Текст книги "Catherine et le temps d'aimer"
Автор книги: Жюльетта Бенцони
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En évoquant sa vieille amie, Catherine mesura d'un seul coup sa solitude. Que n'aurait-elle pas donné pour que, ce soir, Sara fût auprès d'elle ! Comment donc aurait réagi la zingara après l'affolante rencontre ? se demanda la jeune femme. Et la réponse vint aussitôt, immédiate et claire. Sara, sans autres atermoiements, se fût lancée sur la trace du fantôme, elle l'eût poursuivi, forcé dans son silence. Elle lui eût arraché la vérité.
– Moi aussi, fit Catherine d'une voix songeuse. Il faut que je sache
!
C'était l'évidence même ! Il n'y aurait plus ni trêve ni repos si elle ne plongeait pas jusqu'au cœur du mystère. Tout à l'heure, le moine, absorbé par sa lecture, ne l'avait même pas vue. Il fallait qu'il la voie, nettement, en pleine lumière. Sa réaction la renseignerait. Ensuite...
Catherine s'interdit de penser à ce qui viendrait ensuite. Mais elle savait d'avance qu'elle était de nouveau prête au combat. Rien ni personne, pas même un spectre revenu du royaume des morts, ne la détournerait d'Arnaud. Il fallait que Garin fût mort, bien mort, pour que son amour pût vivre ! D'ailleurs, s'il avait échappé à la mort, il ne souhaitait sans doute pas revenir vers sa vie d'autrefois, sinon pourquoi ce costume, pourquoi cette vie terrée au fond d'une forteresse de la vieille Castille ? L'homme était moine, donné à Dieu, lié à Dieu aussi étroitement qu'elle était liée à son époux. Et Dieu ne lâchait jamais ses proies. Mais elle voulait tout de même savoir !...
L'air plus frais de la nuit qui entrait par la fenêtre ouverte la fit frissonner. Les petites servantes l'avaient lavée sans mène qu'elle s'en rendît compte et frottaient maintenant sa peau nue d'huile fine et d'essences rares. Du doigt, au hasard, elle désigna l'une des amples robes qui l'environnaient. Un flot de soie jaune soleil passa par-dessus sa tête pour retomber ensuite autour d'elle en plis innombrables et lourds, mais elle avait trop d'angoisse au cœur pour être sensible à la caresse du tissu. Elle avait adoré les robes somptueuses, les tissus merveilleux, mais il y avait longtemps de cela. A quoi bon une toilette flatteuse si ce n'était pas pour le regard de l'homme aimé ?
Là-bas, au fond de la grande pièce, les servantes ouvraient les courtines brodées d'un haut lit d'ébène incrusté d'ivoire, préparaient la couverture, mais elle leur fit signe qu'elle ne souhaitait pas se coucher encore. Elle ne pourrait pas dormir avec toutes ces questions sans réponse qui tournaient dans sa tête. D'un pas ferme, traînant après elle la soie bruissante de sa robe, Catherine se dirigea vers la porte, l'ouvrit. Josse était debout sur le seuil. La stupeur en la découvrant ainsi parée lui arrondit les yeux un instant, mais son lent sourire suivit aussitôt.
– C'est fini, dit-il. Les esclaves du Maure ont porté notre blessé dans un lit. Voulez-vous le voir avant de dormir ?
Elle fit signe que oui, referma la porte derrière elle et, prenant le bras de Josse, s'engagea dans la longue galerie où, tout à l'heure, le fantôme avait disparu. Des torches l'éclairaient de place en place.
Catherine allait d'un pas rapide, la tête droite, les yeux fixés devant elle, mais Josse, à son côté, l'observait. Il dit enfin :
– Vous avez un souci, dame Catherine. C'était une affirmation, non une question.
– Je me tourmente pour Gauthier, c'est normal !
– Non. Vous n'aviez pas, quand vous avez quitté la chambre de la tour, ce visage tendu, ce regard traqué. Il vous est arrivé quelque chose. Quoi ?
– Je devrais savoir que vous avez des yeux qui voient même au cœur de la nuit, fit-elle avec l'ombre d'un sourire.
