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Catherine et le temps d'aimer
  • Текст добавлен: 9 октября 2016, 15:54

Текст книги "Catherine et le temps d'aimer"


Автор книги: Жюльетта Бенцони



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– Jean ! Je voudrais vous parler !

– Ici ? fit-il en jetant un regard inquiet vers le groupe de montagnards qui, assis en rond à même le sol autour d'un plat de pois chiches, mangeaient lentement dans un coin de la grande salle.

– Pourquoi non ? Ces gens ne connaissent pas notre langue. Ce sont des Basques. Voyez leurs yeux sauvages et leurs visages sombres. Ils ne font aucune attention à nous. Et puis, ajouta-t-elle avec un mince sourire, qu'est-ce qui vous fait penser que les paroles que nous allons échanger soient de nature à intéresser le premier venu

? – Un ambassadeur se méfie toujours... par définition ! répliqua Van Eyck, avec un sourire étrangement frère de celui de Catherine.

Mais vous avez raison : nous pouvons parler. De quoi ?

Catherine ne répondit pas tout de suite. Elle alla lentement jusqu'à la grossière cheminée où le feu baissait peu à peu, appuya son bras au manteau de l'âtre et posa son front dessus. Elle laissa un instant la chaleur pénétrer toutes les fibres de son corps. Elle aimait le feu pour cette étrange dualité qu'il y avait en lui et qui, selon les circonstances, pouvait en faire le meilleur ami ou le pire ennemi de l'homme. Le feu qui réchauffe la chair transie, qui cuit le pain et éclaire la route au cœur de la nuit la plus obscure, le feu qui détruit et ravage, qui torture et anéantit !... Quand elle sentait qu'il allait lui falloir livrer bataille, Catherine aimait qu'il y eût du feu auprès d'elle.

Jean Van Eyck respecta son silence. Son œil d'artiste était d'ailleurs captivé par la longue et mince silhouette noire qui se détachait sur le fond rougeoyant. Le drap de la robe épousait les courbes de son corps avec une précision anatomique. Le fin profil paraissait ciselé d'or et les grands cils qui cachaient les prunelles violettes y mettaient une ombre émouvante. Et le peintre se dit, avec un frisson, que jamais cette femme n'avait été aussi belle ! La vie et la souffrance lui avaient ôté l'extrême fraîcheur de la première jeunesse, mais l'avaient laissée affinée. Sa beauté était devenue plus humaine et plus distante à la fois.

Elle avait la splendeur pure d'une créature céleste, pourtant l'attrait charnel qui s'en dégageait était presque insoutenable.

« Si le Duc la revoit, songea Van Eyck, il se traînera à ses pieds comme un esclave... ou alors il la tuera ! »

Mais il n'osa pas s'interroger sur ses propres sensations. Dans le marasme de ses pensées, une seule chose apparaissait en clair : le désir impérieux, forcené, de fixer encore une fois sur un tableau cette torturante beauté ! Il découvrait que sa dernière œuvre, le double portrait d'un jeune bourgeois nommé Arnolfini et de sa jeune femme, œuvre dont il était justement fier, lui semblait terne, maintenant, auprès du portrait qu'il pourrait faire de cette nouvelle Catherine. Et il était si bien perdu dans sa contemplation que la voix de la jeune femme le fit tressaillir.

– Jean, dit-elle doucement, pourquoi êtes-vous venu ?

Elle ne le regardait pas, mais devina tout de même la protestation qui allait jaillir.

– Non, ajouta-t-elle vivement, ne vous donnez pas la peine de mentir ! Je sais bien des choses ! Je sais qu'Ermengarde vous attendait et aussi que j'ai quelque chose à voir dans cette attente. Je veux savoir pourquoi.

Elle quitta sa pose contemplative, se détourna et lui fit face. Les grands yeux qui interrogeaient se posèrent sur lui. De nouveau, l'artiste se sentit trembler devant tant de grâce.

– Ce n'est pas moi, particulièrement, que dame Ermengarde attendait, Catherine, c'était un messager de Bourgogne. Le hasard veut que ce soit moi...

– Le hasard ? Pensez-vous que j'aie tout oublié des habitudes du duc Philippe ? Vous êtes son envoyé secret préféré... pas un quelconque messager ! Que venez-vous dire à la comtesse ?

