Текст книги "Catherine des grands chemins"
Автор книги: Жюльетта Бенцони
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Une exclamation furieuse de Pierre de Brézé coupa net le fil de sa pensée. Lui aussi, comme tous les autres d'ailleurs, avait saisi le sens des paroles de Loré et il se ruait déjà sur lui, blanc de colère.
Tu es fou ? À quoi songes-tu ? Les malheurs d'une noble dame, si belle soit-elle, devraient la défendre contre certaines pensées. Tu mériterais que je te fasse rentrer ton insolence dans la gorge, bien que tu sois mon ami ; car je n'admettrai jamais...
– Paix, messire de Brézé ! coupa la Reine. Après tout, notre ami Loré n'a rien dit dont se puisse chagriner Madame de Montsalvy. Seul, son regard a manqué de discrétion. Oublions-le !
– De toute façon, grogna Richemont, La Trémoille se méfie des grandes dames. Elles ont l'œil trop vif, la langue trop acérée et, de plus, leur rang leur permet des comparaisons qui ne sont jamais à son avantage. Ce qu'il aime, ce sont les ribaudes, les filles folles, habiles aux multiples jeux de l'amour, ou encore les belles paysannes qu'il peut avilir et tourmenter tout à son aise !
– Vous oubliez les jeunes pages, Monseigneur ! fit Tristan l'Hermite sarcastique, et autre chose encore dont se délecte actuellement notre Chambellan. Depuis un mois environ, une troupe de gens d'Egypte ou de Bohême s'est installée dans les fossés d'Amboise, contrainte par l'hiver et la dévastation des campagnes à se rapprocher des villes. Les bourgeois en ont peur parce qu'ils volent, disent l'avenir et savent jeter des sorts, mais, à cause de cette peur, ils se montrent généreux. Les hommes sont forgerons ou musiciens. Les filles dansent. Certaines sont belles et La Trémoille a du goût pour leur peau bistrée. Il n'est pas rare qu'il en fasse monter au château pour ses plaisirs et c'est, je crois bien, sa volonté plus encore que la famine qui retient la tribu à Amboise.
Catherine avait suivi avec un profond intérêt le petit discours du Flamand, d'autant plus qu'il semblait s'adresser surtout à elle. Elle y sentait une intention, mais ne démêlait pas encore très bien laquelle. Il semblait l'inviter à le suivre. Certes, s'il avait parlé de Tziganes, c'était avec une raison sérieuse.
– Suggérez-vous, fit Jean de Bueil avec hauteur, que nous devions nous acoquiner avec l'une de ces sauvagesses ? Belle garantie que nous aurions là !
Nous serions vendus à La Trémoille pour une paire de poules !
– En aucune manière, monseigneur, répondit Tristan, les yeux sur Catherine. En fait, je pensais plutôt qu'une femme intelligente, habile et courageuse, adroitement déguisée...
– Où voulez-vous en venir au juste ? coupa Brézé d'un air soupçonneux.
Tristan parut hésiter à répondre, mais Catherine avait compris.
Cette idée qu'il n'osait trop exposer, craignant sans doute les réactions violentes de certains chevaliers, elle l'avait saisie au vol, en vérité, et sans bien s'en rendre compte, à l'instant où il avait parlé des gens de Bohême. Et maintenant, elle allait la faire sienne. Elle sourit au Flamand pour l'encourager, posa une main apaisante sur le bras de Brézé.
– Je crois comprendre la pensée de messire l'Hermite, dit-elle tranquillement. Il veut dire que, si je suis prête à tout pour tirer vengeance de La Trémoille, je suis tout indiquée pour jouer ce rôle.
Ce fut un beau vacarme. Tous les gentilshommes s'étaient mis à crier en même temps, mais le fausset de l'évêque dominait. Seul, Ambroise de Loré ne disait rien, mais un coin de sa bouche s'étirait d'une manière qui pouvait, à la rigueur, passer pour une ébauche de sourire. Il fallut que la duchesse-reine élevât le ton pour ramener le silence.
