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Том 6. С того берега. Долг прежде всего
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Текст книги "Том 6. С того берега. Долг прежде всего"


Автор книги: Александр Герцен



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Но, скажут, в опьянении борьбы, крови, опасности человек сходит с ума… – хоть это и не извиняет ничего, тем не менее и этой защиты нет. Больше месяца прошло после победы, пора уходиться, – нет, то же преследование, холодное, злое, беспощадное. Процесс, в котором сорок тысяч виноватых, десять тысяч колодников, – процесс инквизиторский, секретный, беззаконный.

В первые дни янычары Национальной гвардии тащили расстреливать Луи Блана за мечту об организации работ, а Ла-гранжа за баррикады 24 февраля! При крике «Vive la République!» Точно то же делает теперь следственная комиссия – она во имя республики хочет уничтожить Барбеса, даже Временное правительство.

Какая шекспировская ирония у истории… Бесстыдные жрецы, кующие в цепи людей, оскорбивших, как они говорят, великую революцию, республику – эти люди, купленные претендентами. Какой разврат, какое паденье в этом двоедушии! Они шаг за шагом уничтожают во имя республики все, провозглашенное республикой, все, составляющее жизнь и возможность этой общественной формы.

Февральская республика вооружила народ – реакция обезоружила его. Ружье в руках у блузника – преступление в глазах буржуази. Свободные граждане французские не могут собираться на улице – буржуази издала закон об attroupements[133]133
  сборищах (франц.). – Ред.


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, они не могут собираться и в комнате, она закрыла клубы; нет свободы книгопечатания, нет личной свободы – радикальные писатели бежали – Торе, Кабе скрылись – Ж. Санд хотели тащить в тюрьму. Одиннадцать журналов запретили. – Рабство, ярмо неслыханное после Наполеона. Оппозиция молчит. Complicité du silence![134]134
  Заговор молчания (франц.). – Ред.


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Народ ходит унылый, удивленный, испуганный – будто это не тот народ, который жил до июньских дней. – Буржуази домашним советом обезоруживает тех людей, принадлежащих Национальной гвардии, которые известны радикализмом. – Прибавлю одно. Несколько граждан, которые принесли свои ружья в легионы, говоря, что они их отдают, ибо не имеют силы стрелять в французов, – были брошены в тюрьму; убийство сделалось святой обязанностью. Кто не отмочил себе руки в плебейской крови, становился подозрителен для мещанина.

Один мужественный плач, одно великое негодование, одно мрачное проклятие и раздалось этим каннибалам из уст Ламенне. – Старика будут судить.

Им не уйти от его проклятия. – Да, не уйти и тем слабым, жалким, которые хотели скорлупу республики без ее зерна, которые осмелились на всех перекрестках солгать, солгать страшными словами:

Liberté, Egalité, Fraternité[135]135
  Свобода, Равенство, Братство (франц.). – Ред.


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Это огненные слова Даниила, это смертный приговор – без апелляции, без помилования.

Казнь будет – кровь, кровь, кровь польется страшная. Ну, что же выйдет из этой крови? – Смерть, распадение старому миру… Это будет торжество притесненных, праздник мести… анархия – оргия крови… ну, а дальше – я не знаю. Идея социалистов не созрела столько же, сколько идея мещан сгнила. У них больше предчувствия, нежели знания; больше пониманья современного зла, нежели будущего блага… на таких носящихся (schwebende) идеях не удаются революции, но истребление удается – будет такая Жакри, такая Варфоломеевская ночь, перед которой ужасы июньских дней покажутся отеческим исправлением, детской игрой, и в этом море крови, огня, бешенства, гнева, мести – погибнет гниющий, разрушающийся мир, – и это прекрасно – Vive la mort…

– Да здравствует хаос, экстерминация!..

– Vive la mort!..

И да наступит будущее.

