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Catherine et le temps d'aimer
  • Текст добавлен: 9 октября 2016, 15:54

Текст книги "Catherine et le temps d'aimer"


Автор книги: Жюльетта Бенцони



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– Le treuil ? Avez-vous pu vous en occuper ?

– Bien sûr. Sous prétexte qu'il y avait quelque chose qui ne marchait pas, je lui ai mis tellement de graisse qu'on pourrait le faire frire. Mais que voulez– vous tenter avec tous ces gens qui restent là, à regarder et à hurler ? On ne pourra même pas donner à boire et à manger au prisonnier.

– Il faut qu'ils partent ! gronda Catherine entre ses dents, il le faut

!... – Oui, fit Josse, mais comment ? Si l'eau du ciel elle-même n'en vient pas à bout...

À cet instant précis, un violent coup de tonnerre éclata, tellement inattendu que les trois compagnons sursautèrent. En même temps, on eût dit que le ciel crevait. La pluie se changea en déluge. De véritables trombes d'eau s'abattirent sur la terre, si violentes qu'en peu de minutes la place se vida. Les gens, se protégeant de leur mieux contre l'averse, refluèrent en désordre vers les maisons. Les soldats se tassèrent instinctivement contre le mur de la cathédrale, cherchant un abri précaire. Les ouvriers désertèrent les tours. Seule, la cage demeura dans l'orage et le vent, si violent qu'il lui imprimait un balancement.

Massés contre la petite fenêtre de la place, Catherine, Hans et Josse regardaient.

– Si cela pouvait durer... murmura Catherine. Mais ce n'est qu'un orage...

– Il arrive que les orages durent, fit Hans d'un ton encourageant.

De toute façon, voici la nuit... et elle sera bien noire. Venez, mes hommes approchent. Il faut souper, prendre un peu de repos. Nous avons à faire cette nuit...

La soirée parut à Catherine encore plus longue que le jour. La pluie durait. On entendait, sur le toit, son crépitement rageur, incessant. Les hommes avaient mangé en silence puis, un à un, le dos arrondi sous le poids de la fatigue, ils regagnaient leur grabat. Seuls, deux ou trois d'entre eux s'attardaient avec Hans à boire la bière contenue dans le grand tonneau. Assise dans l'âtre, en face de Josse qui, son bonnet tiré sur les yeux et les bras croisés, semblait dormir, Catherine attendait.

Elle aussi avait fermé les yeux, mais le sommeil ne venait pas. Trop de pensées se heurtaient dans sa tête. Elles s'accrochaient toutes à l'homme qui, là-haut, était livré aux éléments déchaînés. Catherine songeait tristement que le ciel lui-même semblait vouloir ajouter au supplice de celui qui ne croyait pas en lui. Puis elle s'angoissait et s'impatientait à la fois en évoquant la tâche qui les attendait tout à l'heure. Parviendraient-ils à la mener à bonne fin ? Et, une fois Gauthier hors de l'affreuse cage, comment lui faire quitter la ville ? Le brave Hans n'allait-il pas subir les terribles conséquences de l'évasion

? Autant de questions auxquelles Catherine s'irritait de ne pas trouver de réponse.

Les hommes, enfin, se retirèrent, le feu baissa. La vieille Urraca avait depuis longtemps disparu dans quelque trou. L'obscurité, peu à peu, se fit plus profonde dans la cuisine enfumée. La maison s'emplit de ronflements, mais Catherine, seule, demeura les yeux ouverts, n'écoutant que les battements lourds de son cœur. Elle n'avait même pas voulu s'étendre et quand, dans l'ombre, elle vit approcher la forme silencieuse de Hans, elle se leva aussitôt. Josse fut sur pied en même temps qu'elle.

– Venez ! chuchota Hans... C'est maintenant ou jamais...

Tous trois se retrouvèrent auprès du puits de la cour. La pluie ne tombait presque plus, mais la nuit était noire comme de la suie.

– Un instant, souffla Hans. Il faut prendre certaines choses.

Il tendit à Catherine un paquet de tissu rugueux, à Josse une sorte de bissac de toile rude assez lourd et se chargea lui-même d'un grand sac qui semblait peser un poids assez remarquable.

