Текст книги "Catherine et le temps d'aimer"
Автор книги: Жюльетта Бенцони
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Il voulut se lever quand la jeune femme s'approcha, mais elle l'en empêcha, posant vivement sa main sur l'épaule osseuse.
– Non... ne bouge pas ! Tu n'es pas encore couché ?
– Je n'ai pas envie de dormir. J'étouffe dans cette chambre. Elle est si petite !
– Tu n'y resteras plus longtemps. Quand tu seras assez fort pour chevaucher, nous partirons...
– Nous ? Est-ce que vous m'emmènerez avec vous ?
– Tu m'as toujours suivi, fit Catherine tristement. Cela te paraissait naturel... Est-ce que tu ne veux plus venir avec moi ?
II ne répondit pas tout de suite et le cœur de Catherine se serra douloureusement. S'il allait refuser ? S'il allait vouloir se chercher un autre destin ? Elle n'était plus rien pour lui, qu'une jolie femme, puisque sa mémoire était morte. Et jamais, jamais elle n'avait eu autant besoin de lui, de sa force, de ce refuge inexpugnable qu'il avait toujours représenté. Entre la souffrance et elle, il y avait eu, depuis si longtemps, la large poitrine de Gauthier ! Ne l'avait-elle retrouvé, arraché à une mort horrible, que pour le perdre plus sûrement ? Elle sentit les larmes piquer ses yeux.
– Tu ne réponds pas ? murmura-t-elle d'une voix qui s'enrouait.
– C'est que je ne sais pas. Vous êtes si belle que j'aimerais vous suivre... comme une étoile. Mais si je veux retrouver mon passé il vaut peut-être mieux que je m'en aille seul. Il y a en moi quelque chose qui dit que je dois être seul, que je l'ai toujours été...
– Non, ce n'est pas vrai ! Depuis trois ans tu ne m'as presque pas quittée. Nous avons souffert ensemble, lutté ensemble, défendu nos vies ensemble, tu m'as sauvée tant de fois ! Comment ferai-je si tu m'abandonnes ?
Elle se laissa tomber assise sur le pied du lit, accablée sous ce surcroît de peine. Cachant son visage dans ses mains tremblantes, elle murmura douloureusement :
– Je t'en supplie, Gauthier, ne m'abandonne pas ! Sans toi, je suis perdue... perdue !
Des larmes amères roulaient entre ses doigts. Elle se sentait affreusement seule, abandonnée de tous. Il y avait le moine, ce cauchemar vivant qui hantait les murs de ce château, il y avait la nostalgie qu'elle éprouvait de son pays, de son enfant, il y avait surtout la furieuse morsure de la jalousie qui la tenaillait chaque fois qu'elle évoquait son époux. Alors, que Gauthier se détournât d'elle, qu'il eût tout oublié du passé, c'était plus qu'elle n'en pouvait endurer... Elle l'entendit qui balbutiait :
– Ne pleurez pas, dame ; si cela vous cause tant de peine, j'irai avec vous...
Elle releva vers lui, dans un visage inondé de larmes, des yeux fulgurants de révolte.
– Cela ressemble à de la pitié, ou de la résignation ! Mais tu m'aimais, jadis ! Tu ne vivais que pour moi, que par moi... Si ta mémoire te fait défaut, ton cœur, du moins, devrait me reconnaître !
Il se pencha vers elle, scrutant le doux visage humide et implorant.
– Je voudrais tant me souvenir ! fit-il tristement. Cela ne doit pas être difficile de vous aimer. Vous êtes si belle ! On dirait que vous êtes pétrie avec de la lumière. Vos yeux sont plus doux que la nuit...
D'une main timide, il avait pris le menton de la jeune femme, le relevait pour mieux voir les prunelles veloutées que les larmes faisaient scintiller. Le visage contracté du Normand était maintenant tout près du sien et Catherine ne fut pas maîtresse de son impulsion. Il lui sembla encore entendre la voix d'Hamza murmurant : « Essayez de réveiller cet amour... » Alors, elle demanda :
– Embrasse-moi !
