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Catherine et le temps d'aimer
  • Текст добавлен: 9 октября 2016, 15:54

Текст книги "Catherine et le temps d'aimer"


Автор книги: Жюльетта Бенцони



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Haletant encore du combat, deux des guerriers allumaient des torches tandis que d'autres, avec d'infinies précautions, soulevaient Gauthier et, sous la direction attentive d'Abou, le transportaient dans la litière où, grâce à son infaillible prévoyance, le petit médecin avait entassé sous les matelas des vivres et des remèdes.

Les sommets neigeux dessinaient, dans la nuit, de gigantesques formes fantomales. Le vent se levait, hurlait dans la gorge comme un loup malade, et le froid venait.

– Il faut trouver un abri pour la nuit, fit la voix de Mansour.

Suivre cette route en corniche dans l'obscurité serait un suicide et nous n'avons plus rien à craindre des bandits de Faradj. Débarrassez le chemin, vous autres !...

Les « plouf » nombreux qui suivirent apprirent à Catherine que les morts s'en allaient par le chemin du torrent, ennemis et alliés fraternellement unis pour le dernier voyage. Arnaud, qui avait disparu un instant, revint, habillé de pied en cap, portant burnous blanc et casque enturbanné.

Le souffle glacial des sommets effilochait les torches. Avec beaucoup de précaution, on se remit en marche au long du dangereux chemin sous la conduite des porteurs de flammes. Mansour, tenant son cheval par la bride, allait en avant, cherchant un refuge quelconque.

La litière venait ensuite, à toute petite allure pour ne pas secouer le blessé auquel Abou, aidé de Catherine et de Marie, donnait les premiers soins.

Bientôt, la bouche noire d'une grotte s'ouvrit bien– heureusement sur le chemin, assez large pour qu'on pût y engager en partie la litière, une fois les chevaux dételés. Les hommes et les bêtes s'y entassèrent. On fit un feu autour duquel Catherine vint rejoindre Arnaud quand Abou n'eut plus besoin d'elle. Après avoir bandé la blessure, le médecin avait fait prendre à Gauthier un calmant pour essayer de le faire dormir, mais la fièvre montait et Abou ne cachait pas son pessimisme.

– Sa constitution exceptionnelle fera peut-être un miracle, dit-il à la jeune femme navrée. Mais je n'ose y croire...

Triste jusqu'à l'âme, elle vint s'asseoir auprès de son époux, se pelotonna contre lui et posa sa tête sur son épaule. Tendrement, il l'enveloppa de son bras et de son burnous en même temps, puis chercha ses yeux, lourds de larmes contenues.

– Pleure, ma douce, murmura-t-il. Ne te retiens pas. Cela te fera du bien et je comprends ton chagrin, tu sais... – Il hésita un instant et Catherine sentit son étreinte se resserrer. Puis, prenant son parti, Arnaud déclara, avec décision : Jadis, je peux bien te l'avouer, j'ai été jaloux de lui... Ce dévouement de chien fidèle qu'il te vouait, cette inlassable protection dont il t'entourait m'irritaient... et puis le temps est venu où j'ai pu en mesurer le prix. Sans lui, peut-être ne nous serions– nous jamais retrouvés... et j'ai compris que j'avais tort, que s'il t'aimait, c'était d'un autre amour que celui que j'imaginais... une sorte de vénération envers une sainte...

Catherine frissonna et sentit son cœur trembler. La nuit folle de Coca lui revint brusquement, si présente, si chaude qu'une vague de honte et de remords la submergea. Elle fut tentée de s'en débarrasser, d'avouer immédiatement que Gauthier avait été son amant, qu'elle avait été heureuse dans ses bras. Sa bouche s'ouvrit :

– Arnaud, souffla-t-elle. Il faut que je te dise...

Mais, très doucement, il lui ferma la bouche d'un baiser rapide.

– Non. Ne dis rien... L'heure n'est pas encore venue des souvenirs, ou des regrets... Gauthier vit encore et Abou, peut-être, fera le miracle auquel il ne croit pas !