Париж, 27 июля 1848

Donoso Cortès, marquis De Valdegamas, et Julien, Empereur Romain*

Ils ont des yeux, les conservateurs, et ils ne voient pas; plus sceptiques encore que ne le fut Saint Thomas, ils touchent la plaie et ne croient pas à sa profondeur.

«Voilà, – disent-ils, – les progrès de la gangrène sociale; voilà l'esprit de négation qui souffle la destruction, voilà le démon de la révolution qui ébranle les derniers soutiens du vénérable édifice politique; c'est clair, notre monde court à sa perte, entraînant avec lui la civilisation, les institutions; il a déjà un pied dans la tombe…» Et ils ajoutent: «Doublez la force des gouvernements, ramenez les hommes aux croyances qu'ils n'ont plus, appuyez l'autorité sur les armées permanentes, il y va du salut d'un monde entier!»

Sauver un monde par des réminiscences, par des mesures coercitives? – Quelle démence! Ou le sauve par une bonne nouvelle, et non par une religion réchauffée, on le sauve par un verbe qui porte en germe un nouveau monde, et non par la restauration d'un ordre de choses vieillies. – Chrétiens, vous le savez!.

Est-ce obstination de la part des conservateurs, ou manque d'intelligence; est-ce la peur d'un avenir sombre qui trouble leur entendement, parce qu'ils ne voient que ce qui succombe, parce qu'ils ne s'attachent qu'au passé et ne s'appuient que sur des ruines, prêtes à s'écrouler? C'est aussi le résultat de la confusion complète des idées, à laquelle nous sommes parvenus à force de révolutions incomplètes et de restaurations aveugles, à force d'inconséquences, de replâtrages, cette confusion nous rend extrêmement difficile à saisir toute notion claire, simple, naturelle.

Cette confusion préexiste pour nous comme un héritage; nous la trouvons établie dans notre âme au nom de l'autorité. Le réveil des facultés intellectuelles, la fonction logique est paralysée, déviée de sa route. Le rapport naturel de l'homme à l'extérieur est troublé. L'éducation rend les hommes fous avant qu'ils aient eu le temps d'avoir de l'esprit.

Au moins, dans le passé il y avait plus d'unité; une folie épidémique n'était presque pas remarquée; tout le monde était dans l'erreur, mais tout le monde était d'accord sur les généralités. A présent, figurez-vous ce chaos qui obscurcit la pensée de la génération contemporaine. Préjugés du monde romain; préjugés du moyen-âge; préjugés de l'Evangile; préjugés des encyclopédistes; le catholicisme et l'économie politique, Voltaire et Loyola, l'idéalisme dans les théories et le matérialisme dans la vie, une moralité abstraite, rhétorique dans la bouche et une conduite qui n'a rien de commun avec elle.

Cette masse hétérogène s'établit dans notre esprit sans contrôle, sans coordination quelconque, ni analyse. Une fois arrivés à l'âge mûr, nous sommes trop occupés, trop paresseux et trop lâches pour citer un à un tous ces dogmes devant le tribunal de la critique et c'est ainsi que nous ne parvenons presque jamais à la clarté lucide du réalisme.

Cette confusion n'existe nulle part à un tel degré qu'en France. Les Français, ne vous en scandalisez pas, privés en général d'une éducation philosophique, comprennent avec une grande sagacité les résultats, mais ils les saisissent d'une manière abstraite, et ces résultats restent isolés, manquant d'ensemble, de méthode. De là vient nécessairement le vague de toutes les idées, des contradictions à chaque pas.

On est forcé, en France, de répéter les vérités les plus élémentaires, de revenir sur des principes qui n'étaient pas nouveaux du temps d'un Bacon ou d'un Spinoza. Il n'y a rien d'acquis chez vous, comme par exemple en Allemagne, sous le point de vue scientifique, en Angleterre sous le point de vue du droit. De là cette légèreté de changement dont nous sommes les continuels témoins. Une génération de révolutionnaires devient absolutiste. Après trois révolutions on en est encore à la question de la censure, de la prison préventive, de la transportation sans jugement, parce qu'il n'y a rien de gagné définitivement. Cette confusion s'est produite dans la science même par l'éclectisme de M. Cousin, qui lui a donné une organisation systématique.