Elle vit qu'il hésitait. Se haussant vers lui, ce fut elle, alors, qui chercha les lèvres de Gauthier, y attacha les siennes tandis que, glissant ses deux bras autour du cou massif, elle se suspendait à lui. La bouche serrée ne répondit pas tout de suite à sa caresse, comme si elle hésitait au bord du plaisir. Et puis, tout à coup, Catherine sentit qu'elle se mettait à vivre, soudain ardente et brutale, tandis que les bras du Normand se refermaient sur elle. Enlacés, ils roulèrent sur le lit.
Sous la bouche qui, maintenant, violentait la sienne, Catherine sentit le désir s'éveiller, en tempête, dans son corps, sage depuis trop longtemps. Elle avait toujours eu pour Gauthier une profonde tendresse, et, tout à l'heure, quand elle lui avait tendu ses lèvres, elle songeait seulement à créer ce choc capable de lui rendre la mémoire.
Mais, maintenant, son propre désir s'éveillait, au même rythme que celui qu'elle sentait naître dans le corps pressé contre le sien...
Fulgurante, la pensée de son époux la traversa, mais elle la repoussa avec colère. Non, même son souvenir ne l'empêcherait pas de se donner à son ami ! Est-ce que celui de leur amour l'empêchait de donner à une autre ses baisers et ses caresses ? Le goût de la vengeance venait, décuplant l'approche du plaisir attendu. Mais elle sentait les mains de Gauthier s'énerver sur les laçages compliqués de sa robe. Doucement, elle le repoussa.
– Attends ! Ne sois pas si pressé !...
D'un souple mouvement de reins, elle se redressa, se leva. L'indécise lumière de la chandelle lui sembla insuffisante. Elle ne voulait pas se donner à lui furtivement, dans l'ombre. Elle voulait beaucoup de lumière sur son visage, sur son corps lorsqu'il la posséderait...
Saisissant la chandelle, elle alla allumer les deux candélabres posés sur le coffre contre le mur. Assis au pied du lit, il la regardait faire, sans comprendre.
– Pourquoi tout cela ? Viens... supplia-t-il, tendant vers elle des mains impatientes, prêt à bondir sur elle.
Mais du regard, elle le retint.
– Attends, te dis-je...
Elle s'éloigna de quelques pas. Puis, avisant un couteau posé sur la table, elle trancha d'un coup les lacets de sa robe, s'en dépouilla avec une sorte de hâte joyeuse, fit glisser le jupon de satin blanc, la chemise fine. Le regard gris, avide, suivait chacun de ses gestes, glissant sur le corps qui se dénudait devant lui. Catherine le sentait sur ses seins, sur son ventre, sur ses cuisses et en jouissait comme d'une caresse. Quand la dernière lingerie fut tombée, elle s'étira comme une chatte dans la lumière chaude des bougies puis, se glissant sur le lit, elle s'y étendit et, enfin, ouvrit les bras.
– Viens maintenant !
Alors il bondit...
– Catherine !...
Il avait crié son nom, comme un appel, au moment le plus aigu du plaisir et maintenant, haletant, il regardait avec des yeux qui s'effaraient le doux visage qu'il tenait entre ses mains.
– Catherine, répéta-t-il... Dame Catherine ! Est-ce que je rêve encore ?
Une vague de joie inonda la jeune femme. Hamza avait eu raison.
L'amour s'était réveillé, avait fait un miracle... L'homme qu'elle étreignait n'était plus un étranger, un corps dont l'âme était absente. Il était redevenu lui-même... et elle se sentait heureuse comme elle ne l'avait pas été depuis longtemps. Aussi, comme il tentait de s'écarter, elle le retint dans ses bras, le ramena contre elle.
– Reste !... Oui, c'est bien moi... Tu ne rêves pas, mais ne me quitte pas !... Je t'expliquerai plus tard ! Reste. Aime-moi... Cette nuit, je t'appartiens.
La bouche qui s'offrait était trop douce, trop tendre le corps que Gauthier étreignait. C'était aussi un trop vieux rêve, trop longtemps et trop cruellement banni que posséder enfin cette femme adorée ! Il avait l'impression de sortir d'un songe, mais cette peau chaude, l'odeur grisante de cette chair étaient une bouleversante réalité. Il s'y abandonna avec passion, se saoula d'elle comme d'un vin trop fort avec l'avidité d'un homme qui, durant d'interminables jours, a connu la soif. Et Catherine, heureuse, comblée, s'abandonna avec une joie animale à cet ouragan d'amour.