– Rien !

– Rien ?

Van Eyck eut un sourire amusé et poursuivit :

Mais non, rien, ma belle amie ! Je n'ai rien à lui dire.

– Auriez-vous quelque chose à me dire... à moi ?

– Peut-être ! Mais je ne vous le dirai pas !

– Pourquoi ?

– Parce que l'heure n'est pas encore venue !

Comme les fins sourcils de la jeune femme se fronçaient, le peintre s'approcha d'elle et lui prit les mains.

Catherine ! J'ai toujours été votre ami... et j'aurais passionnément désiré être davantage ! Je vous jure sur mon honneur de gentilhomme que je suis toujours vôtre et que, pour rien au monde, je ne voudrais vous faire du mal. Ne pouvez-vous me faire confiance ?

Confiance ? Tout cela est si bizarre, si trouble ! Comment a-t-on su... en Bourgogne, que j'étais avec la dame de Châteauvillain ?

Est-ce l'astrologue du duc qui l'a lu dans les étoiles ?

Cette fois, le peintre se mit à rire.

Vous n'en croyez rien et vous avez raison ! C'est dame Ermengarde qui a fait tenir la nouvelle ! Un messager par elle envoyé...

Un cri de colère lui coupa la parole.

– Elle ! Elle a osé ?... Et elle se dit mon amie ?

Elle est votre amie, Catherine, mais elle n'est que votre amie...

pas celle de l'homme dont vous portez le nom. Voyez-vous, elle pense sincèrement, et elle a toujours pensé, que vous faisiez fausse route, que vous ne pourriez jamais trouver le bonheur dans la direction que vous avez choisie. Il semble, avouez-le, que le destin lui ait toujours donné raison...

Ce n'est pas à elle d'en juger ! Il y a quelque chose qu'elle n'arrivera jamais à comprendre : c'est l'amour que j'ai pour mon époux ! Je sais bien qu'à la cour du duc Philippe on décore du nom d'amour des sentiments très divers dans lesquels le désir tient la plus grande place.

Mais mon amour à moi n'est rien de semblable. Arnaud et moi ne formons qu'un seul être, une seule et même chair ! Je souffre de ses douleurs et si l'on me coupait en morceaux, chacun de ces morceaux proclamerait encore que j'aime Arnaud... Mais, ni Ermengarde ni le duc ne peuvent comprendre ce genre de sentiment !

– Croyez-vous ? Dame Ermengarde, c'est possible. Elle est uniquement maternelle et elle vous aime comme sa propre fille. Ce qui vous tourmente, c'est qu'elle porte au duc Philippe un sentiment analogue. Elle ne lui a jamais ménagé les critiques et les pires vérités, mais elle l'aime comme une mère, et son cœur est meurtri d'être désormais proscrite parce que son fils a pris les armes contre Philippe.

Elle a pensé lui faire plaisir en lui parlant de vous. Une manière comme une autre de lui prouver qu'elle lui garde une tendresse !...

Quant à lui...

Un mouvement de colère raidit Catherine. Levant bien haut sa tête blonde, elle coupa :

– Qui vous permet de croire que j'aie quelque envie d'en entendre parler ?

Van Eyck négligea l'interruption. Il détourna les yeux, s'éloigna de quelques pas et, sourdement :

– Votre fuite l'a déchiré, Catherine... et je sais qu'il en saigne encore ! Non, coupa-t-il à son tour, ne dites plus rien puisque je ne puis rien ajouter. Oubliez tout ce qui vous tourmente et ne pensez qu'à une chose : je ne suis que votre ami et c'est à ce titre que je vous suivrai demain. Ne voyez rien de plus ! Je vous souhaite une bonne nuit, belle Catherine !

Et, avant que la jeune femme ait pu esquisser un geste pour le retenir, il ouvrit la porte et disparut.

Depuis les remparts à demi démantelés de Saint-Jean Pied-de-Port, l'antique voie romaine grimpait sans arrêt, durant huit bons milles, jusqu'au col de Bentarté. Le chemin était étroit, difficile, rendu glissant par les fragments d'anciennes dalles qui l'émaillaient encore et sur lesquels le froid des hauteurs mettait de minces couches de glace.

