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L'assassin de lady Beltham (Убийца леди Бельтам)
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Текст книги "L'assassin de lady Beltham (Убийца леди Бельтам)"


Автор книги: Марсель Аллен


Соавторы: Пьер Сувестр
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Cependant la partie avait commencé, et Mario Isolino qui en assumait la direction, affectait désormais un air grave et solennel.

La joie régnait parmi les joueurs, car la tradition établie depuis plusieurs soirs déjà, se poursuivait :

– La banque perd, la banque perd encore, murmurait-on.

Or, tandis que s’épanouissaient les visages des pontes et que les sommes qu’ils avaient risquées étaient sans cesse rendues, considérablement augmentées, soudain, un coup de sifflet retentit.

D’un geste brusque, Mario Isolino s’élança sur la table de jeu, et, recouvrant de son corps souple et agile les monceaux d’or qui s’y trouvaient accumulés, il cria d’une voix angoissée :

– Sauve qui peut ! Voilà la police !

Au même instant, des rumeurs et des éclats de voix se percevaient dans l’escalier qui conduisait à la salle placée au premier étage. Mais, dans l’espace d’une seconde, le croupier avait fait disparaître l’argent étalé sur la table, puis des gens bien stylés, des serviteurs, au courant évidemment de ce qu’il fallait faire dans de semblables circonstances, éteignaient brusquement l’électricité. La salle aussitôt fut plongée dans l’obscurité absolue. D’une voix que trahissait l’angoisse et la terreur, Mario Isolino résolu à bien se tenir jusqu’au bout, déclara nettement :

– Ne bougez pas messieurs et mesdames, vous n’avez rien à craindre, et si d’aventure on se permet d’entrer ici, dans mes appartements, vous n’aurez qu’à faire connaître vos noms et domicile et dire que vous êtes de mes amis. Moi, je confirmerai vos déclarations.

Cependant, les recommandations de Mario Isolino semblaient ne faire qu’une médiocre impression sur le groupe d’inconnus qu’il se disposait à faire passer pour ses amis. Peut-être se trouvait-il, parmi eux, des gens qui ne tenaient pas outre mesure à révéler leur identité, et c’est pourquoi, malgré la recommandation de Mario Isolino invitant les uns et les autres à se tenir tranquilles, on perçut des bruits de course, de pas précipités, de fuites éperdues, voire même le tapage d’une vitre brisée, comme si quelqu’un au risque de se rompre le cou, s’était élancé à travers une fenêtre.

***

Vers onze heures du soir, Juve et M. Sibelle s’étaient rencontrés à la Préfecture de police, puis ils avaient pris un fiacre qui les avait descendus à l’entrée du parc Monceau. Ils avaient alors quitté leur véhicule. Les deux hommes s’acheminaient lentement dans la direction de la rue Fortuny. Au bout de quelques instants, Sibelle interrogea :

– Je suis fort heureux, mon cher Juve, de vous prêter mon appui ce soir, puisque vous estimez en avoir besoin. Mais je me demande à quoi je pourrai vous servir ?

– Vous le verrez bien, répliqua Juve qui ne paraissait guère soucieux de s’ouvrir à M. Sibelle.

Loin de répondre à ses questions il l’interrogeait :

– Vous êtes sûr, monsieur Sibelle, demanda-t-il, du lieu de rendez-vous qu’ont choisi et qu’ont adopté les gens dont je vous ai donné le signalement ?

Le chef de la brigade des jeux hocha la tête :

– Je connais leur repaire, fit-il. Ils y sont installés depuis douze jours, c’est dans ce petit hôtel de la rue Fortuny dont vous apercevez d’ici les toitures pointues. Je ne leur ai pas encore rendu visite, mais, les ayant expulsés d’une maison de la rue Legendre, j’ai eu connaissance, par mes inspecteurs spéciaux, de leur installation rue Fortuny, voici déjà trois ou quatre jours. Nous allons pouvoir opérer une descente et, s’il y a lieu pour vous, de procéder à des arrestations. Je vous prêterai main forte. Quant à moi, je me contenterai de la saisie des jeux et de la vente du mobilier que j’effectuerai dès demain sans difficulté, j’ai déjà l’acheteur.

