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Catherine et le temps d'aimer
  • Текст добавлен: 9 октября 2016, 15:54

Текст книги "Catherine et le temps d'aimer"


Автор книги: Жюльетта Бенцони



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– Écoute ! dit-elle d'une voix pressante, tu ne peux, si tu m'aimes vraiment, mettre entre nous un souvenir affreux. Laisse partir mon époux. Fais-le reconduire aux frontières du royaume... et je resterai auprès de toi, ta captive aussi longtemps que tu le voudras.

Cette fois, elle faisait une entorse délibérée à cette vérité qu'elle avait promise car elle savait bien que, s'il acceptait, elle ferait tout pour s'enfuir et que, de son côté, Arnaud mettrait tout en œuvre pour la reprendre. Mais il fallait gagner du temps et, surtout, arracher Arnaud à la mort prochaine. Tout doucement, elle se rapprocha de Muhammad, avec une instinctive coquetterie, l'enveloppant de son parfum, s'enhardissant jusqu'à poser sa main sur son bras. Au diable les scrupules ! La vie d'Arnaud avant tout !

– Écoute-moi, seigneur, et fais ce que je te demande, supplia-t-elle. Fais grâce à mon époux !...

Sans la regarder, les yeux fixés sur les frondaisons de la cour, il répliqua froidement :

– Je n'ai pas le droit de faire grâce ! Tu oublies que celle qu'il a tuée était ma sœur et que tout le royaume réclame la tête de l'assassin.

Que Grenade entière voulût venger Zobeïda, universellement détestée, voilà qui laissait Catherine sceptique, mais elle n'en dit rien.

Ce n'était pas le moment de discuter la popularité de la morte. Au contact de sa main, elle avait senti frémir Muhammad, et cela lui suffisait.

– Alors... laisse-le fuir ! Nul ne pourra te le reprocher.

– Fuir ?

Cette fois, il la regarda et Catherine, déçue, vit que son regard avait l'éclat froid de l'acier.

Sais-tu que le Grand Vizir en personne s'est institué son geôlier ?

Sais-tu qu'outre les vingt soldats maures qui le gardent à vue, il y a, près du cachot où il est enfermé, une troupe d'hommes du Grand Cadi qui veille également. Car Allah lui-même exige le sang du meurtrier d'une princesse de Grenade. Il me faudrait, pour le laisser fuir, éloigner tout ce monde... et j'y risquerais mon trône !

À mesure qu'il parlait, l'espoir avait, peu à peu, abandonné Catherine. Elle comprenait soudain que cette bataille était vaine, qu'il chercherait tous les prétextes pour refuser une grâce qu'il ne voulait pas accorder. Il haïssait Arnaud, plus certainement parce qu'il était son époux qu'à cause de Zobeïda ! Elle fit cependant une ultime tentative pour l'attendrir.

– Ta sœur voulait me livrer aux esclaves, dit-elle nettement, m'exposer nue sur le rempart puis me jeter à ses bourreaux mongols.

Arnaud a frappé pour me sauver et toi tu me refuses sa vie !... et tu dis que tu m'aimes ?

– Je t'ai dit que je ne pouvais pas !

– Allons donc ! Es-tu, oui ou non, le maître ici ? Et qu'était Zobeïda d'autre qu'une femme... une de ces femmes tellement méprisées, de si peu d'importance pour ceux de ta race ? Et tu voudrais me faire croire que le Grand Cadi lui-même, le Saint Homme de Grenade, exige le sang de mon époux !

– Zobeïda était du sang du Prophète ! tonna Muhammad. Et qui verse le sang du Prophète doit mourir ! Le crime est plus grand encore lorsque l'assassin est un Infidèle ! Cesse de me demander l'impossible, Lumière de l'Aurore. Les femmes n'entendent rien aux affaires des hommes !

Le mépris qui sonnait dans sa voix fit bondir Catherine.

– Si tu voulais... pourtant, toi que l'on dit si fort !

– Mais je ne veux pas !

Brutalement, il s'était tourné vers elle, l'avait saisie par les bras qu'il serrait dans sa colère, approchant de celui de Catherine un visage que la rage empourprait.