Le grand burnous mêlait la chaleur de leurs deux corps rapprochés. Il formait comme un abri sûr et doux au creux duquel Catherine réfugiait son âme lourde de peine. Si elle parlait, que dirait Arnaud, que ferait-il

? Il l'écarterait de lui aussitôt, bien sûr, la rejetterait dans un froid où se glacerait son âme... et elle était trop bien, là, contre lui ! C'était si bon de le sentir près d'elle, la protégeant de toute sa force revenue, de tout cet amour qu'il savait seul lui donner. Passionnément, elle saisit l'une des mains blessées de son époux. Les plaies s'étaient rouvertes, mais le sang avait déjà séché. Elle y colla ses lèvres.

– Je t'aime... chuchota-t-elle. Oh ! je t'aime tant !...

Il ne répondit rien, mais la serra encore plus fort, presque à lui faire mal, et Catherine comprit qu'il luttait contre la tentation de l'étreindre totalement... Son regard sombre alla chercher, l'un après l'autre, les visages hermétiques des silencieux guerriers de Mansour. Autour du feu, ils formaient une chaîne de figures immobiles, fermées, énigmatiques, où les flammes allumaient des luisances sur les peaux basanées que le port habituel du selham teintait légèrement de bleu.

Aucun ne regardait le couple. Ceux qui étaient indemnes soignaient les blessés, personne ne parlait. Ces hommes de guerre vibraient encore du récent combat, mais, habitués dès l'enfance à la vie dangereuse, ne perdaient pas un instant pour restaurer les forces perdues. Qui pouvait dire si le prochain combat qui les attendait n'aurait pas lieu dans la nuit ?

L'image étrange, presque irréelle qu'ils offraient, devait poursuivre longtemps Catherine. Cette nuit au cœur de la montagne était comme une halte dans quelque caverne peuplée de djinns, ces génies des légendes orientales qu'on lui avait racontées, chez Fatima ou au harem... La haute silhouette de Mansour apparut bientôt, près du feu.

Il murmura quelques mots à ses hommes, dans un dialecte que Catherine ne comprenait pas, puis, tranquillement, fit le tour du feu et vint s'asseoir auprès d'Arnaud. L'un des deux serviteurs qui accompagnaient Ben Zegris s'approcha, portant sur ses mains unies des dattes et des bananes. Le Maure en prit et, avec un bref sourire, les offrit au chevalier. C'était le premier geste courtois qu'il avait envers lui, mais, par ce geste, il le reconnaissait comme son égal. Arnaud le remercia silencieusement d'un salut.

– Les seigneurs de la guerre se reconnaissent au premier choc des armes, expliqua simplement Mansour. Tu es des nôtres !

Et le silence retomba. Les hommes se restauraient, mais Catherine ne put rien avaler. Constamment, elle tournait les yeux vers la litière, posée à l'entrée de la grotte. Une lampe à huile, allumée à l'intérieur, en faisait une sorte de grosse lanterne où Abou-al-Khayr veillait le blessé. De temps en temps, un gémissement parvenait jusqu'à la jeune femme et, chaque fois, son cœur se serrait douloureusement. Tout à l'heure, Arnaud irait remplacer Abou pour que le petit médecin puisse prendre un peu de repos, et elle l'accompagnerait. Mais elle savait déjà que ce serait une épreuve et que l'affreux sentiment d'impuissance qui était sien se ferait plus aigu en face du géant blessé, peut-être mortellement...

Un loup hurla dans la montagne et Catherine frissonna. C'était encore un mauvais présage...

Devinant la détresse de la jeune femme, Arnaud se pencha vers elle et chuchota d'une voix basse, ardente :

– Jamais plus tu ne souffriras, ma mie... Tu n'auras plus jamais froid, plus jamais faim, plus jamais peur ! Devant Dieu qui m'entend, je fais serment de passer ma vie à te faire oublier tout ce que tu as enduré !

Quand, cinq jours plus tard, la troupe des rebelles atteignit Almeria, Gauthier vivait toujours, mais il était évident qu'il se mourait. La vie, malgré la bataille acharnée livrée par Abou-al-Khayr, Catherine et Arnaud à la mort, fuyait peu à peu son corps immense.

– Il n'y a rien à faire, finit par avouer le médecin.

