Arnaud, le matin même.
– Qui est-ce ? demanda-t-elle instinctivement.
– Aben-Ahmed Banu Saradj... notre Grand Vizir, répondit Muhammad. Il faut un événement grave pour qu'il ose venir jusqu'ici...
D'un seul coup, l'homme qui s'était montré à Catherine sous un jour tellement humain redevint le tout– puissant Calife Commandeur des Croyants devant lequel tout être, quel que soit son rang, devait plier.
Tandis que la jeune femme se réfugiait sous les coussins et cachait au plus noir de l'ombre sa blanche forme que les yeux de ces hommes ne devaient pas voir, Muhammad revêtait sa gandoura et sortait du berceau. A sa vue, les porteurs de torches s'agenouillèrent tandis que le Grand Vizir prosternait dans le sable de l'allée ses brocarts et sa silhouette hautaine. Les flammes qui l'environnaient le faisaient flamboyer comme un énorme rubis, mais le reflet qu'elles allumaient dans ses yeux déplut à Catherine. L'homme était faux, cruel, dangereux.
– Que veux-tu, Aben-Ahmed ? Que viens-tu chercher à cette heure de la nuit ?
– Seul un danger pouvait me conduire vers toi, Commandeur des Croyants, et m'inciter à oser troubler les heures trop rares de ton repos. Ton père, le valeureux Yusuf, a quitté le Djebel-al-Tarik1 à la tête de ses cavaliers berbères et se dirige vers Grenade. Il m'a semblé qu'il fallait t'avertir sans tarder...
– Tu as bien fait ! Sait-on pourquoi mon père a quitté sa retraite ?
– Non ! Maître Tout-Puissant, on l'ignore. Mais, si tu veux permettre un conseil à ton serviteur, la sagesse voudrait peut-être que tu envoies à la rencontre de Yusuf pour sonder ses intentions.
– Nul, autre que moi, ne peut se permettre de sonder le grand Yusuf. Il est mon père, et mon trône fut le sien. Si quelqu'un se rend à sa rencontre, ce sera moi, ainsi le veulent les liens du sang... et plus encore si Yusuf vient ici avec des intentions belliqueuses...
– Ne vaudrait-il pas mieux, en ce cas, te garder ?
– Me prends-tu pour une femme ? Va donner des ordres. Que l'on selle les chevaux, que les Maures se préparent. Cinquante hommes seulement, à m'accompagner.
– Pas plus ? Seigneur, c'est de la folie !
1.
Gibraltar.
Pas un de plus ! Va, te dis-je. Je regagne Al Hamra dans quelques instants.
Le dos courbé, Aben-Ahmed se retira à reculons, écrasé apparemment sous le respect, mais Catherine avait saisi au passage l'éclair de joie mauvaise qui avait brillé dans ses yeux nocturnes quand Muhammad avait annoncé son départ. Celui-ci attendit que le vizir se fût éloigné pour rejoindre sa nouvelle favorite. Il s'agenouilla auprès d'elle, caressa les cheveux en désordre de la jeune femme.
Il me faut te quitter, ma rose merveilleuse, et j'en ai le cœur dolent.
Mais je me hâterai afin que peu de nuits s'écoulent avant que je te retrouve.
Ne vas-tu pas au-devant d'un danger, seigneur ?
Qu'est-ce que le danger ? Régner fait naître chaque jour un danger nouveau. Il est partout ; dans les fleurs du jardin, dans la coupe de miel que te présente la main candide d'un enfant, dans la douceur d'un parfum... Peut-être n'es-tu toi-même que le plus grisant... et le plus mortel des dangers !
Crois-tu vraiment ce que tu dis ?
En ce qui te concerne, non ! Tu as des yeux trop doux, trop purs ! Il est cruel de te quitter...
Il l'embrassa longuement, ardemment, puis, se redressant, frappa dans ses mains. Comme par magie, la forme replète de Morayma surgit du rideau noir des cyprès. Le calife lui désigna la jeune femme toujours blottie dans ses coussins.