Cette confusion règne dans tous les camps, chez les démocrates comme chez les absolutistes, à plus forte raison chez les modérés qui ne savent ce qu'ils veulent, ni ce qu'ils ne veulent pas[136]136
  Je ne connais qu'un seul écrivain français qui s'est émancipé des influences traditionnelles, qui a le courage d'une conséquence logique à toute épreuve et qui ne recule devant aucune vérité, qui s'impose comme déduction, – c'est Proudhon.


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Permettez-moi de vous citer un exemple récent de ce vague dans les idées de nos adversaires; je me propose, pour une autre fois, de prendre mon exemple au sein de la famille.

Les journaux royalistes et ultramontains ont cité avec enthousiasme un discours de M. Donoso Cortès. C'est un discours très remarquable sous beaucoup de rapports. L'orateur a profondément apprécié la terrible position de l'Europe actuelle, qui est à la veille d'un cataclysme inévitable, fatal. Le tableau qu'il en fait est palpitant de vérité. Il représente l'Europe désorganisée, impuissante, entraînée à sa perte, mourant de faiblesse, et le monde slave se ruant sur le monde germano-romain, pour se promener l'arme au bras par toute l'Europe.

Il dit: «Ne croyez pas que les catastrophes finissent là; les races slaves ne sont pas aux peuples de l'Occident ce que les races allemandes étaient au peuple romain. Non, les races slaves sont, depuis longtemps, en contact avec la civilisation… La Russie, placée au milieu de l'Europe conquise et prosternée à ses pieds, absorbera par tous les pores le poison qu'elle a bu et qui la tue. La Russie ne tardera pas à tomber en putréfaction. J'ignore le remède universel que Dieu tiendra prêt pour cette universelle pourriture».

Eh bien! En attendant cette panacée divine, savez-vous ce que propose cet homme qui a tracé ces paroles de Daniel?

Nous sommes honteux de le dire, il pense sauver le monde en faisant l'Angleterre catholique et en laissant le soin du salut continental aux armées permanentes et à l'autorité monarchique. Il veut détourner le terrible avenir en allant vers un passé qui n'existe presque plus.

Nous ne croyons pas à la pathologie du marquis de Valdegamas. Ou le danger n'est pas si grand, ou le remède est trop faible. – L'autorité royale est bien restaurée, ses armées permanentes ont le dessus, l'église triomphe, M. Thiers lui-même est devenu très catholique, la réaction ne laisse rien à désirer, – et pourtant le salut ne vient pas. – Est-ce parce que l'Angleterre persiste dans le schisme?

On accuse tous les jours les socialistes de n'être fort que dans la critique, dans la constatation du mal, dans la négation. Et vous-mêmes, messieurs les antisocialistes?

Pour comble de confusion, la rédaction d'un journal blanc poudre de perle a inséré dans la même feuille, où elle se répand en compliments pour M. Donoso Cortès, les fragments d'une compilation historique (assez médiocre). On y raconte sur les premiers siècles de la chrétienté des faits qui réfutent complètement le point de vue de M. Cortès.

M. Cortès se place exactement sur le terrain des conservateurs romains, tels que Pline, Trajan, Dioclétien, Julien etc. Il voit comme eux le voyaient, par rapport à Rome, la dissolution de l'état actuel del'Europe, – il en frémit, ce qui est très naturel, car il y a de quoi frémir, – et désire sauver, à tout prix, cette société mourante. Pour la sauver, il cherche les moyens d'arrêter l'avenir.

