Текст книги "Catherine et le temps d'aimer"
Автор книги: Жюльетта Бенцони
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– Tu mens !... Comment peux-tu espérer que je te croirais ? Mon époux est un chrétien, un chevalier... Jamais il ne renierait sa foi, son pays, son Roi pour une Infidèle ! Et moi, je suis stupide de t'écouter, vil menteur !
Elle serrait les poings dans les plis de sa robe, se contenant à peine.
Pour un rien, elle eût frappé ce visage déformé par l'aversion et qui la narguait... Fortunat, en effet, ne semblait nullement impressionné par sa colère. Il avait même l'air de s'en délecter !
– Je mens ?... Vous osez dire que je mens ?... ». Lentement, ses petits yeux noirs rivés à ceux de Catherine, le Gascon étendit la main et, solennellement, articula : « Je jure sur le salut de mon âme immortelle qu'à l'heure présente messire Arnaud connaît l'amour et la joie dans les palais de Grenade ! Je jure que...
Assez ! coupa soudain derrière Catherine la voix rude d'Ermengarde, Dieu n'aime pas qu'un serment serve à blesser ! Tu as craché ton venin, cela suffit, mon garçon !... Dis-moi pourtant encore une chose : comment se fait-il que tu sois ici, toi, le fidèle serviteur ? Pourquoi donc erres-tu sur les routes au risque de ta vie alors que tu pourrais, toi aussi, connaître le bonheur auprès de quelque belle Mauresque ? Ta princesse n'a-t-elle pas une suivante assez belle pour te retenir ?
Pourquoi n'es-tu pas demeuré auprès de ton maître, à partager sa joie ?
La formidable silhouette rouge de la douairière, son accent impérieux allumèrent une lueur de crainte dans les yeux de l'écuyer.
Celle-là ressemblait à un rocher... Le Gascon eut l'air de se recroqueviller. Il baissa la tête.
– Messire Arnaud l'a voulu !... Il m'a renvoyé vers sa mère, dont il savait la souffrance, pour lui porter la bonne nouvelle de sa guérison, lui dire...
– Que son fils, un capitaine du Roi, un chrétien, avait oublié ses devoirs et ses serments pour les beaux yeux d'une houri ? Belle nouvelle à apprendre à une noble dame ! Si la dame de Montsalvy est telle que je l'imagine, il y a de quoi la tuer net !
– Dame Isabelle est morte, fit Catherine sombre– ment. Plus rien ne peut l'atteindre ! Et ta mission est remplie, Fortunat !... Tu peux à ton gré rentrer en France ou retourner auprès de ton maître...
Une expression de curiosité cruelle apparut sur la figure maigre du Gascon.
– Et vous, dame Catherine, interrogea-t-il avidement, qu'allez-vous faire ? Je pense que vous n'aurez pas l'idée d'aller revendiquer votre époux ? Vous n'arriveriez même pas jusqu'à lui... Les femmes chrétiennes sont réduites en esclavage là-bas, et travaillent sous le fouet, ou alors on les jette aux soldats pour qu'ils s'en amusent... à moins qu'on ne les fasse périr dans d'affreux supplices ! Pour vous, croyez-moi, le mieux est un bon couvent et...
La phrase s'acheva dans un affreux gargouillis. La belle main vigoureuse d'Ermengarde l'avait saisi à la gorge et lui coupait le souffle.
– Je t'ai déjà dit de te taire ! gronda la douairière. Et je ne répète jamais deux fois la même chose.
Mais, comme si rien de tout cela ne la concernait plus, Catherine n'avait pas daigné répondre. Elle se détournait, embrassait d'un regard vacillant tous ces visages anxieux tournés, tendus vers elle, puis, lentement, se dirigeait vers la porte, les plis noirs de sa robe balayant la paille répandue sur les dalles. Jean Van Eyck voulut la suivre. Il appela :
– Catherine ! Où allez-vous ?
Elle se tourna vers lui, eut un faible sourire.
– J'ai besoin d'être seule un moment, mon ami... Je crois que vous pouvez comprendre cela ? Je vais simplement à la chapelle... Laissez-moi !