– Qu'est-ce que tout cela ? demanda Catherine tout bas.

– Vous comprendrez là-haut. Venez vite !

Dans l'obscurité profonde, car la nuit était vraiment très dense, ils refirent le chemin de la nuit précédente. Il faisait si noir que l'on n'y voyait pas à trois pas et que Catherine s'agrippait à la ceinture de Hans pour ne pas tomber. Ils atteignirent sans encombre le porche, pénétrèrent dans l'église. Comme la veille, deux moines priaient auprès du tombeau du Cid, mais Catherine leur accorda à peine un regard. L'impatience la dévorait tellement qu'elle était prête à abattre tout obstacle qui oserait surgir. De temps en temps, elle tâtait, à sa ceinture, sa fidèle dague, bien décidée à s'en servir s'il le fallait.

Au sommet de la tour, la violence du vent l'obligea à se courber, mais ses yeux s'étaient un peu accoutumés à l'obscurité. Bien peu, à vrai dire, et elle faillit choir deux fois en approchant des balustrades.

La cage n'apparaissait plus que comme une tache plus sombre dans un océan de ténèbres. Les toits de la ville et la campagne environnante s'y étaient fraternellement engloutis.

– On n'y voit rien ! chuchota-t-elle. Comment allons-nous faire ?

– Moi j'y vois assez, coupa Hans. C'est le principal. Attention, Josse, je vais faire remonter la cage.

Retroussant ses manches, le maître d'œuvre cracha dans ses mains et s'attela à l'énorme roue du treuil que Catherine regardait avec effroi, songeant que jamais un homme seul ne parviendrait à la faire mouvoir.

– Je vais vous aider ! déclara-t-elle.

– Non... laissez ! Il vaut mieux que vous aidiez Josse à attirer la cage lorsqu'elle arrivera à la hauteur de la plate-forme. Ce ne sera déjà pas si facile... Quant à ce treuil, soyez tranquille, je le connais.

Et, prenant une profonde inspiration, Hans commença à peser sur l'épaisse manivelle du treuil. La cage oscilla puis, lentement, très lentement, commença à remonter. Aucun bruit ne se fit entendre. Le graissage avait été bien fait. Dans la cage, rien ne bougea. On devinait plutôt qu'on ne distinguait une masse inerte.

– Pourvu qu'il ne soit pas mort ! souffla Catherine que cette immobilité effrayait.

– Pourvu, surtout, que Hans y arrive ! répliqua Josse inquiet.

Remonter ça tout seul, c'est un travail de titan !

L'effrayant effort que s'imposait le tailleur de pierre se devinait à sa respiration courte, tendue. Jusque dans les fibres de sa chair, Catherine sentait la lutte terrible entre les muscles de l'homme et le poids de la cage. Celle-ci ne remontait plus qu'imperceptiblement.

– Mon Dieu ! Il ne pourra jamais ! gémit Catherine.

Elle allait se précipiter vers Hans pour l'aider de son mieux quand sa respiration s'étrangla dans sa gorge. De l'escalier.une ombre venait de surgir. Elle n'eut pas le temps de crier. Le nouveau venu avait dit trois mots dans une langue inconnue et, déjà, joignait ses efforts à ceux de Hans.

– Qui est cet homme ? demanda Catherine interdite.

– N'ayez pas peur. C'est Hatto, mon contremaître... Il a deviné ce que nous voulions faire et veut nous aider.

– Pour quelle raison ?

– Gottlieb, l'homme auquel don Martin a fait trancher le poing, est son frère. On peut avoir confiance.

– Et puis nous n'avons pas le choix... d'autant plus qu'une aide est la bienvenue.

– À qui le dites-vous ! J'ai cru que j'allais tout lâcher. Cette cage est si lourde qu'elle vous arrache les muscles.

Sans répondre, Catherine, frissonnante à l'idée de ce qu'évoquaient les derniers mots de Hans, rejoignit Josse. La cage remontait plus vite maintenant. Son sommet atteignait le bord de la plate-forme, le dépassait... Armé d'une gaffe, Josse attrapa l'un des barreaux, tira à lui.