Juve regarde son collègue avec un certain étonnement :

– Vos façons de procéder m’étonnent un peu, dit-il. Elles ont l’air d’être réglées à l’avance comme une scène de comédie. Avant d’avoir levé le rideau, vous connaissez l’intrigue et même le dénouement.

– C’est parfaitement exact et que voulez-vous y faire ? Les tenanciers des tripots clandestins et leur clientèle connaissent la loi aussi bien que nous, pour ne pas dire mieux. Lorsque nous avons saisi les espèces et reconnu que les personnes présentes justifient de leur identité, nous sommes obligés de relâcher tout le monde. L’hôtel est toujours loué à la journée, les meubles ne valent rien et, sitôt qu’on en ordonne la mise en vente, je me trouve en présence d’un acquéreur qui rachète le tout à un prix très suffisant. Inutile de vous dire, mon cher Juve, que cet acheteur n’est autre que le tenancier pincé la veille et que nous le retrouverons le lendemain au plus tard, avec le même mobilier, dans un établissement similaire [15].

– Je me rends compte, en effet, qu’il s’agit d’une simple comédie. Le seul intérêt des descentes de police du genre de celles que nous allons faire est de permettre, occasionnellement, la capture de quelque malfaiteur, si parfois il s’en trouve dans la clientèle de ces tripots.

– C’est rare, car, voyez-vous, les joueurs constituent un monde très fermé qui fait sa police lui-même et dans lequel se mêlent rarement des voleurs ou des bandits de droit commun. Je fais exception pour ce qui concerne les grecs [16], les tricheurs de toute espèce contre lesquels nous ne pouvons pas sévir.

Cependant les deux hommes étaient arrivés devant le petit hôtel de la rue Fortuny désigné par M. Sibelle. Tout paraissait y être fort calme. Par les fenêtres closes ne filtrait aucune lumière et il semblait au premier abord que dans cette maison aux allures bourgeoises on devait être profondément endormi.

À l’extrémité de la rue se profilaient quelques silhouettes de passants aux allures innocentes.

M. Sibelle murmura à l’oreille de Juve :

– Ce sont mes hommes qui veillent.

À la porte du petit hôtel, il sonna trois coups puis un quatrième qu’il prolongea. Il observa en souriant :

– Je connais le signal des habitués pour se faire ouvrir.

M. Sibelle ne se trompait pas. Quelques instants après la porte s’entrebâillait. Le visage glabre et méfiant d’un laquais se profila, mais cela ne dura qu’une seconde. L’homme avait entrevu M. Sibelle et, d’un geste brusque repoussé le battant de la porte. Le chef de la brigade des jeux, qui s’attendait évidemment à être reconnu, avait prévenu ce mouvement. Il avait engagé sa canne entre les deux battants. La porte ne pouvait plus se refermer. Cependant que, d’une poussée violente il faisait reculer le laquais et s’élançait à l’intérieur de la maison suivi de Juve, M. Sibelle donnait un coup de sifflet. Aussitôt, accourant vers l’hôtel, une série d’individus jusqu’alors dissimulés dans la rue Fortuny apparaissaient et venaient se mettre aux ordres du chef.

Le laquais n’avait pas essayé de résister et désormais immobile à l’entrée du couloir qui précédait l’escalier, il attendait, le visage impassible, sans proférer une parole. Toutefois, lui aussi avait sifflé et en l’entendant faire ce signal, M. Sibelle eut un geste de dépit.

– Nous sommes brûlés, grommela-t-il en se penchant vers Juve.

L’électricité à ce moment s’éteignait mais le chef de la brigade des jeux, suivi de ses hommes, bondit au premier étage.

– Lumière ! ordonna-t-il.

Un agent tirait de sa poche une petite lanterne électrique et M. Sibelle, au moment de pénétrer dans la salle, se contentait de tourner le commutateur pour éclairer à nouveau la pièce.

Juve ne put retenir un cri de stupéfaction.

– Par exemple, fit-il, c’est enfantin ! Pour s’assurer l’obscurité, ces gens se contentent d’éteindre sans couper les fils ?