Pourtant, vers le milieu de la nuit, il lui sembla qu'un fait étrange se produisait. Elle crut entendre bouger la porte de la chambre. Elle se redressa, écouta un instant, faisant signe à Gauthier de se taire. Les chandelles approchaient de leur fin, mais éclairaient suffisamment pour qu'elle vît nettement que la porte ne bougeait pas. Aucun bruit ne se faisait entendre... Puis Catherine songea qu'elle avait été victime d'une illusion et, oubliant la porte, revint à son amant...
L'aube était bien proche quand Gauthier s'endormit enfin. Il tomba comme une masse dans un sommeil lourd, profond, emplissant le donjon d'un ronflement sonore qui fit sourire Catherine. C'étaient là les véritables trompettes de la victoire ! Elle le regarda dormir un moment, paisible, détendu, les lèvres molles et entrouvertes. Sa gigantesque carcasse, abandonnée en travers du lit dévasté, avait quelque chose d'enfantin. Elle éprouvait pour lui une profonde tendresse. L'amour qu'il lui avait donné était, elle le savait, d'une qualité rare. Gauthier l'aimait pour elle-même, sans rien revendiquer pour lui, et cet amour réchauffait le cœur transi de Catherine.
Elle se pencha sur le dormeur et, tout doucement, baisa les paupières closes. Puis, hâtivement, elle remit ses vêtements car elle voulait rentrer chez elle avant le jour. Se rhabiller ne fut pas chose aisée ; les lacets tranchés de sa robe en rendaient l'ajustement difficile, mais elle parvint tout de même à les rattacher tant bien que mal. Une fois prête, elle se glissa au-dehors, descendit, sur ses bas, l'escalier de pierre pour ne pas éveiller les échos du donjon. Le ciel, au-dessus du château, commençait à pâlir. Dans les couloirs, les torches s'éteignaient en fumant. Les sentinelles dormaient, appuyées sur leurs piques, un peu partout. Catherine put regagner sa chambre sans rencontrer âme qui vive. Rejetant hâtivement ses robes qu'elle retenait à deux mains contre elle, la jeune femme se glissa dans les draps frais de son lit avec un soupir de volupté. Elle se sentait lasse, moulue jusqu'aux os par la nuit brûlante qu'elle venait de vivre, mais, en même temps, curieusement délivrée de ses fantômes, presque heureuse. Certes, ce n'était pas le grisant, le merveilleux anéantissement que seul Arnaud savait lui donner. Dans les bras du seul homme qu'elle eût jamais vraiment aimé, Catherine s'oubliait, se dissolvait dans le bonheur, abdiquait même toute personnalité, toute volonté pour ne plus former avec lui qu'une seule chair, un seul cœur. Mais, cette nuit, la tendresse profonde qu'elle avait pour Gauthier, son ardent désir d'arracher son esprit au brouillard dangereux de la folie et la faim douloureuse de ses propres sens lui avaient parfaitement tenu lieu de passion. Elle avait découvert quel apaisement, du corps et de l'esprit, pouvait donner l'amour d'un homme ardent et sincèrement épris... même l'irritant problème que représentait Fray Ignacio s'en trouvait amoindri, démystifié en quelque sorte...
Quant à ce qu'allaient être les jours à venir, ce qu'allaient apporter de changement dans son existence les relations telles qu'elle venait de les établir avec Gauthier, Catherine se refusait à y songer. Pas maintenant... Plus tard... Demain !... Pour le moment, elle était si lasse, si lasse !... Elle avait tellement envie de dormir ! Ses paupières s'abaissèrent et elle tomba dans un bienheureux anéantissement.