Ne comprends-tu pas que tes prières irritent encore davantage ma colère contre lui ? Pourquoi donc ne vas-tu pas au bout de ta pensée

? Pourquoi ne me dis-tu pas : libère-le parce que je l'aime et que je ne renoncerai jamais à lui ! Libère-le parce que j'ai besoin de le savoir vivant à tout prix... même au prix de tes baisers ! Folle ! c'est justement ton amour pour lui, plus encore que le désir de venger ma sœur, qui lui vaut ma haine. Car je le hais maintenant, tu entends...

je le hais de toutes mes forces, de toute ma puissance parce qu'il a su obtenir ce que je désirais plus que tout au monde : être aimé de toi.

– Penses-tu mieux réussir en le tuant ? demanda Catherine froidement. Les morts ont une puissance que tu ne parais pas supposer. Tu aurais pu garder captive l'épouse d'Arnaud de Montsalvy, mais tu ne posséderas jamais sa veuve ! D'abord parce que je ne lui survivrai pas. Ensuite parce que le sang dont tu seras couvert me ferait horreur si je devais vivre encore...

D'une brusque secousse, elle s'était dégagée, éloignée de quelques, pas et, maintenant, elle le défiait du regard. Il était étrange de voir combien la colère rendait les hommes semblables entre eux.

Sur le masque exaspéré de celui-là, elle retrouvait le reflet d'autres fureurs, celles de tous les hommes qui l'avaient aimée ou qu'elle avait combattus. Et toujours elle était sortie, finalement, victorieuse.

Du moment qu'il ne faisait pas appel à son cœur ou à sa sensibilité, elle se sentait forte en face d'un homme en colère. Mais, en pensant que cette faiblesse ; que dénote toujours la colère lui livrerait Muhammad, elle se trompait. Les autres étaient de sa race. Celui-là était différent. Il y avait un monde entre eux par-dessus lequel leurs esprits ne pouvaient se rejoindre.

Au prix d'un effort violent sur lui-même, le Calife se calma. Tournant le dos à Catherine, il retourna s'asseoir sur son trône, reprit son sceptre comme s'il cherchait dans l'emblème de sa puissance une défense ; contre cette femme trop attirante. Catherine se raidit, '

inquiète soudain du regard oblique qu'il lui jetait tandis qu'un mince sourire faisait luire ses dents sous sa barbe blonde. La peur maintenant glissait insidieusement en elle ! La fureur de Muhammad était moins terrifiante que ce sourire !

– Tu ne mourras pas, Lumière de l'Aurore ! commença-t-il doucement.

– Cesse de m'appeler ainsi ! s'insurgea la jeune femme. Ce nom me fait horreur. Le mien est Catherine !

– J'ai peu l'habitude de ces noms barbares, mais je ferai selon ton désir. Donc, tu ne mourras pas... Catherine... car je veillerai à ce qu'aucun moyen ne t'en soit laissé. Et je t'aurai quand je voudrai.

Non... ne proteste pas ! Je n'aurai pas sur les mains le sang de ton époux... car c'est toi-même qui le tueras !

Le cœur de Catherine manqua un battement. Elle crut avoir mal entendu, demanda avec angoisse :

– Que dis-tu ? J'ai mal compris...

– Tu le tueras, de ta jolie main fine. Écoute plutôt : ton époux est au fond d'une geôle, en ce moment. Il y restera jusqu'au jour des funérailles solennelles de sa victime, qui auront lieu au coucher du soleil, dans une semaine d'ici. Ce jour-là, il mourra afin que l'esclave accompagne sa maîtresse dans l'Au-delà et que Zobeïda, puisse, dans la tombe, contempler les restes sanglants de son meurtrier. Jusque-là, il ne boira, ni ne mangera, ni ne dormira, afin que le peuple voie quelle pauvre chose ma colère peut faire d'un chevalier franc. Mais ce qu'il va souffrir n'est rien auprès de l'univers de tortures qu'il devra endurer avant de mourir. A la face du ciel, devant tout le peuple, les bourreaux lui feront regretter cent fois d'être né... à moins que...

– À moins que quoi ? souffla Catherine, la gorge sèche.

– À moins que tu n'abrèges son supplice. Tu y assisteras, ma rose, parée comme il convient à une sultane. Et tu auras le droit d'abréger ses toitures en le frappant, toi-même, avec l'arme même dont il s'est servi pour tuer.

