Текст книги "Catherine et le temps d'aimer"
Автор книги: Жюльетта Бенцони
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Juliette Benzoni
Сatherine et le temps d'aimer
Le brouillard, d'instant en instant, se faisait plus opaque. Ses longues écharpes grises enveloppaient la troupe épuisée des pèlerins comme un linceul humide... Il y avait combien de temps que l'on errait ainsi, dans ces solitudes herbeuses, coupées de fondrières où dormaient des eaux glauques ? Des heures sans doute ! Pourtant rien n'indiquait que l'étape fût proche. Le vent s'était levé, hurlant de tous les horizons du haut plateau, déchirant par moments la brume qui se reformait aussitôt, plus épaisse et plus lourde.
Au milieu des autres, Catherine marchait. Le dos rond, la tête baissée sous le grand chapeau que le vent rabattait, elle retenait de son mieux les pans de sa pèlerine où la bourrasque s'engouffrait, s'appuyant de toutes ses forces, pour mieux résister, sur son bourdon. Depuis cinq jours que l'on avait quitté Le Puy, elle avait appris l'aide inappréciable qu'apporte ce long bâton quand la fatigue se fait pesante. D'autant plus que, de son bras gauche, elle soutenait l'une de ses compagnes, Gillette de Vauchelles, cette femme dont, à la messe de Pâques, Catherine avait remarqué la mine défaite et la toux fréquente. C'était une veuve d'une quarantaine d'années, de bonne famille et d'éducation parfaite, mais dont le visage tragique révélait une incurable tristesse.
Elle était douce, mélancolique et profondément pieuse. La voyant peiner sur le chemin, le souffle rendu difficile par l'altitude, Catherine n'avait pu se retenir de lui offrir son aide. Gillette, d'abord, avait refusé.
– Je vous serai une charge, ma sœur ! Vous avez bien assez de votre propre peine.
C'était vrai. Le poids du jour était bien suffisant pour ses épaules et, de plus, ses pieds, blessés par les épais souliers de gros cuir, la faisaient souffrir. Mais elle sentait qu'il était urgent de porter secours à sa compagne. Elle lui sourit gentiment.
– Tout va bien pour moi ! Et, à deux, on se soutient !
Appuyées l'une sur l'autre, elles avaient poursuivi le rude chemin qui, à mesure que coulaient les heures, devenait plus cruel. On avait quitté les granges de Malbouzon aux premières heures du jour afin d'atteindre le prieuré de Nasbinals, distant d'un peu plus de deux lieues seulement, mais la brume s'était levée rapidement et, bientôt, il avait fallu se rendre à l'évidence : le sentier que l'on suivait n'était pas le bon. Aucune pyramide de pierres sèches ne le jalonnait... Le chef des pèlerins avait alors rassemblé ses compagnons.
– Il nous faut suivre ce sentier, où qu'il nous mène, avait-il dit. En sortir serait risquer de tourner en rond dans le brouillard. Il nous conduira toujours bien quelque part et, de toute façon, il vaut mieux s'en remettre à la grâce de Dieu !...
Un murmure d'approbation lui avait répondu. On avait traduit, pour les Suisses et les Allemands qui marchaient à l'arrière-garde et dont, d'ailleurs, plusieurs étaient montés, les paroles du chef. Aucun d'eux n'avait fait d'objection tant était grande, déjà, l'emprise de cet homme sur sa troupe hétéroclite. Il pouvait avoir quarante-cinq ans environ, mais, à dire vrai, Catherine ne savait trop qu'en penser. Elle savait, pour l'avoir entendu dire, qu'il se nommait Gerbert Bohat, qu'il était l'un des plus riches bourgeois de Clermont, mais il ne correspondait guère à son personnage. Grand et maigre, son aspect était celui d'un ascète. Pourtant, son visage tourmenté semblait porter les stigmates de toutes les passions humaines. L'expression habituelle de ses yeux gris était la domination, mais, de temps à autre, Catherine y avait vu passer une inquiétude bien proche de la peur. Son abord était glacial et, s'il révélait des qualités certaines de meneur d'hommes, Catherine n'en avait pas moins la nette impression que Gerbert Bohat détestait les femmes. Le ton qu'il employait pour s'adresser à elle était froid, à peine courtois, alors que, pour les autres pèlerins, il savait se montrer cordial. Mais, quand venait l'heure de la prière, Catherine découvrait que l'âme de cet homme pouvait s'enflammer...
