Текст книги "Le mariage de Fantômas (Свадьба Фантомаса)"
Автор книги: Марсель Аллен
Соавторы: Пьер Сувестр
Жанр:
Иронические детективы
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7 – BONJOUR FANTÔMAS
– C’est tout de même bougrement désagréable de se promener tout nu vers deux heures du matin dans le quartier de Grenelle.
Fandor, la rafle passée et momentanément délivré du souci des apaches, avançait en prenant de grandes précautions le long des rues désertes du sinistre quartier. Il pestait, maugréait, était réellement furieux, car il avait beau chercher, le hasard ne lui faisait rencontrer aucun fiacre, aucun véhicule susceptible de l’aider à regagner son domicile.
Fandor exagérait d’ailleurs. Il n’était pas tout nu comme il venait de le dire, puisqu’à ses pieds de solides bottines demeuraient, puisqu’il possédait son caleçon, sa chemise, et que son chef s’ornait d’un feutre mou qu’il avait crânement rabattu à la tyrolienne.
– Tout de même, reprenait le journaliste quelques instants plus tard, c’est une drôle d’aventure que la mienne, et je me demande comment cela va finir.
Il faisait de moins en moins chaud à mesure que le jour se levait et ce n’était pas sans inquiétude que Fandor considérait les passants qui, d’abord rares, se multipliaient peu à peu ; la plupart étaient des ouvriers qui se hâtaient vers le chantier.
Fandor, jusqu’alors, avait suivi les rues les plus mal famées de Grenelle, mais il comprenait vite que c’était sans doute pourquoi il n’avait point encore rencontré de fiacre.
– Allons, je me risque, murmura-t-il.
Et, froidement, il se dirigea vers le boulevard.
Malheureusement, Fandor arrivait à quelques mètres de deux sergents de ville qui, mélancoliques, résignés, se promenaient autour d’un îlot de maisons.
À peine avaient-ils eu le temps d’entrevoir la silhouette du malheureux journaliste que les deux gardiens de la paix, sans se consulter, instinctivement se précipitèrent sur lui :
– Dites donc, vous, là-bas, commençait l’agent, le plus ancien, qu’est-ce que vous faites en cet accoutrement ?
Or Fandor perdit la tête. Devant les dignes représentants de l’autorité, il se prit à détaler aussi vite que cela lui était possible.
Si Fandor courait bien, il se trouvait par extraordinaire que les deux agents couraient parfaitement aussi.
– S’ils me pincent, pensait le journaliste, je n’y coupe pas à l’attentat aux mœurs.
Et, sans souci du ridicule de sa situation, Fandor courait, courait, grotesque avec sa chemise qui ballonnait au vent, et l’une de ses jarretières qui, défaite, lui claquait le mollet.
Fandor eût peut-être bien fait dévier la poursuite des deux agents, mais la chance était décidément contre lui : au moment précis où il pensait tourner vers les berges de la Seine et se perdre là dans l’amoncellement des matériaux accumulés vers les péniches, il donnait en plein dans la poitrine de deux autres sergents de ville, qui certes ne songeaient pas à mal.
Fandor, lancé à toute allure, heurtant les deux gardiens de l’ordre, ne put se retenir, il pivota sur lui-même, roula sur la chaussée. Des poignes solides l’immobilisaient. Les autres agents arrivaient, on le passa un peu « à tabac », tout en l’interrogeant :
– Ah çà, mon gaillard, d’où revenez-vous ?
– M’est avis que ce n’est pas une tenue pour se promener dans les rues.
– Sûr et certain que c’est un malfaiteur.
Haletant, épuisé par sa course, pris cependant d’une formidable envie de rire, Fandor voulut expliquer son cas.
– Hé, sapristi, commença-t-il, je suis bien de votre avis, et vous vous imaginez bien que ce n’est pas pour mon plaisir que je me promène ainsi en chemise. Voilà ce qui m’est arrivé.
La jeunesse reprenait le dessus en lui, il éclata de rire, et continua, secoué par des hoquets de gaieté :
– Figurez-vous que j’étais dans un bouge.