Elle quitta la salle, franchit la cour, le porche et sortit sous la voûte qui enjambait le chemin. Elle voulait se rendre dans la petite chapelle, dédiée à saint Jacques, qui s'élevait de l'autre côté. Tout à l'heure, avant le souper, on lui avait montré la grande église du Moustier, mais elle avait trouvé trop d'or et de gemmes sur les Vierges en majesté, trop d'objets étranges entourant le gisant de pierre, si formidable qu'il accaparait tout l'intérêt, du roi Sanche le Fort. Elle voulait un lieu paisible, étroit, où elle pût se retrouver seule avec elle– même et avec Dieu. Cette chapelle, jouxtant l'espèce de caveau bas où l'on ensevelissait les pèlerins morts sur la route, lui semblait l'endroit propice.
Hormis une statue du saint voyageur devant laquelle brûlait une lampe à huile, il n'y avait rien qu'un autel de pierre et des dalles usées.
Il y faisait froid, humide, mais Catherine était au-delà des sensations du corps. Elle avait, tout à coup, l'impression d'être morte... Puisque Arnaud l'avait trahie, son cœur avait perdu sa raison de battre !... Pour une femme inconnue, l'homme qu'elle avait aimé plus que tout avait, d'un seul coup, arraché les liens qui les attachaient l'un à l'autre. Et Catherine se retrouvait amputée d'une partie d'elle-même, la meilleure, l'essentielle, seule au milieu d'un désert sans fin. Ses mains étaient vides, son cœur vide, sa vie dévastée. Lourdement, elle se laissa tomber, à deux genoux, sur la pierre froide, enfouit son visage dans ses mains tremblantes.
– Pourquoi ? balbutia-t-elle. Pourquoi ?...
Un long moment elle demeura prostrée, sans penser, sans prier, sans même sentir le froid qui pénétrait son corps. Elle n'avait pas de larmes. Dans cette chapelle noire ef glacée, elle était comme au fond d'un tombeau et ne souhaitait plus en sortir. Incapable même de réfléchir elle tournait continuellement dans sa tête cette seule idée torturante : « Il » l'avait oubliée pour une autre... Après avoir juré de l'aimer tant qu'il lui resterait un souffle de vie, il avait ouvert les bras à une ennemie de sa race, de son Dieu... et sans doute lui disait-il maintenant ces mots tendres que Catherine écoutait en tremblant...
Pourrait-elle jamais s'arracher cette pensée, cette image de l'esprit ?
Pourrait-elle ne pas en mourir ?
Elle était si accablée qu'elle sentit à peine que deux mains fermes l'obligeaient à se relever puis posaient un manteau sur ses épaules frissonnantes.
– Venez, Catherine, fit la voix ferme de Jean Van Eyck. Ne restez pas là ! Vous allez attraper la mort !
Elle le regarda d'un air égaré.
– La mort ?... Mais, Jean, je suis morte !... On m'a tuée !
– Ne dites pas de sottises ! Venez !
Il l'obligea à sortir, mais, parvenue sous la vieille voûte qu'éclairait une torche fichée dans le mur, elle s'arracha des mains qui la soutenaient, s'adossa contre la muraille. Le vent qui s'engouffrait dans le passage fit voler ses cheveux, mais son souffle violent lui fit du bien.
– Laissez-moi, Jean, je... j'ai besoin de respirer !...
– Respirez ! Mais écoutez-moi !... Catherine, je devine ce que vous souffrez, mais je vous défends de dire que vous êtes morte, que votre vie est finie ! Tous les hommes n'oublient pas si aisément. Il en est qui savent aimer plus que vous ne pouvez le croire.
– Si Arnaud a pu m'oublier, qui donc saura rester constant ?
Sans répondre, le peintre délaça le col de son pourpoint, tira de sa poitrine un parchemin plié, scellé, qu'il tendit à la jeune femme :
– Tenez ! Lisez... Je crois que l'heure est venue d'accomplir ma mission ! Lisez ! Cette torche éclaire suffisamment... Allons, lisez ! Il le faut ! Vous en avez besoin...
Il glissa le parchemin entre les doigts glacés de la jeune femme. Un moment, elle le tourna et le retourna... Il était scellé d'une cire noire où s'imprimait une simple fleur de lys.