Ainsi, c'était cela qu'il avait trouvé pour la faire souffrir ? Le choix abominable entre frapper, elle-même, l'homme qu'elle adorait, ou bien l'entendre hurler pendant des heures dans les supplices ! Mon Dieu ! Comment pourrait-elle trancher cette vie dont dépendait la sienne ? Tristement, pitoyablement elle murmura, comme pour ellemême :

– Il bénira la mort que lui donnera ma main.

– Je ne crois pas. Car il saura que tu m'appartiendras désormais en toute propriété. On ne lui laissera pas ignorer que, le soir même, je t'épouserai.

Une telle cruauté se lisait sur le beau visage du Calife que Catherine détourna les yeux, écœurée.

– Et l'on te dit bon, noble, généreux !... On te connaît mal !

Pourtant ne te réjouis pas trop vite. Moi non plus, tu ne me connais pas ! Il y a une limite à la souffrance.

– Je sais. Tu as dit que tu mettrais fin à tes jours. Pas avant le jour du supplice, cependant, car rien ne pourrait sauver ton époux de la torture si tu n'étais plus. Il te faut rester vivante pour lui, douce dame !

Elle leva sur lui un regard de noyée. Quel genre d'amour lui vouait donc cet homme ? Il lui criait sa passion et, l'instant suivant, la torturait avec une froide cruauté... Mais elle ne raisonnait plus, ne luttait plus ! Elle était à bout d'espoir. Pourtant, il n'était pas possible qu'il ne se trouvât pas, au plus profond du cœur de cet homme, de ce poète, une toute petite place accessible à la pitié...

Lentement, elle se laissa glisser à genoux, courba la tête.

– Seigneur ! murmura-t-elle. Je t'implore ! Vois... je suis à tes pieds, je n'ai plus d'orgueil, plus même d'amour-propre. Si tu as pour moi un peu d'amour, si peu que ce soit, ne me laisse pas souffrir ainsi ! Tu ne peux me condamner à la torture que seront les jours à venir, tu ne peux vouloir que j'agonise lentement sous le même toit que toi. Si tu ne veux, ou ne peux m'accorder la vie de mon époux, alors permets-moi de le rejoindre. Laisse-moi partager ses souffrances et sa mort et, devant Dieu qui m'entend, je jure qu'en mourant je te bénirai...

Elle tendait, instinctivement, des mains suppliantes, levait maintenant vers lui son beau visage noyé de larmes à la fois touchante et si belle que, contrairement à ce qu'elle espérait, la colère de Muhammad se durcit.

– Relève-toi, dit-il sèchement. Inutile de t'humilier, j'ai dit ce que j'avais à dire.

– Non, tu ne peux pas être si cruel ! Qu'as-tu à faire d'un corps dont l'âme ne peut t'appartenir ?... Ne me fais pas souffrir... Aie pitié de moi !

Elle cacha son visage dans ses mains, mais, au– dehors, le soleil se couchait dans une gloire sanglante. Du haut du minaret voisin, la voix perçante d'un muezzin s'éleva vers le ciel, appelant les croyants à la prière du soir. Elle couvrit les sanglots désespérés de Catherine, et Muhammad qui, peut-être, allait fléchir, se reprit entièrement. D'un geste violent, il désigna la porte, jetant durement :

– Va-t'en ! Tu perds ici ton temps et tes peines ! Tu n'obtiendras rien de moi. Rentre chez toi. Il est l'heure pour moi d'aller prier !

Instantanément, les larmes de Catherine séchèrent au feu d'une brutale fureur. Elle se releva vivement, dardant sur le Calife un regard brûlant de haine.

– Tu vas prier ? fit-elle avec un écrasant mépris. Tu sais donc prier ? Alors, n'oublie pas, seigneur, d'apprendre à ton Dieu comment tu entends briser l'union de deux êtres et obliger l'épouse à frapper l'époux. S'il t'approuve, c'est qu'il est vraiment bien différent du seul et vrai Dieu ! et aussi que l'on a les dieux que l'on mérite !