– Calmez-vous, messeigneurs ! dit-elle froidement. Je comprends votre émoi devant une proposition d'une telle hardiesse, mais rien ne sert de crier. Au surplus, nous sommes devant une situation si difficile que les chances de réussite les plus minces... comme les plus folles, doivent être examinées avec sang-froid ! Quant à vous, Catherine, avez-vous bien mesuré la portée de vos paroles et les dangers auxquels pareille aventure vous exposerait ?
Je les ai mesurés, Madame, et ne les ai point trouvés insurmontables.
Si je puis vous servir et servir le Roi tout en vengeant les miens, je me tiendrai pour heureuse.
Le regard bleu du Connétable chercha celui de la jeune femme et s'y implanta.
– Vous allez risquer votre vie à chaque instant. Si La Trémoille vous reconnaît, vous ne verrez pas se lever le jour suivant. Le savez-vous ?
– Je le sais, Monseigneur, fit-elle avec une courte révérence, et j'en accepte le risque. Au surplus, ne faites pas ce risque plus grand qu'il n'est. Le Grand Chambellan me connaît bien peu. J'étais des dames de la reine Marie, toutes pieuses et graves, et qui ne fréquentent que fort peu l'entourage du Roi. La Trémoille m'a vue deux ou trois fois, toujours mêlée aux autres dames, trop peu pour me reconnaître, surtout sous un déguisement.
– Parfait, dans ce cas ! Vous avez réponse à tout et j'admire votre courage.
Il se détourna légèrement pour parler à Tristan l'Hermite, mais Jean de Bueil s'interposa.
– En admettant que nous acceptions la proposition de Madame de Montsalvy et que nous lui laissions jouer ce rôle dangereux et, à tout le moins, déplaisant, rien ne dit qu'elle pourrait le faire d'une manière suffisamment convaincante. Ces gens d'Égypte ont d'étranges façons et de plus étranges coutumes encore...
– Des coutumes que je connais, coupa Catherine doucement.
Messire, ma fidèle nourrice, Sara, est l'une de ces Égyptiennes. Elle fut jadis vendue comme esclave à Venise.
L'objection suivante vint de Pierre de Chaumont.
– Ces gens accepteront-ils d'être nos complices ? Ils sont sauvages, indépendants, insaisissables.
Un froid sourire détendit les lèvres minces du Flamand, un sourire qui contenait une menace.
Eux aussi aiment l'or... et craignent le bourreau ! La menace de la corde, jointe à la promesse d'une belle somme, les rendra très compréhensifs. De plus, cette Sara, étant l'une des leurs, sera indubitablement bien accueillie... et, s'il plaît à Monseigneur le Connétable, j'accompagnerai moi-même dame Catherine chez les Bohémiens J'assurerai la liaison avec vous, messeigneurs !
– Il me plaît ainsi, approuva Richemont, et je crois que ce plan est bon. Quelqu'un a-t-il une objection nouvelle à formuler ?
– Aucune, fit l'évêque, si ce n'est la crainte où nous sommes de voir cette honnête et noble femme aventurer son âme... et son corps dans une dangereuse aventure. La vertu de Madame de Montsalvy...
– N'a rien à craindre, Votre Révérence, fit Catherine calmement.
Je saurai me garder.
– Mais, insista le prélat, il y a encore un point que j'aimerais éclaircir. Une fois admise auprès de La Trémoille, comment ferez-vous pour le décider à quitter Amboise pour Chinon ? Il aime les filles de Bohême, soit, mais je ne pense pas qu'il leur permette d'agir sur son comportement ou de lui donner des avis ? Vous ne serez rien d'autre, à ses yeux, que l'une d'elles...
Cette fois, Catherine se mit à rire, et ce rire, léger et doux, détendit comme par magie les visages durcis des chevaliers.
– J'ai, là-dessus, mon idée, monseigneur, mais je vous demande permission de la garder pour moi. Sachez seulement que je me servirai de la plus solide des passions du Chambellan : celle de l'or.
– Alors, Dieu vous bénisse et vous garde, ma fille ! Nous prierons pour vous !
Il tendit aux lèvres de la jeune femme qui s'agenouillait sa main gauche ornée d'un énorme saphir tandis que sa main droite traçait sur le beau front levé un geste de bénédiction.
Le cœur de Catherine battait comme un tambour sonnant la charge.
