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Catherine et le temps d'aimer
  • Текст добавлен: 9 октября 2016, 15:54

Текст книги "Catherine et le temps d'aimer"


Автор книги: Жюльетта Бенцони



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– Ne perdez pas votre pitié, mon jeune seigneur, remarqua, près d'elle, une voix lente pourvue d'un fort accent tudesque. Il s'agit seulement de l'un de ces maudits brigands qui infestent les monts d'Oca, à l'est de cette ville... Ce sont des loups sanguinaires qui volent, pillent, brûlent et font mourir dans d'affreux supplices leurs prisonniers quand ils ne peuvent payer.

Surprise, Catherine se tourna vers celui qui venait de parler. C'était un homme d'une quarantaine d'années, dont le visage ouvert et énergique à la fois s'ornait d'une soyeuse barbe blonde et d'une paire d'yeux d'un bleu candide. Mais la stature était vigoureuse, élevée.

L'on devinait des muscles solides sous la tunique de grosse laine brune, couverte de cette fine poussière blanche qui annonce les travailleurs de la pierre.

Le sourire franc qu'il lui offrait plut à Catherine.

– Comment se fait-il que vous parliez notre langue ? demanda-t-elle.

– Je la parle assez mal, excusez-moi, fit l'homme en riant, mais je la comprends fort bien. Je m'appelle Hans de Cologne et je suis le maître d'œuvre de la cathédrale, ajouta-t-il en désignant les échafaudages couronnant l'édifice.

– De Cologne ? s'étonna la jeune femme. Qu'est-ce qui vous a conduit si loin de votre pays ?

– L'archevêque Alonso de Carthagène que j'ai rencontré à Bâle durant le Concile, voici trois ans. Mais, vous-même, n'êtes pas d'ici...

Une légère rougeur couvrit les joues de Catherine. Elle n'avait pas prévu qu'on lui poserait cette question à brûle-pourpoint et n'avait pas préparé sa réponse.

Je... je m'appelle Michel de Montsalvy, fit-elle précipitamment pour demeurer d'accord avec son costume masculin. Je voyage en compagnie de mon écuyer pour voir du pays !

– On dit que les voyages forment la jeunesse ! Cela prouve que vous n'avez pas froid aux yeux, ou que vous êtes bien-innocent car cette contrée n'a rien d'agréable. La nature y est rude, les gens à demi sauvages...

Il s'interrompit. La foule, tout à coup, s'était tue et le silence était si profond que l'on pouvait entendre les gémissements sourds poussés par l'homme enchaîné.

Une troupe d'alguazils s'avançaient à la suite d'un homme à la mine sévère et tout vêtu de noir qui chevauchait un vigoureux andalou. A la lumière mouvante des torches qui l'entouraient, les traits secs de l'arrivant prenaient un relief d'une implacable dureté. Lentement, au milieu du silence respectueux de la foule, il avança vers la cage.

– C'est l'Alcade Criminel, don Martin Gomez Calvo ! souffla Hans avec, dans la voix, une sorte de respect angoissé. Un homme terrible ! Sous une apparence pleine de morgue, il cache une sauvagerie pire encore que celle des bandits d'Oca.

La foule, en effet, s'ouvrait devant lui avec une hâte qui traduisait la crainte. Les alguazils de sa suite n'avaient aucun besoin de faire usage de leurs armes, le peuple semblait désireux de mettre autant de distance que faire se pouvait entre elle et le dangereux personnage.

Au pas de son cheval, don Martin fit le tour de la cage, puis, tirant son épée, il en piqua, de la pointe, le prisonnier. L'homme enchaîné releva la tête, montrant un visage envahi de barbe malpropre, où la peau et les longs poils se confondaient. Sans trop savoir pourquoi, Catherine frissonna et, attirée comme par un aimant, elle s'avança de quelques pas.

Dans le silence, on entendit alors le prisonnier qui se plaignait.

– J'ai soif ! balbutia-t-il en français... Soif !

Il avait crié le dernier mot et ce cri couvrit celui qui, avec une irrésistible force, s'échappa de la gorge de Catherine.

– Gauthier !