Depuis que Gerbert avait engagé sa troupe à continuer dans ce chemin inconnu, on marchait, marchait. Un moment, on avait cru trouver un point de repère en arrivant à un pont antique enjambant un torrent.
– C'est le Bès, avait dit Gerbert, et ce pont est celui de Marchastel.
Il nous faut aller tout droit. Nous ne ferons pas étape à Nasbinals, mais bien à la domerie d'Aubrac. Courage !
Le mot avait ragaillardi tout le monde. Un homme, qui avait déjà fait le pèlerinage, avait dit qu'on serait bien mieux à la domerie qu'à Nasbinals. L'hospice des solitudes savait accueillir le voyageur exténué. On s'était remis en marche en chantant. Mais, peu à peu, le brouillard avait enveloppé le paysage, les voix s'étaient éteintes sur les lèvres qui cherchaient un air plus sec. De nouveau, la route avait été livrée au hasard.
Parfois, une déchirure laissait entrevoir le piège d'une tourbière, la faille d'une gorge ou l'ensellement grisaille d'une colline, mais, le plus souvent, on allait à l'aveuglette, les yeux au sol pour épier le chemin.
Et maintenant, la nuit venait qui allait décupler le danger. Faudrait-il s'arrêter là en plein désert, camper dans le vent glacial auquel se mêlaient quelques minces flocons de neige ? Pendant les tout derniers jours de mars, gel et neige ne sont pas rares dans les étendues désolées de l'Aubrac. Malgré tout, malgré le temps affreux et les pieds douloureux, le courage de Catherine ne faiblissait pas. Pour retrouver Arnaud, elle était prête à en supporter dix fois autant.
Soudain, Gillette de Vauchelles trébucha contre une pierre. Elle tomba en avant, si lourdement qu'elle entraîna Catherine avec elle. Il s'ensuivit une certaine confusion dans la colonne et, tout de suite, Gerbert Bohat fut auprès des deux femmes.
– Que se passe-t-il ici ? Ne pouvez-vous faire attention à vos pieds ?
Le ton était sec, totalement dépourvu d'indulgence. Catherine répliqua aussi durement. Déjà fatiguée, elle n'était pas disposée à supporter la mauvaise humeur du Clermontois.
– Ma compagne est épuisée ! Ce chemin qui n'en finit pas !... Si même l'on peut appeler cela un chemin ! Et ce brouillard...
La bouche mince de Gerbert se plissa en un sourire de dédain.
– Et il y a seulement cinq jours que nous sommes partis ! Si cette femme est malade, elle aurait dû demeurer chez elle ! Un pèlerinage n'est pas une partie de plaisir ! Dieu veut...
– Dieu veut, coupa Catherine sèchement, que l'on se montre avant tout compatissant aux autres et charitable à leurs misères ! Le beau mérite d'entreprendre cette longue pénitence quand on est en pleine force ! Au lieu de vos reproches, messire, vous feriez mieux de nous offrir votre aide !
– Femme, répliqua Gerbert, nul ici ne demande votre avis. J'ai ma tâche qui me suffit : je dois guider cette troupe jusqu'au saint tombeau de l'Apôtre ! N'importe lequel de nos compagnons vous donnera son aide.
Oserai-je vous faire remarquer que je vous ai appelé « messire » ? Je n'ai point coutume de m'entendre appeler « Femme ». J'ai un nom : je suis Catherine de Montsalvy !
– Vous avez surtout un orgueil insoutenable ! Il n'y a plus ici qu'une assemblée de pécheurs et de pécheresses, sur la route du repentir...
Le ton, à la fois dédaigneux et sermonneur du Clermontois, eut le don de porter à son comble la colère, déjà difficilement retenue, de Catherine.
– Il vous sied bien de parler de l'orgueil des autres, « mon frère », coupa-t-elle en appuyant intentionnellement sur le mot frère. C'est un sujet qu'apparemment vous connaissez parfaitement... si l'on en juge la chaleur de votre charité !