Enfin elle allait se battre, se battre elle– même, affronter l'ennemi jusque dans sa tanière. Dans sa vie, elle avait déjà couru bien des aventures, mais ces aventures lui avaient été imposées par le destin.
Hormis lorsqu'elle avait quitté la Bourgogne pour rejoindre Arnaud dans Orléans assiégée, elle avait dû subir ce que la fortune lui apportait, en tirant le meilleur parti possible. Aujourd'hui, de parti délibéré, alors que rien ne l'y forçait, simplement pour le repos de sa conscience et l'amour de l'homme à jamais perdu, elle se lançait dans une terrible une folle équipée, où rien, pas même son nom, ne pourrait lui porter secours. Si elle était prise, elle serait pendue comme n'importe laquelle de ces filles d'Egypte dont elle allait prendre l'aspect, et son corps abandonné pourrirait loin de cette terre où Arnaud, lentement, se mourait. Mais cette pensée même n'ébranla pas sa résolution.
Perdue dans son rêve, elle sursauta quand la voix nette de la Reine prononça :
– Avant de nous séparer, jurez de nouveau, messeigneurs, comme vous l'aviez fait à Vannes, de garder fidèlement notre secret et de n'avoir ni trêve ni repos tant que l'homme dont nous avons juré la perte ne sera pas abattu. Jurez et que nous viennent en aide Madame la Vierge et Monseigneur Jésus-Christ !
D'un même geste, les chevaliers étendirent leur main droite au-dessus de la croix de saphirs que l'évêque avait décrochée de son cou et leur présentait.
– Nous le jurons ! clamèrent-ils d'une seule voix. La Trémoille tombera ou nous périrons !
Puis, l'un après l'autre, ils vinrent plier le genou devant Yolande qui, à tous, donna sa main à baiser et, enfin, quittèrent la salle des tapisseries.
Seuls, Richemont et Tristan l'Hermite demeurèrent pour régler les détails de l'expédition. Mais, tandis que la Reine et le Connétable s'entretenaient, Catherine s'approcha du Flamand.
– Je veux vous remercier, dit-elle. Votre idée nous a tous sauvés et je ne peux m'empêcher d'y voir un signe du destin. Vous ne pouviez savoir que ma suivante...
Et pourtant, je le savais, Madame, répliqua Tristan avec un mince sourire. Ne me remerciez pas plus qu'il ne convient. Ce n'est pas moi qui vous ai donné une idée, Dame Catherine, c'est vous qui m'en avez donné une !
– Vous saviez ? Mais comment ?
– Je sais toujours tout ce que je veux savoir ! Mais soyez sans crainte : je vous servirai aussi fidèlement que je sers le Connétable.
– Pourquoi ? Vous ne me connaissez pas ?
– Non. Mais je n'ai pas besoin de regarder un être à deux fois, homme ou femme, pour en connaître la valeur. Je vous servirai pour la meilleure et la plus simple des raisons : cela me plaît !
L'énigmatique Flamand salua et rejoignit son maître auprès du trône, laissant Catherine songeuse. Quel était cet homme étrange qui, simple écuyer, parlait en maître et qui semblait savoir, par des moyens connus de lui seul, tout ce qui pouvait concerner les gens qu'il approchait ? Qu'il y eût en lui quelque chose d'inquiétant, Catherine ne le niait pas, et, pourtant, elle envisageait sans crainte de l'accepter pour compagnon d'aventure. Peut-être à cause de cette solidité, qui émanait de lui, une solidité différente de celle que lui avait donnée Gauthier, mais, à sa manière, aussi rassurante !
Elle avait hâte de rejoindre Sara pour la mettre au courant et demanda pour se retirer une permission qui lui fut accordée aussitôt.
La Reine et le Connétable devaient avoir à s'entretenir de choses plus graves encore qui n'étaient point faites pour des oreilles profanes, fussent-elles fidèles. Mais, en quittant la salle, Catherine se heurta à Pierre de Brézé. Le jeune homme faisait les cent pas dans la galerie du bord de l'eau et, en la voyant paraître, il se dirigea vers elle. Il semblait très ému et plutôt agité.