Ramassant son voile blanc, elle s'en drapa négligemment, sortit sans se retourner, retrouvant au-dehors Morayma et son escorte. La longue cour verte se vidait rapidement. Les hommes se rendaient à la mosquée. Seuls, quatre jardiniers nonchalants s'attardaient encore à élaguer les buissons de myrtes. L'un d'eux, un Maure gigantesque, toussa quand Catherine passa auprès de lui. Machinalement, elle tourna la tête, le regarda, retint un haut-le-corps. Entre le turban blanc et l'étroite barbe noire, elle avait reconnu Gauthier.

Leurs regards se croisèrent. Mais elle ne pouvait ni s'étonner, ni s'arrêter. Il fallait continuer son chemin tandis que le faux jardinier, du même pas traînant que ses confrères, s'en allait, lui aussi, vers la mosquée. Pourtant, en regagnant sa geôle dorée, Catherine sentit que son cour s'était allégé. Elle ne pouvait comprendre comment Gauthier se trouvait là, mêlé aux serviteurs d'Al Hamra, mais, s'il y était, c'était sûrement grâce à Abou-al-Khayr. Il devait passer pour sourd et muet, sans doute, ce qui était la situation la moins dangereuse pour un faux musulman. Et la pensée qu'il était là, tout près d'elle, était si réconfortante que Catherine en aurait pleuré de joie. C'était bon de le savoir dans ce palais maudit, veillant sur elle autant qu'il était possible

; Josse, de son côté, était à l'Alcazaba, mêlé aux soldats... peut-être même au Ghafar, près d'Arnaud. Mais là, l'angoisse reprenait Catherine. D'abord, il ne connaissait pas Arnaud. Ensuite, que pourrait le Parisien pour adoucir le martyre du prisonnier ? Les paroles de Muhammad résonnaient encore dans la tête de Catherine :

« Durant une semaine, il ne mangera, ni ne boira, ni ne dormira... »

Quelle pauvre loque humaine serait Arnaud après ces jours de torture

! Et faudrait-il que Catherine enfonçât elle-même, dans le cœur de son époux, la dague qui, tant de fois, l'avait défendue, protégée ? Rien qu'à cette pensée la jeune femme sentait sa gorge se sécher, son cœur défaillir. Elle savait que, jour après jour, heure après heure, elle allait souffrir par l'imagination, en même temps que l'homme aimé-Une seule pensée un peu consolante : « Après l'avoir frappé, je me frapperai moi-même », se jura-t-elle.

Lorsque Catherine eut regagné sa chambre, Morayma, qui ne lui avait pas adressé la parole, lui jeta un regard incertain.

– Repose-toi. Dans une heure, je reviendrai te chercher...

– Pour quoi faire ?

– Pour te confier aux baigneuses. Chaque nuit, désormais, tu seras conduite au lit du Maître.

– Tu ne veux pas dire qu'il veut ?...

L'indignation lui coupa la parole, mais Morayma

haussa les épaules, avec le fatalisme de sa race.

– Tu es son bien. Il te désire... Quoi de plus naturel ? Quand on ne peut éviter le destin, la sagesse exige de le subir sans se plaindre...

– Et tu crois que je vais accepter cela ?

– Que peux-tu faire d'autre ? Tu es belle. A sa façon, le Maître t'aime. Tu désarmeras peut-être sa colère...

Un coup d'œil farouche de Catherine la renseigna sur la valeur de ses encouragements et elle préféra s'éloigner. Demeurée seule, la prisonnière se laissa tomber sur son lit, malade de fureur à la pensée de ce qui l'attendait encore. Dire qu'elle avait cru en ce Calife qui la traitait avec une si froide cruauté ! Il était bien le frère de Zobeïda.

Elle avait retrouvé en lui la même arrogance, la même jalousie sauvage, le même égoïsme absolu. Zobeïda pensait qu'Arnaud pourrait laisser mourir Catherine, l'oublier auprès d'elle, et Muhammad osait prétendre la faire sienne au moment même où il condamnait son époux à des souffrances sans fin ! Certes, Catherine était fermement décidée à se défendre farouchement, mais son bourreau avait tous les moyens de la réduire à l'impuissance. Il rirait, sans doute, des efforts qu'elle ferait pour lui résister... et elle n'avait même pas la ressource de se tuer ! Tristement, elle tira le petit flacon de poison que lui avait envoyé Abou-al– Khayr de la cachette où elle l'avait dissimulé, derrière une plaque d'azulejos qu'elle avait descellée du mur. Si elle avait pu en faire parvenir la moitié à son époux, elle eût avalé sans hésiter le reste du flacon... mais ce n'était pas possible !