– Doucement ! chuchota Hans... doucement ! Il faut la poser sans faire de bruit.

La manœuvre était difficile, délicate. Catherine retenait sa respiration et, malgré le froid de la nuit, se sentait trempée de sueur.

Mais, en saisissant, à son tour, le bois grossier de la cage, elle éprouva un vif sentiment de victoire. Un instant, l'affreuse prison tourna doucement à quelques centimètres au-dessus de la plate-forme, puis, avec une lenteur qui accéléra les battements du cœur de Catherine, elle se posa enfin. Les hommes du treuil poussèrent un soupir de soulagement. Catherine les devina plus qu'elle ne les vit essuyer à leur manche leur front en sueur.

– Cette nuit est vraiment noire comme de l'encre ! grommela Hans. Il faut travailler presque à tâtons... Est-ce que vous trouvez la porte ?

– Oui, souffla Josse. J'y suis !

La grossière ferrure qui fermait la cage était en effet assez rudimentaire pour n'offrir aucun problème. La porte ouverte, Catherine s'y engagea, palpant de ses mains impatientes la forme inerte et trempée qui gisait à l'intérieur.

– Il ne bouge plus ! murmura-t-elle avec angoisse. Il doit être mort...

– On va voir ça ! répondit Josse. Otez-vous, dame Catherine.

Laissez-nous faire...

– Dépêchons ! grogna Hans. Regardez le ciel...

En effet, une légère lueur venait d'apparaître derrière un écran de nuages. C'était très peu de chose, mais on y voyait tout à coup un peu plus clair.

– Si l'un des gardes ou n'importe quel autre citadin a l'idée .de lever les yeux et constate que la cage n'est plus à sa place nous aurons toute la ville sur le dos en un instant ! Alors que Dieu nous protège.

– Dans tous les pays du monde, rétorqua la jeune femme sèchement, une église est un lieu d'asile...

– Dans tous les pays peut-être... mais ici, je n'en suis pas tellement certain !

Non sans peine mais avec d'infinies précautions, les trois hommes tirèrent le prisonnier de sa cage. Il était, en effet, complètement inerte.

On ne l'entendait même pas respirer. Vivement, Catherine posa la main sur son cœur, la retira avec un soupir de soulagement.

– Il vit ! souffla-t-elle. Mais pour combien de temps ?

– Vite ! ordonna Hans, déshabillez-le !

– Mais pourquoi ?...

– Vous verrez bien. Pour l'amour du ciel, hâtez– vous ! II fait de plus en plus clair.

Comme pour lui donner raison, on entendit, en bas, sur la place, l'un des gardes qui toussait. Puis le bruit d'une lance qui heurtait la pierre. Les quatre complices se figèrent, le cœur ou, attendant le cri d'alerte qui allait suivre immanquablement... Mais rien ne vint !

Quatre soupirs s'échappèrent simultanément. Josse, Catherine et Hatto se précipitèrent sur Gauthier pour le déshabiller tandis que Hans ouvrait le sac, si lourd, qu'il avait emporté. Il contenait un gros morceau de bois taillé hâtivement et qui évoquait grossièrement la forme d'un homme replié sur lui-même.

– Il faut que la cage ait toujours l'air occupée ! chuchota Hans, sinon la ville sera fouillée dès l'aube et nous ne pourrons jamais faire sortir cet homme. Avec un peu de chance, personne ne s'apercevra de la substitution avant quelques jours.

Catherine, à vrai dire, avait déjà compris ce que voulait faire le brave Allemand. Les haillons dont était recouvert Gauthier n'étaient guère difficiles à ôter. Le corps inconscient fut aussitôt enveloppé dans le manteau qu'avait apporté Catherine tandis que Hans installait son leurre dans la cage et le recouvrait de son mieux avec les haillons du prisonnier plus quelques chiffons, de couleur aussi indéfinie, qu'il avait apporté. Une boule de glaise cachée sous des chiffons, elle aussi, figura la tête couchée sur les bras. Dans la nuit l'illusion était frappante.

– Vu des tours, et en plein jour, cela ne résisterait peut-être pas à l'examen, fit Hans, mais vu d'en bas, cela devrait aller.