– Parfaitement, répliqua M. Sibelle. Ils n’ont pas l’astuce de vos clients, monsieur Juve, et comme ils savent qu’ils ne redoutent pas grand-chose, leur seule préoccupation est de ne point faire de dégâts qui pourraient leur nuire auprès du propriétaire. Vous allez voir, poursuivit-il, comme les choses se passent gentiment.

La clientèle, en effet, était restée à peu près au complet dans la salle de jeu et M. Sibelle s’approcha des uns et des autres et, les dévisageant, interrogea au hasard, semblait-il, quelques-unes des personnes présentes, se contentant en réalité de prendre les noms et adresses des seules personnes qu’il ne connaissait pas.

Juve d’ailleurs était bien trop documenté sur les personnalités parisiennes pour ne point connaître, tout au moins de nom, celles qui se trouvaient là. Témoin simplement de ce qui se passait, n’ayant pas à intervenir au point de vue de l’infraction aux lois sur le jeu, il écoutait son collègue qui opérait avec délicatesse et désinvolture.

M. Sibelle avait noté sur son carnet les noms qu’il relevait, accompagnant chaque indication d’un petit commentaire.

Il s’approcha de la demi-mondaine Chonchon qui riait aux éclats :

– Un peu plus de tenue, je vous en prie, recommanda M. Sibelle, puis il ajoutait à mi-voix :

– Si tu continues de la sorte, ma fille, tu finiras sur la paille.

Mais la demi-mondaine sortait triomphalement de son réticule une liasse de billets de banque.

– Pensez-vous ! cria-t-elle étourdiment. On ramasse tout ce qu’on veut comme galette en ce moment.

Sa déclaration s’acheva dans un cri de colère :

– Ah nom d’un chien que je suis bête ! fit-elle.

En souriant, M. Sibelle approuva, mais, au préalable, il avait eu le temps de saisir d’un geste rapide les billets que lui avait imprudemment montrés Chonchon. Il les passait à l’un de ses hommes.

– Comptez et prenez note, ordonna-t-il.

Juve, cependant avait tressailli. Il se précipitait vers l’agent détenteur de la somme et il murmura :

– Encore nos billets ! Les billets de la Banque de France…

Cependant, malgré sa bonhomie, M. Sibelle, rien que par sa présence, faisait naître la gêne et l’angoisse dans l’assistance et ceux qui avaient défilé devant lui s’empressaient de déguerpir. On ne savait jamais, après tout, s’il ne prendrait pas fantaisie au chef de la Brigade des jeux d’envoyer tout le monde coucher au Dépôt, comme cela se faisait de temps en temps.

Mario Isolino, qui connaissait la procédure habituelle et n’avait pas pu dissimuler toute la recette, après avoir retourné ses poches et remis leur contenu au subordonné de M. Sibelle, s’approcha du chef et lui déclarait d’un ton plein d’assurance :

– Maintenant que vous n’avez plus besoin de mes services, monsieur le directeur de la Brigade des jeux, je m’en vais me retirer aussi.

Il s’éloignait déjà, mais Juve bondissait derrière lui, mettait la main sur son épaule.

– Non pas ! cria-t-il. Restez là, vous.

Mario Isolino se retourna, pâlit affreusement en considérant le visage courroucé du policier, mais, résolu à faire contre fortune bon cœur, il reprit avec aplomb :

– Tiens, par exemple ! Monsieur l’inspecteur Juve… ah si je m’attendais à vous revoir ! Quel plaisir de vous rencontrer !

– Tout le plaisir, rectifia Juve, est pour moi et non pour vous, Mario Isolino, car cela pourrait vous coûter cher d’être tombé sous ma patte.

Malgré son imperturbable audace, le visage de l’Italien se contracta.

– Mais je n’ai rien fait de mal, murmura-t-il, cependant que ses yeux inquiets regardaient de tout côté comme pour combiner une fuite quelconque.

Juve avait surpris cette intention.

– Inutile, de vouloir me brûler la politesse, Mario Isolino, déclara-t-il, et puisque vous faites le méchant, on va vous ficeler !