Et, aussitôt, sa décision fut prise. Josse était intelligent, souple, habile et plein d'astuce. S'il ne pouvait entièrement remplacer Sara, du moins Catherine savait qu'elle pouvait lui faire confiance.
– C'est vrai ! avoua-t-elle. J'ai fait, tout à l'heure, une rencontre qui m'a impressionnée. Dans cette galerie, j'ai aperçu un moine. Il était grand, maigre, avec des cheveux gris, un visage qui avait l'air taillé dans de la pierre et, surtout, il portait un bandeau noir sur un œil. Je voudrais savoir qui est ce moine. II... il ressemble d'une façon effrayante à quelqu'un que j'ai beaucoup connu et que je croyais mort.
De nouveau Josse sourit.
– Ce sera fait. Je vous mène à la chambre de Gauthier et je vais aux renseignements.
Il la laissa à la porte d'une pièce située dans le donjon même, mais bien au-dessous de celle du Maure, puis disparut au tournant de l'escalier, aussi vite et aussi légèrement qu'un courant d'air.
Doucement, Catherine entra.
De dimensions infiniment plus réduites que la sienne, cette chambre n'offrait guère qu'un lit, qui semblait avoir du mal à contenir l'immense carcasse du Normand, et deux tabourets. Sur la pointe des pieds, Catherine s'avança. Couché sur le dos, sa tête rasée enveloppée d'un volumineux pansement, Gauthier dormait, éclairé par la lumière incertaine d'une chandelle posée sur l'un des tabourets. Son visage était calme, détendu, mais il parut à Catherine anormalement rouge.
Elle pensa que, peut-être, il avait de la fièvre et se pencha pour prendre sa main posée sur le drap, mais une autre main l'arrêta. De l'ombre des rideaux, elle vit sortir Hamza, un doigt sur les lèvres.
– Je lui ai donné une puissante drogue pour le faire dormir, chuchota-t-il. Sinon, la souffrance pourrait compromettre la guérison.
Laissez-le, la fièvre monte.
– Il guérira ?
– Je l'espère ! Le cerveau n'avait aucune lésion et la constitution de cet homme est exceptionnelle, mais on ne peut jamais savoir si quelques traces ne resteront pas.
Ils sortirent tous deux. Hamza conseilla à Catherine d'aller prendre du repos, assurant que don Alonso dormait, quant à lui, depuis longtemps. Puis, l'ayant saluée, il remonta vers son laboratoire, laissant la jeune femme redescendre seule. Lentement, elle traversa la cour de la seconde enceinte, respirant les odeurs de la campagne endormie. Toutes les plantes sauvages, que le soleil avait chauffées durant le jour, exhalaient leurs senteurs puissantes. L'air embaumait le thym et la marjolaine. Les émotions brutales qu'elle venait d'éprouver donnaient à Catherine un désir profond de paix et de silence.
Tout autour d'elle, la masse rouge du château s'était fondue dans la nuit. Aucun bruit ne se faisait entendre, hormis, de temps en temps, le pas lent d'une sentinelle ou le cri d'un oiseau nocturne. Elle s'attarda un moment sous les arcades où les azulejos brillaient comme un satin sous la lune, cherchant à analyser les battements désordonnés de son cœur. Puis, songeant que, peut-être, Josse l'attendait déjà dans sa chambre, elle se dirigeait vers l'escalier pour remonter chez elle quand, soudain, le page Tomas de Torquemada surgit de derrière un pilier. La jeune femme sursauta, désagréablement impressionnée par cette habitude qu'il avait d'apparaître ici ou là sans que l'on ait pu l'entendre approcher, comme s'il était le sombre génie de cette demeure seigneuriale. Mais, cette fois, la surprise fut réciproque. En face de la jeune femme environnée du rayonnement lumineux de sa robe, auréolée par ses cheveux d'or simplement relevés sur le front et rejetés en arrière, l'inquiétant garçon se figea, médusé.