Ramène-la au harem... et prends-en grand soin ! Tu veilleras à ce que rien ne lui manque pendant mon absence qui sera brève. Où l'as-tu logée ?
Dans la petite cour des Bains. J'ignorais encore...
Installe-la dans les anciens appartements d'Amina... ceux qui jouxtent la tour de l'Eau. Et donne-lui toutes les servantes que tu jugeras bon, mais, surtout, veille sur elle. Ta tête répondra de sa quiétude.
Catherine vit s'effarer les yeux de Morayma. Visiblement le résultat dépassait ses espérances et la Juive ne s'attendait pas à une aussi brutale, aussi éclatante faveur. La façon dont elle s'adressa à la jeune femme, tandis que Muhammad s'éloignait vers les portiques, s'en ressentit. Catherine y décela un respect nouveau qui l'amusa.
– Il faut que tu me retrouves mes voiles, lui dit-elle. Je ne peux pas m'habiller avec ces coussins...
– Je vais te les chercher, Lumière de l'Aurore, ne bouge surtout pas ! La perle précieuse du Calife ne doit plus faire aucun effort. Je vais m'occuper de tout. Ensuite, je ferai venir des porteurs, une litière pour te conduire à tes nouveaux appartements...
Elle allait s'esquiver. Catherine l'arrêta.
– Surtout pas ! Je veux rentrer comme je suis partie, à pied.
J'aime ces jardins et la nuit est si douce ! Mais... dis-moi, ces appartements que l'on me destine sont-ils éloignés de ceux de la princesse Zobeïda ?
Morayma eut un geste effrayé et se mit à trembler visiblement.
– Hélas non ! Ils sont tout proches et c'est bien ce qui me tourmente. La sultane Amina les a fuis jusqu'à l'Alcazar Genil pour mettre une plus grande distance entre elle et son ennemie. Mais notre maître ne veut pas croire que sa sœur favorite ne lui est pas semblable. Il faudra te garder soigneusement de l'irriter, Lumière de l'Aurore, sinon ta vie ne tiendrait qu'à un fil... et ma tête à moi ne tarderait pas à rouler sous le cimeterre du bourreau. Evite surtout les jardins privés de Zobeïda. Et si, d'aventure, tu aperçois le seigneur franc qu'elle aime, alors détourne-toi, voile-toi étroitement et fuis, fuis si tu veux vivre...
Elle se mit, elle-même, à courir à toutes jambes comme si les Mongols de Zobeïda étaient déjà sur sa trace. Catherine ne put s'empêcher de rire en voyant s'agiter sous les draperies de son voile les petites jambes courtes de Morayma dans leurs grandes babouches pointues qui lui donnaient assez l'air d'un canard affolé. La nouvelle favorite n'avait pas peur. D'un seul coup, elle avait conquis une place de choix et, dans quelques instants, elle s'installerait dans le voisinage immédiat de son ennemie... et tout près d'Arnaud ! Elle pourrait le voir, elle en était sûre, et à cette idée son sang coulait plus vite dans ses veines. Elle en oubliait même les heures, charmantes cependant, qu'elle venait de vivre dans ces jardins de rêve. La nuit d'amour avec Muhammad, c'était le prix qu'il avait fallu payer pour toucher enfin, du bout des doigts, le but si longtemps poursuivi. Et c'était, après tout, un prix léger...
Quelques instants plus tard, enroulée de nouveau dans ses voiles tendres, Catherine, à la suite de Morayma qui trottait allègrement devant elle, quittait le Djenan-el– Arif.
Les guetteurs avaient crié la minuit depuis quelque temps déjà lorsque Catherine et Morayma franchirent les limites du harem où veillaient des eunuques en armes. Un dédale de voûtes fleuries, de galeries ajourées et de passages voûtés les conduisit dans un vaste patio où d'étroites allées coupaient un véritable fouillis de plantes et de fleurs. Tout un côté des bâtiments de ce jardin était brillamment éclairé par d'innombrables lampes à huile, mais le fond, presque obscur, montrait seulement une lampe au-dessus d'une arche gracieuse vers laquelle Morayma se dirigea. Les deux femmes n'en étaient plus éloignées quand, dans les profondeurs du harem, un affreux vacarme éclata, fait de centaines de cris, de vociférations, d'injures et même de gémissements. Un véritable bruit de révolution !