Mais au fur et à mesure que Fandor parlait, la face des agents se rembrunissait ; ils le laissaient à loisir se perdre dans des explications détaillées, puis, brusquement :
– Faut l’emmener au poste, dit d’un air paterne le plus vieux sergent de ville, il n’y a pas d’erreur à se faire, c’est un fou.
– Un pauvre, toqué, c’est bien ce que je me suis dit.
Or, Fandor avait à peine ouvert la bouche pour tâcher de se faire reconnaître, d’obtenir au moins qu’on le reconduisît en voiture jusqu’à son domicile, qu’un événement imprévu survenait.
Le long du boulevard, des hommes en tablier blanc accouraient avec de grands gestes. Ils rejoignaient le petit groupe des agents qui entraînaient Fandor, et expliquaient à leur tour :
– Ah, messieurs, quel service vous nous rendez… alors vous l’avez arrêté ? C’est un pauvre fou, nous sommes ses infirmiers.
En même temps, – et Fandor n’était point revenu de son ahurissement –, l’un des soi-disant infirmiers passait derrière le journaliste, lui mettait un bâillon sur la bouche, cependant que des courroies adroitement jetées lui ligotaient les bras, lui serraient les chevilles.
– Je parie que ce sont les apaches qui me rattrapent, se disait Fandor.
Et, immédiatement, songeant que Beaumôme, Bébé, Œil-de-Bœuf, Bec-de-Gaz étaient d’anciens lieutenants de Fantômas, c’était la silhouette de Fantômas que Jérôme Fandor croyait entrevoir devant lui.
N’était-ce pas Fantômas en train de dire aux agents :
– Oui, c’est un pauvre dément, un fils de bonne famille, parfaitement, il s’est échappé par la fenêtre. Ah ! nous avions bien peur. Enfin nous allons nous hâter de le ramener chez lui, ses parents n’ont peut-être rien vu. Comme cela nous garderons notre place.
Un roulement de voiture se fit entendre. Fandor se sentit jeté sur les coussins avec une certaine précaution. Une adresse fut donnée. Il comprit qu’il partait pour un voyage dont il ne reviendrait jamais.
– De deux choses l’une, songeait Fandor, ou je suis réellement aux mains de Fantômas et dans ce cas, je ne donnerai pas cher de ma peau, ou je suis aux mains des apaches et ma foi ma situation n’est guère meilleure.
Mais comme il réfléchissait, soudain, Fandor poussait un hurlement de rage.
À son bras, sous sa chemise que l’on avait relevée, il venait de sentir une piqûre.
– Bon Dieu, pensait-il, je me suis coupé à quelque chose.
Mais bien vite il ne pensa plus. Un engourdissement le prenait, une invincible envie de dormir. Quelque temps il lutta, voulut lutter contre ce sommeil subit, une dernière pensée lui traversa l’esprit :
– Morbleu, on vient de m’injecter un soporifique.
Et puis le sommeil fut victorieux, il ferma les yeux, il perdit connaissance, il ne fut plus conscient de quoi que ce fût.
***
Fandor, quelques heures plus tard, se réveillait avec un fort mal de tête, une terrible courbature. Où était-il ?
Il jeta les yeux autour de lui, regarda l’étrange endroit où il se trouvait, puis soudain se demanda s’il n’était pas fou.
– Bon Dieu de bon Dieu ! jurait Fandor, mais on dirait que je suis dans une boule, et une boule lumineuse. Que diable cela veut-il dire ?
Indistincte et vague, il entendait en même temps une sorte de mélodie lointaine, douce, berceuse. Il eut peur. Ne devenait-il pas fou ?
***
À quatre heures de l’après-midi, Jean, le vieux domestique de Juve, pénétrait dans le cabinet de travail de son maître.
– Si monsieur veut voir, dit-il, en déposant une petite boîte sur le bureau de Juve, on a mis cela tout à l’heure chez la concierge en prévenant que c’était précieux et qu’il fallait y prendre garde.
Le policier, aux paroles de son domestique, semblait faire un violent effort pour s’arracher à sa songerie.
– Donne cette boîte, demandait-il, quelque chose de précieux ? est-ce que j’attends quelque chose de précieux ?