Dans son raisonnement il part (comme les romains) d'une donnée fausse, d'une supposition sans preuve, d'une opinion exclusive. Il pense que les formes actuelles de l'existence sociale, telles qu'elles ont été élaborées par l'action mutuelle des trois éléments de l'histoire européenne: l'élément romain, chrétien et germanique, – sont les seules possibles. Pourtant nous voyons dans l'histoire ancienne et dans l'Orient contemporain des bases sociales toutes différentes, peut-être inférieures, mais d'une énorme solidité.

M. Cortès suppose que la civilisation ne peut se développer que dans les formes politiques de l'Europe actuelle. Et pourtant la Grèce et Rome sont là pour prouver le contraire. Il est facile de dire (comme l'a fait l'orateur) que le monde ancien a été cultivé et non civilisé. C'est de la scolastique, de pareilles distinctions n'ont de succès qu'en théologie. La civilisation du monde antique a été une civilisation de minorité, comme la nôtre. Comme la nôtre, pour être possible, elle avait besoin d'antropo-phagie. Mais il ne s'ensuit pas encore qu'on ait le droit de donner la préférance au monde moderne, si préférance il y a, sous ces dénominations de culture et de civilisation. Le monde qui a commencé par l'Iliade, qui a produit Phydias, qui s'est résumé dans un Aristote, et qui, vers son déclin, terminait sa belle carrière par Horace, était bien cultivé et bien civilisé. M. Cortès n'a pas même remarqué qu'en disant lui-même que la seule source de notre civilisation est le christianisme, il en a reconnu le caractère historique, c'est-à-dire temporel. Loin de voir l'aube matinale d'une nouvelle journée, d'une civilisation beaucoup plus humaine encore que la civilisation chrétienne, M. Cortès, toujours tourné vers le passé, ne voit que la dissolution des formes absolues pour lui, et au delà la barbarie et l'invasion russe.

Frappé de cette lugubre perspective, il cherche des moyens de salut; mais où trouver un point d'appui, quelque chose de stable dans ce monde agonisant? Tout est «pourriture», tout se décompose… Poussé par le désespoir, il s'adresse à la mort morale et à la mort physique; il veut s'appuyer sur le soldat et sur le prêtre.

Quelle est donc cette organisation sociale qui demande de pareils moyens de salut?

Et quelle qu'elle soit, vaut-elle la peine d'être conservée à ce prix?

Nous sommes d'accord avec M. Cortès, l'Europe telle qu'elle est à présent, s'en va. Le socialisme, dès sa première apparition, depuis le saint-simonisme, l'a dit; sur ce point toutes les écoles socialistes ont été d'accord.

La grande différence entre les révolutionnaires politiques et les socialistes consiste en ce que les hommes politiques voulaient faire des réformes et des améliorations en restant sur le même terrain que le monde catholique. Le socialisme, au contraire, a proclamé la négation la plus complète de l'ordre des choses existant, il a nié la monarchie et la représentation souveraine, les tribunaux et les droits, le code civil et le code criminel, il a nié l'Europe féodale, catholique, comme le faisaient, par rapport à Rome, Saint Paul ou Saint Augustin, ces hommes qui disaient en face aux Romains: «Pour nous, vos vertus sont des vices, votre sagesse est folie; comme il en est pour vous de notre sainte foi».

Une pareille négation, si elle s'enracine et se répand, si elle agite toute une génération, n'est pas un caprice d'une imagination maladive, elle n'est pas le cri individuel d'une âme froissée par le monde, mais bien un arrêt de mort prononcé contre un monde décrépit et qui ne tardera pas à être exécuté.

L'Europe actuelle tombera sous la protestation du socialisme, non seulement parce que son iniquité est devenue manifeste, mais encore parce qu'elle a épuisé toutes ses forces vitales, absorbé son propre sang, sa pulpe nerveuse; parce qu'enfin elle n'est plus capable de continuer son développement: elle n'a rien à faire, rien à dire, rien à produire; elle se jette dans le passé pour fuir l'avenir; elle réduit son activité au conservatisme; elle n'agit pas: elle garde sa place!