Il était rude aussi et montait roidement à travers un paysage qui devenait de plus en plus aride, jusqu'à sembler se perdre dans le ciel même. Mais Catherine et ses compagnons, sur le conseil du viguier de Saint-Jean, l'avaient préféré à celui, pourtant plus facile, du Val Carlos, pour éviter d'avoir à livrer bataille. Un seigneur-pillard, Vivien d'Aigremont, tenait la route de la vallée avec ses bandes sauvages de Basques et de Navarrais. Certes, les soldats de Bourgogne qui escortaient la dame de Châteauvillain, joints à ceux qui protégeaient Jean Van Eyck, étaient vigoureux, bien armés et pouvaient assurer le passage des voyageurs sans trop de périls. Mais ce que l'on avait entendu dire de la brutalité aveugle et de la sauvagerie primitive des hommes de Vivien d'Aigremont en faisait des ennemis non négligeables, fort supérieurs en nombre de surcroît.

Mieux valait prendre la route d'en haut.

A mesure que l'on montait, le froid se faisait plus vif. Un vent aigre soufflait continuellement sur les contreforts des Pyrénées, chassant et ramenant, tour à tour, de longues écharpes de brouillard glacé qui cachaient parfois jusqu'aux plus proches rochers. Depuis le départ, à l'aube, personne ne parlait. Il fallait faire attention à l'endroit où l'on marchait car on avait dû mettre pied à terre et mener les chevaux par la bride, sous peine de chute. Et la longue file silencieuse qui s'étirait au flanc de la montagne, dans la lumière trouble et grise, avait l'air d'une théorie de fantômes. Même les armes, chargées d'humidité, étaient devenues ternes. Derrière elle, Catherine entendit maugréer Ermengarde qui avançait péniblement, soutenue par Gillette de Vauchelles et Margot la Déroule.

– Fichu temps et fichu pays ! Ne pouvions-nous prendre, comme l'empereur Charlemagne, la route d'en bas ? Les brigands me semblent moins redoutables que ce chemin tout juste bon pour les chèvres ! A mon âge, galoper dans les rochers comme une vieille bique ! Si cela a du sens !...

La jeune femme ne put s'empêcher de sourire. Se détournant à demi, elle lança :

– Allons, Ermengarde, ne grognez pas ! C'est vous qui l'avez voulu !

Elle n'avait pas soufflé mot à la vieille dame de sa conversation avec Van Eyck ! À quoi bon ? Ermengarde n'aurait pas compris que Catherine considérait son geste comme une manière de trahison. Elle avait cru, en toute bonne foi, agir pour le mieux et pour le plus grand bien de Catherine. Et, après tout, le peintre et sa solide escorte armée étaient une bonne adjonction à la petite troupe dans ces régions difficiles. Enfin, et quel que puisse être le mystérieux message que Van Eyck lui délivrerait « quand l'heure serait venue », Catherine savait bien qu'il ne pourrait avoir aucune puissance sur elle s'il tentait de la détourner de son but. Pourtant, les réticences et l'espèce de secret que Van Eyck gardait envers elle l'irritaient et piquaient sa curiosité.