C’était une petite boîte en bois, comme celles dont se servent habituellement les joailliers. Juve fit sauter les cachets de cire, timbrés d’un indéchiffrable cachet, rompit les ficelles et puis, enfin, arriva au couvercle de bois, fermé par un petit crochet.
Or, Juve n’avait pas ouvert cette boîte, n’avait pas soulevé ce couvercle qu’une rauque exclamation d’horreur s’échappait de ses lèvres, cependant que la boîte glissait de ses mains prises d’un effroyable tremblement.
Sur le tapis du cabinet de travail, aux pieds de Juve, la boîte s’était renversée. Il en tomba une carte de visite sur laquelle était gravé le nom de Fantômas, il en tomba un peu de sciure, il en tomba une oreille humaine, une oreille encore toute sanglante, une oreille qui avait été tranchée, semblait-il, d’un coup de rasoir.
– Fandor, gémit Juve. Ah, le malheureux. Ah, ma vie, mon sang, pour l’arracher des mains de Fantômas !
***
– Les « ceusses » qui aiment aller au théâtre avec des billets de faveur, l’innombrable clique des Russes qui ne payent pas devraient bien venir me remplacer ici. Ah, j’en ai marre de mon logement. À force d’être dans la boule, c’est la boule que je perds, bougre de nom d’un chien, c’est une torture chinoise. Sans compter que j’ai tout ce qu’il y a de plus la persuasion que je m’en vais crever de faim là-dedans et tomber rapidement à l’état de squelette. Voilà bien sept heures que j’y suis dans cette maudite boule.
Fandor n’était pas fou.
Fandor qui, dans toutes ses phrases, tempêtant, rageant, parlait de boule, allant même jusqu’à croire, en un langage rude mais explicite, qu’il avait « perdu la boule », Fandor était parfaitement raisonnable.
Lorsque le malheureux journaliste, après son extraordinaire enlèvement, s’était réveillé, il avait pu se croire insensé, en s’apercevant ou en croyant s’apercevoir à l’intérieur d’une boule. C’était là une chose si surprenante, surtout en raison de la luminosité qui semblait environner la boule dans laquelle il croyait être, qu’il pouvait, à bon droit, douter du témoignage de ses sens.
Mais, petit à petit, Fandor avait retrouvé son sang-froid ; petit à petit il s’était persuadé qu’il voyait bien réellement ce qu’il pensait voir et que ce n’était pas une illusion, qu’il était bien à l’intérieur d’une boule.
Le plancher sur lequel il s’appuyait s’incurvait en un cercle parfait, les murs étaient courbes aussi. Courbe était le plafond et si son cachot était étroit, petit au point qu’il ne pouvait s’y lever, sa forme était indiscutablement celle d’une boule.
Fandor s’étant convaincu de la chose n’avait naturellement qu’un désir : identifier au plus vite quelle pouvait être la sphère à l’intérieur de laquelle Fantômas l’avait précipité.
Fandor, heureusement, avait si bien l’habitude de considérer sa vie comme une chose perpétuellement en jeu et jamais assurée qu’il ne désespéra pas. C’est posément, avec le plus parfait sang-froid qu’il cherchait à comprendre où il se trouvait et cela en usant d’une méthode rigoureusement logique.
– Étant donné que je suis à l’intérieur d’une boule, et d’une boule lumineuse, se déclara-t-il, où suis-je ? Il est évident que je ne peux pas sortir, et non moins évident que…
Mais, à cet endroit de son raisonnement, il s’interrompit :
– Ventre du diable. Crédibisèque, vertu de concierge. Je reconnais le couplet !
Et, de sa voix déplorablement fausse, Fandor acheva l’air alors à la mode. Que s’était-il passé ?
En prêtant l’oreille, Fandor venait tout simplement d’entendre dans le lointain un bruit d’orchestre, des chants, des chœurs.
Et il n’en avait pas fallu plus au subtil journaliste pour deviner quelle était sa prison.
– Miséricorde, jura Fandor, partagé entre le rire et les larmes, je suis foutu, mais je suis foutu d’une façon originale. Je parierai mille francs contre un demi-centime que je suis enfermé dans la grande boule qui surplombe la façade d’un music-hall, des Folies-Bergère. La musique que j’entends, c’est la musique qui vient de la scène et les lueurs qui illuminent ma prison, sont le reflet de l’éclairage violent sur la façade.