On ne peut que prolonger son existence. Encore devrait-il être mort la nuit même de sa blessure s'il ne possédait une constitution aussi exceptionnelle. Pourtant... ajouta-t-il après un instant de réflexion, il ne cherche pas à vivre. Il ne m'aide pas !

Que voulez-vous dire ? demanda Catherine.

– Qu'il ne désire plus vivre ! On dirait... oui, on dirait qu'il est heureux de mourir ! Je n'ai jamais vu un homme assister avec autant de calme à sa propre fin.

– Mais je veux qu'il vive ! s'insurgea la jeune femme. Il faut l'y obliger !

– Tu n'y peux rien ! C'est ainsi ! Je crois qu'il pense sa mission terrestre terminée depuis que tu as retrouvé ton époux.

– Vous voulez dire... que je ne l'intéresse plus ?

– Tu ne l'intéresses que trop, selon moi ! Et c'est pour cela, j'imagine, qu'il est content de mourir...

Cette fois Catherine ne répondit pas. Elle comprenait ce que voulait dire le petit médecin. Maintenant qu'elle avait repris Arnaud, Gauthier pensait qu'il n'y avait plus de place pour lui dans sa vie et il ne se sentait peut-être pas le courage, après avoir été le compagnon des jours noirs, d'assister à leur bonheur... Elle pouvait comprendre cela, encore qu'elle se reprochât maintenant, comme un crime, la nuit de Coca. En le sauvant de la folie, elle avait mis l'irréparable entre eux. De toute manière, il fallait que Gauthier quittât l'épouse d'Arnaud de Montsalvy...

– Combien de temps vivra-t-il encore ? demanda-t-elle.

Abou haussa les épaules.

– Qui peut savoir ? Quelques jours peut-être, mais je pencherais plutôt pour quelques heures. Il s'épuise vite... pourtant j'avais espéré l'aide bienfaisante qu'apporte aux blessés l'air de la mer !

La mer ! Catherine l'avait regardée avec une stupeur incrédule du haut d'une colline. Elle s'étalait à perte de vue, scintillante, soyeuse, d'un bleu profond et somptueux dans lequel le soleil allumait des diamants.

Elle sertissait une plage blonde et douce comme une chevelure de femme, une ville immense', d'une éblouissante blancheur, dominée par un château fort tout blanc lui aussi, un port où dansaient des navires aux voiles multicolores... De grands palmiers balançaient leurs panaches vert sombre au vent de la mer, contre l'aveuglant ciel bleu.

La ville était l'aboutissement d'une large vallée regorgeant d'orangers, de citronniers, et Catherine songea qu'elle n'avait jamais imaginé paysage semblable. La mer, telle qu'elle l'avait contemplée jadis, en Flandre, aux côtés du duc Philippe, avec une sorte de crainte superstitieuse, était grise et verte, violente, crêtée de hautes vagues blanchissantes ou alors plate, avec des couleurs d'herbe mourante contre des dunes que le vent échevelait. Oubliant un instant sa peine, elle avait cherché la main d'Arnaud.

– Regarde ! C'est sûrement le plus bel endroit de la terre. Est-ce que nous ne serions pas merveilleusement heureux si nous pouvions vivre ici, tous les deux ?

Mais il avait secoué la tête avec, au coin des lèvres, ce pli dur que Catherine connaissait bien, et le regard dont il avait enveloppé le merveilleux paysage contenait un peu de ressentiment.

– Non ! Nous ne serions pas heureux ! C'est trop différent de ce à quoi nous sommes habitués. Nous ne sommes pas faits, moi surtout, pour ces pays de mollesse et de grâce dont le charme cache la cruauté, le vice, les instincts féroces et la croyance à un dieu qui n'est pas le nôtre. Pour vivre en terre d'Islam, il faut d'abord conquérir, tuer, détruire, puis régner. Alors seulement la vie est possible pour des gens tels que nous... Crois-moi, notre rude et vieille Auvergne, si nous la revoyons un jour, nous donnera bien plus de vrai bonheur.

1. À cette époque Almeria était une très grande ville, plus importante même que Grenade.