Vous voulez arrêter l'accomplissement des événements que vous prévoyez! Mais que conservez-vous donc avec tant de zèle, avec tant d'obstination?.. Vous pouvez réussir pour un temps quelconque, je ne dis pas le contraire.

Telle est la part du lion de la volonté humaine dans les affaires d'histoire; l'histoire n'a nullement ce caractère de prédestination forcée qu'on enseigne dans les écoles catholiques et qu'on prêche dans les églises philosophiques. Elle a un élément très variable dans sa formule; c'est l'élément de la volonté subjective. L'homme improvise, il crée. Mais naturellement, cet élément a ses bornes et ses conditions; et ce n'est pas une révolution universelle qui pourrait être arrêtée pour longtemps par des regrets et par des violences.

On peut encore concevoir qu'en donnant le change aux esprits, en les éblouissant, en les trompant, par un but fantastique, on rend impossible la résistance. Napoléon l'a prouvé. Mais est-ce par des moyens pareils que procède la réaction?

Les deux moyens de M. Cortès sont le retour à l'autorité monarchique et à la foi catholique, c'est-à-dire à la superstition et à la terreur.

Mais en premier lieu, nous demanderons à M. Cortès comment nous ferons pour avoir une foi que nous n'avons plus, pour ne pas douter là, où nous doutons, ne pas savoir ce que nous connaissons? Cette question n'est pas nouvelle, Byron lʹа déjà posée à une dame piétiste qui voulait le convertir au schisme de l'église anglicane.

Donc, il ne reste que la terreur.

On pardonne beaucoup en faveur du progrès, et pourtant la terreur, lorsqu'elle se fit, même au nom du progrès et de la liberté, souleva avec raison tous les cœurs généreux.

Et la réaction demande la terreur comme moyen de répression, pour maintenir un statu quo, dont la décrépitude et l'impuissance ont été constatées avec tant d'énergie par notre orateur. Elle veut la terreur pour reculer, elle veut consacrer l'enfance pour nourrir le père cacochyme.

Avez-vous sérieusement pensé au sang qu'il vous faudra répandre pour retourner aux temps heureux de l'édit de Nantes et de l'inquisition? Remarquez-le bien, je ne dis pas que cela soit impossible, je connais trop le genre humain pour en douter; mais cela ne sera possible que lorsqu'on se permettra des Saint-Barthélémy et des massacres de Septembre. Il vous faudra, pour cela, assassiner tout ce qu'il y a d'énergique dans notre génération, déporter, décimer tout ce qui pense, écrit, agit; il vous faudra enfoncer le Peuple encore plus dans l'ignorance et le spolier complètement pour augmenter ses armées permanentes, il vous faudra passer par un infanticide moral de toute la génération suivante… et tout cela pour sauver une forme sociale épuisée, qui ne suffit plus ni à vous, ni à nous, pour se préserver de la barbarie et de l'invasion russe, au nom de la civilisation.

Mais où est, de grâce, la différence entre l'invasion russe, la barbarie et votre civilisation catholique?

Sacrifier des hommes, des générations, le développement d'une époque entière à l'état actuel. Y pensez-vous, philanthropes chrétiens? Mais est-ce qu'en général ce Moloch d'Etat est le but de l'homme; autant vaudrait dire que le gant est le but de la main ou le toit le but de la maison. Quant à moi, je ne connais aucune forme d'existence sociale, aucune question politique, patriotique ou théologique, pour laquelle je voulusse donner la bénédiction à l'assassinat, pour laquelle je voulusse proposer de sacrifier un seul être humain. L'homme a bien le droit de se dévouer, de se sacrifier lui-même. Mais, en vérité, l'héroïsme de l'abnégation pour les autres est trop facile pour être une vertu. Il arrive, par malheur, qu'au milieu des orages populaires, les passions longtemps comprimées se déchaînent, sanguinaires et implacables, sans ménagements et miséricorde; nous pouvons les comprendre, les accepter, en nous couvrant la tête, mais les élever à la hauteur d'une théorie, les recommander comme moyen, jamais!