Oui, c’était bien dans la boule qui couronne la façade des Folies-Bergère qu’il était prisonnier, c’était bien en cette introuvable cachette que Fantômas avait dû le jeter.
– Çà, c’est pas ordinaire, finit-il par se dire à lui-même.
Et il rageait d’autant plus qu’en y réfléchissant le malheureux songeait qu’il se trouvait à quelques mètres de son propre domicile.
Or, il y avait bien vingt-quatre heures que Fandor était à l’intérieur de la boule et il se demandait sérieusement si Fantômas ne l’avait point condamné à y mourir de faim, lorsque le sommet de la sphère brusquement s’ouvrit.
Fandor, aussitôt fut debout. Une main armée d’un revolver se tendit vers lui en même temps qu’une cagoule s’encadrait dans l’étroite ouverture.
– Bonjour, Jérôme Fandor.
Fandor fut sur le point de se répandre en invectives. Mais fallait-il donner à Fantômas, car assurément c’était Fantômas, le spectacle de sa détresse ? Impassible, donc Fandor répondit :
– Bonjour, Fantômas.
Fantômas, car c’était bien Fantômas, qui, renseigné par Bébé et Beaumôme (tous deux, avaient parfaitement reconnu Fandor dans le bouge du père Coup-de-Bâton), avait fait enlever le journaliste ; Fantômas ne s’attardait point à prononcer des mots inutiles.
– Jérôme Fandor, faisait-il, réfléchissez bien à ce que je vais vous apprendre et vous demander. Juve est entre mes mains. C’est un premier avertissement, vous m’entendez, Fandor ?
– Je vous entends, ripostait Fandor qui n’avait point tressailli.
– Eh bien, dites-moi où est ma fille, dites-moi où est Hélène, ou sans cela, sur mon honneur, je vous le jure, je fais subir à Juve les plus affolantes tortures, je le mutile, je lui coupe l’oreille droite, puis la gauche, un doigt, puis un autre. Allons, parlez.
Oh, Fantômas n’avait pas besoin d’entrer dans de plus amples explications. Jérôme Fandor avait parfaitement compris les sinistres menaces que lui adressait le bandit.
– Fantômas ! hurla Fandor d’une voix torturée, Fantômas, je vous jure que je vais vous dire la vérité : je ne sais pas où est Hélène.
Un éclat de rire lui répondit. Fantômas ne le croyait pas.
– Voici de quoi vivre, hurlait le bandit en jetant à Fandor un sac de provisions, réfléchissez bien à ce que je vous demande, je reviendrai vous revoir dans quatre heures et dans quatre heures je vous apporterai, pour vous convaincre et pour vous décider, l’oreille droite de Juve. Vous pouvez, en parlant, le sauver d’une nouvelle mutilation.
Avec un claquement sec, la trappe se referma, Fantômas s’éloigna.
Du temps passa. Jérôme Fandor était encore écroulé sur le sol de son extraordinaire prison, il avait à peine eu le temps de réfléchir, croyait-il, qu’à nouveau le bandit venait rendre visite à son prisonnier.
– Fandor ! hurlait Fantômas, encadrant sa cagoule noire dans l’étroite ouverture de la boule, vous apprendrez que mes menaces ne sont jamais des menaces vaines.
Il jetait en même temps à Fandor un chiffon sanglant qui se dépliait aux pieds du journaliste et Fandor y voyait, avec un saisissement tel qu’il pensait mourir de peur, une oreille humaine, l’oreille de Juve.
– Allons, parlerez-vous, reprenait Fantômas, me direz-vous où est ma fille ?
Il y avait de la souffrance, il y avait de l’angoisse dans la voix de Fantômas, mais Fandor tremblait lui aussi en lui répondant.
Ah, certes, il eût donné beaucoup alors pour pouvoir renseigner le bandit.
– Je ne sais pas, je ne sais pas ! hurla-t-il, comment voulez-vous que je vous dise où est Hélène ? j’étais prisonnier dans le phare, c’est vous qui m’y avez fait jeter, je n’ai même pas revu Juve. Par pitié…
Mais Fantômas ricanait toujours.