Elle avait reconnu instantanément la voix de son ami perdu et, maintenant, l'épaisse toison ne parvenait plus à lui masquer les traits qu'elle devinait. Une joie folle éclata en elle, lui faisant même oublier la tragique condition de l'homme enchaîné. Elle voulut s'élancer vers lui, mais la lourde patte de Hans s'abattit sur son épaule, la clouant sur place.

– Tenez-vous tranquille, par pitié ! Etes-vous fou ?

– Ce n'est pas un bandit ! C'est mon ami... Laissez-moi tranquille

! – Dame Catherine ! Je vous en supplie ! intervint Josse en s'emparant de son autre épaule.

Hans sursauta :

– Dame Catherine ?

– Oui, s'écria Catherine furieuse, je suis une femme... la comtesse de Montsalvy ! Mais qu'est-ce que ça peut bien vous faire ?

– Cela fait beaucoup ! Et même cela change tout !

Et, sans autre forme de procès, le maître d'œuvre

empoigna Catherine comme un simple paquet, la mit sous son bras et appliquant sa large main sur la bouche de la jeune femme pour l'empêcher de crier, la transporta ainsi jusqu'à une maison basse située derrière le cloître de la cathédrale et dont il poussa la porte d'un coup de pied.

– Suivez-nous avec les chevaux ! avait-il lancé à Josse en se jetant dans la foule.

Celle-ci ne fit aucune attention à eux. Tous les regards étaient rivés à l'Alcade et au prisonnier. En traversant la place, Catherine entendit le haut fonctionnaire lancer des ordres d'une voix dédaigneuse qu'elle ne comprit pas. Elle eut seulement conscience du murmure de satisfaction que poussa le peuple et du soupir, presque voluptueux, qui s'échappa de toutes les poitrines... Les populaces de tous les pays se ressemblent et Catherine devina que l'Alcade avait dû leur promettre quelque spectacle de choix en donnant ses ordres.

– Qu'a-t-il dit ? voulut-elle crier, mais la main de Hans l'étouffait.

Il ne la lâchait pas. Une fois entré dans le large couloir sombre, l'Allemand se tourna vers Josse qui entrait à son tour :

– Fermez la porte ! ordonna-t-il. Et venez !

Le couloir ouvrait sur une cour intérieure où s'empilaient des blocs de pierre et, sous une galerie couverte, on apercevait quelques statues de saints seulement ébauchées. Un pot à feu pendu à un pilier de bois éclairait chichement, laissant couler une traînée de lumière jusqu'à la margelle usée d'un antique puits romain qui béait au milieu de la cour.

Une fois là, Hans indiqua à Josse un autre pilier où attacher les chevaux, puis, lâchant enfin Catherine, la remit sur ses pieds sans trop de douceur.

– Là ! fit-il avec satisfaction. Vous pouvez crier autant que vous voudrez !

A demi suffoquée, rouge de fureur, elle voulut lui sauter au visage comme un chat en colère, mais il attrapa ses poignets au vol et l'immobilisa sans brutalité.

– Je vous ordonne de me laisser aller ! cria-t-elle. Pour qui vous prenez-vous ? Qui vous a permis de me traiter de la sorte ?

– Le simple fait que j'ai de la sympathie pour vous ! Jeune seigneur ou dame Catherine, comme vous voudrez, si je vous avais laissée faire, vous seriez à l'heure actuelle maîtrisée, soigneusement encadrée par une douzaine d'alguazils, solidement ligotée et conduite en cet équipage jusqu'à la prison pour y attendre le bon plaisir de l'Alcade ! En quoi, alors, seriez-vous utile à votre ami ?

La colère de Catherine baissait à mesure que les sages paroles tombaient de la bouche du maître d'œuvre. Pourtant, elle ne voulut pas s'avouer si vite vaincue.

Il n'aurait aucune raison de m'enfermer. Je suis une femme, on vous l'a dit, je ne suis point castillane mais fidèle sujette du roi Charles de France, dame de parage au surplus de la reine Yolande née d'Aragon...

Tenez ! s'écria-t-elle en fouillant dans son aumônière et en tirant l'émeraude gravée de la reine. Voici la bague qu'elle m'a donnée...

Doutez-vous encore ? Cet alcade ne pourra refuser de m'entendre !