La principale difficulté vint des chaînes qui entravaient le prisonnier ; Hans avait bien apporté dans le bissac qu'il avait confié à Josse des outils de serrurier, mais il n'était pas facile d'enlever les fers sans blesser Gauthier. Le moindre cri eût été fatal. Quand, armé d'une scie, Hans attaqua les bracelets de chevilles Catherine retint son souffle car il lui sembla que cela faisait un bruit effrayant malgré les chiffons graissés qui enveloppaient les outils. Mais le maître d'œuvre était vraiment d'une grande adresse. L'opération fut menée à bien sans que l'homme inconscient poussât même un soupir.

On se hâta de disposer les fers sur le grossier mannequin, puis, la cage dûment refermée, Hans et Hatto retournèrent manœuvrer le treuil tandis que Catherine et Josse se chargeaient d'assurer à la cage un départ sans heurts. Quelques minutes plus tard, l'affreux instrument de supplice avait repris sa place au long de la tour. Il était temps !

En effet, comme si elle eût attendu ce moment précis pour se montrer, la lune se dégagea des nuages et déversa tout d'un coup une lumière froide et crue sur toute la région. Simultanément, on entendit, au bas de la tour, les soldats qui échangeaient quelques mots dans leur langue gutturale. Catherine vit briller les dents de Hans et comprit qu'il souriait.

– Allons ! chuchota-t-il, le Ciel est vraiment avec nous !

Maintenant, il faut descendre notre rescapé et, vu le poids qu'il pèse, cela ne sera pas si aisé. L'escalier des tours est raide et c'est une bonne chose que Hatto soit venu-nous aider. Vous, dame Catherine, vous allez passer devant, avec une torche pour nous éclairer. Allons-y, maintenant !

Les trois hommes empoignèrent Gauthier, l'un aux pieds, les deux autres aux épaules, tandis que Catherine se hâtait d'aller allumer une torche à l'abri de l'escalier. Puis le cortège s'engagea dans la vis de pierre, avec une lenteur qui trahissait l'effort considérable. Bien qu'amaigri par les privations Gauthier avait encore un poids respectable et, de plus, son immense carcasse n'était pas d'un maniement facile dans un escalier aussi étroit. Anxieuse, Catherine précédait le groupe, jetant de temps en temps un regard au blessé, épiant à travers la crasse et la broussaille de barbe qui lui mangeait le visage le moindre signe de retour à la vie. Mais rien, pas un tressaillement, pas une crispation ne vint. Seulement le soupir de soulagement des trois hommes quand on atteignit le bas de la tour et que la manœuvre devint plus facile. Plus facile peut-être, mais aussi plus dangereuse. Que l'un des moines en prière tournât la tête, ou que l'un des alguazils de garde à l'extérieur eût l'idée d'entrer dans l'église et les quatre conjurés étaient perdus. C'en était fait d'eux tous !

A pas de velours, retenant leurs respirations haletantes Catherine et ses compagnons glissèrent lentement vers le portail. Ils allaient l'atteindre quand, au moment où l'on s'y attendait le moins, Gauthier poussa un gémissement qui, dans ce silence à peine troublé par le marmottement monotone des moines, sonna aux oreilles de Catherine comme les trompettes de l'Apocalypse. Les trois hommes et leur fardeau n'eurent que le temps de se tasser dans l'ombre d'un immense pilier, contre la grille close d'une chapelle tandis que la jeune femme appliquait vivement une main sur la bouche du blessé.

L'angoisse qui étreignit les fugitifs durant les minutes suivantes fut terrible. Catherine sentait son cœur cogner à grands coups dans sa poitrine. Contre son oreille, elle percevait la respiration haletante de Hans sur lequel elle était pressée. Là-bas, dans le chœur, les deux moines avaient interrompu leur oraison. Ils tournaient la tête du côté où le bruit était venu. Catherine vit le sec profil de l'un d'eux se découper sur la flamme d'une chandelle. L'autre esquissa même le geste de se lever, mais son compagnon le retint.

Es un gato !1 dit-il.

Et, sans plus s'inquiéter, ils reprirent leur oraison.