– Ouvrez ! souffla Jean.
Elle obéit, presque machinalement, se pencha pour déchiffrer les quelques mots du message, très court en vérité. Comme une enfant, elle les épela :
Le regret de toi ne me laisse ni trêve ni repos. Reviens, mon doux amour, et c 'est moi qui demanderai pardon !... PHILIPPE...
Catherine releva la tête, rencontra le regard anxieux du peintre.
D'une voix basse, ardemment persuasive, il murmura :
– Celui-là n'a pas oublié, Catherine... Vous l'avez abandonné, bafoué, insulté ! Pourtant il ne songe, lui, qu'à vous aimer ! Lorsque l'on connaît son orgueil insensé, on comprend tout le prix de cette lettre, n'est-ce pas ? Revenez avec moi, Catherine ! laissez-moi vous ramener à lui. Il a tant d'amour à vous donner qu'il vous fera oublier toutes vos douleurs ! De nouveau, vous serez reine... et plus encore !
Venez.
Il cherchait à l'entraîner, mais elle résista. Doucement, elle hocha la tête :
– Non, Jean ! Je serai reine, dites-vous, et plus encore ? Oubliez-vous la duchesse ?
– Monseigneur n'a d'amour que pour vous. La duchesse, en lui donnant un fils, a fait son devoir. Il ne lui en demande pas plus.
– Mon orgueil en demanderait davantage ! Quels que soient les torts de messire Arnaud, je porte toujours son nom et ne puis traîner ce nom, comme un captif, à la cour de l'ennemi.
– Vous êtes éloignée de la politique depuis longtemps. Tout s'arrange, Catherine. Bientôt, le roi Charles VII et le duc Philippe feront la paix, cela ne fait de doute pour personne !
– Peut-être ! Mais j'ai un fils. Je dois l'élever comme le veut son rang. Il ne verra pas sa mère reconnue comme maîtresse du duc Philippe ! Je ne lui infligerai pas ce déshonneur doré !
– Vous êtes encore sous le coup du choc reçu. Allez dormir un peu, Catherine. Demain, le jour venu, vous verrez plus clair en vous.
Et vous comprendrez que vous vous devez, à vous-même, de vivre enfin le destin brillant que vous avez rejeté. Vous aurez des terres indépendantes, une principauté ! Votre fils sera plus puissant que vous ne l'avez jamais rêvé... Écoutez-moi ! Croyez– moi ! Le duc vous aime plus que jamais !...
La jeune femme appliqua ses deux mains sur ses oreilles, secouant douloureusement la tête.
– Taisez-vous, Jean ! Pour ce soir, je ne veux plus rien entendre !
Je vais rentrer... dormir un peu, si je puis y parvenir. Pardonnez-moi...
Vous ne pouvez pas comprendre.
Repoussant la main qui se tendait de nouveau, elle regagna la grande salle. Elle était à demi plongée dans l'obscurité. Seules, les braises du feu mourant éclairaient les corps étendus un peu partout, là où le sommeil avait surpris les voyageurs. Catherine vit Josse, roulé en boule comme un chat, dormant près de la cheminée... Seule, Ermengarde, assise un peu plus loin, veillait encore...
Elle se leva en voyant apparaître Catherine, mais la jeune femme lui fit signe de ne pas bouger. Elle ne voulait pas se mêler à tous ces gens. Plus que jamais, elle éprouvait un impérieux besoin de solitude.
Non pour songer à la lettre qu'elle avait laissée tomber à ses pieds tout à l'heure, ni pour se lamenter encore sur son sort. Elle voulait, cette fois, réfléchir, essayer de voir clair... L'appel de Philippe aurait du moins servi à la remettre d'aplomb. A cette heure, le cloître devait être vide...
Malgré l'épaisseur des murailles, on entendait vaguement les voix des hospitaliers qui chantaient à la chapelle... Serrant son manteau autour d'elle, Catherine poussa la porte basse qui menait au promenoir, s'engagea sous les lourdes arcades en arc brisé, séparées par de solides contreforts habitués à supporter des toits chargés de neige. La lumière crue de la lune découpait en noir l'architecture sévère du cloître sur le fond blafard du jardin dévasté par l'hiver.