Dans les yeux gris de Gerbert un éclair de fureur brilla. Son regard et celui de Catherine se défièrent, mais la jeune femme ne baissa pas les yeux. Elle éprouvait une sorte de joie sauvage devant l'exaspération visible de l'homme. Il devait comprendre, une bonne fois, qu'elle n'accepterait jamais de subir sa loi... C'était cela que disait, bien clairement, le regard violet de Catherine. Gerbert ne s'y trompa point !
D'un geste instinctif, il leva son bras, armé du lourd bourdon. L'un des pèlerins s'interposa vivement, saisit le bras levé et le força à retomber.
– Eh là ! mon frère ! Modérez-vous ! N'oubliez pas que vous avez affaire à une femme, non à un valet. Tudieu ! Les rudes manières que vous avez, dans votre sauvage Auvergne ! fit le nouveau venu d'un ton goguenard. Ne vaudrait-il pas mieux que vous essayiez de nous sortir de ce brouillard qui pénètre jusqu'à nos os transis ? L'endroit me paraît mal choisi pour une controverse et je saurai bien aider dame Catherine à soutenir notre sœur jusqu'à l'étape... si toutefois il y en a une!
– À la domerie, elle recevra les soins dont elle a besoin, marmotta Gerbert en retournant prendre sa place à la tête de la colonne.
Quand j'en verrai les toits, j'y croirai à sa domerie ! remarqua le défenseur de Catherine en l'aidant à relever la pauvre Gillette dont les genoux pliaient de fatigue. « Il faudrait porter cette femme... » acheva-t-il en jetant autour de lui un regard qui cherchait quelque chose.
Catherine lui sourit avec reconnaissance. Elle ne l'avait pas encore remarqué et s'étonna de son aspect étrange pour un pèlerin.
C'était un homme jeune, mince et de taille moyenne, brun de cheveux, mais dont le visage ne correspondait en rien à ce que l'on imaginait, en fait de traits, chez un pieux pèlerin. Rien ne semblait d'aplomb dans cette figure, au demeurant extraordinairement expressive. Des lèvres épaisses, charnues, sur lesquelles tombait un nez long et fort, cassé en son milieu, de petits yeux bleus enfoncés sous des sourcils décolorés, un menton carré, volontaire, mais une multitude de rides précoces. Les traits étaient grossiers, la physionomie mobile, le regard vif dénonçant l'intelligence, de même que les plis moqueurs de la bouche avouaient un irrésistible penchant pour l'ironie.
Conscient de l'examen muet de Catherine, il eut un curieux sourire qui rentrait les lèvres et fendait la bouche jusqu'aux oreilles, ôta le grand chapeau de pèlerin qu'il portait retroussé d'une manière fort cavalière et en balaya le sol.
– Josse Rallard, belle dame, pour vous servir ! Je suis parisien, gentilhomme d'aventure et, si je me rends en Galice, c'est autant pour accomplir un vœu que pour le pardon de mes péchés qui sont nombreux ! Holà ! vous autres, qui m'aide à porter cette femme jusqu'à l'hospice ?
Parmi les proches voisins, personne ne se proposa. Visiblement, les pèlerins avaient assez de leur propre peine. Tous étaient las, transis.
Certains grelottaient dans le vent aigre du haut plateau. Aucun ne se sentait le courage de porter ce poids supplémentaire. Catherine songea qu'ils avaient l'air d'un troupeau de moutons apeurés et ne put se défendre d'un sentiment de dédain. Etait-ce là l'entraide qui devait régner chez des pénitents ? Déjà, entraînée par Gerbert Bohat, la troupe allait se remettre en marche quand Josse, fendant les rangs de ceux qui l'entouraient, alla frapper sur l'épaule d'un homme de taille moyenne qui faisait le dos rond sous son chapeau.
– Allons, compère ! Venez me donner un coup de main ! A-t-on jamais vu de saintes gens comme vous, mes frères ! Quoi ? Pas un volontaire ? Vous, mon compère, vous ne refuserez pas.
