Текст книги "L'assassin de lady Beltham (Убийца леди Бельтам)"
Автор книги: Марсель Аллен
Соавторы: Пьер Сувестр
Жанр:
Иронические детективы
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– Un instant, fit le commissaire qui, se tournant vers Nalorgne, demanda : c’est la voleuse ?
– Oui, monsieur le commissaire, déclara l’ancien prêtre en poussant devant lui la gamine qui chancelait d’émotion.
– L’a-t-on fouillée ? demanda le magistrat.
La gamine protesta en pleurant :
– Il m’a bousculée m’sieu… Y m’a frappée comme une brute, mais il n’a rien trouvé sur moi. Cependant, je regrette ce que j’ai fait.
D’un geste brusque la gamine fouilla son corsage et en tira le porte-monnaie qu’elle avait audacieusement dérobé quelques instants auparavant.
– Voilà votre galette, fit-elle en s’adressant à sa victime. Comptez voir. Il n’y manque rien.
La comtesse de Blangy eut un regard apitoyé pour la voleuse :
– Pauvre petite, murmura-t-elle. Les mauvais exemples sans doute…
Mais elle avait hâte de s’en aller. Le magistrat toutefois ne lui rendait pas son argent :
– Il est indispensable, fit-il, que je garde provisoirement votre bourse à titre de pièce à conviction. Toutefois, madame, vous pouvez vous retirer. Vous serez certainement convoquée par le juge d’instruction.
Une demi-heure plus tard le magistrat avait terminé l’interrogatoire de la gamine. Elle avait dit s’appeler Rose Coutureau, exercer la profession d’artiste au Théâtre Ornanoet vivre avec son père qui remplissait les fonctions d’habilleur et de gardien d’accessoires à ce même établissement. Cette révélation avait déterminé d’ailleurs une explosion de larmes :
– Quand il va me retrouver, avait hurlé la petite, sûr qu’il me tuera !
Mais le magistrat sévèrement, bien qu’avec ironie, avait répondu :
– N’ayez aucune crainte, nous sommes là pour vous protéger contre lui, et d’ailleurs, vous n’allez pas le revoir tout de suite monsieur votre père, car je vous envoie coucher au Dépôt.
En dépit des lamentations de la malheureuse, le commissaire la confiait aux agents de police qui la ramenaient dans le petit local dont elle avait été extraite pour venir répondre au magistrat et où elle allait rester désormais jusqu’au prochain passage du « panier à salade ».
Toutefois, un brigadier, brave homme, ému par cette douleur intense, avait chuchoté à l’oreille de la prisonnière :
– Ne vous faites donc pas tant de bile. Si c’est la première fois que ça vous arrive, vous aurez la loi Bérenger [20].
***
Dans les coulisses du Théâtre Ornano, le père Coutureau faisait un tapage du diable, encore que sur les murs fussent apposées d’énormes affiches recommandant le silence :
– Quelle taule, nom de Dieu, jurait-il, c’est pas un métier que je fais ici ! Les forçats de la Nouvelle [21] ont moins de turbin que moi.
Il brandissait à la main une poignée de sabre.
– Que voulez-vous que j’en foute ? grommelait-il. Un sabre sans fourreau et sans lame ! Allez donc équiper avec ça, une troupe de militaires ?
Le père Coutureau s’introduisit dans une sorte de réduit obscur qu’on intitulait pompeusement : « Magasin d’accessoires ». Il bouscula l’amas d’objets qui s’y trouvaient entassés dans le plus grand désordre et finit par découvrir une latte de bois. Il parut consolé :
– Voilà qui fera l’affaire, dit-il.
Et, avec un bout de ficelle, il attacha la poignée de sabre à cette lame improvisée. Puis il prit un chapeau, un ancien bicorne de garçon de banque, et s’efforça d’y fixer quelques plumes, provenant sans doute d’une volaille à bas prix.
– Avec ça, dit-il, j’aurai encore l’air de quelque chose.
Le père Coutureau se regarda dans une glace et parut satisfait : habilleur, accessoiriste, il était encore second régisseur et même figurant au Théâtre Ornano. Il portait à ce moment-là, une sorte d’uniforme qui pouvait passer pour une tenue de général. Il sortit de la régie, appela autour de lui :
– Venez vous autres. On va lever dans quelques instants ! Attention au défilé !