Elle devait donc rester en vie pour Arnaud, pour lui éviter les bourreaux...

Le pas glissant de l'eunuque muet du matin, chargé d'un nouveau plateau, la fit sursauter. Le flacon disparut au creux de sa main. Elle regarda le serviteur déposer son chargement tout près d'elle, sur le lit, au lieu de le placer à terre, sur quatre pieds, comme de coutume.

Agacée, elle voulut repousser ce repas dont elle n'avait pas envie quand un coup d'œil significatif du Noir attira son attention. L'homme tirait de sa manche un mince rouleau de papier et le laissait tomber sur le plateau, puis, s'inclinant jusqu'à terre, se retirait à reculons, protocolairement.

Sur le papier, hâtivement déroulé, Catherine, avec une joie soudaine, lut les quelques lignes qu'avait tracées son ami le médecin.

« Celui qui dort d'un profond sommeil ignore aussi bien la souffrance que les contingences extérieures. La confiture de roses qui, chaque soir, te sera servie t'apportera quelques heures d'un sommeil si lourd que rien ni personne ne pourra t'éveiller... »

Il n'y avait rien de plus, mais, du cœur de Catherine, une ardente action de grâces monta vers l'ami fidèle qui, par des moyens connus de lui seul, parvenait à veiller sur elle si attentivement. Elle avait compris : chaque soir, en venant la chercher, Morayma la trouverait si profondément endormie que le Calife serait bien obligé de renoncer à ses prétentions. Et qui donc soupçonnerait l'innocente confiture de roses sans laquelle il n'était guère de repas convenable à Grenade ?

Replaçant vivement le flacon dans sa cachette, Catherine s'installa devant son repas. Il fallait manger autre chose pour ne pas éveiller de soupçons. Ce n'était pas facile parce qu'elle n'avait vraiment pas faim, mais elle se força à entamer plusieurs plats. Enfin, elle avala trois cuillerées de la fameuse gelée parfumée, puis alla s'étendre sur son lit, emplie d'un sentiment de triomphe. Elle avait trop confiance en son ami Abou pour ne pas s'abandonner entièrement à ses ordres, à peu près certaine que la sollicitude du petit médecin ne s'étendrait pas seulement à elle. Pour être aussi bien renseigné, il ne devait pas ignorer la situation tragique d'Arnaud. La présence de Gauthier parmi les jardiniers d'Al Hamra en était une sorte de preuve. Peu à peu, les nerfs tendus de Catherine se relâchèrent. La drogue mystérieuse contenue dans la confiture prenait possession de son organisme...

Au pied du double donjon rouge encadrant la porte des Sept Étages, la foule se rassembla quand la chaleur du jour commença de décroître. Il y avait là un grand espace vide où le Calife faisait manœuvrer des troupes et où avaient lieu les plus grandes fêtes publiques. On y avait construit, au bas des remparts d'Al Hamra, des échafaudages de bois pour le public et des tribunes tendues de soies multicolores pour le Calife et ses dignitaires, mais il y avait tant de monde que les échafaudages furent bientôt pris d'assaut et qu'une grande partie du public resta debout.

Durant les quelques jours précédents, les prêtres et les mendiants avaient parcouru la ville pour annoncer partout que le Commandeur des Croyants donnerait, ce jour-là, une grande fête pour les funérailles de sa sœur bien-aimée, fête au cours de laquelle l'Infidèle qui l'avait tuée serait mis à mort. Et toute la ville, à l'heure dite, était venue : hommes, femmes, enfants, vieillards confondus en une masse mouvante et colorée, criarde et agitée. Les paysans étaient descendus des montagnes voisines, mettant la tache brune de leurs djellabas terreuses parmi les robes rouges, blanches, bleues ou orange des citadins. On se montrait quelques groupes de guerriers mercenaires, venus du Maghreb, leurs longs cheveux tressés flottant sur le selham noir éclairé, dans le dos, d'un losange écarlate, d'autres vêtus de bleu sombre et voilés comme des femmes, portant d'étranges boucliers de peau enluminée, plus redoutables peut-être dans leur mystère que les cavaliers maures aux casques étincelants.