Le policier faisait un signe ; un agent s’approchait, passait le cabriolet [17] aux poignets de l’Italien qui poussait un cri de douleur :

– Ne serrez pas si fort ! hurlait-il. Vous allez me briser les os !

Cet acte d’autorité avait bouleversé les assistants encore fort nombreux dans la salle, et l’on se hâtait désormais de fournir à M. Sibelle tous les renseignements dont il avait besoin afin de pouvoir s’enfuir le plus vite possible. M. Sibelle, indulgent, du reste, laissait partir la plupart des habitués.

Le directeur de la Brigade des jeux, toutefois, paraissait ennuyé. Il se rapprocha de Juve et lui rapportant un entretien qu’il venait d’avoir avec un de ses hommes, déclara :

– Le plus bel échantillon de la bande nous a fait faux bon. C’est un gaillard cousu d’or, paraît-il, et qu’on connaît dans les tripots sous le prestigieux qualificatif de Prince. Il a dû s’en aller avec la forte somme, il n’a pas craint de sauter par cette fenêtre et de gagner par les toits les immeubles voisins. Mais je l’aurai bien un jour ou l’autre.

Juve paraissait ennuyé de cette déclaration :

– C’est très regrettable, fit-il.

Mais le policier ne perdait pas tout espoir et, cependant que M. Sibelle achevait d’opérer ses saisies, Juve se rapprocha de Mario Isolino qu’on maintenait sous bonne garde dans un angle de la pièce.

– Toi, déclara-t-il, en menaçant du doigt l’Italien, tu vas te mettre à table et courageusement il faut me vider ton sac, sans quoi je te fais boucler pendant six mois et reconduire à la frontière ensuite.

L’Italien poussa un gémissement.

– Mon Dieu, Monsieur Juve, que vous êtes cruel ! Je n’ai rien à me reprocher, bien au contraire, et je suis sûr que jamais vous ne voudriez faire de mal à une vieille connaissance comme moi. Souvenez-vous du temps où nous étions à Monaco. Je vous ai rendu bien des services. Je me comptais au nombre de vos amis !

– Voilà qui est flatteur pour moi, déclara Juve.

Toutefois, le policier poursuivit :

– Au nom de cette amitié que tu invoques, il faut me dire, Mario Isolino, ce que tu sais sur ton meilleur client, sur ce prince que tu voles depuis quelques jours et qui se laisse voler. D’où vient-il ? Quel est-il ?

Juve soudain s’arrêta de parler. Un spectacle nouveau retenait son attention et M. Sibelle, jusqu’alors fort calme, venait de tressaillir. La foule qui avait si rapidement déguerpi revenait dans la salle de jeu, presque aussi nombreuse que l’instant précédent. Les gens se bousculaient affolés, ils hurlaient :

– Au feu ! Au feu ! Tout brûle au rez-de-chaussée ! Sauvez-nous, nous sommes perdus !

Il n’y avait pas lieu de douter de cette étrange déclaration. Une âcre odeur de fumée montait du bas de la maison. Une épaisse fumée entrait dans la salle par la porte ouverte sur l’escalier, semblant repousser à l’intérieur de la pièce les joueurs qui n’avaient pas pu s’enfuir.

Le désordre était à son comble et, brusquement, une grande lueur accompagnée d’une faible détonation se produisit, à laquelle succéda l’obscurité complète, irrémédiable cette fois.

– Un court-circuit, grogna Juve. Désormais, ce serait inutile de tourner le commutateur pour rétablir la lumière.

Les policiers allaient et venaient, affairés au milieu de la salle. Ils avaient ouvert les fenêtres, repoussé les volets.

Les cris de l’intérieur se répercutaient au-dehors et quelques passants s’assemblaient au bout de la rue, s’approchaient peu à peu de l’hôtel qui commençait à brûler sérieusement.

On avait rassemblé les meubles, les chaises, les tables, on les jetait par la fenêtre dans l’espoir d’en faire un échafaudage qui permît de sortir de l’immeuble dont l’escalier était condamné par l’incendie.