– Seriez-vous la reine Yolande en personne que vous ne pourriez être certaine de sortir vivante de ses griffes, d'autant plus qu'en Castille la famille d'Aragon est mal vue ! C'est un fauve que cet homme-là ! Quand il tient une proie, il ne la lâche jamais ! Quant à ce joyau, il servirait uniquement à éveiller sa convoitise. Don Martin s'en emparerait, vous ferait jeter purement et simplement dans quelque basse-fosse jusqu'à ce que votre ami ait été exécuté.

– Il n'oserait pas ! Je suis noble et je suis étrangère ! Je pourrais me plaindre...

– À qui ? Le roi Jean et sa cour sont à Tolède. Et seraient-ils ici qu'ils ne serviraient à rien. Le souverain de Castille est une chiffe molle que toute décision fatigue. Un seul pourrait vous écouter favorablement : celui qui est le vrai maître du royaume, le connétable Alvaro de Luna !

– C'est donc à lui que j'irai...

Hans haussa les épaules, alla chercher une cruche de vin posée sur un escabeau et emplit trois gobelets qu'il prit près du puits.

– Comment ferez-vous ? Le connétable guerroie aux frontières de Grenade ; l'alcade et l'archevêque sont maîtres de la ville.

– Je verrai donc l'archevêque... Ne m'avez-vous pas dit que c'était lui qui vous avait amené ici ?

– En effet. Monseigneur Alonso est un homme juste et bon, mais une haine farouche l'oppose à don Martin. Il suffirait qu'il demande la grâce de votre ami pour que l'alcade la lui refuse. Comprenez que l'un a la force armée tandis que l'autre n'a que des moines. Don Martin le sait bien... et en abuse. Venez voir... Mais d'abord buvez un peu de vin. Vous en avez besoin.

La douceur du ton surprit Catherine. Elle leva les yeux. Son regard croisa celui de cet homme tranquille qui lui offrait du vin. Un inconnu, mais qui venait de se conduire en ami, et d'instinct elle en chercha la raison. Une sympathie spontanée ? Sans doute, mais aussi l'admiration qu'elle était désormais accoutumée à lire dans les yeux des hommes. Elle connaissait son pouvoir et, apparemment, celui-ci n'y échappait pas.

Machinalement, Catherine trempa ses lèvres dans le gobelet d'étain.

Le vin, âpre et fort, la réchauffa et lui fit du bien. Elle vida le gobelet jusqu'à la dernière goutte, le rendit à Hans.

– Voilà qui est fait... Que dois-je voir ?

Elle suivit son hôte dans une salle basse, sans lumière et sans feu, où s'alignaient des paillasses garnies de couvertures. Une petite fenêtre, défendue par deux épais barreaux en croix, donnait sur la place. Il régnait là une forte odeur de sueur humaine et de poussière.

– Les ouvriers que j'ai amenés avec moi couchent là, expliqua Hans. Mais, pour le moment, ils sont tous sur la place... Tenez, regardez par la fenêtre !

Au-dehors, le vacarme de cris et de rires avait repris. Catherine se pencha. Ce qu'elle vit lui arracha une exclamation de stupeur. Au moyen de l'un des puissants treuils installés sur les tours de la cathédrale pour y monter les pierres, la lourde cage avait été hissée le long de l'église et se balançait maintenant à la hauteur d'un troisième étage. La foule s'était rassemblée au-dessous, le nez en l'air, et tentait encore d'atteindre le prisonnier avec ce qui lui tombait sous la main...

Le regard de Catherine tourna, rencontra celui de Hans qui épiait sa réaction.

– Pourquoi l'a-t-on mis là ?

– Pour amuser la foule. Ainsi, jusqu'à l'heure du supplice, elle pourra jouir des souffrances du prisonnier. Car, bien entendu, on ne lui donnera ni à boire ni à manger...

– Et... quand ?

– L'exécution ? Dans huit jours !

Catherine poussa une exclamation d'horreur tandis que ses yeux s'emplissaient de larmes.

– Dans huit jours ? Mais il sera mort avant...

– Non, fit derrière la voix râpeuse de Josse. L'homme noir a dit que le bandit avait la force d'un ours et qu'il en resterait assez pour qu'il puisse subir le supplice qu'on lui réserve...