Quatre individus, vêtus en soldats coloniaux, dont l’uniforme consistait simplement en casques de métal que l’on avait recouverts de toile blanche, s’approchèrent, écoutant les instructions du chef :
– Vous entrez côté cour, vous sortez côté jardin, déclarait-il, l’un derrière l’autre, en marchant au pas, puis sitôt fait, vous passez derrière la toile de fond pour revenir côté cour et recommencer. Vous pensez bien qu’il faut défiler plusieurs fois, les affiches annoncent une armée de cent cinquante hommes. Or, moi compris, nous sommes sept. Bien entendu, faudra changer vos attitudes, et au besoin vos costumes.
– Mais, fit remarquer un figurant, nous n’en avons pas de rechange.
– Qu’est-ce que cela fait ? Changez tout au moins de casque entre vous. Cela vous fera des physionomies différentes, les uns auront un casque trop petit, les autres un casque trop grand, ça sera très bien. Quoi ? qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qu’on me veut ?
Le concierge du théâtre, qui venait d’arriver, tirait le père Coutureau par le bras.
– Dis donc, fit-il, il y a comme ça deux types qui demandent à te parler.
– Penses-tu que j’ai le temps en ce moment ? Dis qu’ils repassent !
– Paraît que c’est urgent poursuivit le concierge, c’est rapport à ta môme.
– Qu’est-ce qu’ils peuvent bien me vouloir ? Si c’est rapport à Rose, ils n’ont qu’à s’adresser à elle, directement, elle doit être en train de se fringuer, puisqu’elle est du premier tableau. Dis-leur la quatrième loge dans l’escalier de droite.
– Rose n’est pas là, fit le concierge, et les types veulent te voir personnellement.
– Alors, qu’ils montent !
Décidément, le père Coutureau était un personnage auquel il fallait obéir. Le concierge descendait, rendit sa réponse aux deux individus qui attendaient.
Le Théâtre Ornanoétait un établissement peu ordinaire. Construit à la fourche de la rue Clignancourt, tout au sommet de la Butte Montmartre, il avait pour clientèle habituelle, non seulement la petite bourgeoisie du quartier, mais encore les apaches et les rôdeurs du boulevard Barbès et de la Chapelle. C’était un théâtre où l’on était en famille. Dans la salle, tous les soirs, se faisait une grande consommation d’oranges. On s’interpellait aussi du parterre à la scène, et réciproquement. Il arrivait souvent que des spectateurs ou des spectatrices qui avaient trop dépensé d’argent pour venir voir le drame ou la comédie, se faisaient sans difficulté embaucher comme figurants ou petits rôles. De telle sorte que c’était un perpétuel va-et-vient de l’extérieur à l’intérieur des coulisses. La clientèle, comme la troupe était toujours la même. On se connaissait de part et d’autre de la rampe. Cela créait une atmosphère cordiale, une véritable intimité.
Les deux hommes qui étaient venus demander le père Coutureau n’étaient autres que Narlogne et Pérouzin. Depuis leur sensationnelle capture, les inénarrables inspecteurs de la Sûreté étaient gonflés d’importance et pleins de joie. Ils ne manquaient pas de courage, et tous deux avaient juré de justifier la réputation de « types épatants » qu’ils s’étaient octroyée. Oui, ils ne ménageraient pas leurs peines, et feraient, au sujet de ce vol abominable qu’ils avaient découvert, une enquête minutieuse et serrée.
Pérouzin avait suggéré à Nalorgne :
– Va falloir être très malins pour faire causer le père de la petite, et lui annoncer la chose en douce. Tirons-lui d’abord les vers du nez, on ne sait jamais. Quoi qu’en ait dit la gamine qui paraît redouter plus que tout la colère de son papa, cet homme est peut-être un malfaiteur, le complice de sa fille.
– Bien parlé, approuva Nalorgne. Dans toute affaire de ce genre, il faut avoir énormément de circonspection.
