Текст книги "Le mariage de Fantômas (Свадьба Фантомаса)"
Автор книги: Марсель Аллен
Соавторы: Пьер Сувестр
Жанр:
Иронические детективы
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24 – L’EXTRAORDINAIRE EXÉCUTION
Fandor, à vrai dire, au moment où il apparaissait encadré d’un important cortège de religieux, hurlant le De Profundis et le menant au dernier supplice en grandes pompes saintes, était à moitié abruti, aux trois quarts fou, incapable en tout cas d’apprécier nettement ce qui se passait autour de lui.
Depuis deux jours, en effet, Fandor avait été transféré de la sinistre prison qu’il occupait dans les souterrains de l’Escurial, à Madrid. Il avait été surpris, d’abord, de ce changement de résidence, puis il s’en était effrayé, se demandant si la chose n’allait pas nuire à la grâce que Dupont de l’Aube ne lui avait toujours pas apportée.
Hélas, à peine arrivé à Madrid, à peine jeté dans un cachot, Fandor commençait à comprendre que la grâce ne viendrait pas. Certes, il ne se rendait pas compte de ce qui faisait que Dupont de l’Aube n’arrivait pas pour le sauver, certes il ignorait l’assassinat de son patron, mais cependant il ne pouvait garder aucune illusion, il était perdu et bien perdu. À peine transféré en effet, Fandor, au fond de sa cellule, voyait apparaître quatre pénitents le visage enfoui dans une sorte de capuchon noir, tenant des cierges allumés et qui, brutalement, avec la franchise particulièrement horrible qui est celle des religieux en face des moribonds, lui annonçaient qu’il allait être exécuté deux jours plus tard.
Alors, une cérémonie macabre commença que Jérôme Fandor d’abord se refusait à prendre au sérieux, mais qui bientôt le terrifiait en le stupéfiant à la fois. Les quatre moines qui s’étaient introduits auprès de Fandor étaient suivis d’autres moines. Il fallait bon gré mal gré que le malheureux jeune homme se levât, qu’il accompagnât ses gardiens d’un nouveau genre à une chapelle, petite, étroite, sombre, suintant d’humidité où on le jeta, presque de force, dans une stalle de bois.
– Eh bien, c’est gai, se disait le journaliste, d’être exécuté en Espagne, au moins on a l’humanité de vous prévenir. C’est de la dernière galanterie, véritablement que de vous inviter à votre propre enterrement.
Il plaisantait encore, essayant de réagir contre l’effroi qui, malgré lui, s’insinuait dans son âme.
– Dupont de l’Aube va arriver. Cette sinistre exécution pour laquelle on me prépare si soigneusement n’aura pas lieu en fin de compte.
Mais Dupont de l’Aube n’arrivait pas et Fandor dut continuer à se débattre au milieu des moines.
Un moine qui venait d’officier s’avançait vers le malheureux jeune homme, prononça un interminable prêche auquel Fandor ne comprenait pas grand-chose, puis enfin donna l’absoute.
Et après la messe des morts, les vêpres furent chantées et après les vêpres on célébra le salut.
– Mais ils n’en finiront pas, disait Fandor que l’impatience commençait à gagner, jour de Dieu ! Qu’ils me tuent tout de suite, mais que cela finisse.
Car tandis que les cérémonies se succédaient, tandis que toujours les chantres bourdonnaient de graves hymnes, Fandor comptait les minutes, de plus en plus angoissé.
– Et Dupont de l’Aube qui n’arrive pas. Ah sapristi, je crois que maintenant…
La chapelle dans laquelle se trouvait le jeune homme était éclairée par d’étroits vitraux à travers lesquels Fandor surveillait le déclin du jour. Le crépuscule était venu, la nuit commençait.
– Nom de Dieu de nom de Dieu ! se répétait maintenant de seconde en seconde Jérôme Fandor, mais Dupont de l’Aube devrait être depuis longtemps à Madrid, s’il avait réussi.
Or, Dupont de l’Aube n’était toujours pas là.
Les cérémonies de l’église finies, Jérôme Fandor espérait enfin qu’on allait le reconduire à son cachot. Plutôt que de voir s’agiter devant lui les ombres lugubres des prêtres habillés de noir, des moines vêtus de frocs sinistres dont les mouvements avaient quelque chose de diabolique, Fandor eût mieux aimé retrouver la tranquillité de sa cellule où du moins il aurait pu se recueillir en lui-même, réfléchir, songer. Mais, en Espagne, les cérémonies qui accompagnent l’exécution d’un condamné sont immuables et inflexibles. Alors que le salut venait de s’achever, alors que Fandor espérait être enfin ramené dans son cachot, les religieux se groupaient au fond de la chapelle et commençaient la longue récitation du rosaire. Devant la stalle où était Fandor, sur de hauts chandeliers massifs, des cierges avaient été placés qui brûlaient lentement, jetant sous la nef de fantastiques reflets.