Lentement, elle se mit à marcher, ombre silencieuse parmi les ombres dures des arcades. Le mouvement lui fit du bien. Il lui sembla qu'elle reprenait possession d'elle-même à mesure que la brûlante douleur de tout à l'heure faisait, peu à peu, place à la colère... Au bout d'un quart d'heure, Catherine découvrit en elle, furieux, exigeant, un âpre désir de revanche ! Fortunat avait cru l'abattre en lui dépeignant son époux délirant d'amour aux pieds d'une autre, il avait cru lui faire peur en lui dépeignant le sort des femmes chrétiennes au pays maure !
Mais il ne la connaissait pas ! Il ne savait pas, ce malheureux, que pour atteindre le but qu'elle s'était fixé Catherine avait toujours été prête à tout, à risquer les pires dangers, à tuer s'il le fallait, à se vendre même s'il n'y avait pas moyen de faire autrement !
Non, elle ne laisserait pas son époux à cette femme ! Elle avait acquis, trop chèrement, le droit de le revendiquer ! Que pesaient, dans la balance du destin, les sourires et les baisers de cette infidèle, en regard du poids terrifiant de ses larmes, de ses souffrances ? Et si Arnaud avait cru se débarrasser d'elle à jamais, il se trompait ! Il la croyait mariée, certes, mais était-ce une raison pour lui laisser, au cœur, l'horreur de le croire lépreux ? Il n'avait eu de pensée que pour sa mère, pas même pour son fils, et, voyageur allégé de tout bagage, s'en était allé porter allègrement son amour à la première venue...
– Même si je dois travailler sous le fouet des esclaves, même si je dois subir la torture, gronda Catherine entre ses dents, j'irai là-bas, je le retrouverai !... je lui dirai que je n'ai pas d'autre maître que lui... que je suis toujours sa femme. Et nous verrons bien qui l'emportera, de moi ou de cette moricaude !
A mesure que les pensées se faisaient plus violentes, la marche de Catherine s'accélérait. Elle se mit bientôt à arpenter le cloître rapidement, comme si elle n'avait pas, durant toute une journée, escaladé la montagne. Le manteau volait derrière elle comme un drapeau noir.
– J'irai là-bas ! J'irai à Grenade ! lança-t-elle tout haut. Et je voudrais bien savoir qui m'en empêcherait !
– Chut ! dame Catherine ! fit une voix derrière l'un des piliers !...
Si vous voulez aller là-bas, il ne faut pas le crier sur les toits... et il faut vous dépêcher.
Un doigt sur les lèvres, la longue silhouette maigre de Josse Rallard surgit auprès d'elle. Il portait un paquet sous le bras et jetait, de temps en temps, un coup d'œil derrière lui. Catherine le regarda avec étonnement.
– Je vous croyais endormi ! fit-elle.
– D'autres aussi le croyaient ! Dame Ermengarde et aussi votre ami le seigneur-peintre ! Ils ne se sont pas méfiés de moi ! Et, bien qu'ils aient parlé bas, je les ai entendus.
– Que disaient-ils ?
– Que tout à l'heure, quand tout dormirait au moustier, et quand vous-même auriez enfin consenti à vous reposer, ils vous enlèveraient et vous ramèneraient en Bourgogne !
– Quoi ? souffla Catherine abasourdie. Ils veulent m'enlever ?...
De force ? Mais c'est monstrueux !
– Non, fit Josse avec son curieux sourire à lèvres closes. À tout prendre, c'est même plutôt amical ! Tout d'abord, j'ai cru qu'ils avaient de mauvaises intentions... qu'ils voulaient vous tuer peut-être, et j'ai bien failli ne pas en écouter davantage. Mais ce n'est pas cela : ils veulent vous enlever pour vous sauver de vous-même, et malgré vous.
Ils vous connaissent bien et ils ont peur que vous ne décidiez d'aller droit à Grenade où, selon eux, vous ne pourriez trouver qu'une mort affreuse.