– Gracieuse dame, dit-il d'une voix émue, ne me prenez pas pour un fou, mais, par grâce, accordez-moi quelques instants d'entretien.
J'ai bien des choses à vous dire.
– Tant que cela ? fit Catherine mi-figue mi-raisin. Je pensais que nous nous étions tout dit hier soir.
Le rappel de leur précédente rencontre fit rougir Brézé et Catherine, malgré la rancune qu'elle lui gardait, ne put s'empêcher de trouver du charme à ce colosse qui rougissait comme une jeune fille. Il était beau d'ailleurs, avec des traits réguliers et purs qui rappelaient ceux des Montsalvy, ceux de Michel surtout à cause des cheveux clairs et des yeux bleus et, à constater cela, Catherine sentit disparaître l'instinctif ressentiment qu'il lui avait inspiré. Elle le regarda un peu moins sévèrement, accepta même sa main pour gagner l'une des embrasures des fenêtres. Là, elle s'assit sur le banc de pierre, leva les yeux vers lui.
– Eh bien, j'écoute ! Qu'aviez-vous à me dire ?
– D'abord pardon pour hier. J'arrivais tout droit d'une mission dans le Haut-Maine et je suis allé directement à cette chambre qui est la mienne en temps normal. J'ignorais qu'elle fût occupée.
– Dans ce cas, vous êtes pardonné. Vous voilà satisfait ?
II ne répondit pas tout de suite. Ses doigts, nerveux, tiraillaient les longues déchiquetures doublées de soie grise de son pourpoint de drap bleu dont la seule parure était les croix de Jérusalem de ses armes brodées sur la poitrine.
– J'ai encore quelque chose à dire ! fit-il sourdement sans même oser regarder le fin visage, si touchant dans l'encadrement de ses voiles noirs.
Jamais, dans toute sa vie, Pierre de Brézé n'avait rencontré de femme aussi belle et la perfection de ce qu'il avait découvert sans le vouloir, la lumière émanant de ces merveilleuses prunelles violettes, tout cela l'émouvait au point de le faire trembler, lui, le chevalier de la Reine, l'homme devant qui avaient fui lord Scales et Thomas Hampton, et de le laisser sans forces, désarmé au point de ne rien souhaiter de mieux que s'agenouiller et adorer. Catherine était trop femme, trop fine pour ne pas percevoir le trouble de ce garçon si grand, mais elle était décidée à ne pas en subir la contagion, quel qu'en fût le charme.
Dites ! fit-elle tranquillement. Il serra les poings, prit une profonde respiration comme un nageur qui se jette à l'eau, puis lança :
– Renoncez à ce projet insensé, n'allez pas là-bas ! Que vous faut-il ? Que La Trémoille meure ? Je fais serment d'aller, en pleine cour, devant le Roi lui-même, l'abattre en votre nom.
– Ce serait courir à votre perte. Le Roi vous ferait arrêter, jeter dans une prison, exécuter sans doute.
– Que m'importe ! J'aime mieux courir à ma perte que vous voir courir à la vôtre ! L'idée de ce que vous voulez faire me révolte ! Par pitié... renoncez !
– Par pitié pour qui ? demanda Catherine doucement.
– Pour vous d'abord... et aussi pour moi ! A quoi bon les faux-fuyants, les grands mots et les discours. Je suis malhabile à tout cela, étant avant tout un soldat. Mais vous savez déjà que je vous aime, vous n'avez pas besoin que je vous le dise !
– Et, m'aimant, vous voulez mourir pour moi ?
Il se laissa glisser à genoux, tendant vers la jeune femme un visage déjà marqué par une passion qui l'effraya. Ce garçon était fait de beau et pur métal, il méritait d'être aimé et elle ne voulait pas le laisser s'engager dans l'impasse que son destin à elle représentait. Cependant, il murmurait :
– Je ne désire rien d'autre !
– Et moi je veux que vous viviez ! Vous m'aimez, dites-vous, et cet amour vous pousse à vouloir mourir pour moi ? Vous devez donc comprendre ce qui m'anime et ce désir qui me pousse à tout risquer pour la mémoire de l'homme dont je porte le nom... le seul homme que j'aie jamais aimé et aimerai jamais !