Un moment, ils restèrent ainsi, face à face. Catherine vit une expression d'incrédulité envahir la glace pâle du regard immobile, jointe à une sorte de crainte superstitieuse. Les lèvres serrées s'entrouvrirent, mais aucun son n'en sortit. Tomas y passa seulement la pointe de sa langue tandis que ses yeux, soudain étincelants, descendaient le long du cou de la jeune femme, suivaient le dessin du profond décolleté qui plongeait bas, s'attardaient dans la douce vallée des seins dont la soie souple de la robe, serrée sous la poitrine par un lien d'or, moulait les formes parfaites. Visiblement, le garçon n'avait jamais contemplé semblable spectacle, mais, comme il demeurait planté devant elle sans paraître songer à s'écarter, la jeune femme lui adressa un froid sourire tandis que sa main, instinctivement, venait voiler sa gorge.
– Voudriez-vous me laisser passer ? demanda-t-elle.
Au son de cette voix, Tomas sursauta comme s'il sortait d'un songe.
Une sorte de terreur se peignit sur son visage qui, de rouge qu'il était devenu, retrouvait sa tragique pâleur. Il se signa précipitamment plusieurs fois, tendit les bras devant lui comme pour repousser la trop séduisante apparition, puis, criant d'une voix rauque : « Vade rétro Satana !...», il tourna les talons et s'enfuit à toutes jambes. Les ombres noires de la cour l'engloutirent aussitôt. Haussant les épaules, Catherine poursuivit son chemin. Remontée dans la galerie, elle trouva Josse qui l'attendait devant sa porte, adossé au chambranle, les bras croisés.
– Alors, demanda-t-elle avidement, avez-vous appris qui est ce moine ?
– On l'appelle Fray Ignacio, mais ce n'est pas facile de faire parler les gens de l'archevêque à son sujet. Ils semblent tous en avoir une peur bleue. Je crois bien qu'ils le craignent encore plus que le Maure ou le page noir au visage de mauvais ange.
– Mais d'où vient-il ? Que fait-il ? Depuis combien de temps habite-t-il ce château ?
– Dame Catherine, remarqua Josse calmement, je crois que don Alonso, qui semble beaucoup apprécier votre compagnie, vous renseignerait mieux que moi sur ce personnage étrange car il n'y a guère que lui, ici, qui ait affaire avec Fray Ignacio. Celui-ci s'occupe d'alchimie, de la transmutation des métaux. Il cherche, comme tant d'autres, la fameuse pierre philosophale. Mais, surtout, il est chargé de veiller sur le trésor de l'archevêque, l'extraordinaire collection de pierres précieuses qu'il possède. Un familier de don Alonso m'a dit que Fray Ignacio était un expert en la matière et que... mais, dame Catherine, vous n'allez pas vous trouver mal ?
En effet, la jeune femme, très pâle, avait dû s'appuyer au mur. Le sang quittait son visage et le sol se dérobait sous ses pieds. Josse ne pouvait comprendre à quel point la frappait cette grande science des gemmes que possédait le moine mystérieux. Garin, jadis, avait collectionné les pierres avec passion.
– Non, dit-elle d'une voix blanche. Je suis seulement très lasse.
Je... je ne me soutiens plus !
– Alors, allez vite dormir ! fit Josse avec un bon sourire.
D'ailleurs, je n'en sais pas plus. J'ajoute seulement qu'il est rare de rencontrer Fray Ignacio. Il ne quitte guère les appartements privés de don Alonso où il a son cabinet d'alchimiste et où se trouve la chambre du trésor.
Tout en parlant, il poussait devant Catherine la porte peinte, découvrant la chambre doucement éclairée par de longues chandelles rouges. Elle y entra, les épaules basses, le dos rond, avec un sentiment profond d'accablement. Josse, sans rien dire, la regarda avancer dans la chambre. Il ne comprenait pas pourquoi ce Fray Ignacio troublait tellement la jeune femme, mais quelque chose qui ressemblait à de la pitié se levait en lui pour cette créature, idéalement belle, dont la vie, cependant, au lieu d'être faite de douceur et de grâce, n'était qu'une suite ininterrompue de luttes sans merci et de difficultés à la mesure d'un homme vigoureux. Il éprouvait l'impression vague qu'en s'attachant à son destin il accomplissait sans doute la meilleure action de toute sa vie. Sans trop savoir pourquoi, poussé par une force qu'il ne pouvait définir, l'ancien truand murmura, les yeux fixés sur la silhouette accablée, demeurée figée au milieu de la pièce :
– Courage, dame Catherine ! Un jour, je le sais, vous serez heureuse... assez heureuse pour oublier tous les mauvais jours !...