Aidés par les agents restés à l’extérieur, ceux qui se trouvaient dans la maison parvenaient à descendre au moyen de cette installation de fortune, quelques femmes qui, par leurs cris et leurs gestes, semaient le plus grand désordre.

Soudain, le bruit caractéristique de la corne des pompiers retentit à quelque distance. On entendit un ronflement de moteur, une automobile lancée à grande allure tourna le coin de la rue et vint se ranger devant la maison.

– Sapristi, s’écria M. Sibelle qui se tenait près de la fenêtre avec Juve, ils ont fait joliment vite. Il y a trois minutes à peine que j’ai vu un de mes agents demeuré dans la rue faire fonctionner le signal d’incendie qui, heureusement, se trouve sur le trottoir en face.

Les pompiers accourus étaient en petit nombre. Néanmoins, ils se multipliaient, faisant de prodigieux efforts pour édifier leur installation compliquée, déployer leurs tuyaux, circonscrire le feu. Ils étaient commandés par un sergent qui, précautionneux à l’extrême, avait déjà recouvert son visage du nouveau masque destiné à le garantir contre l’asphyxie.

Ce sergent, toutefois, ne s’engageait pas dans les flammes, mais, au contraire, paraissait très préoccupé d’installer le raccord d’eau qui devait servir à alimenter la lance.

Il avait fallu que M. Sibelle appelât à plusieurs reprises pour que l’on songeât à installer l’échelle qui allait permettre de descendre, du premier étage dans la rue, les gens qui s’y trouvaient encore.

Contrairement à ce qui se passe d’ordinaire, non seulement l’organisation des pompiers paraissait très sommaire, mais encore les hommes eux-mêmes semblaient peu au courant de leur profession et, malgré leurs gestes et leur activité, ils ne parvenaient pas à circonscrire l’incendie qui semblait, au contraire, croître de plus belle.

L’émotion allait grandissant à l’intérieur de l’immeuble dont le plancher commençait à devenir brûlant au premier étage.

La jolie Américaine qui, jusqu’alors, avait voulu se montrer énergique, commençait à s’inquiéter.

– Monsieur, supplia-t-elle en s’adressant à M. Sibelle avec un léger tremblement dans la voix, faites-moi descendre, sauvez-moi, je vous en prie, je commence à suffoquer !

Elle ne continua pas, poussa un grand cri de douleur cependant qu’elle tombait à la renverse.

Un autre cri, mais un cri de surprise s’était, au même moment, échappé des lèvres de Juve. Il venait de comprendre ce qui s’était passé et pourquoi l’Américaine tombait à la renverse. C’était à la fois très simple et très extraordinaire.

En effet, une projection d’eau échappée de la lance maladroitement dirigée vers la fenêtre avait frappé à l’épaule la jeune Américaine. Ce qu’il y avait de plus curieux, c’est que cette eau s’enflammait soudain au contact des flammèches qui couraient sur le plancher. Une lueur vive en jaillit. Cette eau combustible, car il n’y avait pas à en douter, c’était bien le liquide qui brûlait, émettait une odeur facile à reconnaître.

Plus vif que la pensée, Juve se précipita sur la malheureuse qui menaçait d’être brûlée vive. Il arracha au passage un rideau de la fenêtre, roula dedans l’Américaine. Le policier, de la sorte, conjurait l’accident terrible ; Sarah Gordon allait en être quitte pour quelques brûlures insignifiantes.

Mais cependant qu’elle hurlait en proie à la terreur, Juve crispait le poing, il jura.

– Qu’est-ce que cela signifie ? Ce n’est pas de l’eau, c’est du pétrole !

Et soudain le policier comprit en un éclair :

– Cet incendie, cette arrivée des pompiers maladroits, cette aspersion de pétrole qui vient aviver l’incendie au lieu de l’éteindre tout cela ne peut être le fait du hasard ou d’une succession de fâcheuses circonstances, se disait-il. Il y a là les preuves d’une machination préméditée, d’une tentative audacieuse, extraordinaire, criminelle.

Juve bondit à la fenêtre. Enjambant la balustrade, il s’engagea sur l’échelle qui permettait de descendre sur le trottoir.

Au même instant quelqu’un la décrochait. Juve perdait l’équilibre, tombait sur la chaussée.