– Et quel sera ce supplice ? demanda Catherine la gorge sèche.

– Pourquoi le lui dire ! reprocha Hans. Ce sera bien assez de l'apprendre le jour même.

– Dame Catherine sait regarder les choses en face, compagnon, répliqua Josse sèchement. Ne t'imagine pas qu'elle te permettra de le lui cacher !

Puis, se tournant vers la jeune femme :

– Dans huit jours, on 1 écorchera vif pour que la peau de cet homme exceptionnel serve à la confection d'une statue du Christ.

Ensuite on jettera les restes au bûcher.

L'épouvante fit dresser les cheveux de Catherine sur sa tête. Elle dut s'appuyer au mur, comprimant de la main son estomac pris de nausée.

La voyant verdir, Hans voulut la soutenir, mais elle le repoussa.

– Non, laissez. Cela va passer...

– Tu avais bien besoin de lui dire ça, grommela l'Allemand.

– Il a eu raison... Josse me connaît.

Elle se laissa choir sur l'une des paillasses et se prit la tête dans les mains. L'époque sans pitié qui était la sienne, les horreurs de la guerre qu'elle avait côtoyées sans cesse lui étaient trop familières pour qu'elle s'émût facilement, mais ce qu'elle entendait dépassait l'imagination.

– Est-ce que ces gens sont fous ? Ou bien est-ce moi ?... Peut-on concevoir pareille barbarie ?

– Chez le Maure qui tient Grenade, on doit voir pire encore, fit tristement Josse. Mais je reconnais que, dans ce pays, on aime le sang plus qu'ailleurs...

Catherine ne l'entendait même pas. Elle répétait, comme pour mieux comprendre la signification :

– ... d'une statue de Christ ? Est-ce qu'une abomination, un sacrilège semblable est possible ?

– Il'y a déjà, dans la cathédrale, une statue de ce genre, fit calmement le maître d'œuvre. Venez maintenant ! Ne restez pas ici. Il fait froid et mes hommes vont rentrer...

Doucement, il la prit par le bras, lui fit traverser la cour intérieure et la conduisit jusqu'à une vaste cuisine qui ouvrait tout au fond et tenait toute la largeur de la maison. Là, le feu brûlait sous une marmite noire de suie, répandant une odeur assez agréable. Une vieille servante, assise sur un escabeau placé près d'un tonneau, dormait de tout son cœur, les mains abandonnées sur ses genoux et la bouche ouverte. Hans la désigna de la tête tout en faisant asseoir Catherine sur un banc.

– Elle s'appelle Urraca. Et elle est sourde comme un pot ! On peut parler...

Il alla secouer la vieille qui, aussitôt les yeux ouverts, se mit à déverser un flot de paroles, mais, sans même faire attention aux deux voyageurs, entreprit de décrocher la marmite pour la poser sur la table. Après quoi, elle tira d'un coffre des écuelles de bois et les remplit de soupe avec une surprenante rapidité. Cela fait, elle retourna dormir près du tonneau. Hans plaça l'une des écuelles dans les mains de Catherine, servit Josse et s'installa près d'eux avec la sienne.

– Mangez d'abord ! conseilla-t-il en approchant l'écuelle des lèvres de Catherine qui, accablée, n'avait pas fait un geste. Mangez !

Ensuite, vous verrez plus clair.

Elle trempa ses lèvres dans l'épaisse soupe de farine et de lard, se brûla et fit la grimace. Reposant l'écuelle sur la table, elle regarda tour à tour ses deux compagnons.

– Il faut que je sauve Gauthier ! Je ne pourrais plus supporter la vie si je le laissais périr de cette affreuse manière.

Sa phrase tomba dans le silence. Hans continua de manger calmement, sans répondre. Quand il eut fini, il repoussa son écuelle, essuya sa bouche à sa manche et murmura :

– Dame, je ne voudrais point vous contrarier. Cet homme était votre serviteur sans doute, votre ami peut– être, mais le temps peut changer les cœurs. Les brigands d'Oca sont d'abominables créatures et cet homme était avec eux. Son âme a dû se charger de crimes semblables aux leurs. Pourquoi risquer votre vie pour l'un de ces inaudits ?