Lentement, Catherine se tourna vers Josse. Il venait de dire les mots dont elle avait besoin, et ces mots correspondaient si bien à son désir pathétique de rémission qu'elle les entendit sans surprise, sans chercher à savoir pourquoi, tout à coup, il les avait prononcés... Leurs regards se croisèrent. Elle y lut une amitié vraie, sincère, dépouillée de toute trouble ardeur de désir. Une amitié comme un homme en offre à un autre et, au fond, c'était cela que le destin les avait faits : des compagnons de combat ! C'était une sécurité bonne et chaude si réconfortante que Catherine parvint à sourire.
– Merci, Josse ! dit-elle simplement.
Au bout des longs doigts élégants de don Alonso, l'émeraude prenait, dans la lumière de la torche, des éclats insoupçonnés, des reflets que l'archevêque contemplait avec une ivresse réelle. Il ne se lassait pas de faire jouer la pierre et, parfois, les étincelles bleu-vert qu'elle lançait lui arrachaient des exclamations enivrées. Il parlait, à cette pierre, comme à une femme. Il lui disait des mots d'amour que Catherine, étonnée, écoutait.
– Splendeur de la mer profonde, merveille des terres lointaines où les yeux des divinités ont ton éclat mystérieux ! Quelle pierre est plus belle que toi, plus attirante, plus secrète et plus dangereuse, incomparable émeraude ! Car on te dit perverse et maléfique...
Brusquement, l'archevêque interrompit sa litanie amoureuse et, se tournant vers Catherine, il lui remit de force la bague dans la main.
– Gardez-la, cachez-la ! Il ne faut pas me tenter avec une gemme de cette beauté car elle me rend faible.
– J'espérais, murmura la jeune femme, que Votre Grandeur l'accepterait, en remerciement des soins prodigués à mon serviteur et de l'hospitalité généreuse que je reçois !
– Je serais vil et indigne de mon nom, ma chère, si je n'accordais largement les uns et l'autre à une femme de mon rang. Je ne veux pas être payé car mon honneur en souffrirait. Et ce serait un paiement royal que cette pierre qui porte, de surcroît, les armes d'une reine...
Lentement, Catherine glissa la bague à son doigt, suivie par le regard passionné de don Alonso, mais retint un soupir de déception.
Elle s'était décidée à offrir sa précieuse bague à son hôte dans l'espoir d'être invitée à contempler enfin la collection dont Fray Ignacio était le gardien. En effet, depuis tantôt dix jours qu'elle était à Coca, elle n'avait jamais revu l'inquiétant visage qu'elle souhaitait et redoutait à la fois de rencontrer. Fray Ignacio avait disparu comme si les murs du château rouge l'avaient absorbé. Et Catherine sentait croître d'instant en instant la curiosité cruelle qui la ravageait. Il lui fallait savoir.
Savoir à n'importe quel prix ! Mais comment parler à don Alonso sans une bonne raison ?
Une idée lui vint, assez hypocrite. Elle n'hésita cependant pas à l'employer. Il fallait qu'elle pût pénétrer dans ces appartements secrets où vivait l'alchimiste. Faisant tourner, d'un air songeur, la bague autour de son doigt, elle murmura, les yeux sur la pierre :
– Évidemment, cette pierre est peut-être imparfaite... indigne, sans doute, de figurer parmi les gemmes de votre collection... que l'on dit sans rivale !
Une flamme d'orgueil vint empourprer le visage de" l'archevêque.