Il baissa la tête, pesant l'arrêt définitif de ces quelques mots.
Oh ! soupira-t-il, je n'espérais pas être un jour aimé de vous. J'ai vu bien souvent Arnaud de Montsalvy, déjà capitaine quand je n'étais que page ou écuyer, et jamais, je crois bien, je n'ai admiré un homme comme je l'admirais. Je l'enviais aussi. Il était tout ce que je voulais être : si vaillant, si fort, si sûr de lui– même ! Quelle femme, ayant l'amour d'un tel homme, pourrait en aimer un autre ? Vous voyez... je n'ai pas d'illusions.
– Pourtant, fit Catherine plus émue qu'elle ne voulait le montrer, vous êtes de ceux qu'une femme peut être fière d'aimer.
– Mais auprès de lui, n'est-ce pas, je ne représenterai jamais rien ?
C'est cela que vous avez voulu me faire comprendre, dame Catherine
? Vous l'avez aimé à ce point ?
Une brusque douleur vrilla le cœur de Catherine à ce rappel de ce qu'elle avait perdu. Un sanglot noua sa gorge, amenant les larmes que, sans honte, elle laissa couler.
– Je l'aime toujours plus que tout au monde ! Je donnerais ma vie, messire, et jusqu'au salut de mon âme, pour le retrouver... ne fût-ce qu'une heure ! Vous voyez, je ne vous cache rien. Tout à l'heure, vous me parliez des dangers que j'allais courir. Mais, si je n'avais un fils, il y a longtemps que j'aurais cherché la mort, pour au moins avoir le droit de le rejoindre.
– Alors, vous voyez bien qu'il vous faut vivre ! Oh, laissez-moi vous aider, être votre ami, votre défenseur. Vous êtes trop fragile pour vivre sans aide ces temps sans merci ! Je jure de ne pas vous importuner de mon amour, de ne rien demander autre que le droit d'être votre chevalier. Acceptez de m'épouser. J'ai un beau nom, une fortune... et une grande ambition.
Interloquée, Catherine sécha ses larmes et ne sut pas tout de suite que répondre. Elle se leva sans qu'il quittât sa position de suppliant.
– Vous allez vite ! dit-elle gentiment. Quel âge avez-vous ?
– Vingt-trois ans !
– J'en ai presque dix de plus !
Qu'importe ! Vous avez l'air d'une jeune fille et vous êtes la plus belle dame qui ait jamais posé le pied sur la terre ! Que vous le vouliez ou non, vous serez ma dame et je ne porterai plus que vos couleurs !
– Mes couleurs sont de deuil, messire, de sable et d'argent.
N'aviez-vous donc point de dame avant que je ne vienne ?
À la grande surprise de Catherine, Pierre de Brézé fit une affreuse grimace et avoua, de fort mauvaise grâce :
– Une dame, non ! J'ai une fiancée, Jeanne du Bec– Crespin...
mais elle est d'une laideur à laquelle je ne m'habitue pas !
Du coup Catherine se mit à rire et l'atmosphère s'en trouva singulièrement détendue. Son rire s'égrena si clair, si jeune que Pierre, entraîné malgré lui, ne put qu'y faire écho. D'un mouvement spontané, elle lui tendit ses deux mains dans lesquelles il enfouit son visage.
– Gardez votre fiancée, messire Pierre ! dit-elle en reprenant son sérieux. Et, à moi, donnez-moi seulement votre amitié. C'est de cela, voyez-vous, que j'ai le plus besoin.
Il releva vers elle un regard où revenait l'espoir.
– Je pourrai veiller sur vous, porter vos couleurs, vous défendre ?
– Mais oui ! À la condition toutefois que vous ne fassiez rien qui entrave la bonne marche de mes projets. Vous le promettez ?
– Je promets, fit-il sans enthousiasme. Mais je serai à Amboise tout le temps que vous y serez vous-même, dame Catherine, et s'il vous advenait quelque mal...
Le visage de Catherine se fit grave, soudain. Elle retira ses mains que le jeune homme avait gardées et les glissa dans ses larges manches. Une ombre envahissait ses yeux en même temps qu'un pli de détermination marquait ses lèvres.