Morayma dressa la tête comme un vieux cheval de bataille qui entend la trompette, fronça les sourcils et grogna :
– Ça recommence ! Zorah a dû, encore, faire des: siennes !
– Qu'est-ce qui recommence ?
Les folies de l'Égyptienne ! Quand le maître choisit une autre femme qu'elle pour sa nuit, elle devient enragée ! Il faut qu'elle passe sa fureur sur quelque chose ou quelqu'un. Ordinairement, c'est sur une autre femme, sans autre raison que pouvoir griffer, mordre, injurier.
Pour que passent les fureurs de Zorah, il faut que le sang coule...
– Et tu la laisses faire ? s'écria Catherine indignée.
– La laisser faire ? Tu ne me connais pas ! Rentre chez toi : c'est la porte que tu vois ici. Des servantes t'attendent. Je viendrai tout à l'heure voir comment tu es installée ! Suivez-moi, vous autres !
La fin de la phrase s'adressait aux deux eunuques, noirs comme de l'ébène dans leurs vêtements rouge vif, qui montaient une garde silencieuse à l'entrée du patio. Sans un mot, ils s'ébranlèrent, tirant d'un même mouvement, en serviteurs habitués à ce genre d'intervention, les fouets en cuir d'hippopotame accrochés à leurs ceintures. Catherine regarda le trio s'éloigner dans les allées parfumées avec la hâte que met le destin quand il souhaite frapper.
Bientôt la jeune femme fut seule sous le feuillage charnu et luisant des orangers. Elle éprouvait une joie à se trouver seule un instant et ne se pressait pas de rentrer. La nuit était trop douce avec ses parfums et les échos assourdis d'une musique mélancolique venue de la partie éclairée des bâtiments.
Cette partie-là attirait Catherine comme un aimant. Immobile dans l'obscurité des arbustes, elle ne pouvait en détacher ses yeux. C'étaient là, à n'en pas douter, les appartements de Zobeïda ! Il suffisait, pour s'en convaincre, de voir la dizaine d'eunuques noirs qui, sous la colonnade, montaient une garde nonchalante mais attentive. Ceux-là ne portaient point à leur ceinture le fouet de cuir tressé, mais bien de larges et brillants cimeterres qui ne promettaient rien de bon à qui oserait s'approcher.
Pourtant, Catherine brûlait de voir ce qui se passait clans ces pièces dont les lumières douces franchissaient le feuillage étoilé des jasmins grimpants pour venir caresser le sable rouge du jardin. Un instinct, presque animal, lui disait qu'Arnaud était là, derrière ce rempart de marbre et de fleurs, si proche que, s'il avait parlé, elle eût sans doute entendu sa voix. Elle le sentait peut-être au serrement brutal de son cœur, à la vague d'amère jalousie qui lui empoisonna la gorge. Les caresses du sultan étaient déjà bien éloignées de sa mémoire, réduites au rang vulgaire de simples formalités par une rage soudaine, brutale et dévastatrice. Ce n'était après tout qu'une piètre vengeance, un calcul sordide qui s'était allié à la trahison de ses sens insatisfaits ! Et Catherine, épouvantée, retrouvait, intacte et torturante, la morsure sauvage d'une jalousie aussi antique, aussi primitive que l'amour lui-même.
Dominant le murmure doux des instruments, une voix de femme s'éleva dans la nuit, chaude, grave, poignante de passion, tellement enfiévrée que Catherine, saisie, ne bougea plus, écoutant intensément.
Elle ne comprenait pas les paroles soupirées par ce magnifique organe de velours sombre, mais son instinct, sa féminité lui disaient que c'était là le plus ardent des appels à l'amour...
Elle écouta un instant, tellement ensorcelée par la voix mystérieuse qu'elle ne se rendit pas compte que les lumières s'éteignaient presque toutes dans le pavillon de Zobeïda. Le jardin se fit plus noir, et plus rose, plus tendre la clarté des quelques fenêtres demeurées éclairées.