– Vous ne comprenez pas ! Vous ne comprenez rien ! Comment le pourriez-vous ? Est-ce que vous connaissez Gauthier ? Est-ce que vous savez quel homme il est ? Apprenez-le, maître Hans : il n'est pas, dans tout le royaume de France, de cœur meilleur, d'âme plus loyale que la sienne. Voici quelques mois seulement que je l'ai perdu et je sais, moi, que ni pour or ni pour sauvegarde, il n'aurait accepté de changer à ce point. Écoutez plutôt : vous jugerez ensuite !

En quelques phrases simples, sans chercher d'effets faciles, elle retraça, pour l'Allemand, ce qu'avait été la vie de Gauthier auprès d'elle, comment il l'avait protégée, sauvée tant de fois, comment il était parti à la recherche d'Arnaud, comment, enfin, il avait disparu dans un ravin des Pyrénées. Hans l'écouta sans sonner mot.

– Comprenez-vous, maintenant ? dit-elle enfin. Comprenez-vous qu'il me soit impossible de le laisser mourir ? A plus forte raison de cette abominable mort.

Un instant encore, Hans garda le silence, pliant et dépliant ses doigts d'un geste machinal. Enfin, relevant la tête :

– J'ai compris ! Je vous aiderai !

– Pourquoi nous aideriez-vous ? coupa Josse avec une brusque violence. Nous sommes des inconnus pour vous et vous n'avez aucune raison de risquer votre vie pour des inconnus ! La vie a du bon. Vous devez y tenir.

À moins que vous n'espériez gagner l'émeraude de la Reine...

Hans se leva si brusquement que le banc sur lequel il était assis tomba bruyamment derrière lui. Il était devenu-très rouge et son poing crispé se leva jusqu'aux abords du nez de Josse !

– Répète encore une chose pareille, l'ami, et je t'écrase la figure !

Hans de Cologne n'a jamais fait payer un service, retiens ça !

Catherine se jeta vivement entre les deux hommes, et, de sa petite main, écarta doucement le poing menaçant que Josse, d'ailleurs, considérait avec un parfait sang-froid.

– Pardonnez-lui, maître Hans ! Il est difficile, de nos jours, de faire confiance au premier venu, mais moi je vous crois. Il y a des yeux qui ne trompent pas et vous n'auriez pas agi comme vous l'avez fait si vous aviez une arrière-pensée. Mais, dans un sens, Josse a raison : pourquoi risquer votre vie à notre service ?

A mesure que la jeune femme parlait, la figure de Hans avait repris sa couleur normale. Quand elle eut fini, il dédia à son adversaire d'un instant une grimace qui, à la rigueur, pouvait passer pour un sourire.

Puis, haussant les épaules :

– Est-ce que je sais ? Parce que vous me plaisez, bien sûr, mais aussi pour moi-même ! Ce prisonnier est un homme du Nord, comme moi, comme vous. Et puis il commence à m'intéresser, je n'ai pas envie de le laisser dépecer comme viande de boucherie par ces brutes sanguinaires. Je crois bien que je ne pourrais plus dormir après.

Enfin... je hais le seigneur alcade qui a fait trancher une main à l'un de mes hommes sous prétexte de vol. Je serais enchanté de lui jouer un tour...

Il s'éloigna vers le fond de la pièce, prit dans un coin un matelas roulé qu'il étendit non loin du feu.

– Couchez-vous là et tâchez de dormir un peu, dit-il en se tournant vers Catherine. Dans les heures noires qui suivent minuit, nous monterons aux tours pour tenter d'atteindre la cage.

– Croyez-vous que nous allons pouvoir le délivrer ? demanda Catherine les yeux brillants d'espoir.

– Cette nuit ? Je ne pense pas. Il faut voir comment cela se présente vu d'en haut, et il faut aussi préparer la fuite. Mais nous pourrons peut-être lui passer à manger et à boire !

La voix du sereno avait crié minuit depuis bien longtemps quand la porte de la maison d'œuvre s'ouvrit sans bruit pour livrer passage à trois ombres, deux grandes et une petite. Hormis les soldats qui montaient la garde au pied des tours, il n'y avait âme qui vive sur la place. Seul, un chat fila devant les promeneurs nocturnes.