Toute la Ville Haute était descendue, en vêtements de fête, brillants d'or ou d'argent, sur lesquels tranchaient les draperies immaculées des imams envahissant déjà la tribune du Grand Cadi. Un peu partout, erraient les grands esclaves soudanais du palais, d'une élégance voyante dans leurs robes criardes aux teintes agressives, l'anneau de la servitude à l'oreille, riant comme des enfants dans l'attente du spectacle.

Une atmosphère de kermesse régnait sur tout cela. En attendant que le spectacle commençât, tous les baladins de la ville s'étaient transportés sur le champ de manœuvre, sûrs de trouver là un public.

Bateleurs, conteurs rythmant leurs récits de brefs coups de tambourin, charmeurs de serpents noirs et chevelus brandissant leurs dangereux pensionnaires en une danse frénétique, acrobates plus désarticulés que les serpents eux-mêmes, sorcières brassant l'avenir dans des corbeilles d'osier pleines de coquillages blancs et noirs, chanteurs nasillards braillant des versets du Coran ou des poèmes d'amour d'une voix de muezzin, vieux pitres au cuir noir, à la barbe grise, grimaçant au milieu d'une tempête de rires, mendiants industrieux aux doigts trop agiles, tout cela mélangé dans la poussière rouge soulevée par leurs pas, sentant le crottin de cheval et la paille.

Au-dessus de la porte d'entrée d'Al Hamra, quelques hommes apparurent, entre les créneaux. L'un d'eux, grand, vêtu d'une robe rayée orange, précédait les autres qui, ayant croisé respectueusement leurs mains, semblaient attendre ses ordres. Le Calife Muhammad venait s'assurer, d'un dernier regard, que tout était en place et que le spectacle allait pouvoir commencer. Autour de l'immense place, les escadrons de cavaliers aux casques pointus enturbannés de blanc prenaient position... Sur les tours d'Al Hamra, des cigognes, perchées sur une patte, rêvaient, immobiles...

Pendant-ce temps, dans l'appartement des sultanes, les femmes, sous la direction agitée de Morayma, préparaient une Catherine apparemment insensible. Debout au centre de la pièce, au milieu d'une débauche de voiles, de soieries, de coffrets ouverts, de flacons précieux, elle se laissait habiller sans un mot, sans un geste, pareille à quelque statue aux yeux vivants. On n'entendait, dans la salle, que les criailleries de Morayma, jamais satisfaite du travail effectué, et les soupirs agacés des servantes.

La maîtresse du harem avait l'air d'une prêtresse accomplissant un rite tandis qu'elle apostrophait les femmes qui, pièce après pièce, habillaient Catherine d'or des pieds à la tête. De fin cuir doré, brodé d'or et d'émeraudes étaient les babouches enfermant ses pieds, de mousseline d'or l'ample pantalon, de brocart d'or la courte brassière emprisonnant sa poitrine. Une profusion de bijoux composait le reste du costume : bracelets montant jusqu'au milieu des bras, lourds anneaux de chevilles, collier-carcan laissant glisser de grosses gouttes d'émeraudes jusque sur les seins à demi découverts par le profond décolleté, enfin une fabuleuse ceinture, large et lourde, véritable chef-d'œuvre de l'art persan, enrichie de diamants, de rubis et d'émeraudes, que Morayma, avec une sorte de crainte respectueuse, avait posée sur les hanches de la jeune femme :

– Le Maître, en t'envoyant cette ceinture, montre bien sa volonté de faire de toi son épouse. Ce joyau, jadis commandé par le Calife de Bagdad, Haroun-al– Raschid, pour son épouse favorite, est la perle de son trésor. Après le pillage du palais de Bagdad, l'émir de Cordoue, Abd-er-Rhamane II, l'acheta pour celle qu'il aimait puis elle fut volée.

Le seigneur Rodrigue de Bivar, le Cid, la donna à son épouse, dona Ximena, mais la ceinture fut reprise ensuite, après sa mort. Toutes les sultanes l'ont portée au jour de leur mariage...