– En vérité vous ne savez pas, Jérôme Fandor ? Eh bien, je ne vous crois pas. Vous étiez prisonnier dans le phare de l’Adour, oui, sans doute, et à ce moment vous pouviez ignorer où était Hélène, mais depuis le naufrage, à coup sûr ma fille, ma fille qui vous aime, hélas, a dû vous donner de ses nouvelles. Vous savez où elle est, j’en jurerais, dites-le-moi ou par Dieu vous aurez demain la seconde oreille de Juve.
Fandor n’avait pas eu le temps de répondre, n’avait fait qu’un signe de dénégation, que déjà Fantômas avait refermé la boule, s’était enfui, jetant comme adieu à Fandor :
– Réfléchissez bien.
Mais le bandit, le tortionnaire, celui qui venait de jeter l’oreille sanglante à Fandor, se trompait s’il s’imaginait pouvoir par la terreur anéantir toute velléité de résistance chez son prisonnier.
Si Fandor avait su vraiment où se trouvait Hélène, il l’aurait dit, mais Fandor l’ignorait et maintenant que, devant lui l’oreille coupée continuait à saigner, il lui prenait une rage nouvelle.
– J’y laisserai ma peau, nom de Dieu ! jura Fandor, je me tuerai s’il le faut, mais je jouerai le tout pour le tout.
Fandor, alors comme un dément, commença de s’agiter dans son étroite prison, il sauta de droite à gauche, il se lança avec violence contre les parois de la boule.
– Parbleu, pensait le journaliste, je ne défoncerai pas ma prison, c’est sûr, mais je ferai bien craquer le piédestal qui la soutient. Si la boule tombe dans la rue, je me tue, si elle roule sur la toiture du music-hall, elle se brise, je me sauve et l’on vient à mon secours.
Ce que tentait Fandor était fou.
Comme il n’avait aucun point de repère qui lui permît de savoir à l’intérieur de sa boule de quel côté se trouvait la rue, c’est-à-dire la mort, et de quel côté se trouvait la toiture, c’est-à-dire la vie, il ne pouvait même pas essayer de diriger sa chute.
Fandor, près d’une heure s’épuisa en vains efforts.
Soudain, un craquement l’avertit que le dénouement était proche.
Jérôme Fandor envoya une dernière pensée à Hélène, puis ferma les yeux.
– Une… deux… trois, compta-t-il, c’est peut-être dans l’éternité que je me lance.
Il donnait de tout son poids contre la paroi de la boule. Le craquement se fit plus intense, se prolongea. Jérôme Fandor sentit que le sol se dérobait sous ses pieds, la boule tombait.
– Hélène, murmura le journaliste.
Sa tête heurta contre les parois de sa prison lumineuse. En une seconde il souffrit mille morts.
8 – DEUX OREILLES COUPÉES
– Eh bien, monsieur Marquet ?
– Eh bien, monsieur Ramiel ?
– Eh bien, monsieur Marquet, que pensez-vous de cela ?
– Ce que j’en pense monsieur Ramiel, c’est parfaitement net et clair. Depuis le début de ma carrière, et cela nous reporte à quinze ans, je n’ai jamais vu, dans un seul des commissariats de police où il m’est arrivé de passer, une aventure aussi étrange, un client aussi extravagant.
– Quant à moi, monsieur Marquet, voilà un quart de siècle que je dirige des établissements comme les Folies-Bergère ; certes, dans ma longue carrière il m’est arrivé de voir toute sorte d’individus et de rencontrer les personnages les plus invraisemblables, mais jamais, au grand jamais, aventure de ce genre ne s’est produite dans un de mes music-halls.
Les deux personnages qui s’entretenaient ainsi, n’étaient autres que M. Marquet, l’actif commissaire de police du faubourg Montmartre, et M. Ramiel, le directeur très parisien des Folies-Bergère.