Le policier demeura un instant étourdi. Il se rendait compte de ce qui se passait, mais ne pouvait pas faire un mouvement. Peu à peu les forces lui revinrent. Il se redressa, tira son revolver et alors, coup sur coup, fit feu sur les pompiers alors que ceux-ci, à un signal donné, déguerpissaient à toute allure, abandonnant leur matériel, laissant s’accroître l’incendie qui prenait des proportions inquiétantes.

Cependant que ces mystérieux sauveteurs s’enfuyaient par une extrémité de la rue Fortuny, à l’autre bout surgissait une nouvelle équipe de pompiers.

Et dès lors, ceux-ci, abasourdis de voir sur les lieux du sinistre les vestiges d’une tentative de sauvetage et d’une pompe automobile abandonnée dont ils ne comprenaient pas l’origine, organisaient bien vite leurs secours, circonscrivaient le feu, dressaient des échelles. En moins de trois minutes il ne restait plus personne à l’intérieur de l’hôtel de la rue Fortuny.

Juve cependant, demeuré à l’écart, grognait, en proie à une colère folle :

– Nous avons été roulés. C’est un peu raide tout de même ! Comment songer que Fantômas aurait eu l’audace de procéder de la sorte ? Car il semble bien que ce soit du Fantômas. Les premiers pompiers qui nous ont si généreusement aspergés de pétrole sont des gens de sa bande. Parbleu, il n’y a aucun doute à cet égard, les individus qui ont eu l’audace de faire les coups de l’autobus et de la Banque de France sont fort capables d’avoir incendié la maison dans laquelle ils savaient que se trouvait, indépendamment de moi, des gens dont ils redoutent peut-être les bavardages et les aveux.

Juve poursuivait, monologuait avec nervosité :

– Fantômas lui-même était là, j’en suis sûr maintenant ! Le sergent ou soi-disant tel, dont le visage était dissimulé derrière le masque respiratoire, c’était encore lui assurément ! Oui, concluait Juve, lui, toujours lui… Je ne m’étais pas trompé en supposant qu’il se trouvait dans ce lieu. Il m’échappe, mais je le tiens tout de même. Jouons serré.

Tandis que Juve réfléchissait, quelqu’un lui toucha légèrement le bras. Il se retourna, reconnut miss Gordon, la jeune Américaine qu’il venait de sauver d’une mort affreuse :

– Qu’est-ce que c’est encore que celle-là ? se demandait Juve, et ne dois-je point bénir le hasard qui, après m’avoir, ce matin, renseigné sur cette femme, me la fait rencontrer ce soir ?

Sarah Gordon, cependant, entraînait Juve. Elle était toute tremblante.

– Venez, venez, dit-elle, je vous en prie ! Monsieur, vous avez l’air d’un galant homme, accompagnez-moi jusqu’à mon domicile, j’ai peur d’aller seule dans les rues de Paris !

Juve, en silence, obéissait. Rue de Prony, il arrêta une voiture, y fit monter la blonde Américaine. Celle-ci insista :

– Venez avec moi, je vous en prie !

Puis, elle souffla l’adresse, Juve dit au cocher :

– Allez au Gigantic Hôtel, place de la Concorde.

Le policier s’applaudissait de la tournure que prenaient les événements.

– Si elle se moque de moi, pensait-il, elle le paiera cher. Si elle ignore ma qualité, tant mieux : elle parlera !

Cependant, le fiacre roulait à une bonne allure, et Juve, installé à côté de sa compagne, perplexe, ne prononçait pas un mot. Celle-ci interrogea :

– À qui ai-je l’honneur de parler ? Et qui dois-je remercier de sa bienveillance ? Oui, je comprends, vous êtes gêné de donner votre nom parce que vous avez peur d’être poursuivi par la justice à cause du tripot ?

– C’est cela même, dit-il.

– J’ai tout de suite deviné, poursuivit l’Américaine. Vous êtes un gentleman joueur.