Morayma se tut bientôt. Catherine n'écoutait pas. Depuis une semaine, elle vivait, en somnambule, dans une sorte de cauchemar éveillé qui n'avait pas tardé à emplir Morayma, puis tout le harem, d'une sorte de crainte superstitieuse. L'étrange et profond sommeil dans lequel, chaque soir, elle tombait depuis la capture de son époux, avait plongé Muhammad dans la colère d'abord, puis dans un étonnement un peu craintif. Rien ne pouvait vaincre ce sommeil qui durait plusieurs heures, celles de la nuit, et c'était comme si la main même d'Allah avait pris soin de clore les paupières de la captive. On avait bien, tout d'abord, pensé à une drogue, mais rien, dans le comportement de la jeune femme étroitement surveillée, n'avait paru anormal. Muhammad en était venu à conclure qu'il y avait là un signe du Ciel. Il ne devait pas toucher à cette femme, épouse d'un meurtrier, tant que son légitime propriétaire vivait encore et, dès le troisième soir, il avait cessé de demander Catherine. Mais Morayma, superstitieuse à l'excès et tournée, en bonne fille de Juda, vers l'ésotérisme, n'était pas loin de considérer la nouvelle favorite comme un être extraordinaire. Ses silences, ses longues heures de mutisme taciturne lui semblaient les signes d'un esprit marqué par les esprits invisibles.

À dire vrai, les effets de la drogue d'Abou-al-Khayr avaient de plus en plus de mal à s'effacer du cerveau de Catherine. Elle vivait, le jour, dans une sorte d'état second, l'esprit envahi de fumées qui avaient du moins l'avantage d'estomper l'angoisse et d'endormir la douleur. Peut-

être, sans cela, fût-elle devenue folle tant était insupportable la pensée d'Arnaud torturé par la faim, la soif et le manque de sommeil dans le lugubre donjon d'Al Hamra. Cependant, inquiète de sentir ses sens et ses réflexes s'endormir, Catherine, aux deux derniers soirs de la semaine, n'avait pas touché à la confiture de roses et s'était contentée de feindre le sommeil. Elle voulait être en possession de toutes ses facultés au jour de l'exécution.

Une dernière touche de khôl aux paupières et Morayma enveloppait Catherine d'un voile, tissé et rebrodé d'or, qui achevait d'en faire une idole étrange et barbare.

– Il est l'heure, maintenant... souffla-t-elle en lui offrant la main pour l'aider à franchir le seuil.

Mais Catherine refusa la main tendue. Elle était persuadée que ce chemin dans lequel elle s'engageait était celui de la mort, qu'il ne lui restait plus beaucoup de temps à vivre et que ces parures fabuleuses dont on l'avait revêtue n'étaient que les ornements suprêmes de la victime destinée au sacrifice. Tout à l'heure, elle poignarderait Arnaud pour lui éviter de plus longues et de plus abominables tortures, puis elle tournerait vivement l'arme contre elle-même et tout serait dit. Son âme, unie à celle de son époux, s'envolerait dans cet air bleu et chaud, dans ce soleil qui, bientôt, allait s'abîmer derrière les montagnes neigeuses, et ils seraient à jamais réunis, délivrés de la douleur, du doute, de la jalousie, laissant seulement un peu de chair inerte aux mains de leurs bourreaux. A tout prendre, oui, ce jour était un beau jour parce que Catherine, comme Arnaud lui-même sans doute, n'aspirait plus qu'à un profond repos...

Lorsque la future sultane, environnée de femmes et escortée d'une puissante troupe d'eunuques, apparut dans l'enceinte, le Calife et sa suite avaient déjà pris place dans la tribune élevée, tendue de vert et d'or, qui leur était préparée. Les nombreux amuseurs de la foule avaient cessé leurs tours, mais le silence ne s'était pas fait. Le peuple jacassait comme une volière en folie, parvenu au plus haut degré d'excitation. L'apparition de la favorite retint un instant son attention.

Au milieu des voiles tendres de ses femmes, bleus, roses, safran ou vert amande, elle était scintillante et mystérieuse à la fois, l'éclat de ses joyaux se devinant sous le nuage doré de son voile.

Silencieusement, Catherine vint prendre place dans une tribune, moins élevée que celle du Calife, auprès de laquelle elle était située.