Pourquoi ce déplacement presque officiel, ce rang d'ambassadeur, ces hommes d'armes, s'il s'agissait seulement d'un message ? Mais Catherine connaissait assez Jean pour savoir qu'il ne parlerait qu'à son heure. Le mieux était d'attendre... Et si, depuis le matin, elle marchait en silence, accablée d'une tristesse dont elle ne pouvait se défaire, si elle scrutait le vertigineux paysage, les abîmes entrevus par instants entre les sommets blancs, ce n'était pas à cause de lui, c'était parce qu'elle songeait à Gauthier... C'était là le décor de sa disparition, un décor à la mesure de ce géant qu'elle avait cru indestructible ! Mais quel homme de chair et de sang pouvait entrer en lutte contre des géants de pierre et de glace ? Jamais Catherine n'avait imaginé qu'il pût exister un pays semblable à celui-ci. Et elle réalisait, maintenant, que jusqu'à cette minute elle avait espéré contre l'évidence, contre l'impossible, que son fidèle serviteur était sorti vainqueur de ce dernier combat et qu'elle le retrouverait dans un lieu quelconque, miraculeusement préservé. Il lui avait fallu venir jusqu'ici pour comprendre qu'il n'y aurait pas de miracle !... Mais, tandis qu'elle peinait sur le difficile chemin, tirant son cheval après elle, Catherine ne songeait pas à ce qu'elle endurait. Il lui semblait, parfois, voir surgir de la brume la forme massive et rude du compagnon des heures cruelles, son sourire confiant et ses yeux gris qui pouvaient contenir toute la fureur aveugle des vieux dieux nordiques et toute la candeur d'un enfant. Alors, la gorge de Catherine se serrait à lui faire mal et elle devait fermer un instant ses yeux que les larmes noyaient. Et puis l'ombre du bon géant s'éloignait et s'en allait rejoindre, au fond du cœur déchiré de Catherine, la forme arrogante et douloureuse d'Arnaud. Les regrets, un instant, se firent si cruels que la jeune femme eut envie de se coucher là, sur les pierres glacées de ce chemin et d'attendre la mort... Seuls, l'orgueil et une volonté plus forte que son découragement la maintinrent debout, avançant encore et encore sans qu'aucun de ses compagnons pût deviner le drame qui se jouait en elle...

Quand on fut au col de Bentarté, le jour commençait à baisser. Le vent soufflait en rafales si violentes que les voyageurs n'avançaient guère que courbés. La montée était finie, mais il fallait suivre, maintenant, le chemin des crêtes longeant une suite de sommets déchiquetés... Le ciel était si bas que Catherine avait l'impression qu'en tendant la main elle pourrait le toucher. Derrière elle, quelqu'un dit :

– Par temps clair, on peut voir la mer et aussi les frontières des trois royaumes de France, de Castille et d'Aragon.

Mais cela n'intéressait pas la jeune femme en qui la fatigue commençait à se faire lourde. Il y avait là, dans ce lieu désert, des centaines de petites croix de bois grossier, plantées par les pèlerins qui l'avaient précédée et Catherine les regarda avec horreur : il lui semblait cheminer au milieu d'un cimetière ! La fatigue brouillait ses yeux. Ses pieds lui faisaient mal et tout son corps tremblait de froid. Il fallait que fût bien fort en elle l'espoir de revoir Arnaud pour endurer tant de souffrances.

Le reste du chemin, jusqu'au col, plus bas, d'Ibaneta puis jusqu'au refuge de Roncevaux fut, pour elle, un calvaire que la nuit vint encore aggraver. Quand, enfin, on fut en vue du célèbre moustier bâti, quelques siècles plus tôt, par l'évêque Sanche de la Rose et le roi Alphonse le Batailleur, la lune se leva, déversant une coulée de lumière froide sur le groupe de bâtiments aux toits très bas, aux murs épais et renforcés de vigoureux arcs-boutants, qui s'étalait au pied des contreforts du col d'Ibaneta. Une tour carrée dominait l'ensemble et la route traversait, sous une voûte, le vieux couvent. Le givre poudrait toutes choses, leur conférant une irréelle beauté, mais Catherine, parvenue aux limites de ses forces, y fut totalement insensible. Elle ne vit qu'une chose : sous la voûte, des lanternes s'agitaient, portées par des mains humaines, et ces lanternes signifiaient la vie, la chaleur...

Serrant les dents, elle fit un dernier effort pour arriver jusqu'à l'hospice, mais, une fois là, elle se laissa tomber sur un montoir à chevaux, incapable de faire un pas de plus. Il fallut que Van Eyck et Josse Rallard, enfin conscients de son épuisement, la portassent à l'intérieur, évanouie plus qu'à moitié. Il y avait longtemps que l'on n'entendait plus maugréer dame Ermengarde qu'il avait fallu hisser, comme un paquet, en travers de son cheval.