– Je ne suis pas votre compère ! marmotta l'autre sans pour autant oser résister.
Remorqué par Josse, il rejoignit bientôt Catherine qui soutenait toujours Gillette. Mais, visiblement, c'était sans enthousiasme. Josse, cependant, riait sans retenue de sa mine longue.
– Allons donc ! Ne sommes-nous pas parisiens tous les deux ?
L'orgueil est un affreux péché, surtout chez un pèlerin, mon frère !
Dame Catherine, je vous présente messire Colin des Épinettes, juriste distingué et homme de grand savoir, que j'ai été fort heureux de retrouver ici. Allons, mon frère, prenez madame de ce côté, je la prendrai de l'autre. Il n'est pas convenable que Dame Catherine s'épuise quand nous sommes là !
La mine furieuse du « juriste distingué » donnait à Catherine une soudaine envie de rire qui allégea un instant sa lassitude. Elle aurait pu jurer l'avoir entendu grogner :
– Le Diable t'emporte ! Toi et ta langue de vipère ! le tout à l'adresse de son concitoyen.
Mais Colin n'en avait pas moins passé l'un des bras de Gillette autour de son cou tandis que Josse faisait autant de l'autre bras. Ainsi étayée, la pauvre femme ne touchait pratiquement plus terre.
Catherine se chargea de son bâton et de sa besace, fort mince à vrai dire. On se remit en marche, mais l'arrêt avait délié les langues. Les pèlerins, maintenant, se plaignaient de la longueur de l'étape, de l'obscurité qui les enveloppait. Certains craignaient les tourbières traîtresses et imploraient saint Jacques de les protéger dans ce premier péril.
– Taisez-vous ! cria quelque part dans le brouillard devant Catherine la voix impérieuse de Gerbert. Ou alors chantez !
– Nous n'en avons pas le courage ! répliqua quelqu'un. Pourquoi ne pas admettre que nous sommes perdus ?
– Parce que nous ne le sommes pas ! répliqua le chef. La domerie ne peut plus être loin...
Catherine ouvrait déjà la bouche pour émettre, elle aussi, un doute.
Mais, comme pour donner raison au Clermontois, le son affaibli et grêle d'une cloche traversa le brouillard. Bohat poussa un cri de triomphe.
– La cloche des perdus ! Nous sommes sur la bonne voie ! En avant !
Levant haut son bourdon comme un étendard, il s'élança dans la direction d'où venait le son. La troupe harassée s'ébranla derrière lui.
– Espérons qu'il a le sens de la direction, marmotta Josse. Rien n'est trompeur comme le brouillard !
Catherine ne répondit pas. Elle avait froid et elle était affreusement lasse. Mais les appels de la cloche se faisaient de plus en plus clairs.
Bientôt une faible lueur jaune apparut dans les ténèbres. Gerbert Bohat la salua comme une victoire personnelle.
– Ce feu, c'est celui que les moines allument au sommet du clocher. Nous arrivons.
Le brouillard, soudain, se déchira et Catherine vit surgir devant elle, avec soulagement, une masse de bâtiments trapus. Coupant le ciel de leurs arêtes noires, une énorme et antique tour, un massif clocher carré couronné de feu, une haute nef renforcée d'arcatures puissantes semblaient garder le troupeau sombre de grands bâtiments aux rares ouvertures. L'hospice des solitudes, retranché contre le dernier repli du vaste plateau, avait l'allure exacte d'une forteresse.
Les pèlerins, ressuscités, se mirent à pousser des cris de joie qui dominèrent le son de la cloche dont les battements tombaient maintenant d'aplomb sur leurs têtes. Le portail, alors, s'ouvrit en grinçant, livrant passage à trois moines armés de torches qui se précipitèrent à la rencontre des arrivants.
– Nous sommes les errants de Dieu ! cria Gerbert d'une voix forte. Nous demandons l'asile !
– Entrez, mes frères, l'asile vous est ouvert.
Comme si elle n'avait attendu que l'arrivée des pèlerins, la neige se mit à tomber avec une soudaine violence, mouchetant la vaste cour de terre battue où les narines s'emplissaient d'une forte odeur de bergerie.