Ils n'ont qu'à m'y accompagner, riposta Catherine sèchement. Le danger sera moindre. Même un prince maure doit y regarder à deux fois avant de massacrer un ambassadeur de Bourgogne...
– Qui n'aurait d'ailleurs rien à faire chez lui ! Je ne crois pas que, sans l'avis de son maître, votre ami s'y risquerait. Non, dame Catherine. Si vous ne voulez pas retourner à Dijon, si vous voulez leur échapper, il faut fuir... et fuir vite !
Un instant, Catherine contempla le visage irrégulier de son étrange serviteur. Une méfiance se glissait en elle. Cette histoire, elle ne parvenait pas à y croire. Il y avait trop longtemps qu'elle connaissait Ermengarde et Jean pour admettre qu'ils pourraient vraiment lui faire violence. Quant à ce garçon, il n'était, après tout, qu'un truand pas tellement recommandable et elle ne savait à peu près rien de lui, sinon qu'il possédait des doigts fort agiles et une conscience des plus élastiques. Elle lui dit sa pensée sans détour.
– Quelle raison aurais-je de vous croire ? Ils sont mes amis, d'anciens et fidèles amis, tandis que...
– Tandis que je ne suis qu'un voleur de grand chemin, un petit truand parisien qui ne vaut pas cher, n'est-ce pas ? Écoutez, dame Catherine. Par deux fois, vous m'avez sauvé, la première involontairement, je l'admets, mais la deuxième très consciemment.
Sans vous, je serais en train de pourrir au gibet de l'abbé de Figeac. À
la Cour des Miracles, chez les truands, ce sont des choses qu'on n'oublie pas. A notre manière, nous avons notre honneur...
Catherine ne répondit pas tout de suite. Josse ne pouvait deviner les échos que ses paroles éveillaient en elle, ni qu'une fois, déjà, elle avait dû la vie et la sécurité à cette même Cour des Miracles dont il parlait...
Elle dit enfin :
– Est-ce pour payer cette dette que vous m'engagez à partir avec vous pour Grenade ? Vous savez bien que j'y risquerai pire encore que la mort.
Alors, fit Josse froidement, si vous mourez, c'est que je serai mort avant vous ! Sinon, je serais un homme fini !... Le temps presse, dame Catherine, décidez-vous ! Ou vous me croyez et nous partons, ou vous ne me croyez pas... et vous verrez bien. Je connais un peu l'Espagne... j'y suis déjà venu. Je connais aussi un peu son langage. Je peux vous servir de guide !
– Vous pourriez aussi me suivre en Bourgogne ? Ce serait plus agréable sans doute !
– Je ne crois pas. Ces gens qui veulent vous sauver de vous-même vous aiment mal. Ils ne savent pas que vous ne pourriez pas être heureuse en laissant un regret derrière vous, en n'ayant pas fait ce que vous vouliez ! Moi, je préfère vous voir courir des dangers et les partager parce que vous êtes comme moi : vous ne renoncez jamais.
Et je vous crois capable de venir à bout des pires difficultés. Je sais bien ce que nous allons risquer, vous et moi : le fouet des esclaves, la mort, la torture et, pour vous, plus encore puisque vous êtes une femme... mais je crois que l'aventure vaut la peine d'être tentée, et vécue... Vous, vous retrouverez peut-être votre époux, et moi je trouverai peut-être la fortune qui n'a pas encore voulu me sourire. On dit le royaume de Grenade très riche... Alors ?... partons-nous ? Les chevaux sont déjà sellés et attendent sous la voûte !
Une vague d'espoir souleva Catherine ! Ce garçon, seul, avait su dire les mots qu'elle avait besoin d'entendre. Il était brave, intelligent, adroit... Il voulait l'aider ! Non ! Elle n'allait pas attendre d'être livrée, comme un joli paquet ficelé d'or, à Philippe de Bourgogne, parce que deux fous bien intentionnés pensaient que c'était le meilleur moyen de lui assurer le bonheur ! Elle leva sur Josse un regard étincelant.
– Partons ! Je suis prête... s'écria-t-elle galvanisée.