Assise sur la pierre de l'âtre immense, dans la salle des pèlerins, les jambes entourées d'une peau de chèvre et ses mains serrant une écuelle de soupe chaude, Catherine reprenait peu à peu des couleurs et commençait à s'intéresser au mouvement qui l'environnait. Il y avait beaucoup de monde sous les voûtes basses, noires de suie : pèlerins revenant de Galice, leurs manteaux cousus des coquilles emblématiques et leurs yeux pleins de la fierté de ceux qui ont accompli leurs vœux, muletiers que la nuit, avec le danger des loups et des ours, avait contraints de s'arrêter au refuge, paysans navarrais en tunique noire, souvent déchirée, montrant leurs jambes et leurs pieds vernis de crasse dans les lavarcas de cuir poilu qui laissaient leurs orteils à l'air, soldats de fortune aux cuirasses cabossées. Au milieu de cette foule que la fatigue faisait silencieuse, glissaient les robes noires des moines hospitaliers, marquées à l'endroit du cœur d'une croix rouge dont le sommet se recourbait en crosse, mais dont le pied s'effilait en épée, symbole de leur caractère à la fois religieux et militaire. Car bien souvent encore, les pères augustins de Roncevaux devaient tirer l'épée pour arracher aux bandits de la montagne leurs victimes.

Ils distribuaient à tous du pain et de la soupe, sans s'arrêter plus à l'élégant ambassadeur du Grand Duc d'Occident qu'au plus misérable Navarrais. Catherine songea que leurs visages rudes avaient l'air taillés dans le granit même de la montagne et ne ressemblaient guère aux figures rondes et bien nourries de bien des moines en pays de plaines... Assise auprès d'elle, Ermengarde ronflait, le dos appuyé au pilier de la cheminée. Les autres, recrus de fatigue, mangeaient ou dormaient déjà, à même le sol. Au loin, dans la montagne, on entendait hurler les loups...

Soudain, la porte s'ouvrit, apportant une rafale de vent froid. Deux religieux, la tête abritée sous un grand chapeau noir, enfoncés sur leurs camails, entrèrent portant une civière sur laquelle une forme humaine était étendue, enroulée dans une couverture. La porte claqua derrière eux. Quelques têtes se redressèrent à leur entrée mais retombèrent bientôt : un malade ou un blessé, voire un mort, était chose courante dans ces régions sans pitié. Les moines se frayèrent un chemin vers l'âtre.

– Il s'était égaré ! dit l'un d'eux au Prieur qui venait à leur rencontre. Nous l'avons trouvé près de la Brèche de Roland.

– Mort ?

– Non. Mais très faible ! Et en triste état ! Il a dû tomber sur des brigands qui l'ont dépouillé et malmené ! Grâce à Dieu, ils lui ont laissé la vie.

Tout en parlant, ils déposaient la civière devant la cheminée. Pour leur laisser plus de place, Catherine se serra contre Ermengarde, jetant un coup d'œil machinal au blessé tandis que les moines écartaient les couvertures. Mais, tout à coup, elle tressaillit, se leva brusquement et se pencha sur l'homme inconscient, scrutant les traits amaigris, passa une main sur ses yeux parce qu'elle croyait à une illusion due à la fatigue. Mais le doute n'était pas permis.

– Fortunat ! souffla-t-elle, la gorge soudain serrée. Fortunat !

Mon Dieu !

Un élan, plus fort que sa fatigue, la jeta sur la civière, vers ce revenant, première lueur d'espoir qui, depuis longtemps, brillait dans sa nuit. Cet homme savait où était Arnaud... et il allait peut-être mourir sans le lui avoir dit !

L'un des religieux la regarda avec curiosité.

– Vous connaissez cet homme, ma sœur ?

– Oui... oh, Seigneur ! Je ne puis encore en croire mes yeux ! Il était l'écuyer de mon époux... et je le retrouve ici, seul, malade...

Qu'est-il advenu de son maître ?

– Il vous faudra attendre un peu pour l'interroger. Nous allons d'abord lui donner un cordial, le ranimer, le réchauffer et lui donner à manger. Laissez-nous faire !

À regret, Catherine s'écarta et reprit sa place près de l'âtre. Jean Van Eyck, qui avait suivi la scène, s'approcha d'elle et prit l'une de ses mains. Elle était glacée... Le peintre sentit que la jeune femme tremblait.

– Avez-vous froid ?