Catherine, épuisée, s'adossa à un mur. Sans doute un dortoir allait-il la réunir à ses compagnes de voyage... Mais ce soir, sans trop savoir pourquoi, elle avait envie d'un moment de solitude avec elle-même.
Peut-être parce que cet étrange voyage la déroutait, malgré son courage. Elle se sentait déracinée au milieu de ces gens, étrangère à leurs aspirations, à leurs vœux. Ce qu'ils désiraient tous, c'était se sanctifier en s'approchant du tombeau de l'Apôtre, c'était en quelque sorte s'assurer, de leur vivant, une belle part de Paradis. Mais elle ?
Certes, elle souhaitait obtenir de Dieu la fin de son calvaire, la guérison de l'époux bien-aimé, mais, surtout, c'était pour « le » revoir, pour retrouver son amour, ses baisers, sa chaleur, tout ce qui constituait la réalité vivante d'Arnaud. Ce n'était pas après une haute spiritualité qu'elle courait, mais bien après un amour terrestre, charnel, sans lequel elle ne se sentait pas le courage de vivre.
– Nous allons nous séparer, dit brièvement Gerbert. Voici les dames hospitalières qui prendront soin des femmes. Que les hommes me suivent !
En effet, de l'un des bâtiments sortaient quatre religieuses, portant comme les moines l'habit noir de l'ordre des augustins, mais allégé pour elles d'une guimpe blanche.
Josse Rallard et Colin des Epinettes remirent à deux d'entre elles la pauvre Gillette à demi inconsciente. Catherine s'approcha.
– Ma compagne est épuisée, dit-elle. Il lui faudrait des soins, beaucoup de repos. N'avez-vous pas une chambre où je pourrais m'occuper d'elle ?
L'hospitalière regarda Catherine avec ennui. C'était une de ces vigoureuses filles de la campagne auxquelles la force d'un homme ou d'un animal ne fait pas peur. Elle commença par installer Gillette sur un brancard qu'une sœur était allée chercher, désigna l'une des extrémités à ladite sœur, s'attela à l'autre et seulement lors consentit à répondre à la jeune femme.
– Nous n'en avons que deux. Elles sont occupées par une noble dame et ses femmes. Cette dame est arrivée voici dix jours avec une jambe cassée. C'est à cause de cet accident qu'elle est toujours ici.
– Je le comprends bien. Mais ne pourrait-elle envoyer ses femmes dans la salle commune et céder l'une des chambres?
Sœur Léonarde ne retint pas une grimace qui, après tout, était peut-
être un sourire moqueur, et haussa ses solides épaules.
– Personnellement, je ne me risquerais pas à le lui demander. Elle est... disons d'un caractère peu maniable ! C'est une très grande dame apparemment.
– Vous n'avez pourtant pas l'air facile à impressionner, ma sœur, remarqua Catherine. Mais si cette dame vous fait peur, je me chargerai volontiers de la commission.
– Ce n'est pas que j'en aie peur, fit sœur Léonarde. C'est que j'ai horreur des cris, notre Mère Supérieure aussi. Et Notre Seigneur a doué cette dame d'une voix terrifiante !
Tout en parlant, le brancard, suivi de Catherine, avait franchi la petite porte basse qui donnait accès à la maison des dames hospitalières. Les quelques autres femmes du pèlerinage vinrent ensuite. On se retrouva dans une immense cuisine lourdement dallée de grandes pierres plates, où l'odeur de bois brûlé se mêlait à celle du lait aigre. Des chapelets d'oignons, des pièces de viandes fumées pendaient aux voûtes basses et noires. Des fromages séchaient sur des claies d'osier et, devant la gigantesque cheminée, deux sœurs converses, les manches retroussées, s'occupaient activement d'une grande marmite noire où cuisait une épaisse soupe aux choux.
On déposa le brancard devant le feu et sœur Léonarde se pencha sur la malade.
– Elle est bien pâle ! dit-elle. Je vais lui donner un cordial ; pendant ce temps, on lui préparera un lit...
– Dites-moi où se trouve cette dame, fit Catherine qui tenait à son idée, je lui parlerai... Je suis, moi aussi, une noble dame.