– S'il m'arrivait de périr à la tâche, messire, et si vraiment vous m'aimez, alors j'accepterais ce que vous m'avez offert si follement tout à l'heure. Si je meurs, tuez en mémoire de moi le Grand Chambellan !
Le ferez-vous ?
Pierre de Brézé tira son épée, la planta devant lui et posa la main sur la garde.
– Sur les saintes reliques qui habitent cette épée, je le jure.
– Catherine, alors, sourit et s'éloigna dans le murmure soyeux de sa longue traîne avec un dernier geste d'adieu. Toujours à genoux, Pierre de Brézé la regarda disparaître.
En rentrant dans sa chambre, Catherine eut la surprise d'y trouver Sara aux prises avec Tristan l'Hermite. Les éclats de voix de la bohémienne se faisaient d'ailleurs entendre jusque dans l'escalier alors que le Flamand lui répondait sur un ton beaucoup plus modéré. Mais l'arrivée de la jeune femme calma les belligérants. Sara, rouge de fureur, avait son bonnet de travers et Tristan, adossé à la cheminée, les bras croisés, un demi-sourire agacé.
– Puis-je savoir ce qui se passe ici ? demanda Catherine calmement. On vous entend hurler depuis la galerie !
– On entend hurler Madame ! rectifia paisiblement Tristan. En ce qui me concerne, je ne crois pas avoir élevé le ton.
– Cela ne me dit pas pourquoi vous vous disputez. D'ailleurs, j'ignorais que vous vous connaissiez.
– Nous venons tout juste de faire connaissance, dit le Flamand mi-figue mi-raisin. Autant vous dire tout de suite, gracieuse dame, que votre fidèle suivante n'approuve pas nos projets.
Ces quelques mots eurent le don de ranimer la fureur de Sara, qu'elle tourna cette fois contre Catherine.
– Tu n'es pas folle ? Tu veux te déguiser en Tzigane et, ainsi approcher ce misérable Chambellan ? Pourquoi faire, s'il te plaît ?
Pour danser devant lui comme Salomé devant le roi Hérode ?
– Tout juste ! rétorqua la jeune femme sèchement. A cette différence près que ce n'est pas la tête d'un autre que je réclamerai, c'est la sienne propre ! Au surplus, tu m'étonnes, Sara. Je pensais que tu serais heureuse de vivre un moment parmi les tiens.
– Reste à savoir si ce sont les miens. Je n'appartiens pas à toutes les tribus errantes. Je suis de la puissante tribu des Kalderas qui ont jadis suivi les hordes de Gengis Khan et rien ne prouve que les gens campés sous Amboise soient de même souche que moi. Ce ne sont peut être que de vulgaires Djâts et...
– La meilleure manière d'être fixés, c'est d'y aller voir ! coupa Tristan.
– Vous ne savez pas ce que vous dites. Les Djâts ne m'accueilleraient pas. Il y a, en ce moment, une rivalité entre les deux tribus. Je ne veux pas risquer...
Cette fois, ce fut Catherine qui, impatiemment, lui coupa la parole.
– En voilà assez ! J'irai, avec messire l'Hermite, chez ces Tziganes. Libre à toi de rester ici. Quelle que soit la tribu, elle m'accueillera, moi. Quand partons– nous, messire ?
– Demain, dans la nuit.
– Pourquoi pas cette nuit ?
– Parce que, cette nuit, nous aurons autre chose à faire. Puis-je vous demander d'ôter votre coiffure ?
– Et pourquoi pas sa robe ? grogna Sara vexée d'avoir été rabrouée par Catherine. Les soins de toilette d'une dame ne sont pas pour un homme !
– Aussi n'ai-je pas l'intention d'usurper vos fonctions, douce dame, répliqua le Flamand avec un sourire moqueur. Je veux seulement me rendre compte de quelque chose.
Docilement, Catherine avait déjà défait les épingles qui retenaient son hennin, dénoué ses cheveux qui, libérés, moussèrent en vagues d'or roux jusqu'au ras des épaules.
– Vos cheveux ne sont pas plus longs ? s'étonna Tristan. Voilà qui va sembler étrange. Toutes ces bohémiennes d'enfer ont des serpents de cheveux noirs qui se tordent jusque sur leurs reins.