Il sourit de sa mine désappointée, posa un baiser rapide sur ses yeux et s'en alla rejoindre Mansour. La troupe avait fait halte sur cette colline ombragée pour tenir une sorte de conseil. Catherine, un instant, laissa Gauthier, glissa hors de la litière et s'approcha des hommes. Mansour désignait la blanche forteresse campée sur la ville.

– C'est l'Alcazaba. Le prince Abdallah y réside le plus souvent, de préférence à son palais du bord de mer. Il n'a que quinze ans, mais ne vit que pour les armes et la guerre. Sur ce territoire, tu n'as plus rien à craindre du Calife, dit-il à Arnaud. Que comptes-tu faire ?

– Trouver un navire qui nous ramène dans notre pays. Penses-tu que ce soit possible ?

– J'en possède deux dans ce port. Avec l'un, je vais gagner les terres d'Afrique pour y méditer ma vengeance. L'autre te conduira, avec les tiens, aux abords de Valence. Depuis que le Cid nous en a chassés, ajouta-t-il avec amertume, les navires de l'Islam ne pénètrent plus dans le port, même pour commercer, alors que nous accueillons souvent des marchands étrangers. Le capitaine vous débarquera nuitamment sur la côte. A Valence, tu trouveras sans peine un navire qui te conduira à Marseille.

Arnaud acquiesça d'un signe de tête. À Marseille, possession de la reine Yolande, comtesse de Provence, il serait, en effet, presque chez lui et, à son sourire, Catherine devina la joie qui l'envahissait à cette idée. Il allait, après l'avoir crue si longtemps perdue à jamais, retrouver la vie d'autrefois, celle de la camaraderie des armes, des combats, car, tout au fond d'elle-même, la jeune femme doutait qu'il sût se contenter d'une vie paisible, dans le château de Montsalvy que les moines reconstruisaient à cette heure même... Mais le sourire d'Arnaud s'effaça, fit place à un pli soucieux.

– Pouvons-nous partir cette nuit même ?

– Pourquoi tant de hâte ? Abdallah t'offrira l'hospitalité fraternelle que je t'aurais donnée moi-même si j'avais pu t'emmener avec moi au Maghreb. Tu garderas ainsi un moins mauvais souvenir de l'Islam.

– Je te suis reconnaissant. Sois certain que je garderai un bon souvenir, sinon de l'Islam entier, du moins de toi, Mansour. Te rencontrer a été une bénédiction du Ciel et je lui en rends grâce ! Mais il y a le blessé...

– Il est perdu. Le médecin vous l'a dit.

– Je sais. Cependant, s'il pouvait durer jusqu'à ce que nous ayons atteint la terre de France !

Une bouffée de tendresse envahit le cœur de Catherine. Cette délicatesse d'Arnaud envers le modeste Gauthier l'émouvait au plus profond. Le Normand allait mourir, certes, mais Montsalvy refusait de laisser son corps en terre infidèle. Elle leva sur son époux un regard brillant de reconnaissance. Mansour, après un instant de silence, répliquait, lentement :

– Il ne vivra pas jusque-là ! Pourtant, je comprends ta pensée, mon frère ! Il en sera fait comme tu le désires. Cette nuit même mon navire mettra à la voile... Allons, maintenant.

Il remontait à cheval. Catherine regagna la litière où Gauthier, pour un moment, avait repris conscience. Sa respiration se faisait d'heure en heure plus difficile et plus sifflante. Son corps immense paraissait s'amenuiser à mesure que coulait le temps et son visage se plombait, déjà touché par l'ombre de la mort. Mais il tourna vers Catherine un regard conscient et elle lui sourit.

– Regarde, fit-elle doucement en écartant le rideau pour qu'il pût voir au-dehors. Voilà la mer que tu as toujours aimée, dont tu m'as tant parlé. Auprès d'elle, tu vas guérir...

Il hocha la tête négativement. L'ébauche d'un sourire parut sur ses lèvres blanches.

– Non... et c'est bien mieux ! Je vais... mourir !

– Ne dis pas cela ! protesta Catherine tendrement. Nous te soignerons, nous...

– Non ! Il est inutile de mentir ! Je sais et je... je suis heureux ! Il faut... me promettre quelque chose.