Des soieries bleues rhabillaient et quelques marches la faisaient communiquer avec le sable de l'arène improvisée.

Silencieux, lui aussi, Muhammad regardait approcher la jeune femme, caressant d'un geste nerveux et machinal sa barbe blonde.

Leurs regards se croisèrent, mais ce fut lui qui détourna les yeux, impressionné par l'éclair sauvage échappé à ceux de Catherine. Avec un froncement de sourcils, il ramena son attention vers l'arène sur laquelle une troupe de jeunes danseurs berbères venaient d'apparaître au son d'une musique à la fois nasillarde et plaintive. Vêtus de longues robes blanches, chargés de lourds bijoux et fardés comme des filles, la taille et le front ceints de cordelières rouges, ces jolis éphèbes avaient des visages d'une finesse exquise, des yeux languides et des sourires hermétiques. Martelant le sol de leurs pieds agiles, ils se déhanchaient voluptueusement, mimant en un ballet étrange, aux figures compliquées, les gestes mêmes de l'amour. Certains chantaient, d'une voix de tête suraiguë, en s'accompagnant de rebecs à la musique aigrelette ; d'autres faisaient sonner entre leurs doigts des castagnettes de bronze qui rythmaient leurs pas.

Ces danses équivoques déplaisaient à Catherine qui détourna la tête, geste qui lui valut les regards haineux des jeunes danseurs, mais elle avait peine à supporter leurs gestes maniérés, la molle féminité de leurs attitudes dans cette fête de la mort. Car c'était bien la fête même de la mort. C'était du sang qu'était venue chercher cette foule ! Là-haut, dans la mosquée royale, les tambours se mirent à rouler, sinistrement. Leur grondement passa, comme un vent d'orage sur les danseurs qui se jetèrent à terre, haletants, et y demeurèrent immobiles tandis que s'éteignait leur musique enragée. Lentement, les lourds vantaux de la porte des Sept Étages s'ouvrirent, livrant passage à un cortège solennel. Précédé de joueurs de raïtas, de fifres et de tambourins, porté sur une civière d'argent par vingt esclaves, le corps embaumé de Zobeïda venait d'apparaître, forme rigide et rouge sous le long voile pourpre qui le recouvrait des pieds à la tête. Une théorie de prêtres en robes blanches l'entourait puis venait une grosse troupe d'eunuques noirs, menés par leur chef, un gigantesque Soudanais au visage de bronze qui portait son cimeterre retourné en signe de deuil.

L'apparition de son ennemie réveilla Catherine de l'espèce de dédaigneuse indifférence dans laquelle elle s'enveloppait. Zobeïda était morte, mais sa haine vivait encore. Catherine sentit qu'elle l'envahissait, qu'une rage froide s'emparait d'elle à la vue de ce corps rigide auquel, tout à l'heure, il lui faudrait sacrifier son époux et se sacrifier elle-même. Les esclaves, cependant, déposaient la civière sur une sorte de table basse devant la tribune du Calife qui se leva et vint, suivi de Banu Saradj et de plusieurs dignitaires, saluer la dépouille mortelle de sa sœur. Une fois de plus, Catherine voulut détourner les yeux, mais quelque chose la contraignit à n'en rien faire. Presque insupportable d'insistance, elle avait senti, sur elle, le poids d'un regard et, instinctivement, regarda du côté d'où il venait. C'est alors que, parmi la suite du Calife, elle reconnut Abou-al-Khayr. La haute et large silhouette du capitaine de la garde maure lui avait caché jusque-là la forme fluette de son ami. Sous l'énorme turban orange qu'il affectionnait, le petit médecin la regardait obstinément et quand, enfin, leurs regards se croisèrent, Catherine vit qu'il lui adressait un furtif et rapide sourire puis détournait la tête comme pour l'inviter à suivre la direction de son regard. Elle découvrit alors, debout aux premiers rangs de la foule qu'il dominait de sa haute silhouette, Gauthier qui, les bras croisés, jouait assez bien le curieux. Toujours vêtu de sa souquenille de jardinier, une sorte de cône de feutre rouge enfoncé sur les yeux, il semblait aussi calme et aussi paisible que s'il fût venu assister à la plus joyeuse des fêtes et non à une exécution.


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