Le concierge les faisait monter par un étroit escalier dans lequel ils trébuchaient, puis les deux inspecteurs débouchèrent dans ce que l’on appelait au Théâtre Ornano« les coulisses », c’est-à-dire dans le local le plus exigu et le plus innommable qu’il fût possible d’imaginer. Du premier coup, Pérouzin, en surgissant sur le plateau, remarquait qu’il y avait tout autour de lui un tas de petites femmes fortement maquillées et qui jacassaient avec animation, tout en regardant les nouveaux venus, en se poussant du coude, et en étouffant des rires narquois. On entendit même quelques appréciations peu flatteuses :
– Oh ben, il en a une binette ! Non, mais regarde-moi ça !
Pérouzin essaya de plastronner, mais il était gêné par ces paires de grands yeux moqueurs qui se fixaient sur lui. Quant à Nalorgne, il soufflait bruyamment, surpris par cette odeur caractéristique des coulisses de théâtres populaires, qui sentent à la fois l’humidité, la parfumerie à bon marché, la transpiration et l’évier sale.
Soudain, un individu vêtu en général nègre se rapprocha des deux inspecteurs de police :
– C’est moi, le père Coutureau, dit-il. Qu’est-ce que vous me voulez ? Grouillez-vous de causer, je n’ai pas le temps.
– C’est au sujet de votre fille, Rose Coutureau.
Nalorgne s’interrompit pour graduer ses effets, agir avec délicatesse. Il reprit enfin :
– Elle ne viendra pas au théâtre ce soir.
– Ah, s’écria le père Coutureau, et pourquoi nom de Dieu ?
– Parce que, déclara Pérouzin, elle vient d’être arrêtée en flagrant délit de vol.
Le père Coutureau devint écarlate. Il agita fébrilement son sabre de bois, regarda les deux inspecteurs avec stupéfaction :
– Ah nom de nom !
Il se retourna :
– Attention, vous autres, au défilé ! ordonna-t-il aux six figurants affublés de casques. Puis, regardant les inspecteurs :
– Ah nom de nom de nom, la salope !
Il avala sa salive, fit un effort pour articuler des mots qui ne sortaient point de sa gorge contractée, puis posant la main sur l’épaule de Pérouzin, il déclara familièrement :
– Eh bien, ça devait arriver ! La sacrée gamine tourne mal, depuis quelque temps. C’est pas étonnant d’ailleurs. À force de se galvauder comme elle le fait et de se mêler au monde des fripouilles, c’était obligatoire. Quand on fréquente le monde, on ramasse la frotte [22], c’est-y pas vrai ? Mais au fait, qu’est-ce que vous en savez, vous autres ?
– Nous sommes inspecteurs de la Sûreté.
Et Pérouzin triomphalement, ajouta :
– C’est nous qui, l’ayant surprise en flagrant délit, qui l’avons mise en état d’arrestation.
– Ouais, ça vous va bien à vous, et vous en avez bien l’air. Ah, saloperie !
Pérouzin demeurait interdit. À qui s’adressait cette dernière insulte ? Le père Coutureau qualifiait-il de « saloperie », sa fille la voleuse, ou l’inspecteur de la Sûreté qui l’avait arrêtée, mise hors d’état de nuire, au nom de la société ?
Pérouzin se sentait tout ému à l’idée qui lui venait soudainement à l’esprit, à savoir qu’en effet, il incarnait en personne la défense et la protection de cette organisation de l’humanité, immense, formidable, que l’on appelle la société.
Cependant on avait entendu les deux inspecteurs décliner leurs qualités. La foule des artistes et des figurants s’étaient assemblée autour d’eux. On déplorait tout bas l’aventure. On plaignait cette pauvre petite Rose Coutureau. Mais soudain, le père Coutureau reprit la parole. Il appréhenda un individu qui venait de se glisser entre deux portants :
– Canaille de Beaumôme, cria-t-il, c’est toi la cause de tout cela !
Se dandinant, l’individu qui jetait un mauvais regard sur son interpellateur, se rapprocha :
– Qu’est-ce qu’on me veut ? Qu’est-ce que j’ai fait encore ? demande-t-il.