– Tout ce que tu voudras.

Il lui fit signe d'approcher. Catherine se pencha jusqu'à ce que son oreille touchât presque la bouche du moribond. Alors il souffla :

– Promettez... qu'il ne saura jamais ce qui s'est passé... à Coca !

Cela lui ferait mal... et c'était seulement... une charité! Cela n'en vaut pas la peine...

Catherine se redressa, étreignit avec une sorte de passion la main brûlante abandonnée sur le matelas.

– Non, fit-elle avec véhémence, ce n'était pas une charité ! C'était par amour ! Je te le jure, Gauthier, sur tout ce que j'ai au monde de plus précieux : cette nuit-là, je t'ai aimé, je me suis donnée à toi de tout mon cœur et j'aurais continué si tu l'avais voulu. Vois-tu, ajouta-t-elle en baissant la voix davantage encore, tu m'avais donné tant de joie qu'un instant j'ai eu la tentation d'en rester là, d'abandonner Grenade...

Elle s'arrêta. Une expression d'infini bonheur détendait les traits ravagés de Gauthier, leur conférant une beauté, une douceur qu'ils n'avaient jamais possédées. Il eut un sourire d'enfant comblé et, pour la première fois depuis la fameuse nuit, Catherine, bouleversée, retrouva dans le regard gris la passion qu'elle y avait lue alors.

– Tu l'aurais regretté, mon amour... chuchota-t-il, mais... merci de me l'avoir dit ! Je vais partir heureux... si heureux !

Puis, comme la jeune femme ouvrait la bouche pour ajouter peut-

être une autre protestation, il murmura, plus bas, d'une voix qui faiblissait :

– Ne dis plus rien... Laisse-moi ! Je voudrais parler... au médecin... et je n'ai plus beaucoup de temps ! Adieu... Catherine ! Je n'ai... aimé que toi au monde !

La gorge de la jeune femme s'étrangla sous une brusque douleur, mais elle n'osa pas refuser ce qu'il lui demandait. Un instant, elle contempla ce visage aux yeux maintenant clos et qui peut-être ne s'ouvriraient plus. Une fois encore, elle se pencha et, très doucement, avec une tendresse infinie, posa ses lèvres sur la bouche desséchée, puis, se tournant vers Marie, qui, immobile au plus éloigné de la litière, avait assisté silencieuse à leur entretien.

– Appelle Abou ! Il marche auprès de nous... Moi, je descends.

Le cortège, en effet, marchait au pas car une grande animation encombrait la route vers la ville blanche. Ce devait être jour de marché, ce qui doublait l'activité portuaire toujours grande. Marie fit signe qu'elle avait compris et appela le médecin tandis que Catherine, pour cacher les larmes qui venaient, se laissait glisser à terre. Arnaud chevauchait à quelques pas en avant, auprès de Mansour. Elle l'appela avec, dans la voix, tant de douleur qu'il s'arrêta net, regarda le joli visage noyé de larmes et, se penchant sur sa selle, lui tendit une main.

– Viens, dit-il seulement.

Il l'enleva de terre, l'installa devant lui et referma ses bras sur elle.

La jeune femme cacha son visage contre sa poitrine et se mit à pleurer sans retenue. Arnaud dit seulement :

– C'est la fin ?

Incapable de répondre, elle hocha la tête. Alors, lui :

– Pleure, ma mie, pleure autant que tu voudras ! On ne pleurera jamais assez un homme tel que lui !

Dans le grouillement frénétique du port, parmi les innombrables marchands de poisson, de coquillages, d'oranges, de légumes, de fruits, d'épices qui, assis à même le sol auprès de grands couffins débordants, appelaient le chaland à grands cris, la troupe de Mansour forçait un passage à la litière où Gauthier, maintenant, agonisait, vers les navires à quai. Il y avait là, parmi une foule de barques de pêche de toutes dimensions, quelques lourds navires marchands voisinant avec deux galères barbaresques, deux dromons profilés comme des guépards, fauves au repos tapis parmi les nefs massives. Mansour les désigna de la main à Arnaud.

– Voilà mes navires...