La chanteuse avait baissé le ton, fredonnant presque... Alors, incapable de résister à la curiosité qui la dévorait, Catherine, insensiblement, se rapprocha du pavillon de la princesse.
Elle ne raisonnait même plus. La notion du danger mortel qu'elle courait s'était totalement abolie. Seul son instinct de conservation lui inspira d'ôter ses babouches, de glisser pieds nus sur le sable doux, de se courber sous les arbustes pour n'être pas aperçue des gardes. Peu à peu elle gagna les abords d'une fenêtre qu'une plante exotique enveloppait, se glissa au cœur de l'arbuste. Des épines la meurtrirent cruellement sans qu'elle laissât échapper une seule plainte, sans qu'elle essayât de se dérober à leur blessure. Enfin, elle avait atteint la fenêtre...
Doucement, tout doucement, elle se redressa. Ses yeux affleurèrent le rebord d'azulejos vert jade et il lui fallut mordre sa main pour ne pas crier. Juste en face d'elle, Catherine venait d'apercevoir Arnaud.
Il était assis, jambes croisées, parmi les coussins d'un énorme divan de brocart rose qui tenait au moins la moitié d'une petite pièce, intime et ravissante, dont les murs revêtus de cristal vert faisaient songer à l'intérieur d'une énorme pierre précieuse. Sa peau bronzée, ses cheveux noirs et les amples pantalons noirs brodés d'or qu'il portait pour tout vêtement ressortaient étrangement sur ce fond d'une féminine tendresse. Avec ses larges épaules et ses muscles puissants, il y était insolite comme une hache d'armes au milieu de dentelles.
Debout auprès de lui, une esclave étroitement voilée remplissait, dès qu'il la reposait, la large coupe d'or qu'il vidait sans cesse. Il était plus beau que jamais ; cependant, Catherine constata avec stupeur que son regard vacillait légèrement et comprit qu'il était plus qu'à moitié ivre !
Cela lui causa un choc. Jamais encore, elle n'avait vu son époux sous l'empire du vin. Ainsi, avec ses pommettes empourprées et ses yeux trop brillants, il évoquait l'aspect barbare d'un Gilles de Rais. C'était un inconnu que Catherine avait sous les yeux.
Mais elle reconnut aussitôt la femme qui se tenait non loin de lui, à demi étendue parmi des coussins argentés. C'était elle qui chantait, caressant nonchalamment de ses longs doigts souples les cordes d'une petite guitare ronde. C'était Zobeïda en personne... Et elle était belle à couper le souffle.
Une profusion de grosses perles laiteuses couvrait son cou, ses épaules, s'enroulait autour de ses bras minces, de ses chevilles fines, se perdait dans les flots noirs de sa chevelure dénouée, mais, pour le reste, elle s'enveloppait d'un nuage de gaze couleur de jade qui ne cachait aucun des charmes d'un corps parfait. Et Catherine sentit gonfler sa colère en constatant que sa rivale était encore plus séduisante que dans le souvenir, fugitif à vrai dire, qu'elle en avait gardé. Elle vit aussi que les yeux de Zobeïda ne quittaient pas un instant son prisonnier tandis que lui ne la regardait pas. Il regardait ailleurs, dans le vide que procure l'ivresse, mais une ivresse sans joie, que Catherine, instinctivement, devina volontaire.
Soudain, l'indifférence obstinée d'Arnaud eut raison de la patience de la Mauresque. Elle rejeta son instrument avec irritation, chassa l'esclave d'un sec mouvement des doigts, puis, se levant, alla s'étendre près d'Arnaud, posant sa tête sur les genoux de son amant.
.
Dans la nuit, Catherine frémit, mais Arnaud n'avait pas bougé.
Avec application, il vidait sa coupe lentement, méthodiquement.