La course légère d'une main sur son ventre, sur ses cuisses, l'éveilla en sursaut. Il était encore très tôt. Le jour bleuissait à peine à la fenêtre de sa chambre. Le regard embrumé de Catherine découvrit soudain une silhouette assise près d'elle sur le lit, mais elle ne reconnut pas tout de suite son visiteur tant elle était ensommeillée. La fraîcheur de l'aube et le lent passage de la main qui continuait à la caresser lui rendirent brusquement conscience. Les draps et les couvertures avaient été rejetés au pied du lit, découvrant totalement la jeune femme frissonnante. Au même moment, la silhouette bougea, se pencha sur elle. Les yeux agrandis d'horreur, Catherine vit enfin que c'était Tomas de Torquemada, mais elle le reconnut à peine tant il avait l'aspect d'un démon. Les yeux exorbités, il faisait aller et venir ses mâchoires, grinçant des dents, une mousse légère au coin des lèvres... Épouvantée, elle voulut crier. Une main brutale se plaqua sur sa bouche. Elle tenta de la repousser, en vain. Un ongle lui griffa un sein, un violent coup de genou força ses jambes à se desserrer tandis qu'un corps nu, humide de sueur froide et sentant l'aigre, s'abattait sur elle.
Soulevée de dégoût, elle se tordit sous le garçon. Il la gifla si violemment qu'elle gémit. Il ricana tout bas :
– Pas tant d'histoires, traînée !... Je t'ai vue, cette nuit, dans la tour, avec ton valet !... Ah, tu t'en donnais à cœur joie, drôlesse ! Les hommes, ça te connaît, hein, ribaude ? Allons, montre-moi ce que tu sais faire !... C'est bien mon tour... Embrasse-moi ! Catin !...
Il entrecoupait ses insultes de baisers humides qui soulevaient le cœur de Catherine et de sourds geignements presque aussi répugnants. Il tenait la jeune femme sous une poigne nerveuse, aussi dure que le fer, mais cherchait frénétiquement à posséder sa victime sans y parvenir.
Sous la main osseuse qui écrasait ses lèvres quand Tomas ne les mordait pas Catherine se sentait étouffer. Elle ne pensait même plus, uniquement tendue par l'instinct qui la poussait à rejeter cette horreur moite, ce cauchemar nauséabond. Le démon de luxure qui possédait le garçon était le pire qu'elle eût jamais connu. Même Gilles de Rais n'était pas répugnant à ce point.
Un instant, la main pesa moins durement sur sa bouche. Elle en profita, mordit si sauvagement que Tomas cria, retira instinctivement sa main. Alors, elle hurla, de toutes ses forces, de tout son instinct d'animal en péril...Il se mit à la rouer de coups sans parvenir à la faire taire, hurlant maintenant aussi fort qu'elle, emporté par une véritable frénésie de haine. A demi assommée, Catherine entendit à peine les coups violents que l'on frappait à sa porte. Il y eut le fracas du bois craquant, le vacarme des ais et des ferrures s'écroulant sur les dalles.
Elle vit encore Josse qui surgissait dans le premier rayon du soleil, laissant tomber le madrier qui lui avait servi à enfoncer la porte que Tomas avait dû fermer à clef. L'ancien truand se rua sur le lit, en arracha Tomas qu'il se mit à corriger d'importance. Se cachant hâtivement sous les courtines du lit en désordre, Catherine ferma les yeux pour ne plus voir, mais n'évita pas le bruit mat des poings de Josse cognant dans la chair du page tout en déversant sur lui la plus fantastique collection d'injures parisiennes.
Un dernier coup de poing, un ultime coup de pied dans les maigres fesses du jeune satyre et Tomas, aussi nu qu'au jour de sa naissance, fut jeté dans le couloir comme un simple paquet. Il toucha d'ailleurs à peine terre, s'enfuit en courant tandis que Josse, maugréant, s'en allait tirer de derrière un dressoir les deux petites servantes qui, accourues au vacarme, s'y étaient réfugiées. Il leur désigna Catherine, pelotonnée dans son lit, les draps remontés, ne laissant plus voir que ses yeux encore pleins d'épouvante.
– Occupez-vous de dame Catherine, vous autres. Moi, je vais aller dire au seigneur-archevêque ce que je pense de son précieux page ! At-on jamais vu plus répugnante petite ordure ? Vous n'avez pas trop mal, dame Catherine ? Il tapait comme un sourd quand je suis arrivé.
Le ton paisible du Parisien rendit courage à Catherine. Elle s'efforça de lui sourire.