Montsalvy sourit sans répondre. Il venait de comprendre qu'outre ses possessions du mystérieux Maghreb, Ben Zegris tirait le plus clair de sa fortune de la piraterie. C'étaient là navires de chasse et de proie et une inquiétude lui venait d'embarquer Catherine et Marie sur ces aquatiques félins. Qui pouvait être sûr qu'une fois en mer le capitaine ne mettrait pas le cap sur Alexandrie, ou sur Candie, ou sur Tripoli, sur un grand marché d'esclaves où ferait prime sans doute la plus belle dame d'Occident ? La mort imminente de Gauthier changeait bien des choses. Il allait, lui, Arnaud, se retrouver seul, avec Josse, pour défendre deux femmes contre un équipage entier, puisque Abou regagnerait Grenade quand ils lèveraient l'ancre... Aucune voix musulmane ne s'élèverait plus, une fois franchies les tours d'avant-port d'Almeria, pour défendre les roumis contre la cupidité des Barbaresques. Certes, Arnaud ne doutait pas de la bonne foi de Mansour, mais un pirate, cela devait savoir mentir, tromper, convaincre... le reis qui commandait ce bateau de proie n'aurait qu'à dire qu'il avait accompli sa mission et nul ne se soucierait plus de ce qu'il avait pu advenir des Montsalvy...

Envahi par ces sombres pressentiments, Arnaud, instinctivement, serra Catherine contre lui, mais elle ne réagit pas à son étreinte. Elle regardait, de tous ses yeux, un navire qui, à cet instant, franchissait la passe et, le regardant, se demandait si elle voyait bien clair ou si elle ne rêvait pas.

Ce bateau-là ne ressemblait pas à ceux qui emplissaient le port.

Point de voiles triangulaires, effilées comme des fers de lance, mais une énorme voile carrée, rayée de bleu et de rouge que les marins amenaient car l'entrée dans le port était l'affaire des rameurs. C'était une grosse galée à la coque pansue, au château arrière élevé et ciselé comme un coffret, mais ce qui fascinait Catherine, ce n'était pas tant la forme du vaisseau que les oriflammes qui dansaient dans le vent au-dessus de la gabie. L'une, d'or rayée d'argent, portait trois coquilles Saint-Jacques de sable et trois cœurs de gueule Ces armes parlantes, elle les connaissait bien.

Jacques Cœur ! s'écria-t-elle. Ce navire lui appartient sûrement.

Arnaud, lui aussi, maintenant, regardait approcher le beau navire, mais c'était l'autre flamme qu'il contemplait avec des yeux émerveillés, celle qui dominait et se déployait le plus largement.

Les lys d'Anjou, le lambel de Sicile, les pals d'Aragon et les croix de Jérusalem ! souffla-t-il. La reine Yolande... Ce navire porte certainement un ambassadeur.

Une joie immense se levait dans les cœurs rapprochés des deux époux. Ce navire à lui tout seul apportait le pays tout entier, et aussi l'amitié, la loyauté, la grandeur... Les couleurs vibraient dans la chaleur de l'été. Sur ce navire, ils seraient déjà chez eux...

Je crois, dit Arnaud à Mansour, que tu ne seras pas obligé de mobiliser pour nous l'un de tes navires. Celui-ci appartient à un ami et amène sans doute un ambassadeur de mon pays...

Un marchand, remarqua Ben Zegris avec une nuance de dédain qu'il corrigea d'ailleurs aussitôt : « Mais bien armé !» – Au bordage, en effet, six bombardes montraient des gueules béantes.

La « Magdalène », c'était le nom du navire, ne cherchait pas à toucher terre. Parvenue au centre du port, elle jetait l'ancre et mettait une barque à l'eau tandis que, sur le quai, accouraient une nuée de fonctionnaires en turbans et de curieux. La troupe de Mansour et la litière furent soudain noyées par cette marée humaine qui se poussait, s'écrasait afin de mieux voir les arrivants inattendus.