Elle fit signe que non. D'ailleurs, ses yeux brillants, ses joues que l'excitation marquait de rouge prouvaient qu'elle ne mentait pas. Les nerfs tendus, elle ne pouvait détacher son regard de ce maigre corps immobile que les moines frictionnaient vigoureusement tandis que le Prieur approchait un petit flacon des lèvres blêmes.

– Qu'ils fassent vite, mon Dieu ! priait Catherine intérieurement.

Est-ce qu'ils ne voient pas qu'ils me font mourir ?

Mais l'énergique traitement administré à Fortunat commençait à produire son effet. Un peu de sang montait à ses joues couleur de cendre, ses lèvres s'agitaient et, bientôt, il ouvrit les yeux, les fixa clairement sur ceux qui le soignaient. Le Prieur lui sourit :

– Vous sentez-vous mieux ?

– Oui... ça va mieux ! Je reviens de loin, n'est-ce pas ?

– D'assez loin ! Les brigands vous ont attaqué, je pense, et laissé pour mort ?

Fortunat fit une affreuse grimace qui s'accentua quand il essaya de se redresser.

– Ces brutes ont tapé comme des sourds. J'ai cru que mes os éclataient... Oh ! je suis tout moulu !

– Cela passera vite. On va vous donner une bonne soupe et un onguent calmera vos douleurs...

Comme le Prieur se redressait, son regard croisa celui de Catherine. Elle crut y lire un signal et, incapable de maîtriser plus longtemps son impatience, s'avança. De nouveau, le Prieur se pencha vers Fortunat.

– Mon fils, il y a ici quelqu'un qui souhaite beaucoup vous parler.

– Qui donc ?

Et, tournant la tête, le Gascon la redressa légèrement. Soudain, il reconnut Catherine et, du coup, se releva sur un coude tandis que son visage maigre s'empourprait.

– Vous !... C'est vous ? Ce n'est pas possible ?

Un élan jeta la jeune femme à genoux auprès de la

civière.

– Fortunat ! Vous êtes vivant, Dieu en soit loué, mais où est messire Arnaud ?

Instinctivement, elle avait posé ses mains suppliantes sur le bras de F écuyer, mais, d'un mouvement brutal, il les rejeta tandis qu'une expression de joie diabolique déformait le maigre visage barbu du Gascon.

– Vous avez tellement envie de le savoir ? Qu'est– ce que ça peut vous faire ?

– Ce que... cela peut me faire ? Mais...

– Que vous importe messire Arnaud ? Vous l'avez trahi, abandonné. Que faites-vous ici ? Votre nouvel époux, le beau seigneur blond, a-t-il déjà assez de vous que vous en soyez réduite à courir les routes à la recherche d'aventures ? En ce cas, c'est bien fait pour vous !

Une double exclamation de colère passa au-dessus de la tête de Catherine qui, abasourdie, contemplait sans comprendre la figure déformée par la haine que le Gascon penchait vers elle. Le Prieur et Jean Van Eyck, également indignés, protestaient.

– Mon fils, vous vous oubliez ! Quel est ce langage ? s'écria l'un.

– Cet homme est devenu fou ! fit l'autre. Je vais lui rentrer ses insolences dans la gorge !

Se relevant d'un mouvement rapide, Catherine retint Jean qui, déjà, tirait sa dague de sa ceinture et repoussa doucement le Prieur.

– Laissez, dit-elle fermement. Ceci me regarde seule ! Ne vous en mêlez pas.

Mais le regard goguenard de Fortunat s'attachait au peintre blanc de colère.

– Encore un chevalier servant, je vois ! Votre nouvel amant, dame Catherine ?

– Trêve d'insolence ! fit-elle durement. Mon père, et vous messire Van Eyck, veuillez vous écarter. Je le répète, ceci me regarde seule !

La colère montait en elle, mais elle la maîtrisait au prix d'un violent effort de volonté. Autour d'elle, les pèlerins qui pouvaient comprendre le français s'attroupaient, mais le Prieur les écartait de son mieux. Elle revint vers la civière, dominant l'homme étendu de toute sa taille et, calmement, croisa les bras.

– Mais vous me haïssez, Fortunat ? Voilà qui est nouveau ?

– Croyez-vous ? fit-il avec un regard mauvais. Ce n'est pas une nouveauté pour moi ! Voilà des mois et des mois que je vous hais !