– Je dois être couverte de bleus, mais ce n'est pas grave. Merci, Josse. Sans vous... Dieu ! Quelle horreur ! Un garçon si jeune ! Je ne suis pas près d'oublier ce cauchemar ! ajouta-t-elle prête à pleurer.
– La jeunesse n'a rien à voir là-dedans. Et j'ai idée que ce Tomas est possédé du démon. Il n'y a qu'à le regarder deux fois pour comprendre qu'il a la cruauté dans le sang... et les germes de pas mal de vices ! Je plains le couvent auquel il se destine et je plains même Dieu ! Il aura dans ce garçon un effrayant serviteur !
Songeur, les sourcils froncés, Josse était resté planté au milieu de la chambre, regardant, sans le voir, le soleil qui éclatait maintenant en une gloire de rayons. Soudain, il murmura :
– Le garçon a reçu une bonne volée, dame Catherine, mais mieux vaudrait ne plus s'éterniser ici. Dès que Gauthier pourra repartir...
– Il le peut, je crois. Il a retrouvé la mémoire.
Josse Rallard leva les sourcils, jetant à la jeune femme un regard franchement surpris.
– Il est guéri ? Mais, hier, avant le couvre-feu, quand je suis allé le voir, il était toujours dans le même état.
Catherine, dont les petites servantes examinaient les écorchures, se sentit rougir. Elle détourna les yeux, gênée.
– Le miracle a eu lieu cette nuit ! fit-elle seulement.
Il y eut un court silence qui mit un comble à la confusion de Catherine.
– Ah bon ! dit finalement Josse. Alors, nous allons poursuivre notre voyage au plus tôt.
Et, calmement, il quitta la chambre, laissant Catherine aux soins de ses servantes.
Une heure plus tard, don Alonso, extrêmement contrarié, se fit annoncer chez Catherine. Il paraissait plus nerveux, plus fébrile que jamais. Ses belles mains s'agitaient sans arrêt et même sa voix profonde grimpait par instants à un aigu insolite. Il offrit à la jeune femme des excuses volubiles et souvent peu intelligibles, mais où elle démêla bientôt qu'il allait se séparer de Tomas.
– Ce pénible incident me décide, mon amie. Demain, ce vaurien partira pour le couvent des dominicains de Ségovie puisqu'il tient tellement à y aller et grand bien fasse aux bons Pères ! je leur souhaite du plaisir.
– Moi aussi, Votre Révérence, je partirai demain, si vous le voulez bien.
– Comment ? Déjà ? Mais votre serviteur ?
– Est tout à fait en état de reprendre son chemin avec nous. Je vous devrai beaucoup, monseigneur ! Votre bonté, votre générosité...
– Allons, allons ! laissez donc cela...
Un instant, il regarda la jeune femme. Assise sur une haute chaise raide, toute vêtue d'un velours noir qui couvrait son cou jusqu'au menton et ses mains jusqu'à la racine des doigts, elle était l'image même de la dignité et de la grâce. Il lui sourit, paternellement.
– Eh bien, reprenez votre vol, bel oiseau ! Mais je vous regretterai ! Oui, je vous regretterai. Votre présence mettait du soleil dans ce sévère château... Enfin ! Ainsi va la vie ! Je veillerai aux préparatifs de votre départ.
– Monseigneur, fit Catherine confuse, tant de bonté !
– La bonté n'a rien à voir ici, fit don Alonso en riant, vous savez bien que je suis un vieil esthète, uniquement épris de beauté et d'harmonie. Quand je pense qu'une femme comme vous voyageait dans un mauvais chariot empli de paille, j'en ai la chair de poule !
Vous ne voudriez pas me condamner pour la vie aux remords et aux mauvais songes ?
Pour toute réponse, Catherine se laissa glisser à genoux et baisa respectueusement l'anneau de l'archevêque. Une vague d'émotion parcourut le visage tanné de Fonseca. Il traça en l'air une rapide bénédiction puis, posant sa main sur la tête inclinée :
– Je ne sais où vous allez au juste, ma fille, et je ne vous le demande pas. Mais une intuition me dit que vous allez au-devant du péril. Songez, si les épreuves qui vous attendent étaient trop pénibles, que vous avez ici un ami, une maison. L'un et l'autre vous accueilleront toujours paternellement, conclut-il en se mouchant bruyamment pour cacher son émotion.