Catherine, Josse et Hans se glissèrent dans l'ombre du cloître de la cathédrale en direction du portail latéral del Sarmental dont Hans avait une clef de la petite porte. Il construisait, en effet, une chapelle près de ce portail. Retenant leur souffle, ils avançaient lentement, prenant garde de ne pas buter sur les pierres du sol. Sous son bras, Josse portait une cruche d'eau tandis que Hans avait un quartier de lard et une petite miche de pain. Catherine, seule, ne portait rien. Elle marchait les yeux à terre, n'osant lever la tête vers la forme sinistre de la cage qui se détachait sur la nuit claire.

– Attention ! avertit Hans quand fut atteint le portail en haut d'une volée de marche. Pas un bruit dans l'église. Elle résonne comme un tambour et il y a toujours deux moines en prière. Ils se relaient toute la nuit. Donnez-moi la main, dame Catherine, je vous guiderai.

Elle glissa sa main dans la paume rugueuse du maître d'œuvre et le suivit docilement tandis que Josse empoignait un pan de son manteau.

La petite porte découpée dans le haut portail ne grinça pas sous la main précautionneuse de Hans. Les trois compagnons aperçurent, dans le chœur, les deux moines qui priaient, agenouillés sur les dalles, leurs crânes rasés reflétant la lumière jaune d'une unique lampe à huile. On entendait nettement le murmure des deux voix qui se répondaient sur un rythme monotone.

Hans se signa rapidement. Aussitôt, il entraîna ses compagnons le long de la chapelle commencée puis dans l'Ombre épaisse des piliers.

Ils glissèrent comme des fantômes jusqu'à l'escalier des tours, dans lequel ils s'engagèrent. Mais il y faisait noir comme dans un four.

Hans referma soigneusement la porte puis battit le briquet. Des torches attendaient, posées à terre ; il en alluma une, l'élevant au-dessus de sa tête pour éclairer la vis de pierre.

– Je l'éteindrai en arrivant en haut ! fit-il. Vite, maintenant...

L'un derrière l'autre, ils s'engagèrent dans l'étroit escalier, grimpant d'une traite jusqu'en haut. Quand Hans éteignit la torche sous son pied, tous trois étaient hors d'haleine tant ils étaient montés vite. L'air plus vif frappa Catherine au visage. On débouchait là en plein ciel, mais, bien que la nuit fût claire, piquée d'étoiles, il lui fallut quelque temps pour accommoder son regard.

– Prenez garde à ne pas tomber, recommanda Hans. Il y a des pierres et des madriers un peu partout.

On était, en effet, sur le chantier principal de l'Allemand qui, au-dessus des tours carrées, élevait des flèches fleuronnées faisant grand honneur à son talent. L'énorme treuil détachait sur le ciel sa grande roue en cour de chêne armé et Catherine la regarda avec l'horreur que l'on réserve à un instrument de torture. Guidée par la main attentive de Hans, elle vint jusqu'à la balustrade ajourée de la tour, se pencha.

Pendue à l'énorme câble du treuil la cage tournait doucement sur ellemême, juste en dessous. A travers les ais de bois qui la composaient, elle put apercevoir le prisonnier. La tête levée, il regardait le ciel, mais une plainte incessante s'échappait de ses lèvres, si faible que Catherine en frissonna d'angoisse. Elle tourna vers Hans un regard suppliant.

– Il faut le remonter, le sortir de cette cage... tout de suite ! Il est blessé.

– Je sais, mais il n'est pas possible de le remonter cette nuit. Le treuil grince épouvantablement. Si j'essayais de le mettre en marche, j'attirerais l'attention des soldats aussitôt. Nous n'irions pas loin.

– Ne pouvez-vous l'empêcher de grincer ?

– Bien sûr que si. Il faut l'enduire de graisse et d'huile, mais ce n'est pas besogne que l'on puisse faire en pleine nuit. De plus, je vous l'ai dit, il faut préparer la fuite de cet homme. Pour le moment, nous allons essayer de le secourir. Appelez-le... mais doucement. Il ne s'agit pas de faire lever le nez aux soldats.