Sœur Léonarde, cette fois, ne put s'empêcher de rire.
– Je le savais déjà ! fit-elle. Rien qu'à votre obstination. Je vais lui parler moi-même... mais je sais d'avance la réponse. Occupez-vous de cette malheureuse !
L'hospitalière s'éloigna vers le fond de la pièce. Catherine commença par se pencher sur Gillette qui, peu à peu, reprenait connaissance, mais elle se ravisa et fit trois pas dans la direction suivie par sœur Léonarde. Elle hésitait à laisser Gillette quand l'une des femmes s'approcha d'elle.
– Je vais veiller sur notre compagne, dit-elle. Allez donc vous occuper de ça.
Catherine sourit en remerciement et se lança sur la trace de la religieuse. Elle l'aperçut devant elle, longeant un couloir glacial et humide au bout duquel elle frappa à une porte avant de disparaître.
Apparemment, la dame à la jambe cassée avait en effet une voix vigoureuse car, lorsque Catherine s'arrêta à son tour devant la porte, elle l'entendit rugir.
– J'ai besoin des soins de mes femmes, ma sœur ! Vous ne voudriez pas que je les envoie dans la salle, à l'autre bout du bâtiment
? Que diable, un lit est toujours un lit, qu'il se trouve dans une chambre ou dans une autre !
Sœur Léonarde répondit quelque chose que Catherine n'entendit pas, peut-être parce qu'elle était occupée à se demander où elle avait déjà entendu cette voix qui lui paraissait tout à coup étrangement familière... et qui, maintenant, jurait fort convenablement.
– Corbleu, ma sœur ! C'est pourtant clair : je garde mes chambres.
Une impulsion dont elle ne fut pas maîtresse jeta Catherine en avant. Elle ouvrit la porte, entra dans la pièce, à vrai dire petite et basse, où un grand lit à rideaux déteints et une cheminée conique tenaient à peu près tout l'espace. Mais, le seuil franchi, elle se figea sur place, stupéfaite...
Assise dans le lit, étayée par une foule d'oreillers, une grande et forte femme faisait face à sœur Léonarde qui, par comparaison avec l'imposante personne, n'avait plus la moindre apparence. Les épais cheveux blancs de la dame montraient encore quelques mèches rousses et son teint, avivé par la colère, était du plus beau rouge brique. Des couvertures s'empilaient sur elle. Une sorte de dalmatique rouge doublée de renard lui couvrait les épaules, mais une admirable main blanche, tendue vers la sœur en un geste de menace, sortait des larges manches.
Le grincement de la porte, en s'ouvrant, avait détourné l'attention de la dame qui, devinant une silhouette féminine dans l'ombre du seuil, tourna vers elle sa fureur.
– Ah ! çà, mais on entre chez moi comme dans un moulin ! Qui est celle-là ?
Presque étranglée par l'émotion, partagée entre l'envie de rire et l'envie de pleurer, Catherine avança jusqu'à ce que le reflet des flammes l'enveloppât.
– Ce n'est que moi, dame Ermengarde ! M'avez– vous donc oubliée ? La stupeur pétrifia instantanément sur place la vieille dame.
Ses yeux s'arrondirent, ses bras retombèrent, sa bouche s'ouvrit sans qu'aucun son en sortît et elle devint si pâle, tout à coup, que Catherine eut peur.
– Ermengarde ? demanda-t-elle avec angoisse. Est-ce que vous ne me reconnaissez pas ? On dirait que je vous fais peur. C'est, moi, c'est...
– Catherine ! Catherine ! Ma petite !...
Ce fut un véritable hurlement qui fit sursauter sœur Léonarde.
L'instant suivant, l'hospitalière dut se ruer littéralement sur sa bouillante pensionnaire, car, oubliant son accident, Ermengarde de Châteauvillain allait se jeter à bas de son lit pour courir vers son amie.
– Votre jambe, madame la comtesse !
– Au Diable ma jambe ! Laissez-moi ! Morbleu ! Catherine !...
Ce n'est pas possible ?... C'est trop beau !