Et, dans un grand bruit de brocarts pourpres, Sa Grandeur l'archevêque de Séville s'éloigna, annonçant qu'il allait donner des ordres et interdisant à la jeune femme de se mêler de quoi que ce soit pour son départ... Il lui donnait seulement rendez-vous deux heures plus tard, pour le repas.
Il avait à peine disparu que Catherine se précipitait au donjon. Elle avait hâte de revoir Gauthier, tout en éprouvant un peu de déception de ce qu'il ne se fût pas mis encore à sa recherche. Peut-être dormait-il toujours ? Relevant sa robe à deux mains, elle escalada le pénible escalier à vive allure, poussa la porte qui n'était pas fermée et se trouva en face de son ami. Il était assis sur le pied du lit, la tête dans les mains, le visage caché par les paumes et il était impossible de savoir s'il réfléchissait, s'il dormait ou si, d'aventure, il ne pleurait pas.
Son attitude décelait tant d'accablement que Catherine se sentit toute décontenancée. Elle espérait retrouver Gauthier heureux, redevenu pleinement lui-même et tout à la joie qu'avait dû lui laisser la nuit passée. Or, apparemment, il n'en était rien. Elle s'attendait à tout, sauf à une attitude semblable...
Vivement, elle s'agenouilla auprès du géant, saisit entre les siennes les deux grandes mains. Elles étaient humides.
– Gauthier ! gémit-elle bouleversée. Qu'est-ce que tu as ?
Il leva vers elle un visage décomposé par les larmes et, dans les yeux gris, il y avait à la fois de l'incrédulité et du désespoir. Il la regardait comme si elle n'avait pas été tout à fait réelle.
– Mon Dieu ! balbutia-t-elle, prête à pleurer à son tour, mais tu me fais peur !
– Ainsi, murmura-t-il lentement, ce n'était pas un rêve ! C'est bien vous... je n'ai pas rêvé !
– Quoi ?
– Cette nuit... cette nuit inimaginable ! Je n'ai pas été victime de mon délire ! Il s'est passé tant de choses étranges dans ma tête, depuis si longtemps... tant de choses vagues ! J'ai fini par ne plus savoir ce qui était réel ou ce qui était songe-creux.
Catherine poussa un imperceptible soupir de soulagement. Elle avait craint que le mal ne fût revenu. Calmement, doucement, elle dit, avec beaucoup de gentillesse :
– Non. Cette nuit, tu es vraiment redevenu toi– même. Et... tu es aussi devenu mon amant, ajouta-t-elle nettement.
Il la saisit aux épaules, scrutant avidement le joli visage qui le contemplait.
– Pourquoi ? Mais pourquoi, tout à coup, êtes-vous venue dans mes bras ? Que s'est-il passé ? Comment en sommes-nous arrivés là ?
Je vous avais laissée à Montsalvy et je vous retrouve... mais, au fait, où sommes– nous ?
– À Coca, en Castille. Chez l'archevêque de Séville, don Alonso de Fonseca.
Il répéta, comme dans un songe :
– A Coca... en Castille ! Comment y sommes-nous arrivés ? Je m'y perds !
– De quoi te souviens-tu au juste ?
Mes derniers souvenirs sont ceux d'une bataille. Les bandits de la forêt d'Oca qui me tenaient prisonnier ont été attaqués par les alguazils. Les soldats ont cru que j'étais aussi un brigand. Il a bien fallu que je me défende. J'ai été blessé. Il y a eu un coup terrible. J'ai cru que ma tête éclatait. Et puis... plus rien ! Si... pourtant... Je me souviens d'avoir eu soif, d'avoir eu froid... Les seuls souvenirs qui me restent sont ceux d'un vent violent, incessant...
« La cage, », pensa Catherine qui se garda bien d'évoquer l'affreux instrument de torture. Mais il fallait tout de même aider Gauthier à retrouver la pleine possession de sa mémoire.
– Ces bandits d'Oca, dit-elle, comment étais-tu tombé entre leurs mains ? Un ménestrel florentin que tu avais rencontré sur le chemin de Roncevaux m'a dit t'avoir vu tomber sous les coups des montagnards navarrais. Il les a vus jeter ton corps dans un ravin sans fond... et, pourquoi te le cacher, je te croyais mort !