Catherine retint juste à temps Sara qui voulait sauter à la figure de Tristan en glapissant qu'elle était, elle aussi, une «bohémienne d'enfer» et qu'elle allait lui montrer de quoi elle était capable.
– Allons, calme-toi ! Messire l'Hermite n'a pas voulu t'offenser. Il a parlé sans réfléchir. N'est-ce pas, messire ?
– Ben voyons ! grogna Tristan d'un air aussi peu convaincu que possible. Ma langue a été trop vite, voilà tout ! Revenons à vos cheveux, dame Catherine.
– J'ai dû les couper voici bientôt un an. Est-ce que c'est un grand obstacle ?
– N...on ! Mais nous n'aurons pas trop du temps qui nous reste.
Puis-je vous demander de m'accompagner ce soir, après le coucher du soleil, pour une expédition dans la ville, dame Catherine ?
– Là où elle ira, j'irai ! affirma Sara. Et je voudrais bien voir qu'on essaie de m'en empêcher !
Le Flamand laissa échapper un soupir et regarda Sara de travers.
– Si vous voulez ! Cela importe peu puisqu'il paraît que vous savez tenir votre langue. Viendrez-vous, dame Catherine ?
– Bien entendu. Venez nous chercher quand vous le jugerez bon.
Nous vous attendrons. Mais où allons– nous ?
– Je vous demande de ne pas me poser de questions. Essayez de me faire confiance !
Le compliment à rebours de Tristan avait paru calmer Sara qui, tout en maugréant, se mit a recoiffer sa maîtresse. Un instant, le Flamand contempla les mains habiles de la bohémienne qui voltigeaient autour du fragile édifice de toile d'argent et de mousseline noire. Comme s'il se parlait à lui-même il murmura :
– C'est vraiment très joli ! Mais, ce soir, il faudra mettre quelque chose de moins voyant. Et, demain, des vêtements d'homme seront la meilleure solution pour faire le chemin.
Du coup, Sara laissa tomber peigne et épingles et se planta devant le Flamand, les poings sur les hanches. Avançant le nez presque à toucher celui de son ennemi, elle articula :
– N'y comptez pas pour moi, mon garçon ! Trouvez des vêtements d'homme à Dame Catherine si cela lui plaît – d'ailleurs je crois qu'elle adore ça – mais moi» aucune force humaine ne m'obligera plus à m'introduire dans ces ridicules tuyaux que vous appelez chausses ni dans ces non moins ridicules tuniques courtes que vous appelez huques ou pourpoints. Si vous voulez que je m'habille en homme, trouvez-moi une robe de moine. Au moins, là-dedans, il y a de la place !
Tristan ouvrit la bouche pour répliquer quelque chose, se ravisa, jeta un coup d'œil appréciateur à la majestueuse personne de Sara et finit par sourire, de son curieux sourire étiré qui ne montrait pas les dents. Puis soupira en haussant les épaules :
– Au fond, ce n'est pas une si mauvaise idée. A ce soir, Dame Catherine. Attendez-moi vers l'heure de complies !
L'angélus était sonné depuis longtemps quand Catherine, Tristan et Sara quittèrent le château, par la poterne de la grande porte ducale, pour s'enfoncer dans le quartier commerçant qui environne la cathédrale Saint-Maurice. Vu l'heure tardive, les volets de bois armés de fer étaient rabattus sur tous les éventaires, mais, par les interstices, on apercevait les lueurs des chandelles allumées et des lampes à huile.
La ville, dominée par les flèches élancées de sa cathédrale, allait bientôt s'endormir. Derrière les façades muettes, on devinait les ménagères affairées à la vaisselle et aux derniers rangements pendant que l'époux comptait le gain de la journée ou commentait les nouvelles de la province avec quelque voisin.