Après un silence, elle continua :

– C’est comme moi ! J’aime le jeu, le théâtre, la danse, les plaisirs de toute sorte et l’on peut bien publier mon nom dans les journaux cela m’est fort égal. Je ne connais personne à Paris suffisamment pour que cela me gêne et si, d’ailleurs, on s’attaquait à ma réputation, je suis assez riche pour prier les journaux, les obliger même à se taire. Vous n’êtes sans doute pas dans les mêmes conditions ?

– Pas tout à fait, fit Juve que l’attitude de cette jolie personne intriguait de plus en plus.

Sarah Gordon, reprit :

– Je suis venue en France pour m’amuser, me distraire, et j’ai déjà fait connaissance de bien des personnes très gentilles et très gaies. Le prince Malvertin, puis Duteil, qui sera mon avocat lorsque j’aurai un procès, et bien d’autres… Lorsque vous m’aurez dit votre nom je vous inviterai à mes fêtes. Vous verrez comme elles sont amusantes. Je donne précisément un grand bal dans trois jours au Gigantic Hôtel. J’ai invité tout Paris, une agence m’a fourni la liste des gens du monde les plus à la mode. Dès que vous vous serez présenté à moi, je vous inscrirai.

– Merci vivement, fit Juve qui ne se pressait pas, cependant, de donner à l’Américaine une identité quelconque, même fausse.

Il était perplexe sur la sincérité de la jeune femme et il lui aurait été fort pénible de se rendre ridicule en disant : « Je m’appelle Durand, Duval ou Dubois », alors qu’en son for intérieur, l’Américaine aurait peut-être conclu :

– Ce monsieur se donne bien du mal pour me dissimuler qu’il n’est autre que Juve, le célèbre inspecteur de la Sûreté.

Le fiacre, cependant, arrivait devant le Gigantic Hôtel. Juve qui, tout le temps du trajet, avait laissé parler son interlocutrice, ne s’était pas encore nommé.

Celle-ci n’en conçut aucune amertume.

Esquissant un gracieux sourire, elle tendit sa main gantée à Juve et, cependant qu’elle s’engouffrait sous le hall vitré du Gigantic Hôtel, elle proféra gracieusement :

– Encore merci, monsieur l’Inconnu, et à bientôt, j’espère ! Vous serez quand même le bienvenu à mon bal, dans trois jours.

Cependant, Juve, après avoir réglé le fiacre, s’en alla lentement à pied sur les trottoirs déserts de la place de la Concorde.

– Quelle bizarre personne, murmura-t-il. Se moque-t-elle de moi ou est-elle simplement folle ?

12 – LE BAL DE SARAH GORDON

Écroulé sur un canapé, en proie à de terribles convulsions, Jérôme Fandor se tordait littéralement, secoué par un fou rire inextinguible. Il balbutiait au milieu de ses hoquets :

– Non ! De ma vie, je n’ai jamais tant ri ! Ah, ça n’est pas ordinaire. Qui jamais aurait pu penser ? Véritablement, c’est inimaginable. Feu Bossu lui-même, qui donna naissance au proverbe, n’a certainement jamais ri comme je ris aujourd’hui.

Le jeune homme avait encore des soubresauts qui le remuaient des pieds à la tête. Il continua en pouffant :

– C’est à croire que si je continue, je m’en vais suffoquer, mourir, tout au moins avoir ma tête rentrée dans mes épaules et ma colonne vertébrale mise en arc de cercle. C’est certain, à force de rire, je vais devenir bossu moi-même  [18].

Et, en fait, le jeune homme présentait des symptômes véritablement extraordinaires. Il était devenu écarlate, son menton semblait devoir s’enfoncer dans sa poitrine, cependant que le col de son habit remontait au-dessus de sa nuque.

Un homme demeurait en face de lui, silencieux, immobile et grave. C’était Juve.

Le célèbre policier, depuis quelques instants, regardait le journaliste, et les deux amis, qui avaient été mêlés à tant d’évènements tragiques dans l’existence aventureuse qu’ils menaient, présentaient là un spectacle curieux : celui d’un homme écroulé sur un canapé en proie au plus effroyable fou rire, et celui d’un autre homme debout devant lui le surveillant d’un air à la fois perplexe et ennuyé.