Mais la situation du petit groupe n'était guère améliorée. Sous sa main, Catherine sentait la bouche de Gauthier s'animer. Il tentait d'échapper à cette gêne. Et le frêle bâillon qu'elle représentait n'arrêterait guère le bruit s'il se remettait à gémir.

– Comment le faire taire ? souffla Catherine affolée, appuyant sa main autant qu'elle pouvait.

Un faible gémissement en sourdait comme l'eau sous le rocher. De nouveau, ils se virent perdus. Les moines allaient encore s'arrêter.

Cette fois, ils viendraient voir...

– S'il faut l'assommer, on l'assommera, chuchota Josse imperturbable. Mais il faut sortir d'ici.

Soudain, dans les profondeurs de l'église, il y eut le tintement d'une cloche, immédiatement suivi par le chant grave et lugubre d'une cinquantaine de voix masculines qui, peu à peu, s'amplifièrent.

Catherine sentit Hans frémir de joie.

– Les moines ! fit-il. Ils viennent chanter prime ! C'est le moment

!

Avec ensemble, les trois hommes s'emparèrent de nouveau de Gauthier, l'enlevèrent comme s'il n'avait rien pesé et se lancèrent le long du bas-côté. Il était temps. Les gémissements de Gauthier ne cessaient plus. Mais les voix fortes des saints hommes renvoyaient le plain-chant jusqu'aux immenses voûtes de l'église

1 C'est un chat !

l'emplissant d'une harmonie sévère dans laquelle se perdit la voix du blessé. Les portes furent franchies presque en trombe. Il ne s'agissait pas d'être vus de la procession qui approchait, venant du cloître.

Essoufflés, leurs cœurs battant à coups redoublés dans leurs poitrines, les quatre compagnons et leur fardeau se retrouvèrent sous le porche.

La lune éclairait toujours, mais, au long des murs de la cathédrale, une large zone d'ombre très noire se dessinait.

– Un dernier effort, souffla Hans joyeusement, et nous y sommes.

Vite, rentrons.

Quelques instants plus tard, la porte basse de la maison d'œuvre se refermait silencieusement sur eux. Catherine, épuisée et ravie, se laissait choir sur la margelle du puits. Après quoi, incapable de maîtriser plus longtemps ses nerfs hypertendus, elle éclata en sanglots convulsifs.

Sagement, Hans, Josse et Hatto laissèrent Catherine pleurer tout son saoul. Ils transportèrent Gauthier sous le hangar où le tailleur de pierre entreposait ses blocs de grès ou de travertin, le déposèrent sur un lit de paille hâtivement rassemblé par Hatto et se mirent à l'examiner.

Consciente, tout à coup, de sa solitude, Catherine cessa de pleurer, s'essuya les yeux et se mit en quête de ses compagnons. Les larmes lui avaient fait du bien. Elle se sentait extraordinairement détendue, libérée même de sa fatigue physique. C'était une joie si exaltante d'avoir pu arracher Gauthier à la cruauté de don Martin ! Même si la moitié de la besogne restait à accomplir, même s'il était mourant...

Mais cette joie ne résista pas au premier coup d'œil qu'elle jeta au grand corps étendu. Il était maigre, d'une saleté effrayante, et, si les yeux s'ouvraient parfois, leur regard gris demeurait vague, éteint.

Quand ils se posaient sur la jeune femme, aucune lueur de surprise ou de reconnaissance ne s'y allumait. Catherine avait beau se pencher sur lui, l'appeler doucement par son nom, le Normand la regardait mais demeurait insensible.

– Est-il devenu fou ? s'inquiéta la jeune femme. On dirait qu'il ne se souvient de rien. Il doit être très malade ! Pourquoi, dans ce cas, l'avoir porté ici plutôt que dans la cuisine ?

– Parce que le jour va bientôt venir, répondit Hans. Quand Urraca se lèvera, il ne faut pas qu'elle le trouve.

– Qu'importe, puisqu'elle est sourde !

– Sourde, oui ! Mais ni aveugle, ni muette et peut– être pas aussi stupide qu'elle le paraît. Nous allons donner des soins à cet homme, le laver de notre mieux, le vêtir convenablement, le réconforter autant qu'il nous sera possible ! Ensuite, le jour sera là. Il faudra alors lui faire quitter la ville sans délai.