Les trois promeneurs se hâtaient par les rues étroites. Les épais manteaux sombres des femmes, leurs capuchons rabattus, en faisaient deux ombres légères, à peine distinctes des murailles noires. Quant à Tristan l'Hermite, il avait rabattu sur ses yeux les pans de son vaste chaperon noir car une pluie fine, une de ces pluies douces qui pénètrent bien la terre et font mieux gonfler la sève, s'était mise à tomber en même temps que le crépuscule. L'eau du ciel rendait glissants les gros galets ronds qui pavaient la rue où Catherine et ses compagnons s'étaient engagés, une rue creusée en son milieu d'un caniveau d'où montaient d'âcres odeurs de poisson, si fortes que Catherine sortit son mouchoir parfumé d'iris et le tint contre ses narines. Sara, elle se contenta de grogner :
– Nous allons encore loin ? Ça empeste ici !
– Nous sommes dans la rue de la Poissonnerie, vous ne voudriez pas qu'elle sentît l'ambre et le jasmin ? riposta Tristan. Au surplus, nous sommes bientôt arrivés. La rue de la Parcheminerie, où nous allons, fait suite à celle-ci.
Pour toute réponse, Sara se contenta de glisser son bras sous celui de Catherine et de hâter le pas. Bientôt on entra dans la rue annoncée qui, elle, ne sentait pas le poisson mais fleurait vaguement l'encre et la colle d'amidon. Le vent faible faisait cependant grincer les enseignes et l'éclairage y était encore plus rare que dans sa voisine. Dans toute la rue, une seule fenêtre était éclairée, encore était-ce une étroite fenêtre trilobée qui semblait refléter des lueurs d'incendie.
C'est devant cette fenêtre, ou plutôt devant la porte située juste en dessous, que Tristan l'Hermite s'arrêta. Les yeux de Catherine étaient assez habitués à l'obscurité pour qu'elle pût distinguer une petite maison biscornue à laquelle le pignon penché donnait l'aspect d'une vieille en bonnet légèrement prise de boisson. Mais, contrairement à ses voisines, faites de bois et de plâtre, cette maison était construite en bonne pierre. Et si la porte était basse, elle était solidement armée de pentures de fer fleuronnées et une grande enseigne en forme de parchemin pendait au-dessus. Un anneau ouvragé s'y accrochait, qui servait de heurtoir. Tristan, par trois fois, frappa lentement.
– Où sommes-nous ? chuchota Catherine un peu impressionnée par le silence.
– Chez l'homme qui peut le plus nous être utile, gracieuse Dame.
Ne vous inquiétez pas.
– Moi, je ne m'inquiète pas, je gèle ! bougonna Sara. J'ai les pieds trempés !
– Il fallait mettre des bottines plus solides. Mais on vient.
En effet, derrière la porte, un trottinement de souris se faisait entendre. La porte s'ouvrit, tournant sans bruit sur ses gonds bien huilés, et une petite vieille en robe grise, tablier et cornette de toile blanche, apparut, saluant autant que le permettait son échine raidie par les rhumatismes.
– Maître Guillaume vous attend, Messire, et vous aussi, nobles dames !
– C'est bien, nous montons.
Un escalier, raide et mal éclairé par un lumignon, s'élevait au fond de l'étroit couloir sur lequel donnait uniquement une porte entrouverte menant sans doute à une cuisine. Des hauteurs de l'escalier, une grosse voix tonna :
– Montez, Messire. Tout est prêt.
L'ampleur de cette voix fit sursauter Catherine. Elle lui rappelait celle de Gauthier, mais l'homme qui la possédait était l'antithèse même du Normand. Petit, contrefait, bossu, son visage abondamment ridé était agité de tics incessants. Il semblait n'avoir ni cheveux, ni barbe, ni sourcils et de bizarres plaques rose vif marquaient ses joues, son menton et son front. Un bonnet noir, enfoncé jusqu'aux orbites, cachait son crâne, soulignant les yeux, rouges et fatigués. Catherine retint un mouvement de répulsion devant cet être hybride et répugnant. Il la regardait avec insistance en se frottant les mains machinalement et en passant continuellement sa langue sur ses lèvres.
La voix terrifiante reprit :
– Voilà donc la dame qu'il faut faire brunir. Nous allons d'abord lui donner un bain, puis nous nous occuperons des cheveux.
Catherine eut un mouvement de recul et Sara fronça les sourcils.
– Un bain ? fit la jeune femme d'une voix faible. Mais je...