– Un moment ! fit-il en lui tendant le paquet. Voici des vêtements d'homme que j'ai volés à l'un des soldats. Mettez-les et faites un paquet des vôtres. Nous les emporterons. Mais faites vite... Ainsi vous serez plus difficile à poursuivre !
Elle saisit les vêtements avidement et, ordonnant à Josse de faire le guet, sans même se soucier du froid,
s'abrita derrière un contrefort et entreprit de se changer. Une ardeur merveilleuse la réchauffait... Du moment qu'elle allait se battre, elle pouvait laisser de côté le chagrin ! Il serait bien temps de s'y laisser aller si elle échouait... mais, cette pensée-là, elle ne voulait pas s'y arrêter, même un instant !
Et, tout à coup, elle crut entendre, venue du fond des temps, une voix flûtée et zézayante qui murmurait :
– Si, un jour, tu ne sais plus ni que faire ni où aller, viens me rejoindre. Dans ma petite maison au bord du Génil, les citronniers et les amandiers poussent tout seuls et les rosiers embaument une grande partie de l'année. Tu seras ma sœur et je t'apprendrai la sagesse de l'Islam...
Etrange et fidèle miroir de la mémoire ! L'impression fut si nette que Catherine crut voir soudain se dresser devant elle, dans la lumière blanche de la lune, la forme frêle d'un homme jeune portant une large robe bleue, une absurde barbe blanche et un énorme turban orange en forme de citrouille... Son nom jaillit tout naturellement de ses lèvres :
– Abou !... Abou-al-Khayr !... Abou le médecin !
C'était vrai pourtant et il fallait qu'elle eût plongé bien profondément dans la douleur pour n'y avoir pas songé plus tôt !
Abou, son vieil ami, vivait à Grenade ! Il était le médecin, l'ami du sultan ! Il saurait, lui, ce qu'il fallait faire et il l'aiderait, elle en était sûre !
Envahie d'une joie soudaine, Catherine acheva de s'habiller en hâte, roula ses vêtements en un paquet qu'elle logea sous son bras et courut rejoindre Josse.
– Allons ! fit-elle ; allons, vite !
Il la regarda, éberlué de la transformation qui s'était opérée chez elle en si peu d'instants, et ne put s'empêcher de le lui dire !
– Vrai Dieu ! Dame Catherine, vous avez l'air d'un petit coq de combat !
– C'est que nous allons nous battre, mon ami, avec toutes les armes, toutes les ruses que nous trouverons !
Je veux arracher mon mari à cette femme ou j'y perdrai la vie ! À
cheval !
Comme des ombres, Catherine et Josse se glissèrent hors du cloître. Le seul danger était la traversée de la grande salle, mais le feu avait encore baissé. Il y avait de grandes zones obscures... Tout en se faufilant, avec des précautions de chat, parmi les corps étendus, Catherine, bien protégée par son costume, glissa un regard vers la cheminée. Assise sur la pierre auprès de Jean Van Eyck qui se tenait debout face au foyer, Ermengarde causait avec lui à voix basse, mais avec animation. Ils devaient préparer leur plan... Catherine ne put s'empêcher de sourire et de leur adresser un ironique et muet adieu.
Lentement, les deux fugitifs gagnèrent la porte. Josse l'entrouvrit avec précaution. Mais le léger bruit qu'elle fit se trouva couvert par les ronflements sonores des Navarrais qui dormaient pêle-mêle tout auprès... Catherine se glissa au-dehors et Josse passa après elle...
– Sauvés ! souffla-t-il ! Venez vite !
Il la saisit par la main, l'entraîna hors de l'hospice. Sous la voûte, deux chevaux attendaient, tout sellés, leurs sabots enveloppés de chiffons. Joyeusement, Josse tendit le bras désignant le ciel où s'amoncelaient les nuages. La lune était déjà presque entièrement absorbée. La dangereuse lumière trop blanche diminuait d'instant en instant.
– Regardez ! Le ciel lui-même est pour nous ! En selle, maintenant, mais prenez garde : le chemin est raide et dangereux !
– Moins dangereux que les hommes en général et les amis en particulier ! riposta Catherine.
Un instant plus tard, au petit trot prudent de leurs chevaux, Catherine et son compagnon s'élançaient sur le chemin de Pampelune.