Juve parla enfin :

– Eh bien quoi, c’est ridicule, Fandor ! Tu as une tenue invraisemblable. Après tout, ce que je t’ai dit n’est pas extraordinaire, pas si extraordinaire du moins que tu veux bien le laisser supposer. Je suis capable de tenir ce rôle.

Fandor, énergiquement, protesta du geste, puis ayant enfin repris haleine :

– Tout ce que vous voudrez, Juve, je crois en vous comme je crois en Dieu, mais ça non, jamais, vous ne me ferez pas avaler pareille chose. Danseur, vous ? vous, Juve, vous, aller danser ? Vous avez aujourd’hui un carnet de bal et vous avez marqué là-dessus que vous étiez retenu pour une valse ?

Juve, énigmatiquement, interrompit pour dire :

– Oui, la quinzième.

Et cela déterminait une nouvelle crise de rire chez Fandor.

– C’est à en crever ! gémit-il.

Juve fronça les sourcils d’un air vexé :

– Si c’est pour te fiche de moi que tu es venu ce soir, je me garderai bien, à l’avenir, mon cher Fandor, de te faire inviter dans le monde.

– Pardonnez-moi, Juve, je vous en prie, ça n’est pas de ma faute. Lorsqu’on fait des coups semblables, on a le tact de prévenir ses amis.

Si Juve était vexé de l’attitude moqueuse de son inséparable compagnon, il y avait de quoi aussi pour Fandor être mis en gaieté. Car, si invraisemblable que fût la chose, elle n’en était pas moins exacte. Juve et Fandor étaient au bal et le policier, à la manière d’un homme du monde qui accomplit un sacerdoce ou simplement cherche à se marier, s’était procuré un carnet de bal sur lequel il avait gravement inscrit les danses qu’il avait sollicitées et obtenues.

À part la quinzième valse en face du numéro de laquelle il avait marqué un nom, le carnet restait complètement vide.

Il était environ une heure du matin. Le policier et le journaliste se trouvaient au Gigantic Hôteldont les salons somptueux avaient été retenus par cette jeune et bizarre Américaine arrivée à Paris depuis quelques semaines à peine, et qui prétendait y mener la grande vie, l’existence mondaine, élégante et fastueuse, convaincue qu’il fallait, pour cela, simplement dépenser quelques piles de dollars.

À la vérité, Sarah Gordon avait bien fait les choses et la jeune fille, pour donner plus d’éclat à son bal, et aussi pour recevoir les nombreux invités qu’elle avait sollicités par une sorte de circulaire adressée au Tout-Paris, avait retenu entièrement le rez-de-chaussée du superbe établissement dans lequel elle habitait place de la Concorde. Il y avait là une foule nombreuse, cosmopolite, terriblement mêlée sans doute, mais ayant bonne apparence. Le buffet était somptueusement servi et, d’ailleurs, on s’y écrasait consciencieusement. Dans la grande salle des fêtes, les amateurs de danse s’en donnaient à cœur joie aux sons d’un orchestre de tziganes d’une vingtaine de musiciens. Des domestiques, dûment stylés, disposaient dans chaque salon, à l’issue de chaque danse, un numéro de carton qui annonçait aux intéressés la danse prochaine.

Juve et Fandor s’étaient installés dans une petite pièce épargnée par la foule et toute proche du jardin d’hiver. C’était là que Fandor avait eu son fou rire au moment où Juve lui faisait connaître son projet extraordinaire.

Fandor soudain, poussa un cri.

– La quinzième valse ! Juve, elle est annoncée ! Ne perdez pas une minute, votre danseuse pourrait se fâcher de vous voir manquer d’empressement auprès d’elle.

À part soi, Fandor disait :

– Voilà le moment où mon excellent ami va flancher et trouver un prétexte pour esquiver la corvée.

Mais le journaliste se trompait. Aux premières paroles de Fandor, Juve avait brusquement tourné les talons avec une précision et une netteté toute militaire. Et le policier, écartant la foule nombreuse qui obstruait l’entrée du grand salon, s’y engagea avec l’allure d’un homme qui a juré d’accomplir son devoir jusqu’au bout.


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