– Mais comment l'emmener dans cet état ? Qu'en faire sur la route ?

– L'emmener, coupa Hans gravement, je vous en donnerai le moyen. Ensuite, dame Catherine, ce sera votre problème qu'assurer le destin de cet homme. Je ne peux ni vous suivre, ni le garder ici. Ce serait jouer ma tête et celle de tous mes hommes... En plus, si je vous ai aidée, par instinctive sympathie et par haine de don Martin, je ne suis ni las de la vie, ni désireux d'abandonner, ici, le travail que je fais. Il me faut vous dire que, une fois sortis de cette cité, vous ne pourrez plus compter sur moi. Je le regrette... mais je n'y peux rien !

Catherine avait écouté attentivement le petit discours de Hans. Un peu de confusion se glissait en elle. Cet homme l'avait aidée spontanément et, au fond de son subconscient, elle en était presque arrivée à croire qu'il continuerait. Mais elle avait trop de bon sens pour ne pas admettre aussitôt qu'il avait pleinement raison, qu'elle ne pouvait pas lui demander davantage. Aussi, fut-ce avec un sourire qu'elle lui tendit la main.

– Vous n'avez déjà que trop fait, mon ami, et pour tous ces risques courus au bénéfice d'une inconnue je vous garde grande et sincère reconnaissance. Soyez tranquille, en ce qui me concerne, j'ai toujours su faire face aux problèmes qui se sont présentés à moi. Je viendrai bien à bout de celui-ci.

– D'autant plus que, tout de même, je suis encore là, moi !

marmonna Josse de sa voix nonchalante. Passons aux réalités. Vous avez dit, maître Hans, que vous nous donneriez les moyens de l'emmener. Quels sont ces moyens ?

– Un chariot de pierres. Je dois conduire un chargement à l'Hôpital Del Rey, près du monastère de Las Huelgas, à une demi-lieue de la ville, pour y faire effectuer des réparations. Nous irons dès l'ouverture des portes. Votre ami sera caché parmi les pierres. Les lances des gardes ne peuvent guère aller fouiller là-dedans. Nous attellerons vos chevaux au chariot et, au monastère, je vous procurerai une autre charrette pour emmener cet homme tandis que je trouverai, moi, d'autres chevaux pour ramener mon chariot. Après, ce sera pour vous à la grâce de Dieu.

– Je n'en espérais pas tant, fit Catherine avec simplicité. Merci, maître Hans !

– Assez parlé, maintenant. Occupons-nous de lui et préparons le chariot. Le jour est tout proche !

Sans plus parler, tous quatre s'activèrent. Gauthier, dépouillé de ses haillons, fut lavé, rhabillé de vêtements rustiques mais propres et solides, trop courts évidemment car aucun des trois hommes n'avait ses dimensions. La plaie qu'il portait à la tête et que l'on eut bien du mal à nettoyer approximativement tant le sang et les cheveux y avaient formé une croûte épaisse fut enduite, faute de mieux, de graisse de mouton. On lui coupa les cheveux, on le rasa pour le rendre tout à fait méconnaissable. Il se laissait faire comme un enfant, poussant seulement de temps en temps de courtes plaintes. Mais il avala avec avidité la soupe chaude, reste de la veille, et le pot de vin que lui offrit Hans. Josse, l'air songeur, le regardait boire.

– Il faudrait qu'il boive encore et encore, remar– qua-t-il. S'il pouvait dormir quand il sera dans le chariot, ce serait moins dangereux. Imaginez, que les hommes de garde l'entendent pousser ces plaintes inarticulées ?

– Inutile de l'enivrer, dit Hans. J'ai des graines de pavot pour calmer les douleurs de mes ouvriers quand ils se blessent au travail. Je lui en ferai prendre tout à l'heure, écrasées dans un peu de vin. Il dormira comme un enfant

Lorsqu'ils eurent fini de donner leurs soins à Gauthier, une bande blanche s'était dessinée à l'horizon et repoussait la nuit. Un peu partout, les voix enrouées des coqs se répondaient. Hans jeta vers le ciel un regard soucieux.