Le père Coutureau, qui, malgré la compréhensible émotion, n’oubliait pas la tradition et se souvenait qu’il était aussi un artiste, eut un geste solennel pour désigner aux inspecteurs de la police l’individu qu’il venait d’interpeller. Il tendait le jarret, il bombait le torse, et étendait le bras dans la direction du nouvel arrivant :
– Voilà la cause des malheurs de Rose ! déclara-t-il. C’est monsieur, un propre à rien, un rien du tout qui l’a débauchée, alors vous comprenez, la petite, voyant qu’elle était remarquée, a sans doute voulu faire la coquette, se payer des choses de luxe. Comme elle n’a pas les moyens, et que ce n’est pas monsieur qui la fait vivre, elle a volé pour être belle. Ah, misérable !
Dès lors, le père Coutureau se prit la tête dans les mains et sanglota bruyamment en secouant les épaules comme on fait au théâtre.
Cependant, du lointain, naissait une rumeur sourde d’abord, qui se précisait de plus en plus. Le père Coutureau reprit ses esprits :
– On s’impatiente dans la salle, fit-il. Le fait est que nous avons dix minutes de retard.
D’un geste autoritaire, il fit signe à l’amant de sa fille :
– Au rideau Beaumôme, au rideau ! Je frappe les trois coups, et on va lever.
– Pardon monsieur, interrompit Nalorgne, mais je voudrais avoir un instant d’entretien avec vous.
– Tout à l’heure ! clama le régisseur. Vous pouvez bien attendre, vous voyez bien que je suis occupé.
Dès lors, tout à son métier, le père de la voleuse se multiplia, oubliant ses soucis personnels pour ne songer qu’à l’art, dont il allait assurer, une fois encore, la manifestation solennelle.
Quelqu’un dans le groupe des artistes s’enquit auprès de Pérouzin du sort que l’on allait réserver à l’infortunée petite Rose. C’était un jeune homme élégant, bien vêtu, et dont l’apparence distinguée contrastait au milieu de ce groupe d’artistes, braves gens sans doute, mais n’appartenant évidemment pas à ce que la profession compte de plus huppé.
C’était Dick, l’ami, l’amoureux peut-être de la riche Américaine du Gigantic Hôtel, miss Sarah Gordon. C’était lui dont, quelques soirs auparavant, Juve avait été surpris d’apprendre qu’il appartenait à ce modeste théâtre de quartier, alors qu’il était premier prix du Conservatoire.
– Qu’en a-t-on fait ? demandait Dick, auquel Pérouzin répondit :
– Elle est au Dépôt, et non pas jusqu’à demain matin comme cela se passe d’ordinaire, mais pour quarante-huit heures encore, parce que, comme vous le savez, il y a deux jours de fête, nous sommes samedi soir, le juge ne l’interrogera que mardi.
– Ne pourrait-on pas, suggéra l’artiste, désintéresser la personne volée et obtenir la mise en liberté de la petite ?
Pérouzin hésitait à répondre, ne sachant trop que dire. Autour de lui, les artistes prenaient cela pour un acquiescement et spontanés, généreux, comme ils le sont tous, fouillaient leurs poches, proposaient d’organiser une collecte, de rembourser intégralement la dame volée, afin que l’on mette tout de suite la pauvre Rose en liberté. Mais Nalorgne expliquait :
– Il n’y a rien à faire tant que la plaignante n’aura pas signé son désistement.
– Quelle est cette plaignante ? demanda Dick.
– La comtesse de Blangy.
***
Cependant, l’assistance houleuse de la salle s’était calmée. On venait de frapper les trois coups. Le rideau se leva. Il y avait foule ce samedi soir, et si le public au parterre était relativement tranquille, on faisait grand tapage dans les galeries.
Évidemment, la police aurait pu faire avec profit une descente au Théâtre Ornano, dans les loges de face, à vingt sous la place. Il y avait là des gaillards qui, certes, auraient eu beaucoup de choses à raconter au juge d’instruction. Par exemple : Œil-de-Bœuf et Bec-de-Gaz ; Adèle, l’ancienne bonne, trônait au premier rang d’une loge, cependant que Bébé, placé à côté d’elle, lui faisait des agaceries. Adèle, toute fière, déclarait :
– Voilà le rideau qui se lève. C’est Beaumôme. C’est mon amant qui le fait marcher.