Et n'est-ce pas cela que fait M. Cortès en se faisant le panégyriste du soldat discipliné de l'armée permanente?

Vous dites que le prêtre et le soldat sont beaucoup plus près (l'un de l'autre) qu'on ne le pense; aveu sinistre! – Ce sont les deux extrémités qui se rapprochent, comme ces deux ennemis restés seuls sur la terre dans «Les Ténèbres» de Byron, lorsque tout ce qui était entre eux a péri. C'est sur les ruines du vieux monde que les derniers représentants de l'esclavage moral et de l'esclavage physique se donnent la main pour le sauver.

L'église chrétienne s'est servie des soldats dès le jour où elle devint religion d'Etat. C'est vrai, mais jamais elle n'osa avouer cette apostasie; elle sentait bien ce que cette alliance avait de mensonger, d'hypocrite; c'était une des mille concessions qu'elle faisait au temporel, tant méprisé par elle. N'en voulons pas à l'Eglise pour cela, c'était une nécessité dictée par la force des choses, et qui tenait à l'essence même de la doctrine chrétienne, éminemment transcendantale, utopique. L'étique abstraite de l'Evangile ne fut jamais qu'un noble rêve, sans aucune chance de se réaliser.

Eh bien! ce que l'Eglise n'a jamais osé, a été fait par M. Cortès. Il a eu l'audace de mettre le soldat à côté du prêtre, l'autel à côté du corps de garde, l'Eglise à côté de la caserne, l'Evangile qui pardonne à côté du code militaire qui fusille les frères.

Messieurs, chantons un De profundis ou un Te Deum si vous le voulez; c'en est fait de l'Eglise et de l'armée!

Enfin, les masques sont tombés, on s'est reconnu. Oui, le prêtre et le soldat sont des frères; ils sont les malheureux enfants de la confusion morale, du dualisme dans lequel l'humanité se débat. Et celui qui dit: «Aime ton prochain et obéis à l'autorité», dit la même chose que l'autre qui répète: «Obéis à l'autorité et fais feù sur ton prochain».

L'abnégation chrétienne est aussi contraire à la nature que l'assassinat par obéissance. Il fallait dépraver, pervertir toutes les notions les plus simples dans la conscience de l'homme pour lui faire accepter une démence pareille comme vérité, comme devoir. Une fois ceci accepté, qu'il faut détester la terre et honorer le ciel, qu'il faut mépriser le temporel, le seul bien que l'on a, et chercher l'éternel, qui n'existe que dans notre faculté d'abstraction, on parvient aisément à accepter aussi que n'est rien, que l'Etat est tout, que le «salus populi supremo, lex est», que «pereat mundus et fiat justitia», et toutes les autres maximes qui sentent la chaire brûlée, qui rappellent la torture, le triomphe, l'ordre.

Mais pourquoi donc M. Cortès a-t-il oublié le troisième membre conservateur, l'ange-gardien des sociétés qui s'écroulent, – le bourreau?

Est-ce parce que le bourreau se confond de plus en plus avec le soldat, grâce à la noblesse d'âme des chefs et à la rigueur de l'obéissance passive?

Dans le bourreau brillent au suprême degré toutes les vertus qu'honore M. Cortès: la vénération de l'autorité, l'obéissance passive, l'abnégation de soi-même. Il n'a pas besoin de la foi d'un prêtre, ni de l'enthousiasme du danger qui anime le soldat. Il tue avec sang-froid, impassible comme la loi, comme le couteau; il tue pour venger la société; il tue au nom de l'ordre; il entre en concurrence avec tous les scélérats, et sort victorieux, appuyé sur la société. Moins fier que le prêtre et le soldat, il n'attend aucune récompense ni des dieux, ni des hommes; il ne cherche pas la gloire, il abdique son honneur, sa dignité d'homme, le tout pour le triomphe de l'ordre.