Il sourit à la jeune femme avec une absolue bienveillance et, hochant la tête avec une sorte de frénésie :
– Ma collection est belle, en effet ! Sans rivale ?... je ne crois pas.
Il est des princes mieux partagés, mais, tel qu'il est, mon modeste trésor vaut d'être vu et je puis vous assurer que je ne dédaignerais pas cette pierre, loin de là. Si je la refuse, c'est pour les raisons que je vous ai dites, non pour d'autres. Et en voici la preuve : si vous vouliez me vendre cette gemme, j'accepterais avec grande joie !
– Elle me fut donnée, soupira Catherine qui voyait s'amenuiser son espoir, je ne saurais la vendre...
– C'est trop naturel. Quant à ma collectionne serais heureux de vous la montrer... afin que vous puissiez comparer et vous assurer que votre bague ne l'eût pas déparée, loin de là !
Catherine retint à peine un tressaillement de joie. Elle avait gagné et ce fut avec empressement qu'elle suivit son hôte à travers le dédale des couloirs et des salles du château. Les escaliers aussi car, cette fois, au lieu de conduire la jeune femme vers le sommet de sa demeure, ce fut vers les caves que l'on se dirigea. Une porte étroite, dissimulée sous les azulejos bleus de la salle d'audience, démasqua un escalier en spirale qui s'enfonçait dans les entrailles de la terre. Un escalier qui devait servir fréquemment car il était bien éclairé par de nombreuses torches. Les marches étaient basses, larges et commodes et une épaisse corde de soie, accrochée à la muraille, permettait d'appuyer la main. Les murs, eux– mêmes, disparaissaient sous des tentures de toile brodée. Quant à la somptuosité de la salle à laquelle aboutissait cet escalier, elle était stupéfiante. A voir les précieuses tapisseries des murs, les coussins de brocart qui ouataient les quelques sièges, la table plaquée d'or supportant des coupes incrustées de gemmes et des aiguières précieuses, les tapis de soie, venus du lointain Cathay, jetés un peu partout sur le sol de marbre rouge, et les torchères dorées supportant des forêts de longs cierges blancs, on devinait que don Alonso devait faire de longs et fréquents séjours dans cette pièce, à manier le contenu de l'un ou l'autre des grands coffres de cèdre odorant, de santal, cloutés d'or ou de cuir peint et doré, mais tous pourvus de vigoureuses serrures de bronze qui devaient les rendre à peu près inexpugnables. Au fond de cette pièce, plus longue que large, Catherine aperçut un caveau, infiniment plus sévère d'aspect, où, sur un grand fourneau de brique, une haute cornue, emplie d'un liquide vert, bouillait doucement reliée par un long serpentin à une énorme bassine de cuivre dans laquelle quelque chose fumait : le laboratoire de l'alchimiste, sans doute. Mais elle ne s'attarda pas à détailler davantage le décor, son cœur manqua un battement. Ses lèvres se séchèrent, elle venait de découvrir, auprès d'une des minces colonnettes de marbre vert qui soutenaient la voûte, l'austère silhouette de Fray Ignacio. Debout devant l'un des coffres ouverts, le mystérieux moine examinait avec soin une topaze d'une grosseur et d'une couleur exceptionnelles. Il était tellement absorbé qu'il n'avait même pas tourné la tête quand don Alonso et Catherine avaient pris pied dans la chambre au trésor. Il fallut que son maître lui posât la main sur l'épaule pour qu'il se détournât. Catherine se raidit en retrouvant, éclairé en plein par les cierges d'une torchère voisine, le visage exact de son premier époux. Elle sentit la sueur perler à son front tandis que le sang refluait vers son cœur. Se sentant étouffer, elle serra nerveusement ses mains l'une contre l'autre pour tenter de maîtriser son émotion. Inconscient de la tempête qui se levait dans le cœur de son invitée, don Alonso adressait quelques mots rapides à Fray Ignacio qui approuvait de la tête. Puis il se tourna vers la jeune femme.