Mais Zobeïda voulait le forcer à s'occuper d'elle. Catherine vit ses mains chargées de bagues ramper sur le torse d'Arnaud en une lente caresse, remonter vers les épaules, s'enrouler autour du cou, s'y suspendre pour attirer son visage vers celui qu'elle offrait. La coupe était vide, Arnaud la jeta loin de lui, d'un geste dédaigneux, et Catherine ferma les yeux parce que Zobeïda venait de se hausser jusqu'aux lèvres, d'y coller les siennes en un baiser passionné.
Mais, presque aussitôt, le couple se désunit. Arnaud s'était levé brusquement, essuyant de la main le sang qui perlait à ses lèvres, où Zobeïda avait mordu... Repoussée par lui, la princesse avait roulé sur le tapis.
– Chienne ! gronda-t-il. Je vais t'apprendre...
Il saisit, sur une table basse, une cravache qui traînait et en cingla le dos et les épaules de Zobeïda. Catherine retint un cri de terreur, oubliant sa jalousie devant ce j geste qui ne pouvait signifier selon elle que la condamnation d'Arnaud. L'orgueilleuse princesse devait être |
incapable d'endurer pareil traitement. Elle allait appeler, frapper le gong de bronze posé près du divan, faire accourir ses eunuques, ses bourreaux...
Mais non !... Avec un gémissement plaintif, l'indomptable Zobeïda rampait sur le tapis jusqu'aux pieds nus de son amant, y collait ses lèvres, enlaçait ses jambes de ses bras constellés de perles, levait vers lui des yeux noyés de bête soumise. Elle murmurait des mots que Catherine ne pouvait entendre, mais dont, peu à peu, la magie envoûtante devait jouer sur l'homme. Catherine vit la cravache tomber des mains de son époux. Il prit à plein poing les cheveux de Zobeïda, la releva jusqu'à son visage et s'empara de ses lèvres tandis que de sa main libre il arrachait les dérisoires et encombrantes mousselines. Le couple enlacé roula sur le sol de la pièce tandis qu'au-dehors le ciel, les arbres et les murs se mettaient à tourner autour de Catherine en une sarabande effrayante.
Haletante, le cœur chaviré, elle se plaqua contre le mur froid du palais, luttant contre la syncope. Elle sentait sa vie la quitter, crut qu'elle allait mourir là, dans la nuit, à deux pas de ce couple éhonté dont elle entendait les râles de plaisir... Sa main convulsive chercha la dague familière, à sa hanche, ne rencontra que la molle mousseline qui l'habillait à peine, tâtonna instinctivement à l'entour, saisie par un aveugle, un primitif désir de tuer. Oh ! trouver une arme, pouvoir se dresser devant son époux infidèle, pareille à quelque déesse de la vengeance, frapper cette créature qui osait l'aimer d'un amour abject, un amour d'esclave !... La main de Catherine ne rencontra point l'arme désirée, mais une ronce aux épines acérées qui s'enfoncèrent cruellement dans sa paume, lui arrachant un gémissement vite étouffé, mais lui restituant comme par miracle une conscience plus claire. Au même moment, un bruit de voix, d'allées et venues acheva de lui rendre le sens de la réalité. Elle reconnut le timbre nasillard de Morayma, quitta furtivement sa cachette, rampa sous les arbustes et rejoignit finalement l'allée centrale comme Morayma en personne y arrivait.
La vieille Juive jeta sur Catherine un regard soupçonneux.
– D'où viens-tu ? Je te cherchais...
– Dans ce jardin. La nuit était si... douce ! je n'avais pas envie de rentrer encore, fit la jeune femme avec effort.
Sans répondre, Morayma la prit par le poignet et l'entraîna vers la tour de l'Eau. Parvenue sous la colonnade éclairée, elle regarda sa prisonnière, fronça les sourcils, remarqua :
– Tu es bien pâle ! Es-tu souffrante ?...
– Non. Fatiguée peut-être...
– Alors, je ne vois pas pourquoi tu n'es pas encore couchée. Viens maintenant !