Justice donc à l'homme de la justice vengeresse. Nous disons aussi à la manière de Cortès: «Le bourreau est beaucoup plus près du prêtre qu'on ne pense».

Oh! le bourreau joue un grand rôle chaque fois qu'on crucifie un monde nouveau – ou qu'on guillotine un vieux spectre!

Et à propos du Calvaire et des bourreaux, passons aux persécutions des chrétiens, passons aux fragments de M. Capefigue, si vous n'avez pas une bonne histoire des premiers siècles sous main. Ou, ce qui est bien mieux, ouvrons Tertullien et les premiers Pères, d'un côté, et les écrits des défenseurs de l'ordre, des conservateurs romains, de l'autre. Même lutte, même acharnement, même énergie, exprimés dans les mêmes termes. Les chrétiens sont traités par Celse ou Julien comme des rêveurs, des utopistes, comme des visionnaires; ils sont flétris parle nom d'ennemis de l'Etat, de la famille, de la propriété, comme assassins d'enfants. – On croit lire un premier-Paris enragé du Constitutionnel, ou de l'Assemblée Nationale.

Si les amis de l'ordre romain ne provoquaient pas à des massacres, c'est que le paganisme était plus humain, plus tolérant que les conservateurs hauts bourgeois et orthodoxes, c'est que Rome antique ne connaissait pas encore l'expédient catholique des Saint-Barthélémy, glorifié jusqu'à nos jours par les fresques du Vatican. L'esprit est le même; s'il y a une différence, elle n'existe que dans les calculs et les individualités; c'est la différence entre le rapporteur Bauchard et le rapporteur Pline, entre la clémence de César Trajan, son horreur des dénonciations, et la clémence de César Cavaignac, qui ne partageait pas cette susceptibilité, et notez bien que cette différence est un véritable progrès: le pouvoir a tellement baissé, qu'un Pline ou un Trajan devient aujourd'hui impossible, à la tête d'un Etat ou d'une comission d'enquête.

Les moyens de répression eux-mêmes se ressemblent parfaitement. On fermait les clubs chrétiens, on défendait leurs banquets fraternels; on jugeait ces sectaires, on les condamnait sans les entendre. Tertullien proteste comme Michel (de Bourges), avec indignation, contre cette iniquité, dans sa célèbre lettre au sénat romain.

Les chrétiens sont mis hors la loi; on les tracasse, on les maltraite, on les emprisonne, on les jette aux bêtes féroces, quelque chose, à Rome, dans le genre des sergents de ville… Cela ne suffit pas… la propagande va son train; les condamnés ne sont pas flétris; au contraire, ils sont fêtés par leurs co-religionnaires, comme les condamnés de Bourges. Alors, le plus grand représentant de l'ordre antique, Dioclétien, frappe le grand coup: il organise une persécution générale, une véritable extermination.

Eh bien! En dernier résultat, qu'a fait Rome avec sa civilisation, avec ses légions, avec sa «tabula», ses bourreaux, ses bêtes féroces, ses pamphlétaires et ses massacres?

Elle a prouvé jusqu'à quel point de cruauté peut aller, chez le conservateur, le soldat qui ne sait qu'obéir, le juge qui se confond avec le bourreau, et en même temps elle a prouvé l'insuffisance de ces moyens contre le verbe, contre la propagande et la conviction.

Remarquez-le bien, le vieux monde avait quelquefois raison contre les chrétiens qui en sapaient les bases au nom d'une doctrine utopique et irréalisable. Les conservateurs peuvent quelquefois aussi avoir raison contre les socialistes.

Mais à quoi cela a-t-il servi?

Le temps de Rome était passé; le temps de l'Evangile était venu.

A quoi ont abouti toutes ces férocités, toutes ces persécutions, ces réactions, le cri de rage et de désespoir de l'empereur Julien, le plus heureux des restaurateurs? Au cri que vous connaissez: Tu as vaincu, Galiléen!

Cologne, le 10 mars 1850


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