Dans un geste où il y avait du défi, la jeune femme salua au passage le gigantesque rocher que, selon la légende, l'épée de" Roland le Preux avait ouvert de haut en bas. Celui-là avait fendu une montagne. Elle ferait mieux !...
Josse Rallard retint son cheval et étendit le bras.
– Voilà Burgos ! dit-il, et la nuit est proche. Nous y arrêtons-nous
?
Sourcils froncés, Catherine examina un moment la ville étendue à ses pieds. Après les interminables solitudes du rêche plateau durci par le gel, écorché par le vent, après ces étendues d'un jaune délavé, la capitale des rois de Castille était décevante. Une grosse cité grise et jaune, close de remparts de même couleur, dominée par la masse menaçante d'un fort château. Rien de bien remarquable !... Si, pourtant
: une immense construction, enguirlandée d'échafaudages, mais découpée comme une dentelle, ciselée comme un bijou et qui, dans la lumière pauvre du soir, semblait faite d'ambre roux, s'étendait sur la ville qu'elle avait l'air de couver : la Cathédrale. Au pied des remparts, enjambé par la double ogive d'un pont, un fleuve coulait une eau lente et boueuse. Tout cela donnait une lugubre impression de froid et d'humidité. Catherine resserra autour d'elle son lourd manteau de cheval, haussa les épaules, soupira :
– Il faut bien s'arrêter quelque part ! Allons !
Silencieusement, les deux cavaliers reprirent leur chemin, descendirent la faible pente du coteau, atteignirent le pont au bout duquel s'ouvrait, entre deux tours rondes crénelées, la porte Santa Maria. C'était jour de marché. Aussi le pont était-il encombré ; paysans au teint de brique mangé de barbe noire, aux pommettes fortes, au front bas, vêtus de peaux de chèvre ou de mouton, femmes aux robes de laines rouges ou grises portant souvent, sur leurs têtes enveloppées d'un châle, des jarres de terre ou des paniers d'osier, mendiants dépenaillés, gamins aux pieds nus et aux yeux de flamme, mélangés à toute la cavalerie des chemins d'Espagne : ânes, mulets, chariots mal équarris, au milieu desquels se détachait parfois, contraint de marcher du même pas, le noble coursier de quelque hidalgo.
Catherine et son compagnon s'engagèrent bravement dans la cohue et mirent leurs chevaux au pas. Le va-et– vient pittoresque de cette foule braillarde et colorée n'arracha même pas un regard à Catherine, pas plus que les femmes agenouillées au bord du fleuve, qui lavaient, à grands cris et grandes éclaboussures, la laine des moutons du haut plateau dans l'eau jaune de l'Arlanzon... Depuis sa fuite, en pleine nuit, du Moustier de Roncevaux, la jeune femme n'avait paru s'intéresser à la route suivie qu'en fonction du nombre de lieues qui la séparaient encore de Grenade. Elle eût souhaité que son cheval eût des ailes, qu'il fût, ainsi qu'elle-même, bâti d'acier pour ne jamais être obligé de s'arrêter. Mais il lui fallait compter avec les jambes de sa monture, avec la lassitude de son corps de femme, bien que chaque heure écoulée fût pour elle une étape de calvaire.
La jalousie éveillée en elle par le récit de Fortunat, par la trahison d'Arnaud, ne lui laissait ni trêve ni repos. Sous sa brûlure Catherine passait par des alternatives de fureur et de désespoir qui doublaient la fatigue de la route et l'exténuaient. La nuit même, durant les quelques heures qu'elle était bien obligée de consacrer au repos, il lui arrivait de s'éveiller en sursaut, trempée de sueur, croyant entendre l'écho des mots d'amour échangés loin d'elle. Elle se levait alors, cherchait l'air pur et marchait jusqu'à ce que la violence de son sang se fût apaisée.
Au matin, les yeux secs et la bouche serrée, elle repartait droit devant elle, sans jamais se retourner...