La barque, cependant, faisait force de rames et amenait rapidement à terre trois personnages dont l'un portait turban et 1. Sable : noir, gueule : rouge.

les deux autres chaperons brodés. Mais Catherine avait déjà reconnu le plus grand des porteurs de chaperons. Avant qu'Arnaud ait pu l'en empêcher, elle avait glissé de ses bras jusqu'à terre et, poussant, jouant des coudes et des pieds avec une ardeur tellement irrésistible qu'il fallait bien lui faire place, elle parvint au bord de l'eau comme la barque accostait. Et quand Jacques Cœur sauta sur le quai, elle lui tomba presque dans les bras riant et pleurant tout à la fois...

Il ne l'avait pas reconnue tout de suite et, d'abord, voulut repousser cette musulmane poussiéreuse qui s'accrochait à lui, mais ce ne fut qu'un instant. Brusquement, il vit son visage et aussitôt pâlit.

– Catherine ! s'exclama-t-il avec stupeur. Ce n'est pas possible !

Ce n'est pas vous ?

– Mais si, mon ami, c'est moi... et si heureuse de vous revoir !

Mon Dieu ! Mais c'est le Ciel lui-même qui vous envoie ! C'est trop beau, trop merveilleux, trop...

Elle ne savait plus bien ce qu'elle disait, possédée par une joie assez violente pour faire chavirer une tête plus solide. Mais Arnaud avait poussé son cheval et gagné, lui aussi, le premier rang. Il sauta à terre, tombant presque, lui aussi, dans les bras de maître Jacques éberlué, en recevant l'étreinte de ce cavalier maure qu'il reconnut pourtant aussitôt

! – Et Messire Arnaud ! s'écria celui-ci. Quelle chance incroyable

!... Vous retrouver alors que je touche à peine terre ! Mais savez-vous que je n'ai plus rien à faire ici ?

– Comment cela ?

– Que croyez-vous que je vienne faire ? Je viens vous chercher.

N'avez-vous point remarqué les armes royales sur mon navire ? Je suis ambassadeur de la duchesse-reine et je viens réclamer au Calife de Grenade le seigneur de Montsalvy et son épouse... Tout en lui rendant l'un de ses meilleurs capitaines qui avait eu le malheur de se faire prendre sur les côtes de Provence. Un échange en quelque sorte...

– Vous risquiez votre vie, s'écria Catherine.

– À peine, sourit Jacques Cœur. Mon navire est puissant et les gens de ce pays respectent les ambassadeurs en même temps qu'ils s'intéressent aux échanges commerciaux.-Je m'entends assez bien avec les enfants d'Allah depuis que je bourlingue autour de la Méditerranée

!

La joie des trois amis à se retrouver semblait ne pouvoir se tarir. Ils riaient, parlaient tous à la fois, ayant oublié jusqu'à ceux qui les entouraient. Les questions s'entrecroisaient si vite que personne ne pouvait y répondre, mais chacun d'eux voulait tout savoir, tout de suite. Ce fut Catherine qui se reprit la première parce que son regard, passant par-dessus Jacques et Arnaud qui s'embrassaient encore en se bourrant le dos de coups de poing, accrocha la litière entre les rideaux de laquelle apparaissait la tête inquiète d'Abou-al-Khayr. Aussitôt, elle se reprocha comme un crime d'avoir oublié, même un instant, son ami mourant. Elle se pendit au bras de Jacques Cœur, l'arrachant presque à son époux.

– Jacques, supplia-t-elle. Il faut nous emmener d'ici... tout de suite

! tout de suite !

– Mais... pourquoi ?

Elle le lui dit, en quelques mots, et la joie qui illuminait le visage tanné du marchand s'assombrit.

– Pauvre Gauthier ! murmura-t-il. Il était donc mortel ?... J'avoue que je ne l'aurais pas cru... Nous allons tout de suite le transporter à bord, afin qu'il rende le dernier soupir sur le sol de son pays... même un sol en bois sera mieux que cette terre !

Se tournant vers ceux qui l'accompagnaient, un petit homme à la mine éveillée qui était une sorte de secrétaire si l'on en jugeait l'écritoire pendue à sa ceinture avec un petit rouleau de parchemin, et le seigneur en turban, muet et immobile, comme indifférent qui se tenait derrière lui, il s'adressa à celui-ci :

– Seigneur Ibrahim, vous voici chez vous ! Je n'ai plus à discuter votre libération puisque, du premier coup, j'ai retrouvé mes amis.