– Préparons le chariot, maintenant, dit-il. Urraca ne va pas tarder à descendre de son galetas.

Il fit rapidement avaler à Gauthier le vin drogué, puis, l'enveloppant d'une bâche, il le porta dans le grossier chariot qui dormait dans la remise attenante à la maison. Puis, aidé de Josse et de Hatto, il commença à y transporter des blocs de pierre qu'il disposa habilement dans la voiture de manière que le Normand fût caché par eux sans risques d'être blessé. De la paille fut placée dans les interstices.

Il était temps. Gauthier venait de disparaître derrière son rempart improvisé quand la maisonnée s'éveilla. La vieille Urraca, ses yeux de chouette gros de sommeil, descendit péniblement l'espèce d'échelle qui menait à l'étage supérieur et commença à traîner ses savates entre la cour et la cuisine, tirant de l'eau au puits, cherchant du bois au bûcher, soufflant sur les braises qu'elle avait, la veille au soir, soigneusement recouvertes de cendres avant d'aller au lit. Bientôt l'eau commença à chantonner dans le chaudron tandis que la vieille taillait, avec un couteau long à faire frémir, d'épaisses tranches de pain noir qu'elle disposait sur la table avec des oignons décrochés de la maîtresse poutre. Un à un, bâillant et s'étirant, les hommes de la pierre sortaient de leur dortoir, allaient s'ébrouer dans un seau d'eau froide, puis revenaient chercher leur nourriture. Catherine, bâillant et s'étirant comme les autres, avait repris sa place au coin de l'âtre non sans raison. L'aube était glaciale et elle se sentait gelée. Quant à Josse, affectant les manières d'un homme qui s'éveille à grand-peine, il sortit et s'en alla faire un tour sur la place. Il voulait voir ce que donnait le nouvel occupant de la cage à la lumière du jour. Hans le suivit des yeux, avec un sentiment d'inquiétude, mais se rassura bientôt. Le clignement de paupières et le claquement de langue que lui adressa Josse étaient pleinement satisfaisants. Il se tourna donc vers ses ouvriers et commença à les haranguer dans leur langue maternelle.

Catherine saisit au passage les mots de « Las Huelgas » et comprit que le maître d'œuvre leur annonçait qu'il allait se rendre pour la journée au célèbre monastère. Les Allemands hochaient la tête d'un air approbateur. Aucun ne fit entendre sa voix. L'un après l'autre, après un bref salut en direction de la jeune femme, ils sortirent dans le soleil levant et, le dos rond, déjà offert à la fatigue de la journée de travail, ils se dirigèrent vers leur chantier. Hans adressa un sourire à Catherine.

– Mangez vite quelque chose et mettons-nous en route. Les portes s'ouvrent.

On entendit, en effet, grincer la herse de la porte Santa Maria toute proche tandis que les bruits de voix, les cris et les appels coutumiers commençaient d'animer la place. Hans se tourna vers la porte.

– Où est Josse ? demanda-t-il. Toujours sur la place ?

– Je crois... oui !

– Je vais le chercher.

Machinalement, tout en mordant à belles dents un quignon de pain et un oignon, Catherine le suivit. Josse n'était pas loin. Sa maigre silhouette se découpait à quelques toises de la maison les mains aux hanches. Il paraissait fasciné par un spectacle qui ne tarda pas à captiver Hans et Catherine. En effet, une cavalcade débouchait en trombe sur la place. La jeune femme reconnut des alguazils et, au milieu d'eux, le cheval andalou et les plumes noires de don Martin Gomez Calvo. Au même instant, une troupe de charpentiers arrivaient en courant, avec des poutres, des planches, des échelles et des marteaux. Un homme énorme, vêtu de pourpre sombre, paraissait les commander.

– Le bourreau ! articula Hans d'une voix complètement décolorée. Donnerwetter !Est-ce que cela voudrait dire que...

Il n'acheva pas sa phrase. Ce qui se passait devant les yeux épouvantés de Catherine n'était que trop clair. Avec une rapidité diabolique, les charpentiers installaient un échafaud bas, stimulés par les gestes énergiques du bourreau et par les claquements de fouet de trois contremaîtres apparus tout à coup.