Il était environ trois heures de l’après-midi et les deux hommes se tenaient dans le bureau du commissariat. D’un air indifférent et distrait, ils regardaient par la fenêtre le passage mouvementé des véhicules qui encombraient le faubourg, et cependant que M. Marquet, agité, nerveux, comme à son ordinaire, tambourinait sur les carreaux de la fenêtre, M. Ramiel, mâchonnant son cigare, demeurait immobile, les mains derrière le dos. Enfin, après un silence M. Marquet fit observer :
– Vous savez, mon cher monsieur Ramiel, que ma longue habitude des hommes me permet de me flatter d’avoir une certaine perspicacité et je suis convaincu que notre individu est un gaillard qui avait de mauvaises intentions, un cambrioleur, peut-être pire.
M. Ramiel haussa les épaules :
– Je ne suis pas de votre avis, mon vieux, rien qu’à la façon dont cet homme s’est introduit dans mon établissement, je croirai plutôt que c’est un malheureux, un fou.
– Voulez-vous que nous allions le revoir ?
– Oui, répondit M. Marquet, il faut absolument tirer cette affaire au clair et il est indispensable qu’un interrogatoire sérieux ait lieu avant que je ne fasse mon rapport et que vous ne contresigniez votre déclaration.
Quittant alors le cabinet du commissariat, Marquet et le directeur des Folies-Bergère se firent ouvrir par le brigadier une porte solidement verrouillée qui donnait dans un local sombre dépourvu de meubles et de fenêtre.
Ils s’introduisirent avec précaution et se trouvèrent soudain en présence du prisonnier, qui, assis sur un escabeau semblait réfléchir.
– Voyons, monsieur, commença le commissaire en prenant un air paternel, vous paraissez plus calme que tout à l’heure, fournissez-nous quelques explications sur votre personnalité, sur les événements qui se sont produits et dont l’enchaînement s’achève pour vous au poste de police ? Comment vous appelez-vous ?
Le prisonnier, un homme d’une trentaine d’années environ, à la moustache blonde, au visage ouvert, répliqua simplement :
– Je vous l’ai déjà dit, monsieur le commissaire, je m’appelle Jérôme Fandor.
– Je sais cela, encore que vous ne l’ayez pas complètement démontré.
Puis, se tournant vers le directeur des Folies-Bergère, le magistrat poursuivit à voix basse :
– Beaucoup d’individus, j’ai vu cela souvent dans ma carrière, n’hésitent pas, pour dissimuler leur personnalité à prendre les noms de personnes connues, notoires, Ils s’imaginent qu’en agissant ainsi, sur leur simple déclaration on les remettra en liberté. Mais heureusement nous sommes plus malins qu’eux et leur ruse reste inutile.
M. Marquet se tournant vers l’individu, poursuivit :
– Eh bien, monsieur Jérôme Fandor, puisque vous prétendez être M. Jérôme Fandor, expliquez-nous un peu ce qui s’est passé ?
– C’est bien simple, monsieur le commissaire, j’étais clans la boule, dans la boule en verre, dans cette grande boule lumineuse que tout Paris connaît et qui surmonte le toit des Folies-Bergère, cette sphère n’est pas, fort heureusement d’ailleurs, très solidement assujettie ; il m’est venu l’idée d’en sortir, je me suis agité violemment, j’ai remué dans tous les sens, j’ai fait l’impossible pour la détacher de son piédestal. Je reconnais que je jouais là un jeu dangereux, car si la boule, au lieu de tomber sur le toit, était tombée dans la rue, j’avais mille et une chances de me casser les reins. Heureusement qu’elle est tombée sur le toit, elle l’a même perforé et j’ai dégringolé, assez violemment d’ailleurs pour me faire des contusions et des égratignures, dans la galerie du promenoir des Folies-Bergère. Cette chute m’a quelque peu étourdi, je crois bien que j’ai perdu connaissance et lorsque je suis revenu à moi j’ai trouvé, m’entourant de leurs soins, deux ou trois agents de police qu’assistait d’ailleurs M. Ramiel, qu’on m’a dit être le directeur des Folies-Bergère.
M. Ramiel hochait la tête :
– Tout cela est parfaitement exact, dit-il.
– Mais, reprit le commissaire, comment vous trouviez-vous là ?
– Ah ! fit Fandor – car c’était lui en effet –, voilà la question. Comment je me trouvais là, je ne puis vous le dire.