Elle se débattait aux mains de la sœur, mais déjà Catherine s'était élancée vers elle et l'étreignait. Les deux femmes s'embrassèrent chaleureusement et demeurèrent serrées l'une contre l'autre. Des larmes de joie avaient jailli des yeux de la jeune femme.
– Vous avez raison, c'est trop beau !... C'est un miracle ! Oh !
Ermengarde, c'est si bon de vous retrouver, si bon... Mais comment êtes-vous là ?
– Et vous ?
Ermengarde repoussait doucement Catherine et, la tenant à bout de bras, l'examinait.
– Vous n'avez pas changé... ou si peu ! Vous êtes toujours aussi belle, plus encore peut-être ! Différente tout de même... moins éclatante, mais combien plus émouvante ! Je dirais : affinée, spiritualisée !... Du Diable si l'on croirait que vous êtes venue au monde dans une boutique.
– Madame la comtesse, intervint fermement sœur Léonarde, je vous prierais d'éviter toute référence à messire Satan dans cette sainte demeure ! Vous n'arrêtez pas de l'invoquer !
Ermengarde se tourna vers elle et la regarda avec un étonnement qui n'était pas feint.
– Vous êtes encore là, vous ? Ah ! oui... c'est vrai, votre affaire de chambre ? Eh bien, allez déloger d'à côté ces paresseuses, expédiez-les dans la salle commune et installez votre malade à leur place.
Maintenant que j'ai Madame de Brazey je n'ai plus besoin de personne
! Et nous avons à parler !
L'hospitalière, congédiée ainsi cavalièrement, pinça les lèvres mais s'inclina et sortit sans ajouter un mot. La porte qui claqua derrière elle donna, seule, la mesure de son mécontentement. La comtesse la regarda sortir, haussa les épaules, puis se déplaça lourdement dans le lit qui cria sous son poids pour faire place à son amie.
– Venez vous asseoir là, ma mie, et causons ! Cela fait combien de temps que vous m'avez quittée pour prendre d'assaut la ville d'Orléans ?
– Cinq ans, dit Catherine. Déjà cinq ans ! Le temps passe vite.
– Cinq ans, reprit Ermengarde, que je cherche en vain à savoir ce qu'est devenue certaine dame de Brazey. La dernière fois que j'ai eu de vos nouvelles, vous étiez à Loches, dame de parage de la reine Yolande. Vous n'avez pas honte ?
– Si, admit Catherine, mais les jours ont coulé sans que je m'en aperçoive. Et puis, chère Ermengarde, il faudra vous déshabituer de m'appeler Brazey. Ce n'est plus mon nom...
– Lequel, alors ?
– Le plus beau de tous : Montsalvy ! fit la jeune femme avec tant d'orgueil que la vieille comtesse ne put s'empêcher de sourire.
– Ainsi, vous avez gagné ? Il est écrit, quelque part, que vous me surprendrez toujours, Catherine ! De quelle alchimie avez-vous usé pour amener à composition l'intraitable messire Arnaud ?
Le sourire de Catherine, au nom de son époux, s'effaça. Un pli de douleur creusa sa bouche tendre, elle détourna les yeux.
– C'est une longue histoire... murmura-t-elle. Une cruelle histoire...
La dame de Châteauvillain garda le silence un instant. Elle observait son amie, émue de cette douleur qui venait, pour la première fois, de se laisser voir et dont, instinctivement, elle devinait la profondeur. Elle ne savait comment poursuivre le dialogue, craignant de blesser. Au bout d'un instant, elle dit, avec une douceur inhabituelle chez elle :
– Appelez l'une de mes femmes. Elle vous aidera à ôter ces vêtements mouillés, les fera sécher et vous en prêtera d'autres... un peu trop grands mais chauds.
On nous apportera à souper et vous me direz tout. Vous semblez exténuée...
– C'est que je le suis ! admit Catherine avec un faible sourire.
Mais, auparavant, il me faut m'occuper de l'une de mes compagnes, celle qui avait tant besoin d'une chambre.
– Je vais donner des ordres...
– Non, coupa Catherine. Il faut que j'y aille. Mais je reviens tout de suite.