– Ce sont des esclaves maures ! souffla Hans. Il faut fuir et tout de suite. Regardez ce que fait don Martin.

Catherine tourna la tête vers l'Alcade Criminel. En vérité il n'était point besoin d'un long examen pour comprendre ce qu'il faisait.

Debout sur ses étriers, un doigt osseux pointé vers le ciel, puis ramené vers la terre, il donnait, assez clairement pour qu'on n'eût pas besoin de traduire ses paroles, l'ordre de descendre la cage.

Josse, à cet instant, vira sur ces talons et revint en courant vers la maison. Il était blanc jusqu'aux lèvres.

– Alerte ! lança-t-il. Don Martin craint que le mauvais temps n'ait trop affaibli le prisonnier. Il a donné l'ordre de procéder à l'exécution.

Et il a l'air pressé !

En effet, une nouvelle bande d'esclaves maures aux identiques turbans jaunes faisaient leur apparition, chargés de bûches et de fagots destinés au bûcher qui devait brûler le condamné préalablement écorché.

Sans répondre, Hans empoigna Catherine et Josse chacun par un bras et rentra précipitamment dans la maison. Ils se ruèrent vers le chariot où Hatto achevait d'atteler les chevaux. Vivement, les trois compagnons se hissèrent sur le véhicule, Catherine à côté de Hans qui saisit les guides et Josse assis à l'arrière, les jambes pendantes et le bonnet sur les yeux, dans l'attitude d'un ouvrier consciencieux qui se rend à l'ouvrage sans se soucier des autres contingences. Le fouet claqua aux mains de Hans et l'attelage franchit la barrière en planches que Hatto maintenait ouverte. On se dirigea vers la porte Santa Maria.

Mais, déjà, la circulation était difficile. Les apprêts de l'exécution avaient fait sortir en masse les citadins de leurs maisons. Ils s'attroupaient par masses épaisses, se bousculant pour s'assurer les premiers rangs. Les fenêtres s'ouvraient dans le claquement joyeux de leurs volets de bois, se garnissaient de femmes au regard brillant. On escaladait les toits que la pluie de la veille et le froid du petit matin avaient cependant rendus glissants. Les gens de Burgos se préparaient, fiévreusement, à un spectacle de choix.

Les yeux apeurés de Catherine glissèrent sur l'échafaud, où les bourreaux dressaient à cet instant un poteau en forme de croix et garni de chaînes, sur le bûcher presque terminé, et remontèrent le long de la tour, vers la cage qui lentement descendait. Elle avait déjà parcouru plus de la moitié du trajet. Et le chariot avait de plus en plus de mal à avancer.

Paso !1 hurlait Hans qui, debout, faisait claquer son fouet. Paso

!

Mais la foule, de plus en plus dense, était trop attirée par les préparatifs du supplice pour lui prêter attention. Ses cris obtenaient tout juste un regard dédaigneux. Ces gens préféraient être foulés aux pieds des chevaux plutôt que de céder un pouce de terrain. La colère s'empara de l'Allemand.

Cuidado !2 ordonna-t-il tandis que la mèche du fouet s'en allait caresser quelques épaules rebelles.

En même temps, tirant de toutes ses forces sur les rênes, il fit cabrer les chevaux dont les jambes battantes menacèrent plusieurs têtes. Cette fois, la foule, avec un cri de terreur, s'écarta. Hans lança ses chevaux vers la porte.

Hélas, au même instant, la cage touchait terre et don 1 Place !

1 Attention !

Martin n'eut pas besoin d'y regarder à deux fois pour comprendre que le prisonnier lui avait échappé. Catherine, qui l'observait avec angoisse, vit sa figure olivâtre tourner au vert. Il sauta à bas de son cheval et se mit à hurler des ordres. La foule, déçue, déjà furieuse, se mit à gronder comme la mer au vent de la tempête. Le chariot allait s'engager sous la voûte de la porte... Avec un grincement sinistre la herse se baissa devant les poitrails des chevaux. Don Martin avait donné l'ordre de fermer les portes et de fouiller la ville !


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