Et il se renferma aussitôt dans un mutisme absolu. M. Marquet haussa les épaules, il se retourna vers M. Ramiel :
– Voilà, fit-il, toujours la même attitude, cet homme-là ne parlera pas, c’est un simulateur ou un fou, nous n’en obtiendrons rien de plus.
Et il se disposait à quitter le petit local dans lequel Fandor était enfermé depuis deux heures déjà. Le journaliste rappela le commissaire :
– Monsieur…
– Qu’est-ce qu’il y a ?
– Monsieur, j’avais sollicité tout à l’heure de votre obligeance qu’on allât prévenir l’un de mes amis de ma présence ici. Un inspecteur de la sûreté, M. Juve. A-t-on fait droit à ma requête ?
Le commissaire répondit :
– J’en envoyé un agent à l’adresse que vous m’avez indiquée, mais je ne sais pas si M. Juve se dérangera.
Cependant le visage de Fandor s’éclairait :
– Si Juve est chez lui, murmura-t-il et s’il apprend que c’est Fandor qui le demande, je suis bien assuré qu’il viendra.
Fandor, toutefois, fronçait le sourcil. Juve était-il chez lui ?
Le journaliste, désormais seul dans sa cellule, allait et venait en proie à une émotion profonde. D’une main nerveuse, il fouillait sa poche, il tressaillit en y sentant quelque chose de froid qu’il y avait dissimulé. Il était seul, et désormais les angoisses qu’il ressentait se trahissaient par des contractions nerveuses sur son visage.
Or, il venait, en effet, d’un geste machinal de palper l’oreille que quelques heures auparavant Fantômas était venu lui apporter : l’oreille de Juve. Oh, cela était évident, indiscutable et dès lors, si Juve s’était laissé couper une oreille, c’est qu’il était séquestré, immobilisé par Fantômas, comme Fandor venait de l’être lui-même pendant vingt-quatre heures.
– Sale affaire, grommela le journaliste dont les poings se crispaient.
Au bout d’une demi-heure, Fandor, qui demeurait prostré dans le local obscur où il ne percevait aucun bruit et se faisait des réflexions amères, poussa un cri de surprise et de joie.
Dans le couloir voisin il venait d’entendre un pas précipité, il reconnaissait la voix de Juve, un instant après la porte s’ouvrait :
– Juve !
– Fandor !
Les deux amis s’étaient retrouvés, ils s’étreignaient les mains et brusquement tous deux, dans le même geste instinctif, lâchaient leurs doigts, puis les portaient à leur visage.
– Ah nom de Dieu, s’écria Fandor, vous avez vos oreilles, Juve ?
Juve, faisait le même geste, la même réflexion :
– Fandor, tu n’es donc pas mutilé ?
Ils se regardèrent tous deux, stupéfaits d’abord, puis éclatèrent de rire, semblant en proie à une joie folle.
M. Marquet qui assistait à cette scène, tout en se tenant légèrement en ‘arrière, murmura à M. Ramiel qui ne l’avait pas quitté :
– Je me demande ce que tout cela signifie. Seraient-ils aussi fous l’un que l’autre ?
Mais Juve se tourna vers le commissaire :
– Monsieur Marquet, déclara-t-il, je réponds tout d’abord à votre première question : votre prisonnier, puisque c’est un prisonnier, est bien M. Jérôme Fandor, mon ami. Maintenant permettez-moi de vous demander de nous laisser seuls quelques instants. Je me porte garant de M. Jérôme Fandor.
Puis se tournant vers M. Ramiel, il ajoutait :
– Les dégâts qui ont été causés à votre établissement vous seront, monsieur, intégralement remboursés.
Quelques instants après, Fandor et Juve s’entretenant en tête à tête, discutaient avec animation :
– Enfin, Fandor, je te revois, s’écriait le policier tout heureux qui ne se lassait pas de regarder le visage de son ami et de constater qu’il avait toujours ses deux oreilles.
Après s’être rapidement expliqué sur la façon mystérieuse et extraordinaire dont ils s’étaient sauvés l’un et l’autre de Fantômas, lorsque la témérité du bandit les avait attirés en pleine mer sur le rocher du phare de l’Adour, ils en venaient aux mystérieux événements dont ils venaient d’être victimes l’un et l’autre.