Vous êtes donc libre.

Merci de ta courtoisie, ami.... Je savais que je n'avais rien à craindre de toi, mais tu as été un geôlier comme bien peu de prisonniers en ont. Voilà pourquoi je te suivais sans appréhension.

– J'avais votre parole de ne pas fuir et j'y croyais ! répondit le marchand noblement. Adieu, seigneur Ibrahim !

Le prisonnier salua profondément, et rapidement se perdit dans la foule que Mansour et ses hommes faisaient maintenant refluer afin de livrer passage à la litière. Les marins de Jacques Cœur eurent tôt fait d'enlever, avec beaucoup de précautions cependant, le mourant, maintenant inconscient sans plus de rémissions. Le soleil éclatant éclaira le visage émacié, creusé d'ombres tragiques, que les hommes regardèrent avec une sorte de crainte superstitieuse. On le porta dans la barque où Abou s'installa auprès de lui.

– Je resterai tant qu'il respirera, expliqua-t-il. Au î surplus, vous ne mettez pas à la voile immédiatement ?

– Non, répondit Jacques Cœur. Après-demain seulement.

Puisque je suis ici, je voudrais en profiter pour charger des soieries et des meubles incrustés, des épices et des cuirs travaillés, des poteries dorées et de ces beaux parchemins en peau de gazelle du Sahara dont ce pays a la spécialité...

Catherine retint un sourire. Jacques était venu les chercher, certes, et portait flamme d'ambassadeur, mais en lui les sentiments ne tuaient jamais le marchand. Ce voyage entrepris par amitié ne devait pas être perdu pour autant...

Tandis que la barque, emportant le blessé, s'éloignait vers le navire d'où elle reviendrait les chercher ensuite, et qu'Arnaud faisait à Mansour de graves adieux, elle demanda :

– Au fait, mon ami, comment avez-vous appris que nous étions, ici ?

C'est une longue histoire. Mais, en deux mots, vous devez notre arrivée à votre vieille amie, la dame de Châteauvillain. Vous l'avez abandonnée, paraît-il, en pleine montagne, mais vous aviez laissé entre ses mains un écuyer de messire Arnaud qu'elle a fort bien su confesser. Aussitôt, elle a fait demi-tour, couru jusqu'à Angers, chez la duchesse-reine, et lui a raconté toute l'histoire. C'est Madame Yolande qui m'a prévenu et qui a monté avec moi ce voyage.

– Incroyable ! s'écria Catherine abasourdie. Ermengarde qui voulait me ramener pieds et poings liés à son duc ?

– Peut-être ! tant qu'elle a cru sincèrement que ce serait pour vous la meilleure solution. Mais du moment que vous vous obstiniez à poursuivre messire Arnaud... elle s'est attachée à vous aider. Elle veut, avant tout, votre bonheur et vous n'avez pas idée du vacarme qu'elle a fait jusqu'à mon départ ! J'ai eu d'ailleurs toutes les peines du monde à ne pas l'emmener !

– Chère Ermengarde ! soupira Catherine avec une involontaire tendresse. C'est une femme extraordinaire. En tout cas, l'aventure était risquée. Comment pouvait– elle être sûre que je retrouverais Arnaud, et même que je parviendrais saine et sauve à Grenade ?

Jacques Cœur haussa les épaules et grimaça un sourire moqueur.

– Il se trouve qu'elle vous connaît bien ! Si votre époux avait été captif au plein cœur de l'Afrique, vous auriez bien trouvé moyen d'aller l'en arracher. Evidemment, conclut-il, cela m'aurait fait plus de chemin à parcourir...

À l'heure la plus noire de la nuit, celle qui précède immédiatement l'aube, Gauthier mourut dans la chambre haute du château arrière où Jacques Cœur l'avait fait installer, le visage tourné vers cette haute mer qu'il ne parcourrait pas... L'agonie avait été terrible ! L'air n'atteignait plus qu'avec peine les poumons endommagés et la constitution du géant, ses forces vives extraordinaires prolongeaient l'épuisant combat perdu d'avance contré la mort, ne faisant que le rendre plus cruel.


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