Catherine se laissa emmener sans résistance jusqu'à une suite de pièces dont elle ne vit rien. Ses yeux, envoûtés par son esprit bouleversé, formaient et reformaient sans cesse devant elle la scène d'amour dont ils venaient d'être les témoins. Et Morayma, qui s'attendait à des cris de joie devant le luxe que l'amour du calife offrait à cette esclave rachetée, ne comprit pas pourquoi, à peine entrée dans la chambre où l'attendait une armée de servantes, Catherine se laissa tomber sur les matelas de soie pour y pleurer toutes les larmes de son corps.
La maîtresse du harem eut cependant assez de sagesse pour ne point poser de questions. Elle se contenta de renvoyer d'un geste autoritaire toutes les servantes, puis, patiemment, s'assit au pied du lit pour attendre que l'orage cesse.
Elle l'attribuait, avec philosophie, aux émotions plutôt fortes de cette journée mouvementée. Mais Catherine pleura longtemps, si longtemps que, seule, la fatigue vint à bout de son chagrin. Quand ses sanglots se turent, elle glissa sans transition dans un sommeil de bête harassée... Il y avait déjà un moment que Morayma l'avait précédée au pays des songes et dormait, tassée sur elle– même. La nuit d'été, ponctuée par le tintement de la cloche des canaux, acheva de couler sur Grenade.
Il y avait tant de monde dans la chambre de Catherine lorsqu'elle ouvrit ses yeux encore gonflés par les larmes qu'elle les referma aussitôt, persuadée que c'était seulement la suite de ses rêves fiévreux.
Mais le contact de tampons humides et frais sur ses paupières la convainquit de son erreur : elle était bien éveillée. Une voix ronronnante s'en mêla.
– Allons, réveille-toi, Lumière de l'Aurore, ma perle précieuse !
Réveille-toi pour contempler ta gloire !
Catherine rouvrit des yeux méfiants. La gloire en question consistait en un bataillon d'esclaves aux bras chargés d'objets divers, agenouillées un peu partout dans la chambre. On lui présentait des soieries, des mousselines de toutes les couleurs, de lourds bijoux d'or sertis de pierres d'une grosseur barbare, des buires de parfums et d'huiles rares, des oiseaux aux longues plumes légères qui avaient l'air d'énormes joyaux aux couleurs fulgurantes. Mais ce qui retint immédiatement le regard de la nouvelle favorite, ce fut la forme débordante de Fatima qui, assise en tailleur sur un gros coussin posé à même le sol, les mains nouées sur son ventre drapé de soie rouge vif et sa noire figure fendue d'un sourire lunaire, la regardait s'éveiller avec une mine réjouie. Penchée sur Catherine, une jeune esclave couleur café au lait bassinait ses paupières.
S'apercevant que la jeune femme la regardait, l'Éthiopienne se leva et s'inclina avec une étonnante souplesse, balayant le sol des absurdes plumes de paon fixées à sa coiffure.
– Que fais-tu là ? demanda Catherine du bout des lèvres.
– Je suis venue saluer l'astre naissant, ô Splendeur ! Il n'est bruit, dans les souks, que de la bien-aimée du Calife, de la perle rare que j'ai eu le privilège de découvrir...
– Et tu viens, dès l'aurore, chercher ta récompense, j'imagine ?
Le ton méprisant de Catherine n'effaça pas le sourire de Fatima.
Visiblement, la négresse éclatait d'une joie qui la rendait imperméable à toute autre impression.
– Ma foi non ! Je suis venue t'apporter un présent.
– Un présent ? De ta part ?
– Pas tout à fait. De la part d'Abou-le-Médecin !
Tu sais, Lumière de l'Aurore, nous avons gravement méconnu cette belle âme !
Le nom de son ami secoua comme par enchantement la nonchalance de Catherine. Au fond de la vague de colère, de douleur et de dégoût où elle avait plongé, la pensée d'Abou était quelque chose de réconfortant. Elle se redressa sur un coude, repoussant l'esclave qui alla s'agenouiller un peu plus loin.
– Que veux-tu dire ?
La main noire de Fatima désigna un grand couffin de paille dorée où s'empilaient les plus beaux fruits que Catherine ait jamais vus, la plupart lui étant d'ailleurs inconnus.
– Il est venu, dès le premier éclat du jour, apporter ceci en me priant de monter en Al Hamra t'en faire l'offrande.