– Voici Fray Ignacio, dame Catherine. C'est un homme précieux en même temps qu'une âme vraiment sainte, encore que ses recherches d'alchimie sur la composition des pierres précieuses le fasse regarder par ses pairs comme une manière de sorcier. Chez moi, il a trouvé la tranquillité et le recueillement favorables à ses travaux, ainsi que les moyens de les mener à bien. En outre, je ne connais pas d'expert plus compétent que lui en matière de gemmes. Montrez-lui donc votre bague...
La jeune femme, qui s'était tenue dans l'ombre d'une colonne jusque-là, s'avança de quelques pas, apparut en pleine lumière et, hardiment, leva la tête pour regarder le moine droit au visage. Une angoisse lui tordit le cœur lorsque l'œil unique de Fray Ignacio se posa sur elle, mais elle eut assez d'empire sur elle-même pour n'en rien montrer...
Elle scrutait cette figure, sortie pour elle du néant, avec une avidité sauvage, guettant le tressaillement, la stupeur, l'inquiétude peut-être
?... Mais non ! Fray Ignacio, avec une sévère correction, inclinait la tête pour saluer la femme, vêtue d'une robe de velours violet assortie à ses yeux, relevée par une ceinture d'or sur un jupon en satin blanc.
Rien, sur son visage fermé, ne vint révéler à Catherine le moindre signe de reconnaissance.
– Eh bien ? s'impatienta don Alonso, montrez-lui l'émeraude...
Elle leva sa main menue, serrée dans la manche de satin blanc, lacée d'or, qui recouvrait partiellement le dessus des doigts, offrit la bague à la lumière, mais son regard ne quittait pas le moine. Sans émotion, celui-ci prit la main tendue pour examiner la pierre. Ses doigts, à lui, étaient secs et chauds. A leur contact Catherine se mit à trembler. Fray Ignacio la regarda d'un air interrogateur, mais se remit aussitôt à son examen qui dut être favorable car il hocha la tête avec une admiration qui porta à son comble l'exaspération nerveuse de Catherine. Cet homme était-il muet ? Elle voulait entendre sa voix.
– On dirait que cette émeraude, dont vous craigniez l'imperfection, convient tout à fait à Fray Ignacio ! fit l'archevêque en souriant.
– Ne peut-il rien dire ? demanda la jeune femme. Ou bien ce saint moine est-il muet ?
– Nullement ! Mais il ne parle pas votre langue.
En effet, à la question que lui posa son maître, Fray Ignacio répondit d'une voix lente et grave... une voix qui pouvait aussi bien être celle de Garin, déformée par la langue étrangère ou par une volonté déterminée, ou bien la voix d'un autre.
– Je vais vous montrer mes émeraudes ! s'empressa l'archevêque.
Elles viennent presque toutes du Djebel Sikdit et sont d'une grande beauté...
Tandis qu'il s'éloignait pour ouvrir un coffre posé vers le centre de la pièce, Catherine, demeurée seule en face de Fray Ignacio, ne retint pas plus longtemps la question qui lui brûlait les lèvres.
– Garin, chuchota-t-elle, est-ce bien vous ? Répondez-moi, par grâce ! Car vous me reconnaissez, n'est-ce pas ?
Le moine tourna vers elle un regard surpris. Un vague et triste sourire détendit légèrement sa bouche serrée. Lentement, il hocha la tête...
– No comprendo... ! murmura-t-il en revenant aussitôt à sa topaze. Catherine s'approcha encore, comme si elle voulait elle aussi contempler de plus près l'énorme pierre. Le velours de sa robe toucha la bure du moine. Une espèce de colère montait en elle. La ressemblance, même de tout près, était criante. Elle aurait pu jurer que cet homme était Garin... et pourtant... il avait une lenteur de gestes, une sorte de raucité dans la voix aussi, qui la déroutaient.
– Regardez-moi ! implora-t-elle. Ne faites pas comme si vous ne me reconnaissiez pas ! Je n'ai pas changé à ce point. Vous savez bien que je suis Catherine !
Mais, de nouveau, l'énigmatique moine hochait la tête, se reculait un peu. Derrière elle, Catherine entendit la belle voix grave de don Alonso l'appelant pour admirer les pierres qu'il venait de sortir. Elle eut une brève hésitation, jeta un coup d'œil rapide à Fray Ignacio.