Juve apprenait à Fandor l’ultimatum posé par Fantômas et la menace que celui-ci lui avait faite de lui apporter les oreilles du journaliste si Juve ne lui fournissait pas l’adresse de sa fille, Hélène.
La menace avait d’ailleurs eu un commencement d’exécution puisque Juve avait reçu une oreille.
Le journaliste pâlit ; pour toute réponse il tira de sa poche le vestige humain que Fantômas lui avait remis quelques heures auparavant :
– Une oreille droite, dit Fandor.
Abasourdi le policier considérait ce que Fandor lui montrait :
– J’ai reçu l’oreille gauche, déclara-t-il enfin.
Les deux hommes se considérèrent, interdits :
– Mais alors, firent-ils ensemble, puisque nous ne sommes mutilés, ni l’un ni l’autre, c’est qu’il y a une troisième victime.
– Parbleu ! s’écria Juve, c’est évident et le plus important c’est de la retrouver, car nous ne doutons pas, n’est-il pas vrai, de l’identité du coupable ?
– Hélas, murmura Fandor, le plus important à mon avis serait en somme de suivre les indications de Fantômas, car s’il s’acharne de la sorte à savoir ce qu’est devenue Hélène, c’est qu’elle se trouve dans une position terriblement inquiétante et il faut lui porter secours.
– Juve, interrogea encore Fandor, nous sommes entourés de mystères, de drames incompréhensibles. Que signifie cette histoire du pont Caulaincourt ? ce spectre dont tout le monde parle ?
Juve ne répondait pas, mais interrogeait Fandor :
– Et toi, Fandor, raconte-moi ce qui t’est arrivé, que signifie l’histoire de cette boule ?
Pendant plus d’une heure les deux hommes discutèrent âprement, se communiquèrent leurs impressions, ils conclurent enfin :
– L’essentiel, déclara Juve est de sortir d’ici, je vais faire le nécessaire, dans quelques instants tu seras libre, dès lors tu iras te reposer chez toi quelques heures, puis rendez-vous ce soir, nous arrêterons un plan de campagne, nous agirons.
Les choses se passèrent comme l’inspecteur de la Sûreté l’avait annoncé, il obtint de M. Marquet la libération du détenu ; une heure après, Juve et Fandor se quittaient faubourg Montmartre, avec la promesse de se retrouver le soir même.
***
Minuit venait de sonner depuis quelques instants et la représentation du Moulin-Rouge terminée, les noctambules qui ne tenaient pas à rentrer chez eux se répandaient dans les restaurants de nuit avoisinant la place Blanche. Une foule élégante et nombreuse s’empressait également de gagner le grand restaurant qui s’étend sous la salle même du Moulin-Rouge.
L’arrivée de la foule avait déchaîné l’orchestre de tziganes qui attaquait une marche aux rythmes saccadés, cependant que les garçons du restaurant et du bar allaient et venaient affairés, que les femmes du vestiaire se précipitaient sur les clientes ; en l’espace de quelques secondes la plus grande animation régna dans la salle.
Une petite femme assise à l’entrée du bar adressait soudain son plus aimable sourire à un homme d’une cinquantaine d’années qui, raide dans son habit noir, passait à côté d’elle sans paraître la remarquer.
– Bonsoir, m’sieu, fit-elle.
Le personnage s’arrêta, la considéra un instant :
– Mademoiselle Delphine Fargeaux ? fit-il.
Et il regarda la femme avec un air à la fois ennuyé et surpris. La jolie fille, ce jour-là, était vêtue d’une robe claire toute garnie de dentelle qui lui allait à ravir. Elle avait posé sur ses cheveux noirs un grand chapeau de feutre gris qui seyait admirablement à sa beauté brune ; elle était vraiment charmante.
Elle répondit, plus aimable encore, à son interlocuteur :
– Asseyez-vous donc, monsieur Dupont. Offrez-moi quelque chose.
C’était, en effet, Dupont de l’Aube, le sénateur ambassadeur d’Espagne, qui, conformément aux habitudes contractées depuis qu’il avait doublé le cap de la cinquantaine, fréquentait avec une assiduité inquiétante pour sa santé les boîtes de nuit de Montmartre.