– Toi ? Il ne devrait pourtant guère éprouver de reconnaissance envers toi ! Ne m'as-tu pas dupé ?
– C'est pourquoi je dis qu'Abou-al-Khayr possède une grande âme. Non seulement il ne m'en veut pas, mais encore il est plein de gratitude pour ce que j'ai fait: «Tu as permis que j'assure, sans le vouloir, le bonheur de mon Calife, m'a-t-il dit avec des larmes dans la voix, et, désormais, le Commandeur des Croyants se souviendra, dans ses prières, d'Abou-le-Médecin qui lui a sacrifié un joyau sans prix ! »
Quant à toi, poursuivit l'Éthiopienne avec volubilité, il te supplie d'accepter ces fruits, d'honorer chacun d'eux du contact de tes lèvres afin qu'en échange ils raffermissent ton cœur effrayé par ta chance, vivifient tes forces et te donnent l'éclat qui rendra durable ton bonheur.
Ces fruits, à ce qu'il assure, ont des vertus magiques, mais qui n'ont de pouvoir que pour toi !
Fatima pouvait continuer à débiter, avec une satisfaction vaniteuse, de belles phrases bien tournées, Catherine avait compris que cet envoi matinal contenait autre chose que des fruits, même magnifiques. Elle se força au sourire, prise d'une hâte soudaine d'être débarrassée de tous ces gens, et de Fatima la toute première.
– Remercie mon ancien maître de sa générosité. Dis-lui que je n'ai jamais douté de la bonté de son cœur et que je ferai tout au monde pour conquérir à jamais le cœur de celui que j'aime. Si je n'y parviens pas, je saurai mourir, fit-elle, jouant audacieusement sur les mots.
Voyant que sa visiteuse ne faisait pas mine de bouger, que les servantes paraissaient figées dans leurs attitudes d'offrande, Catherine appela auprès d'elle Morayma qui entrait à cet instant précis et la fit pencher pour lui parler bas.
– Je suis encore lasse, Morayma. Je voudrais dormir pour achever de restaurer mes forces, être plus belle quand reviendra le Maître. Est-ce possible ?
– Plus rien n'est impossible, ô rose entre les roses ! Tu n'as qu'à ordonner. On te laissera reposer autant que tu le voudras ! J'aime à te voir si raisonnable, si soucieuse de plaire ! Tu iras loin !
Sa main teintée au henné désignait les yeux encore gonflés de la jeune femme.
– Il est heureux que le maître soit absent. Tu auras ainsi tout le temps de retrouver l'éclat du bonheur ! Sortez, vous autres !
– Reviens me voir bientôt, Fatima ! dit Catherine à la grosse négresse qui allait se retirer, assez désappointée, avec les autres.
J'aurai sans doute besoin de toi et je serai toujours heureuse de te voir.
Il n'en fallut pas plus pour que les plumes de paon, un peu consternées l'instant précédent, reprissent une arrogante stabilité.
Gonflée d'orgueil, se voyant déjà la confidente de la favorite, de la future sultane peut-être si elle donnait un fils au Calife, Fatima se retira majestueusement, les porteuses de présents royaux sur ses talons.
Dors maintenant, fit Morayma. en tirant les immenses voiles de mousseline rose qui enveloppaient le lit de Catherine. Et ne mange pas trop de fruits, ajouta-t-elle voyant que la jeune femme attirait la corbeille auprès d'elle. Cela fait gonfler lorsque l'on en abuse et, en ce qui concerne les figues...
La phrase demeura en suspens. Morayma s'était soudain jetée sur le sol et s'y prosternait, paumes étendues et face contre terre. Au seuil de la chambre, dans le cadre gracieux d'un arc mauresque, la princesse Zobeïda venait d'apparaître.
Ses cheveux, dénoués, pendaient jusqu'à ses reins et elle portait simplement une sorte de gandoura de brocart bleu-vert serrée à la taille par un large cercle d'or ; mais, malgré ce négligé, sa mince silhouette offrait une image parfaite de l'orgueil à l'état pur. Le sang de Catherine bondit quand la voix étouffée de Morayma lui souffla :
– Lève-toi et agenouille-toi ! Voici la princesse...