Calmement, ses mains, dont aucun tremblement ne compromettait la sûreté de gestes, couchaient la grosse topaze sur le velours d'un petit coffre qui en contenait d'autres. Il semblait avoir déjà oublié la jeune femme.
L'heure qu'elle vécut dans la chambre souterraine devait laisser à Catherine une impression de rêve éveillé. Elle regardait, sans les voir, les pierres aux éclats différents mais très belles que lui montrait son hôte, mais toute son attention allait vers l'austère et noire silhouette, cherchant à surprendre un geste, une expression, un regard qui, peut-
être, lui donneraient la clef de cette vivante énigme. En vain ! Fray Ignacio avait repris son travail comme s'il eût été absolument seul. Il se contenta de la même brève inclination de tête qu'à leur arrivée lorsque Catherine et don Alonso quittèrent la
salle du trésor. Ils remontèrent, en silence, vers les appartements.
– Je vous reconduis chez vous ! dit aimablement l'archevêque.
– Non... s'il vous plaît ! Je remercie Votre Grandeur, mais je voudrais, avant de me retirer, prendre des nouvelles de mon serviteur.
Je vais le rejoindre.
Elle allait s'éloigner, se ravisa.
– Pourtant... dit-elle, j'aimerais savoir : ce Fray Ignacio me semble un homme extraordinaire ! Y a-t-il longtemps qu'il veille sur tant de merveilles ?
– Sept ou huit ans, je pense ! répondit don Alonso sans méfiance.
Mes gens l'ont trouvé un jour, mourant de faim, sur le grand chemin.
Il avait été chassé par ses frères du couvent navarrais où il avait fait profession à cause de ses pratiques étranges. Je vous l'ai dit, je crois : on le prenait pour sorcier. D'ailleurs... ne l'est-il pas un peu ? À cette époque il se rendait à Tolède où il voulait s'initier à la Kabbale. Mais tout ceci n'a pour vous que peu d'intérêt. Je vous laisse, dame Catherine, et vais me reposer. En vérité, je me sens exténué.
La contemplation de ses trésors avait du accroître la nervosité habituelle de don Alonso car, tandis qu'il s'éloignait, Catherine nota que ses tics étaient plus prononcés que jamais.
Les dernières paroles du prélat résonnaient encore dans sa tête. Elle passa sur son front moite une main tremblante... Sept ou huit ans !... Il y en avait dix que Garin avait été pendu. Avait-il alors, au prix d'un miracle, pu gagner ce couvent navarrais d'où il avait été chassé pour sorcellerie ? Ou bien n'y avait-il jamais eu de couvent navarrais ?
D'ailleurs, cette accusation de sorcellerie la gênait. Garin adorait les pierres précieuses et, en cela, il rejoignait le moine mystérieux.
Pourtant, jamais Catherine ne l'avait vu s'occuper d'alchimie. Il était curieux de toutes choses, certes, mais il n'y avait pas le moindre laboratoire dans la maison de la rue de la Parcheminerie, pas plus qu'à Brazey. Devait-on en conclure qu'il s'était caché pour se livrer à ces recherches ésotériques ?... ou bien que le goût lui en était venu après l'effondrement de sa fortune ? Trouver la fabuleuse Pierre philosophale, quelle tentation pour un homme dépouillé de toutes choses !
Brusquement, Catherine s'arracha à sa rêverie. Sans vouloir réfléchir davantage, elle se dirigea vers le donjon, feignant de ne pas voir Tomas, soudainement apparu dans la cour. Continuellement, depuis son arrivée, elle rencontrait le sombre page. Il apparaissait sur son chemin, qu'elle se rendît à la chapelle, au donjon ou dans toute autre partie du château sans qu'elle pût jamais prévoir son approche. Il ne lui adressait pas la parole, se contentant de la regarder avec des yeux où se mêlaient la colère et la convoitise, mais de loin, sans approcher. Catherine, que cette longue figure mettait mal à l'aise, avait pris le parti de ne jamais paraître s'apercevoir de sa présence.