On s’esclaffa :
– Ah véritablement, ce Beaumôme était un type pas ordinaire, qui savait tous les métiers.
– Le fait est, reconnut Adèle, qu’il est rudement costaud, mon homme !
– Ton homme, crâneuse, tu te figures donc qu’il est à toi toute seule ? demanda Œil-de-Bœuf, sournois.
– Sais-tu pas, poursuivit Bébé, que s’il est au théâtre maintenant, c’est uniquement parce qu’il couche avec la fille du père Coutureau ?
– Répète-le voir ! fit Adèle, serrant le poing, l’œil étincelant.
Prudemment, Œil-de-Bœuf battit en retraite :
– Moi, j’en sais rien, j’ai pas la preuve, mais c’est ce que tout le monde dit.
– Ah la garce ! grogna-t-elle. Eh bien, comment que je vais l’arranger, cette petite Rose, lorsqu’elle va paraître en scène tout à l’heure.
Elle se tourna vers Bébé :
– Tu vas voir, fit-elle, si je sais ce que c’est que de faire du potin.
– Faut pas te gêner, ma fille, bien au contraire. Tant plus qu’il y a du bruit, tant plus on rigole. Tiens, justement, voilà Dick qui est en scène, la Rose Coutureau va entrer dans un instant, la voilà qui vient, regarde.
Dans la loge, on s’apprêtait à rire. Adèle avait placé devant elle le sac d’oranges, elle allait en bombarder la jeune artiste sitôt son apparition sur la scène. Elle leva le bras. Mais Bec-de-Gaz d’un geste brusque, arrêta son mouvement :
– Rien à faire, suggéra-t-il, tiens-toi tranquille, Adèle. Tu vois donc pas que c’est une autre qui tient le rôle ? Rose Coutureau est doublée.
Adèle interdite, considéra un instant la nouvelle venue, reconnut que ce que disait Bec-de-Gaz était exact.
– Elle est doublée, c’est vrai fit-elle, mais pourquoi ?
Il y eut un silence, nul ne le savait encore.
14 – HORS DU DÉPÔT
– Ah nom de nom, nom de nom !
– Tais-toi.
– Nom de Dieu.
– Tais-toi, te dis-je, et rentre dans ta cambuse.
L’individu qui venait de recevoir cet ordre précis recula machinalement et rentra à reculons, trébuchant dans des meubles, dans ce que son interlocuteur venait d’appeler « sa cambuse ».
C’était un petit logement modeste, et plutôt mal rangé qu’éclairait simplement une lampe fumeuse.
Le personnage, toutefois, qui venait de proférer ces ordres comminatoires, s’avançait lentement, serrant de près son interlocuteur qui, les yeux hagards, les mains tremblantes, continuait à murmurer :
– Nom de Dieu de nom de Dieu, qu’est-ce que c’est ?
Le premier personnage, autoritairement, reprit :
– Tu n’es qu’un dégoûtant ! Un père indigne, infâme et sans cœur. N’as-tu pas honte de n’avoir pas été plus ému, plus ennuyé lorsqu’on est venu t’apprendre le malheur survenu à ta fille ? Coutureau, je ne t’imaginais pas comme ça.
Ces reproches, en effet, s’adressaient au vieil habilleur-régisseur au Théâtre Ornano.
Le père Coutureau, après la représentation, était d’abord allé chez le marchand de vin où, suivant l’usage, il avait fait de copieuses libations, puis il était rentré à son domicile, un humble et modeste sixième, rue Ramey. Seul dans son logement, il avait entrepris de se dévêtir et de se coucher lorsqu’un coup violent avait été frappé à sa porte. Légèrement ivre et malgré tout très troublé par l’aventure inattendue de sa fille, le père Coutureau était allé ouvrir et alors, depuis l’instant où il s’était trouvé en présence du personnage qui insistait pour pénétrer chez lui, il était demeuré complètement abasourdi, incapable de préciser sa pensée, de formuler une seule parole, si ce n’est des jurons.
L’étonnement inquiet de Coutureau était fort compréhensible et le père de la petite Rose pouvait se demander sérieusement s’il ne rêvait pas, si les vapeurs de l’ivresse ne lui faisaient pas croire qu’il vivait un véritable cauchemar.