Pas une seule fois elle ne s'était inquiétée de ceux qu'elle avait laissés derrière elle, ou d'une éventuelle poursuite. Que lui importaient Jean Van Eyck, le duc Philippe de Bourgogne ou même cette maladroite et brave Ermengarde de Châteauvillain ? Son univers se limitait désormais aux sept lettres qui formaient le nom de Grenade et Josse Rallard, l'étrange écuyer qu'elle s'était donné, calquait son attitude sur celle de sa maîtresse. Il lui avait promis de la mener au royaume des sultans maures, il tenait parole sans chercher à briser la carapace de silence dont Catherine s'entourait.
Franchie la porte Santa Maria, les deux voyageurs se trouvèrent sur une place pavée de gros galets ronds et bordée, sur trois côtés, de maisons à arcades, le quatrième étant occupé par la cathédrale ellemême... Là aussi il y avait du monde, surtout autour des éventaires des paysans qui, assis à même le sol, vendaient les quelques produits de leurs terres. Une théorie de moines, chantant à pleine voix un cantique, pénétrait dans la cathédrale à la suite d'une bannière et, de-ci de-là, par groupes de deux ou trois, des soldats ou des alguazils erraient dans la foule.
– Il y a, plus loin, un hospice de pèlerins dédié à Santo Lesmes, fit Josse en se tournant vers Catherine. Voulez-vous y aller ?
– Je n'appartiens plus au pèlerinage, répondit Catherine sèchement. Et je vois là une auberge... Allons-y.
En effet, à quelques pas des voyageurs, l'auberge des Trois Rois, directement adossée à la muraille de la ville, ouvrait sa porte basse sous une arcade de bois noir. Catherine mit pied à terre et se dirigea résolument vers elle, aussitôt suivie par Josse qui avait réuni dans sa main les brides des deux chevaux.
Ils allaient pénétrer dans l'auberge quand, tout à coup, la foule, jusque-là bruyante mais relativement paisible,
devint houleuse et reflua d'un même mouvement vers la porte de la ville en poussant d'affreux hurlements. Ce fut une explosion si violente et si sauvage à la fois qu'elle perça le brouillard d'indifférence dont s'enveloppait Catherine.
– Que font-ils donc ? demanda-t-elle.
– Je ne sais pas ! J'ai cru comprendre qu'ils allaient au-devant de quelque chose, quelque chose qu'ils attendaient... Peut-être le Roi qui regagne son château...
– Si ce n'est que cela... soupira Catherine, que les fastes, même royaux, intéressaient moins encore que tout le reste.
Pourtant, elle ne pénétra pas dans l'auberge. Mieux, elle revint lentement vers la porte Santa Maria d'où venait de surgir un étrange cortège devant lequel la foule maintenant refluait.
Cahotant sur les pavés inégaux, un grossier chariot paysan s'avançait péniblement au milieu d'un groupe de cavaliers, lance au poing. Sur ce chariot, il y avait une cage faite de grosses lattes de bois armées de solides pentures de fer. Et, dans cette cage, il y avait un homme enchaîné.
On ne voyait de lui qu'une masse à peu près informe. L'exiguïté de la cage ne lui permettait pas de se tenir debout. Il était assis, la tête cachée dans ses bras posés sur ses genoux, sans doute pour donner moins de prise aux projectiles de toutes sortes que lui lançait la populace avec des cris de mort. Trognons de chou, crottin de cheval et surtout pierres pleuvaient sans arrêt sur la cage, mais la masse humaine, car l'homme devait être d'une belle taille, ne bronchait pas.
11 avait l'air fait de terre rouge, tant il était sale et l'on ne pouvait distinguer ni la couleur réelle de ses cheveux, ni celle de sa peau. Des haillons gris de crasse le couvraient, mais, sur sa tête, on pouvait voir la tache sinistre d'une blessure encore fraîche.
La foule hurlait de plus en plus fort et les gardes durent faire usage de leurs lances pour la repousser car, sans cela, elle eût pris la cage d'assaut. Fascinée, Catherine regardait cette scène de violence sans parvenir à en détacher son regard. La pitié se levait en elle pour ce malheureux en si piteux état sur lequel s'acharnait la plèbe.
– Mon Dieu ! murmura-t-elle, pensant tout haut, qu'a donc fait ce malheureux ?