Elle fit de même ce soir-là, monta d'une traite jusqu'à la chambre de Gauthier.
Le Normand se remettait rapidement de l'opération que lui avait fait subir Hamza. Sa constitution exceptionnelle, jointe à la minutieuse propreté dont l'entourait son médecin et à l'excellente nourriture dispensée au château, lui avait fait surmonter tous les dangers qui rendaient le plus souvent mortelle ce genre d'intervention.
Malheureusement, le géant semblait avoir perdu la mémoire.
Certes, il avait retrouvé la clairvoyance, une pleine connaissance de ce qui l'entourait, une entière conscience ; mais, de tout ce qui s'était passé avant la minute où il avait ouvert les yeux dans la chambre du donjon, il n'avait gardé aucun souvenir. Pas même de son propre nom et, de cet état de chose, Catherine se désespérait. Lorsque le médecin maure lui avait appris que Gauthier avait repris conscience, elle s'était précipitée auprès de lui, mais, quand elle s'était penchée sur le lit, elle avait éprouvé une peine cruelle. Le géant l'avait regardée, avec des yeux pleins d'admiration, comme si elle avait été une apparition, mais rien n'avait indiqué qu'il la reconnût. Elle lui avait parlé, alors, se nommant, répétant qu'elle était Catherine, qu'il ne pouvait pas ne pas la reconnaître... mais Gauthier avait hoché la tête.
– Pardonnez-moi, dame, avait-il murmuré. Certes, vous êtes belle comme la lumière... mais je ne sais pas qui vous êtes, je ne sais même pas qui je suis, avait-il ajouté tristement.
– Tu te nommes Gauthier Malencontre. Tu es à la fois mon serviteur et mon ami... As-tu donc tout oublié de jadis, de toutes nos peines, de Montsalvy... de Michel ? de Sara... et de messire Arnaud ?
Un sanglot avait étranglé sa voix au nom de son époux, mais, dans le regard morne du géant, aucune lueur ne s'était allumée. De nouveau, il avait secoué la tête.
– Non... je ne me souviens de rien !
Elle s'était alors retournée vers Hamza qui, silencieux, les bras croisés sous sa robe blanche, observait la scène d'un coin de la pièce.
Son regard douloureux avait imploré tandis qu'elle murmurait :
– Est-ce... qu'il n'y a rien à faire ?
Il l'avait appelée près de lui d'un signe discret, entraînée au-dehors.
– Non. Je ne peux plus rien faire. Seule, la nature a le pouvoir de lui rendre le souvenir.
– Mais comment ?
– Un choc moral peut-être ! J'avoue que je l'avais espéré de ton apparition auprès de lui, mais j'ai été déçu !
– Pourtant, il m'était très attaché... Je peux même dire qu'il m'aimait sans jamais oser le montrer.
– Alors, essaie de réveiller cet amour. Il se peut que le miracle se produise. Mais il se peut aussi qu'il ne vienne jamais. Tu seras, alors, sa mémoire et tu devras tout lui réapprendre de son passé.
Ces paroles, Catherine se les redisait en pénétrant dans l'étroite pièce qu'une seule chandelle éclairait. Gauthier, assis dans l'embrasure de la fenêtre, regardait la nuit. Ses longues jambes repliées, vêtu d'une sorte de gandoura rayée serrée à la taille par une écharpe, il semblait plus grand que jamais. Il tourna la tête lorsque Catherine entra, offrant à la lumière son visage creusé par la souffrance, mais où les yeux gris avaient retrouvé un regard direct. Très amaigrie, la silhouette du Normand restait impressionnante. Catherine, jadis, lui disait souvent, en riant, qu'il avait l'air d'une machine de siège. Il en restait quelque chose, mais la maladie avait paré d'une sorte de distinction le visage rude aux traits grossiers qui avait retrouvé une jeunesse attendrissante.
Jusqu'aux énormes mains blanchies, qui paraissaient s'effiler.
Maintenant qu'il n'était plus couché, la chambre semblait trop petite pour le contenir.