Retenue par Josse cramponné à sa ceinture, Catherine se pencha jusqu'aux limites de l'équilibre, appela doucement :

– Gauthier !... Gauthier !... C'est moi ! Catherine...

Le prisonnier tourna la tête vers elle, mais lentement, sans que rien, dans ce mouvement, n'indiquât la surprise.

– Ca... the... rine ? fit-il d'une voix qui avait l'air de sortir d'un rêve.

Puis au bout d'un instant pendant lequel la jeune femme put compter les battements de son propre cœur :

– J'ai soif !... murmura-t-il.

Le cœur de Catherine se tordit d'angoisse. Était-il déjà si faible que les mots ne l'atteignaient plus, qu'il ne pouvait plus les comprendre ?

Elle eut un élan désespéré.

– Gauthier ! Je t'en supplie ! Réponds-moi ! Regarde-moi ! Je suis Catherine de Montsalvy !

– Attendez un instant, souffla Hans en l'obligeant à se redresser.

Donnons-lui d'abord à boire. Nous verrons ensuite !

Prestement, il attachait l'étroit goulot de la cruche à une longue perche de bois qui traînait sur le chantier et la descendit lentement jusque dans la cage, jusqu'à ce qu'elle touchât les mains de l'homme enchaîné qui, les yeux toujours levés, semblait pourtant ne rien voir.

– Tiens, l'ami ! ordonna-t-il. Bois !

Le contact du pot de terre humide parut déclencher une véritable commotion chez le prisonnier. Il s'en saisit avec un grognement sourd et se mit à boire avidement, à grandes lampées qui évoquaient un animal à l'abreuvoir. La cruche fut vidée jusqu'à la dernière goutte.

Quand il n'y eut plus rien, Gauthier la lâcha et parut retomber dans sa torpeur. Catherine, le cœur serré, murmura :

– Il ne me reconnaît pas ! C'est tout juste s'il a l'air d'entendre.

– C'est la fièvre, sans doute, répondit Hans. Il est blessé à la tête.

Essayons maintenant de lui faire manger quelque chose.

Les aliments solides eurent le même succès que l'eau fraîche, mais le prisonnier n'en demeura pas moins sourd aux appels et aux supplications de Catherine. Il levait les yeux vers elle, la regardait comme si elle était transparente, puis se détournait. De ses lèvres s'échappait une sorte de chant monotone et lent, vague et inconsciente mélopée qui acheva de terrifier Catherine.

– Mon Dieu !... Mais il est fou ?

– Je ne pense pas, fit Hans d'un ton encourageant, mais je vous l'ai dit : il doit délirer. Venez, dame Catherine, pour le moment, nous ne pouvons rien de plus pour lui. Nous allons rentrer. Demain, pendant la journée, je m'arrangerai pour graisser le treuil afin qu'il ne grince plus. La nuit prochaine, peut-être, nous pourrons le tirer de là.

– Mais parviendrons-nous à lui faire quitter la ville ? Les portes semblent solides et bien gardées.

– Chaque chose en son temps ! Pour cela aussi j'ai une idée...

– Avec une bonne corde, fit Josse, qui n'avait pas sonné mot depuis que l'on était entré dans l'église, on peut toujours se laisser glisser le long d'un rempart.

– Oui... à la rigueur ! Mais j'ai peut-être mieux. Un maître d'œuvre apprend bien des choses, simplement en se servant de ses yeux. Maintenant il faut redescendre.

Avec un dernier regard à l'homme en cage, Catherine se laissa conduire vers l'escalier. Dans la nef obscure de la cathédrale, les moines poursuivaient leur oraison, n'ayant même pas soupçonné le passage des trois compagnons. La porte se referma sans bruit.

Catherine et les deux hommes se retrouvèrent dans la rue.

Lorsque l'on eut regagné la maison d'œuvre, Hans fit quelques recommandations à ses hôtes.

– Pour tout le monde, ici, vous serez des cousins à moi en route pour Compostelle, mais évitez tout de même de vous mêler à mes ouvriers. Quelques-uns sont de mon pays et s'étonneraient que vous ne connaissiez pas notre langue. A part cela, vous pouvez aller et venir comme bon vous semblera.

– Merci, répondit Catherine, mais je n'en ai pas envie. La seule vue de cette affreuse cage me rend malade. Je resterai à la maison.