Depuis ce jour maudit où vous l'avez laissé partir avec le moine, lui, votre époux que vous prétendiez aimer!

– J'ai obéi à ses ordres ! Il le voulait ainsi !

– Si vous l'aviez aimé, vous l'auriez gardé de force ! Si vous l'aviez aimé, vous l'auriez emmené en quelque domaine écarté, vous l'auriez soigné, vous seriez morte de son mal...

– Encore que je ne vous reconnaisse pas le droit de juger ma conduite, Dieu m'est témoin que, libre d'agir à ma guise, je n'aurais rien souhaité de plus doux ! Mais j'avais un fils ! Et son père exigeait que je veille sur lui !

– Peut-être. Mais, dans ce cas, vous n'aviez que faire de courir à la cour ! Est-ce aussi pour obéir à votre époux que vous vous êtes consolée dans les bras du seigneur de Brézé, que vous l'avez envoyé briser le cœur de dame Isabelle... et celui de messire Arnaud, et qu'enfin vous l'avez épousé ?

C'est faux ! Je suis toujours la dame de Montsalvy et défends à quiconque d'en douter ! Messire de Brézé a pris ses désirs pour des réalités. Avez-vous autre chose à me reprocher ?

Sans que les deux adversaires y prissent garde, le ton de leurs-voix montait, prenait le rythme violent et l'éclat de la dispute. Le Prieur, voyant toutes les têtes tournées vers Catherine, voulut intervenir :

– Ma fille ! Peut-être préféreriez-vous vider ce débat dans le calme ! Je vais vous faire conduire dans la salle capitulaire, vous et cet homme...

Mais elle refusa d'un geste plein de fierté.

– Inutile, mon père ! Ce que j'ai à dire, le monde entier peut l'entendre car je n'ai rien à me reprocher ! Alors, Fortunat, reprit-elle, j'attends ! Qu'avez-vous encore à dire ?

Sourdement, mais avec une intraduisible expression de haine concentrée, F écuyer d'Arnaud lança :

– Tout ce qu'il a enduré à cause de vous ! Savez– vous seulement ce qu'a été son calvaire, depuis le jour où vous l'avez rejeté ? Ces jours sans espoir, ces nuits sans sommeil, avec l'abominable pensée qu'il était un mort vivant ! Moi, je le sais, parce que je l'aimais ! Toutes les semaines, j'allais le retrouver. Il était mon maître, le meilleur, le plus vaillant et le plus loyal des chevaliers !

– Qui dit le contraire ? Pensez-vous m'apprendre les vertus de l'homme que j'aime ?

– Que vous aimez ? ricana Fortunat. À d'autres ! Moi, je l'ai aimé, avec dévotion, avec respect, avec tout ce qu'il y a de meilleur en moi !

– Je ne l'aime pas ? Pourquoi suis-je ici, alors ? N'avez-vous pas compris que je le cherche ?

– Vous le cherchez ?

Brusquement, Fortunat s'interrompit. Il dévisagea Catherine avec une joie maligne et, soudain, il éclata de rire, un rire insultant, féroce, qui donna à la jeune femme, plus que les injures, la pleine mesure de la haine que lui portait le Gascon !

– Eh bien, cherchez, belle dame ! Il est perdu pour vous... perdu à tout jamais ! Vous entendez ! PERDU !...

Il avait crié le mot, comme s'il craignait que Catherine n'en eût pas senti toute la désespérante portée. Mais c'était inutile, Catherine avait compris. Elle avait même chancelé sous la brutalité du coup, trouvant cependant assez de force pour repousser la main de Jean qui se tendait pour la soutenir.

– II... est mort ! fit-elle d'une voix blanche.

Mais, de nouveau, Fortunat éclata de rire.

– Mort ? Jamais de la vie ! Mais heureux, débarrassé de vous, guéri...

– GUÉRI ? Mon Dieu ! Saint Jacques a fait un miracle !

À son tour, elle avait crié le mot, mais avec une ferveur éblouie que le Gascon se hâta de détruire. Il haussa les épaules irrévérencieusement, ce qui fit froncer les sourcils du Prieur.