Devant lui, en effet, venait d’apparaître la silhouette extraordinaire et terrifiante d’un homme vêtu de noir des pieds à la tête, drapé dans un grand manteau aux plis amples et dont le visage était dissimulé sous une épaisse cagoule, percée simplement de trois trous, deux à la hauteur des yeux, le troisième au niveau de la bouche.
Certes, le père Coutureau n’était pas un poltron, et il avait l’habitude de fréquenter dans son quartier des gens de toute sorte. Il savait l’existence des bandits, des voleurs, voire même des assassins, mais jamais il ne se serait attendu à se trouver face à face avec un être aux allures et à la silhouette aussi surprenantes, aussi inquiétantes aussi. Le terrifiant personnage, en effet, pouvait, par son attitude, effrayer Coutureau. Il venait de l’apostropher durement et lui intimait des ordres avec une telle netteté que le père Coutureau sentait qu’il fallait obéir :
– Rentre dans ta cambuse et vite ! répéta le personnage masqué.
Le vieil habilleur, en tremblant, obéissait et bégayait enfin le nom terrible et sinistre :
– Fantômas !
Il n’y avait aucun doute à cet égard, en effet. C’était Fantômas qui se trouvait là, Fantômas en cagoule, le Roi du Crime dissimulé dans son ample costume noir, sous les plis duquel brillait sinistrement l’acier d’un revolver. Et cependant le père Coutureau, qui n’avait jamais vu le bandit, éprouvait, en entendant sa voix, comme une impression de déjà entendu, de personnage, d’être avec lequel il se serait déjà trouvé en rapport, souvent même. Cependant c’était impossible, jamais Coutureau n’avait vu Fantômas.
Le vieil habilleur avait reculé au fond de la pièce, et désormais collé au mur, ne pouvant pas aller plus loin, il attendait en chancelant que le Maître de l’Effroi voulût bien s’expliquer.
Le sinistre bandit semblait en proie à une violente colère, qui paraissait suscitée par l’attitude plus ou moins indifférente qu’avait eue le père Coutureau au théâtre, lorsque les inspecteurs de police étaient venus lui annoncer l’arrestation de sa fille et le motif qui l’avait déterminée.
– N’as-tu pas honte, poursuivait Fantômas, de ta façon d’être et ne trouves-tu pas indigne de la part d’un père de rester ainsi inerte, impassible, lorsqu’il sait que sa fille est en prison ?
– Mais ça n’est pas ma faute ! Je ne puis rien y faire.
Son interlocuteur, frappant un grand coup de poing sur la table, interrompit :
– C’est ta faute, hurla-t-il, car les enfants sont ce qu’en font les parents. Tu n’avais qu’à l’élever autrement.
Si inattendue que cette morale fût dans la bouche du tortionnaire, le père Coutureau, légèrement ivre, ne se sentit pas moins très ému à cette déclaration. Il se mit à pleurer doucement, silencieusement, n’osant formuler une réponse, ne cherchant point d’excuse à sa conduite, dont il comprenait d’ailleurs mal toute l’horreur précisée par Fantômas.
Celui-ci, cependant, paraissait s’humaniser en voyant les larmes qui coulaient des yeux du vieil habilleur. Et d’une voix plus douce il interrogea :
– En somme, tu l’aimes, cette petite ?
– Mais oui, bien sûr.
– Serais-tu capable de te dévouer pour elle, de la cacher, d’éviter que la police ne la retrouve, si d’aventure elle était libre ?
– Ah, pour ça, je le ferais certainement. On a beau savoir son enfant coupable, un cœur de père trouve toujours des trésors d’indulgence pour son enfant.
Le vieil habilleur avait prononcé cette dernière phrase d’un ton théâtral et convaincu. Cette période était « bien venue », elle appartenait d’ailleurs au texte d’une pièce qu’on avait jouée récemment au Théâtre Ornano, et dont la teneur avait frappé le père Coutureau au point qu’il s’en était souvenu.