Elle sortit dans le couloir juste au moment où l'on amenait Gillette dans la pièce voisine, délaissée par les deux chambrières d'Ermengarde. La femme qui avait promis à Catherine de s'occuper de la malade était là, elle aussi... Elle sourit à la jeune femme.
– On dit que vous avez retrouvé une amie dans cette maison, dit-elle. Si vous voulez, je m'occuperai cette nuit de notre compagne. Elle n'est ni exigeante ni encombrante.
– Mais, dit Catherine, je ne voudrais pas... Vous avez besoin de repos !
L'autre se mit à rire.
– Je suis plus solide que je n'en ai l'air, allez ! Je peux dormir n'importe où, sur une pierre, sous la pluie... ou même debout !
Catherine la considéra avec intérêt. C'était une jeune femme d'une trentaine d'années, petite, brune et mince, mais sa peau, hâlée par le vent et le soleil, avait un air de santé encore relevé par ses solides dents blanches. Elle était pauvrement mais proprement vêtue. Quant à son visage, le nez légèrement retroussé et la grande bouche mobile lui donnaient une expression de gaieté qui plut à la jeune femme.
– Comment vous appelez-vous ? demanda-t-elle doucement.
– Margot ! Mais on m'appelle Margot la Déroule... je... je ne suis pas quelqu'un de très recommandable ! ajouta-t-elle avec une franchise humble qui toucha Catherine.
Chut ! fit celle-ci. Les pèlerins sont tous frères et sœurs. Vous valez n'importe lequel d'entre nous... Mais, merci de votre aide ! Je serai dans la chambre voisine. Appelez si vous avez besoin de moi.
– Soyez tranquille, affirma Margot, je saurai bien me tirer d'affaire toute seule. D'ailleurs, la pauvre Gillette a surtout besoin d'une bonne soupe et d'une grande nuit... quoi que puisse en penser notre chef qui souhaite s'en débarrasser !
– Qu'a-t-il dit à son sujet ?
– Qu'il ne la laisserait pas repartir avec nous demain parce qu'il ne veut pas traîner des malades jusqu'à Compostelle.
Catherine fronça les sourcils. Ce Gerbert semblait décidé à imposer à tous sa volonté, mais elle était d'ores et déjà bien déterminée à ne pas le laisser faire.
– C'est ce que nous verrons ! dit-elle. Demain, il fera jour. Et je réglerai cette question avec lui. A moins que notre sœur ne souhaite demeurer, elle partira avec nous !
Elle adressa un dernier sourire à Margot qui la regardait avec admiration et rentra dans la chambre d'Ermengarde.
Il était déjà tard, dans la nuit, lorsque Catherine cessa de parler, mais, dans la cour romane de l'hospice, la cloche des perdus sonnait toujours, donnant au récit de Catherine un étrange contrepoint qui en soulignait le ; côté tragique. Ce récit, Ermengarde l'avait écouté de ; bout en bout sans souffler mot, mais, lorsque Catherine se tut, la vieille dame poussa un soupir et hocha la tête.
– Une autre que vous me raconterait cette histoire, je n'en croirais pas la moitié, dit-elle. Mais il semble que vous ayez été créée et mise au monde pour un destin hors du commun. Et je vous crois capable de venir à bout des pires aventures. Au fond, vous retrouver sous le manteau du pèlerin n'est qu'une simple anecdote !...
Ainsi, vous voilà en route pour Compostelle ? Mais si vous n'y retrouvez pas votre époux ?
– J'irai plus loin encore. Au bout de la terre s'il le faut, car je n'aurai ni trêve ni repos avant de l'avoir retrouvé.
– Et si, loin d'avoir obtenu la guérison, il a vu s'accentuer les ravages de la lèpre ?
– Je m'attacherai tout de même à ses pas. Quand je l'aurai rejoint, rien ni personne ne pourra plus me séparer de lui ! Vous savez bien, Ermengarde, qu'il a toujours été ma seule raison de vivre.
– Hélas ! Je ne le sais que trop ! Depuis le temps que je vous vois vous fourrer dans d'affreuses impasses et vous jeter au-devant des mésaventures les plus sanglantes, je me demande s'il faut tellement remercier le ciel d'avoir placé Arnaud de Montsalvy sur votre chemin.