– Il n'y a pas eu de miracle et, si je révère Monseigneur saint Jacques, je dois reconnaître qu'il n'a pas exaucé les prières de messire Arnaud. Pourquoi l'aurait-il fait, d'ailleurs ? Messire Arnaud n'était pas lépreux !

– Pas... lépreux ? balbutia Catherine. Mais...

– Mais vous vous êtes trompée, comme tout le monde d'ailleurs...

Cela, personne ne peut vous le reprocher. Quand nous avons quitté Compostelle, messire Arnaud se croyait encore lépreux. Il était affreusement déçu... désespéré... Il voulait mourir, mais il ne voulait pas mourir pour rien. « Les Maures tiennent toujours le royaume de Grenade et les chevaliers de Castille sont en lutte perpétuelle avec eux

», m'a-t-il dit. « C'est là que je vais aller ! Dieu, qui m'a refusé la guérison, m'accordera bien de mourir en combattant l'Infidèle ! »

Alors, nous sommes partis vers le sud. Nous avons franchi des montagnes, des terres arides, désertes... et nous sommes arrivés dans une ville qui s'appelle Tolède... C'est là que tout a changé !...

Il prit un temps, comme s'il cherchait à bien préciser un souvenir particulièrement agréable. Son sourire ravi porta au comble l'angoisse nerveuse de Catherine.

– Tout quoi ? demanda-t-elle sèchement. Allons ! Parle !

– Vous avez hâte de savoir, hein ? Pourtant, je vous jure que vous ne devriez pas être si pressée. Au fait... mais aussi j'ai hâte de vous voir vaincue. Alors, écoutez : quand nous sommes arrivés dans cette ville sur la colline, nous y avons trouvé le cortège d'un ambassadeur du roi de Grenade, envoyé auprès du roi Jean de Castille et qui s'en revenait vers son pays...

– Mon Dieu ! Mon époux est tombé entre les mains des Infidèles

! Et tu oses te réjouir ?

– Il y a manière et manière de tomber entre les mains de quelqu'un, remarqua Fortunat d'un air rusé. Celle qui est advenue à messire Arnaud n'a rien de très déplaisant...

Brusquement, le Gascon s'assit et, dardant sur Catherine un regard flamboyant, il articula avec l'accent du triomphe :

– L'ambassadeur était une femme, dame Catherine, une princesse, la propre sœur du roi de Grenade... et elle est plus belle que le jour !

Jamais mes yeux n'ont contemplé créature plus éblouissante ! Ceux de messire Arnaud non plus, d'ailleurs !

– Que veux-tu dire ? Explique-toi ! ordonna Catherine, la bouche soudain sèche.

– Vous ne comprenez pas ? Pourquoi donc messire Arnaud aurait-il refusé l'amour de la plus belle des princesses puisque sa propre femme l'avait abandonné pour un autre ? Il était libre, j'imagine, libre d'aimer d'autant plus que la reconnaissance se mêlait à l'admiration.

– La reconnaissance ?

Il a fallu trois jours au médecin maure de la princesse pour guérir messire Arnaud ! Il n'avait pas la lèpre, je vous l'ai dit, mais une autre maladie, très guérissable, dont j'ai oublié le nom barbare ! Il est vrai que cela ressemblait à ce terrible fléau... Mais maintenant, messire Arnaud est guéri, heureux... et vous l'avez perdu à tout jamais !

Il y eut un silence, terrible, profond, comme si tous ces gens dont la plupart ne la connaissaient pas cherchaient à entendre battre le cœur de Catherine... Celle-ci n'avait pas fait un geste, pas dit un mot... Elle écoutait, elle aussi, la souffrance, la jalousie faire lentement, sournoisement, leur chemin dans son âme... Elle avait l'impression de faire un horrible cauchemar dont elle ne parvenait pas à s'éveiller...

Une image se levait au fond de son cœur, une image intolérable : Arnaud entre les bras d'une autre femme !... Elle eut envie de crier tout à coup, de hurler pour soulager l'abominable morsure de la jalousie. Comme un animal sain qui découvre la maladie, elle était désarmée devant cette souffrance nouvelle. Elle fut tentée de fermer les yeux, mais l'orgueil la retint. Dardant sur le Gascon un regard fulgurant, elle gronda :


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