Il lui sembla qu’à ces mots, Fantômas avait ricané derrière sa cagoule. Coutureau eut peur d’avoir employé une phrase trop déclamatoire, ou d’avoir donné l’illusion qu’il ne pensait guère ce qu’il disait : mais sans doute Fantômas ne remarquait point, pour le critiquer, le ton grandiloquent du vieil habilleur, car d’une voix tout à fait aimable cette fois, il affirma, posant sa main gantée de noir sur l’épaule du vieil homme :
– Je te la rendrai, ta fille.
– Rose va revenir ! s’écria le père Coutureau, à la fois satisfait à l’idée qu’il allait revoir sa fille et inquiet aussi en songeant que la réapparition de la jeune voleuse, que Fantômas allait sans doute arracher à la police, allait déterminer bien des complications.
– Quand reviendra-t-elle ? demanda-t-il cependant.
Après un instant de silence, Fantômas répliqua :
– Nous sommes dimanche soir. Demain lundi, peut-être mardi en tout cas, ta fille sortira du dépôt.
Le père Coutureau répétait machinalement ces renseignements, peu certain de savoir s’il fallait s’en réjouir ou s’en attrister, lorsque tout d’un coup il se retrouva seul dans son petit logement.
Fantômas avait disparu. La tragique silhouette d’ombre s’était évanouie dans l’obscurité.
Et lorsque le père Coutureau se fut enfin couché vers deux heures du matin, et qu’il se mit à dormir, des rêves le hantaient, des cauchemars le faisaient sursauter dans son lit.
Avait-il réellement vu Fantômas ? Ou bien cette scène extraordinaire qui s’était déroulée dans son logement était-elle née simplement de sa demi-ivresse, mêlée à l’assoupissement du sommeil ?
***
Ce même soir, au cabaret du père Korn, rue de la Charbonnière, la clientèle habituelle jouait au Zanzibar [23]. Ils étaient là une vingtaine d’apaches et de filles aux visages blafards, aux yeux mauvais. On était entassé autour d’une table, quelques-uns assis sur des chaises, des autres debout se pressant pour suivre les péripéties du jeu et les trébuchements des dés roulant sur la table poisseuse, dont le bois mal verni, saturé, exhalait une odeur fade d’alcool et de sirop.
Souteneurs et pierreuses étaient là, considérant attentivement la partie, l’œil allumé, la lèvre hargneuse. Si d’aventure, la chance favorisait certains aux dépens de leurs adversaires, c’étaient des murmures, des imprécations, puis aussi des cris de triomphe lorsque le hasard modifiait l’ordre des vainqueurs.
En gens honnêtes et qui ne se font pas crédit, on se payait, par gros sous, les différences déterminées par le jeu.
Dans le cabaret du père Korn, on était si occupé par cette intéressante partie que nul ne fit attention à l’entrée dans le louche établissement, vers une heure du matin, d’un jeune homme aux manières élégantes et distinguées, à l’œil vif et qui semblait porter une chevelure et une barbe aux apparences peu naturelles.
C’était assurément quelqu’un de grimé, de hâtivement et de grossièrement grimé.
Le jeune homme, toutefois, fendant doucement la foule, dans laquelle il entra presque inaperçu, toucha du doigt l’épaule d’un robuste colosse d’une quarantaine d’années qui n’était autre que le Bedeau, le sinistre complice du redoutable Fantômas.
Le Bedeau se retourna, tressaillit comme il tressaillait toujours lorsqu’on le surprenait.
Le jeune homme inconnu, toutefois, s’était penché vers lui et commençait à voix basse :
– C’est bien toi le Bedeau, n’est-ce pas ?
– Non, fit énergiquement l’apache, le Bedeau, connais pas. Sais pas ce que tu veux dire.
C’était là une déclaration prudente, et personne dans l’assistance ne songeait à la contredire. Dans la pègre, on savait, en effet, par expérience, qu’il est de la plus enfantine sagesse de dissimuler par principe son identité, lorsque d’aventure quelqu’un que l’on ne connaît pas vous aborde.
Le jeune homme toutefois ne paraissait pas étonné de cette réponse. Toujours à voix basse, il continua :
– C’est bien. Peu importe d’ailleurs. L’essentiel c’est que tu lui dises, au Bedeau, qu’on l’attend tout à l’heure, à deux heures et demie précises, lui, Bec-de-Gaz, Œil-de-Bœuf et aussi la grande Berthe.