Aucune force humaine n'aurait pu contraindre la
jeune femme à faire ce qu'on lui demandait. Se prosterner, elle, devant cette sauvagesse qui osait lui prendre son époux ? Même le plus élémentaire instinct de conservation ne pourrait l'y obliger ! La haine que cette femme lui inspirait la brûlait jusqu'aux entrailles.
Immobile, dressant au contraire avec arrogance sa tête fine, elle regarda venir l'autre avec des prunelles que la colère rétrécissait.
– Par pitié !... pour toi et pour moi, agenouille-toi ! chuchota Morayma affolée tandis que Catherine se contentait de hausser les épaules. .
Zobeïda, cependant, était arrivée jusqu'au lit. Ses grands yeux sombres en examinaient l'occupante avec une curiosité qui l'emportait sur la colère.
– Est-ce que tu n'entends pas ce qu'on te dit ? Tu dois te prosterner devant moi !
– Pourquoi ? Je ne te connais pas !
– Je suis la sœur de ton maître, femme, et, comme telle, ta souveraine ! Tu ne dois pas, en ma présence, t'élever au-dessus de la poussière que tu es ! Lève-toi et prosterne-toi !
– Non ! fit Catherine nettement. Je suis bien ici et je n'ai aucune envie de me lever. Mais je ne t'empêche pas de t'asseoir.
Elle vit une bouffée de colère assombrir le beau visage mat et, un instant, trembla pour sa vie. Mais non... Zobeïda se maîtrisait. Un sourire méprisant arqua ses lèvres rouges et elle haussa les épaules.
– Ta chance te monte à la tête, femme, et je veux bien me montrer indulgente pour cette fois ! Mais tu sauras qu'en l'absence de mon frère je règne ici. Au surplus, couchée ou à genoux, tu es toujours à mes pieds. Prends garde, cependant, de me rendre à l'avenir les respects que tu me dois car je pourrais être moins patiente une autre fois. Aujourd'hui je suis de bonne humeur.
À son tour, Catherine dut faire effort pour maîtriser la colère qui grondait en elle. De bonne humeur ? En vérité, elle ne comprenait que trop bien la raison de cette mansuétude. Il suffisait de contempler le négligé de Zobeïda, ses cheveux défaits, cette robe lâche passée à même la peau au sortir du lit, les cernes bleuâtres qui marquaient les yeux de la princesse... Depuis combien de temps était-elle sortie des bras d'Arnaud ?
Brusquement, le silence qui se faisait pesant fut brisé par l'éclat de rire de la princesse.
– Si tu te voyais ! Tu as l'air d'une chatte prête à griffer ! En vérité, si tu ne m'étais pas inconnue, je dirais que tu me détestes. D'où viens-tu, femme aux cheveux jaunes ?
– J'ai été prise par les corsaires barbaresques, vendue comme esclave à Almeria, récita Catherine.
– Cela ne dit pas ton pays. Es-tu du pays des Francs ?
– En effet ! Je suis née à Paris.
– Paris !... Les voyageurs que mon frère accueille volontiers disent que c'était, naguère, une ville incomparable par sa science et sa richesse, mais que la guerre et la misère la ruinent et la dégradent chaque jour. Est-ce pour cela que ses habitants s'en vont en esclavage
? – Je crains, fit Catherine sèchement, que tu ne comprennes pas grand-chose aux affaires de mon pays. Je saurais d'ailleurs bien mal te les expliquer.
– Qu'importe ! Cela ne m'intéresse pas ! Au fond, à l'exception de quelques-uns, vous n'êtes bons qu'à faire des esclaves et je ne comprendrai jamais le goût des hommes pour vos peaux blanches, vos cheveux jaunes. Tout cela est si fade !
Dans un geste plein de grâce nonchalante, Zobeïda s'étirait et, tournant le dos à Catherine, se dirigeait vers la porte, mais, avant d'en franchir le seuil, elle se retourna.