– Pas moi ! dit Josse. Quand il y a une fuite à préparer, il vaut mieux ouvrir ses yeux et ses oreilles.

La journée suivante fut terrible pour Catherine. Enfermée dans la maison de Hans, elle s'efforçait de ne pas regarder au-dehors pour ne pas voir la pluie hargneuse qui tombait depuis le matin et ne pas entendre les cris de haine et les imprécations qui s'élevaient de temps en temps et dont elle ne devinait que trop la destination. Elle demeura seule tout le jour dans l'unique compagnie de la vieille Urraca, compagnie qui n'avait rien de bien réconfortant. Des lèvres rentrées de la femme s'échappaient des paroles que Catherine ne pouvait comprendre. Urraca allait et venait dans la cuisine, parlant seule comme cela arrive fréquemment à ceux qui n'entendent pas, accomplissant sa tâche avec une sorte d'automatisme. À l'heure du repas, elle poussa devant Catherine une écuelle pleine, quelques galettes à moitié brûlées et un pichet d'eau claire, puis retourna s'asseoir près du tonneau d'où elle se mit à examiner la jeune femme avec une attention qui, bientôt, l'exaspéra. Catherine finit par lui tourner le dos et par aller s'installer sous la galerie de la cour intérieure pour y attendre le retour des hommes. Josse était parti en même temps que Hans. Il voulait faire un tour en ville pour reconnaître les lieux, disait-il.

Quand il revint, vers le milieu de l'après-midi, son visage était sombre. À l'interrogation angoissée de Catherine, il répondit par un haussement d'épaules.

– L'évasion ne sera pas facile, fit-il enfin. Je crois bien qu'elle risque de provoquer une révolution. Les gens d'ici sont comme des fauves lâchés. Ils exècrent tellement les brigands d'Oca qu'ils ne se tiennent plus de joie à l'idée d'en tenir un. Si on leur arrache leur proie, ils vont tout casser !

– Eh ! qu'ils cassent tout ! s'écria Catherine. Qu'est-ce que cela me fait ? Est-ce que nous sommes de ce pays ? La seule chose qui importe, c'est la vie de Gauthier...

Josse lui jeta un bref regard en dessous.

– Vous l'aimez donc tant que cela? demanda-t-il avec une nuance sarcastique qui n'échappa pas à la jeune femme.

Elle planta son regard violet bien droit dans les yeux de l'ancien truand et, non sans grandeur, lança :

– Certes, je l'aime... autant et plus même que s'il était mon frère.

Ce n'est qu'un paysan, mais son cœur, sa vaillance et sa loyauté le font plus digne de porter les éperons d'or que bien des nobles. Et si vous espérez m'engager à quitter cette ville en l'abandonnant à ces brutes, vous perdez votre peine. Dussé-je y laisser ma vie, je tenterai tout pour le sauver.

La bouche de Josse s'étira en demi-lune pour un large sourire tandis qu'une étincelle venait danser dans ses yeux.

– Et qui vous dit le contraire, dame Catherine ? J'ai simplement remarqué que ce serait difficile et que nous risquions de déchaîner une révolution, mais rien de plus. Écoutez !

En effet, au-dehors, une nouvelle salve de huées et de cris de mort s'élevaient dans le jour tombant.

– L'alcade a dû faire doubler la garde au pied de la tour. Ils sont là, massés sur la place, trempés par la pluie, mais hurlant comme des loups.

– Doubler la garde ? répéta Catherine en pâlissant.

– Ce n'est pas la garde qui m'inquiète, intervint Hans qui, dégouttant d'eau, entrait à cet instant précis. C'est la foule elle-même.

Si la pluie même ne les chasse pas, ils sont capables de rester là toute la nuit, le nez en l'air. Alors, adieu notre projet !

Il s'ébroua comme un chien, secouant ses épaules pour en faire tomber l'eau. Il y avait de la compassion dans le regard dont il enveloppa Catherine. La jeune femme était blanche comme craie et faisait de visibles efforts pour conserver son calme. Elle garda le silence un moment tandis que Hans ôtait ses souliers dont chacun portait son volume de boue. Finalement, elle demanda :


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