– Je l'ai cru aussi. J'étais blessé. Ils m'étaient tombés dessus comme un essaim de guêpes. Ils m'ont ensuite dépouillé de mes vêtements et jeté au fond du ravin. J'aurais dû, normalement, m'y briser les reins, mais les dieux m'ont protégé. Un arbrisseau a arrêté ma chute et, quand le froid m'a ranimé, je me suis retrouvé accroché à ses branches, en fort mauvaise posture cependant. Je grelottais, sans le moindre vêtement, et la nuit tombait. Je me sentais faible comme un enfant ; pourtant, je voulais vivre. Malgré le sang perdu, je réfléchissais. Remonter vers le sentier ? C'était dangereux : d'abord à cause de ma faiblesse qui rendait l'escalade presque impossible, ensuite à cause de mes agresseurs. Qui pouvait dire s'ils n'étaient pas toujours postés sur la route, guettant quelque voyageur surpris par l'obscurité prochaine ? Cette fois ils m'achèveraient avant de me rejeter au ravin...
« J'en étais là de mes réflexions quand, dans le val au-dessous de moi, je vis des feux s'allumer. Cela me rendit courage. Pensant qu'il s'agissait sans doute de bergers ou de bûcherons, je me mis à descendre, lentement, m'accrochant aux rochers et aux ronces. Vous dire combien de temps dura cette descente, j'en serais tout à fait incapable ! Bientôt, je n'eus plus pour me guider que les flammes rouges. Comment suis-je arrivé en bas sans me rompre tous les os, c'est encore un mystère pour moi...
– Et, fit Catherine, les bergers t'ont recueilli, soigné ?
– Recueilli, oui, soigné, oui encore... mais ce n'étaient pas des bergers !
– Quoi d'autre ?
– Les hommes d'un seigneur-pillard qui hante la région ; le seigneur Vivien d'Aigrement.
Catherine fronça les sourcils. Ce nom-là, elle l'avait entendu prononcer, et avec quelle terreur, par les religieux de Roncevaux comme par les paysans de Saint– Jean-Pied-de-Port.
– Comment t'en es-tu tiré ?
Je ne m'en suis pas tiré, justement. Ce Vivien d'Aigrement est un fauve, l'un de ces grands rapaces aux serres toujours sanglantes II m'a recueilli uniquement parce que je lui semblais posséder une valeur marchande. On m'a soigné, certes, mais aussi chargé de chaînes quand j'ai eu la force de les supporter, conduit ainsi jusqu'à Pampelune où le fauve m'a vendu comme esclave, très cher, croyez-moi ! Je vaux un nombre respectable d'écus, ajouta Gauthier avec une amère ironie.
C'est l'évêque de la ville qui m'a acheté pour veiller à son chenil. Les molosses y étaient féroces, moins cependant que leur maître. Le jour où un jeune garçon vivant leur a servi de repas, je me suis enfui, non sans peine. J'étais talonné par la peur d'être pris car je savais ce qui alors m'attendrait : mon sort aurait été le même que celui de ce malheureux enfant. Mais je ne connaissais pas le pays ni sa langue maudite. Un homme que j'ai rencontré et qui me comprenait a consommé ma perte : c'était l'un des bandits d'Oca. Il m'a conduit parmi ses frères. Je n'avais fait que changer de chaînes... et de chenil.
Une fois encore, je tirais des plans pour fuir quand les alguazils sont arrivés. À cause de ma taille, sans doute, ils m'ont pris pour le chef.
D'ailleurs, comment aurais-je pu comprendre ce qu'ils disaient? J'ai été assommé, capturé... Vous connaissez sans doute la suite mieux que moi.
– Certes, je la connais...
Doucement, Catherine passa une main caressante sur la joue rugueuse du Normand.
– Tu as terriblement souffert, Gauthier, mais, vois– tu, j'ai toujours pensé que la mort ne pouvait rien contre toi : tu es indestructible... comme la terre elle-même !
– La terre peut se convulser, s'effondrer, et moi je ne suis qu'un homme comme les autres !
Mais, comme la main de Catherine s'attardait sur son visage, il la détacha doucement, puis :
– À vous, maintenant, dame Catherine ! Si vous voulez que je comprenne, il faut tout me dire... tout, vous entendez ?