Le Bedeau, qui n’avait pas levé les yeux, et continuait à jouer machinalement avec le cornet de dés, répliqua d’une voix sourde :
– Je connais pas tous ces gens-là. Je sais pas ce que tu veux dire…
Mais imperturbablement, son interlocuteur poursuivait :
– Le rendez-vous sera dans le parc des Buttes-Chaumont. Au pied du kiosque. Au bout du pont. Deux heures et demie. Et surtout que personne ne soit en retard.
Le Bedeau esquissa encore une protestation :
– Faut croire que tu es soûl comme une bourrique, déclara-t-il sans conviction, je ne connais pas ces gens-là et je n’irai pas. Non, je ne marche pas.
L’inconnu cependant s’apprêtait à partir, et il précisa :
– Tu viendras. Vous viendrez tous.
Puis, imperceptiblement, frôlant presque de ses lèvres la grande oreille plate du Bedeau, il expliqua :
– C’est l’ordre de Fantômas.
***
À deux heures vingt du matin, par la rue Botzaris, rue déserte, sinueuse et sinistre qui longe le parc des Buttes-Chaumont, une troupe d’individus s’acheminait lentement, avec précaution. Il y avait là trois hommes et une femme, et c’était le Bedeau, Bec-de-Gaz, Œil-de-Bœuf, ainsi que la grande Berthe.
Cette femme, qui accompagnait les apaches, était une pierreuse déjà sur le retour, que la débauche et la laideur avaient rendue célèbre dans les quartiers de la Chapelle.
Après que le Bedeau eut assuré que ni lui, ni ses compagnons ne viendraient au rendez-vous que Fantômas leur faisait assigner par ce jeune homme inconnu, les apaches, sitôt le départ de ce dernier, s’étaient regardés interloqués puis, sans s’en rendre compte, avaient négligé la partie de Zanzibar pour s’entretenir mystérieusement entre eux.
En l’espace de cinq minutes, tous étaient d’accord et, n’ayant plus rien à se dire, ils sortaient tête basse du cabaret du père Korn et s’acheminaient dans la direction du rendez-vous que leur donnait le Maître de l’Effroi.
Fantômas était décidément toujours le puissant d’entre les puissants, il n’avait qu’un geste, qu’un signe à faire, on lui obéissait.
Dans le silence de la nuit, une voix s’éleva :
– Enjambe la balustrade, ma fille !
C’était le Bedeau qui signalait à la grande Berthe la petite grille qui séparait de la rue le commencement du parc des Buttes-Chaumont. La pierreuse obéit sans mot dire ; aidée par Œil-de-Bœuf et Bec-de-Gaz, elle s’introduisit dans le jardin public, désert à cette heure nocturne. Les trois compagnons la suivirent, et les quatre individus, avec précaution, évitant de faire du bruit, redoutant d’être surpris par quelque garde, longèrent les massifs, se dissimulant sous les arbres, évitant de marcher au milieu des allées, afin de n’être point vus.
Au bout de quelques instants ils parvenaient au pied du kiosque où le jeune homme inconnu leur avait dit que Fantômas viendrait les rejoindre. Ils attendirent là, un quart d’heure, vingt minutes.
– Personne, grommela le Bedeau. Sûr que ce gigolo s’a foutu de nous.
Bec-de-Gaz et Œil-de-Bœuf hochèrent la tête sentencieusement. L’un d’eux murmura d’une voix menaçante :
– Si jamais, il retombe sous nos pattes, qu’est-ce qu’on lui passe à ce morveux à la manque pour s’être offert notre figure !
Mais il s’arrêta soudain de parler. Un bruit léger de feuilles sèches craquant sous des pas venait de retentir dans la broussaille, et d’un massif surgit une silhouette noire. Les apaches se redressèrent, comme mus par un ressort : c’était Fantômas.
– Ça va patron ? interrogea le Bedeau d’un ton qu’il s’efforçait de rendre aimable.
Mais Fantômas ne lui répondit point. Très bas, d’une voix enrouée, à peine perceptible, le Maître du Crime prit la parole :