Elle se recula, les yeux soudain baissés, puis, se relevant, alla s'asseoir sur un banc près de la fenêtre. Aussi bien, elle n'avait jamais pensé éviter une sincère explication. Cette nuit même, au plein de leur folie sensuelle, ne lui avait-elle pas promis : « Demain, je te dirai tout
» ? – Tu sauras tout ! Je n'avais pas l'intention de te cacher le moindre fait. Donc, quand le ménestrel florentin est venu, chez nous, m'annoncer qu'il t'avait vu périr...
Le récit dura longtemps. Catherine parlait lentement, réfléchissant sans cesse à ce qu'elle allait dire pour ne rien oublier. Elle ne lui fit grâce d'aucun détail. Tout y passa : la fuite de Montsalvy, le pèlerinage à la Vierge du Puy, le départ avec les pèlerins, la rencontre avec Ermengarde de Châteauvillain et Josse Rallard, le vol des rubis de sainte Foy, l'arrivée de Jean Van Eyck et la lettre du duc de Bourgogne, les confidences haineuses de Fortunat, la fuite de Roncevaux avec Josse, enfin son sauvetage, à lui Gauthier, dans Burgos ivre de sang et leur arrivée commune dans le château rouge de l'archevêque Fonseca. Pas une fois Gauthier ne l'interrompit. Pas un instant non plus, son regard attentif ne la quitta. On aurait dit qu'il cherchait à s'assurer que les paroles prononcées étaient bien en accord avec la pensée de la jeune femme. Lorsqu'elle eut fini, seulement, il poussa un profond soupir, et, se levant, alla jusqu'à la fenêtre, posant un pied sur le banc d'encoignure qui en garnissait le renfoncement.
– Ainsi, dit-il lentement, messire Arnaud est prisonnier des Maures !
Instantanément, la colère jalouse de Catherine l'envahit comme une vague amère.
– Un prisonnier de bonne volonté ! Ne t'ai-je pas dit qu'il avait suivi cette femme de son plein gré ? Ne t'ai-je pas rapporté les paroles de Fortunat ? L'Infidèle est plus belle que le jour, a-t-il dit, et mon époux s'en est épris au premier regard.
– Et vous avez cru ça ? Vous, une femme intelligente ? Rappelez-vous donc l'attachement fanatique de Fortunat pour son maître !
Souvenez-vous de ces visites que, chaque semaine, il rendait à la maladrerie de Calves, et cela par tous les temps ! Et vous ne savez pas, puisque vous n'y étiez pas, ce que furent sa rage, sa fureur quand le seigneur de Brézé vint à Montsalvy, quand chacun, là-bas, crut que vous alliez reprendre époux ! Jamais je n'ai entendu cris de colère plus haineux, serments plus virulents de vous faire payer cette trahison. Fortunat vous haïssait, dame Catherine. Il aurait dit n'importe quoi pour vous blesser !
– Il n'aurait pas menti à ce point ! Est-ce qu'il n'a pas juré, tu m'entends, juré sur le salut de son âme qu'à cette heure-là Arnaud connaissait l'amour dans le palais de sa princesse ! Qui donc, pour assouvir une simple haine, accepterait de compromettre si gravement son salut éternel ?
– Plus de gens que vous ne pensez ! En tout cas, il est possible que messire Arnaud connaisse l'amour là– bas. Mais qui vous assure qu'il y réponde ? D'ailleurs...
Et Gauthier, se retournant tout d'une pièce, fit face à Catherine, la dominant de toute sa taille.
Vous ne seriez pas partie, dame Catherine, vous n'auriez pas entrepris ce voyage insensé si vous n'espériez encore. Vous seriez rentrée à Montsalvy, peut-être à la cour du roi Charles où le seigneur de Brézé vous eût ouvert tout grands ses bras... à moins que vous ne vous fussiez souvenue de l'amour du Grand Duc d'Occident. Une femme comme vous ne s'avoue jamais vaincue, je le sais mieux que quiconque. Quant à croire que messire Arnaud est à jamais perdu pour vous, à d'autres, dame Catherine ! Vous ne me ferez jamais avaler cela