Jérôme Fandor vit que l’on étendait devant lui un énorme drap noir, puis un grossier drap blanc :
– Qu’est-ce que c’est que cela encore ? pensa-t-il.
Et il frissonna en devinant à quel usage étaient destinés ces objets. Le drap blanc devait être son propre suaire, le drap noir serait jeté sur son cercueil.
– Bon Dieu de bon Dieu, soupira Fandor, se sentant pris d’un vertige et n’osant véritablement plus respirer, mais ils ne vont pas me laisser tranquille à la fin, ce n’est pas une fois qu’ils m’exécutent, c’est mille fois de suite. Ah çà, est-ce qu’ils ont l’intention de me veiller ainsi ?
Et Fandor ne se trompait pas. Toute la nuit, sans fin, sans arrêt, d’interminables prières bourdonnaient dans la chapelle lugubre. Les cierges étaient presque brûlés en entier. Fandor, blême, décomposé, halluciné, dormait presque, écroulé dans sa stalle quand l’aube pâle commençait à s’insinuer à travers le chaud coloris des vitraux de la nef.
Et alors, d’autres prières succédèrent aux prières qui s’achevaient, on chantait matines. On célébrait le saint sacrifice. Les moines, dévots de bonne foi, paraissaient eux-mêmes grisés par leur propre piété. Une exaltation les prenait sans doute qui les faisait précipiter leurs oraisons. Convaincus et croyants ils voulaient dire le plus de prières possibles pour celui qui allait mourir et leur mysticisme farouche, impitoyable ne comprenait pas quelle torture ils infligeaient à Fandor, au mort de tout à l’heure, en priant devant lui pour le repos de son âme.
Quand l’aube parut cependant, Jérôme Fandor faisait effort pour s’arracher au suprême assoupissement qui s’était emparé de lui. Il se redressait, il faisait appel à toute son énergie, il redevenait maître de ses nerfs.
– Dupont de l’Aube n’est pas là, se disait-il, donc il ne viendra pas, donc, dans quelques heures, dans quelques minutes, je vais être exécuté, je vais être conduit au garrot. Eh bien, soit. Puisque je devais périr ainsi, puisque c’était écrit au livre de la Destinée, je ne me révolterai pas, j’attendrai la mort, tranquille et brave.
C’était en effet avec une résignation superbe, avec une admirable correction, que Jérôme Fandor assista aux dernières cérémonies que les religieux précipitèrent.
Puis Jérôme Fandor vit soudain les gardes civils brusquement apparus pour le conduire au garrot.
Fandor, toutefois, si courageux qu’il fût, était en ce moment plongé dans une véritable prostration. C’était un peu un automate qui s’avançait sur la Plaza Mayor, et que la populace saluait de ses cris.
– Il ne faut pas que je meure en lâche, se répétait alors, victime d’une idée fixe, le malheureux Jérôme Fandor.
Et Jérôme Fandor cependant se défiait de lui-même. Il avait le sublime courage de vouloir encore être brave alors qu’on le poussait au plus abominable des supplices. Jérôme Fandor marchait, un sourire figé sur les lèvres, calme, tranquille, baissant les yeux pour ne point voir et ainsi narguer le sursaut qu’ont, en général, les condamnés à mort lorsqu’ils aperçoivent l’instrument de supplice.
Au moment cependant où Jérôme Fandor approchait de l’escalier qui devait lui permettre d’arriver à la plateforme de l’échafaud, force lui était bien de lever les yeux pour ne point trébucher.
À ce moment, Fandor aperçut Juve.
Il y avait une telle expression dans les yeux du faux bourreau que, malgré le loup de soie noire qu’il portait, suivant l’usage, Jérôme Fandor ne s’y trompait pas.
Et, à l’instant, au fond de sa détresse, alors que quelques secondes avant il ne pensait même plus à la possibilité d’échapper au trépas, Jérôme Fandor se reprit à penser qu’il éviterait le garrot.
Juve était là.
Cela valait mieux que toutes les grâces. il n’était pas possible que Juve étant présent, son exécution pût avoir lieu. Juve le sauverait à coup sûr, Juve inventerait quelque chose d’incroyable pour le tirer des mains du bourreau.
Et d’ailleurs, Juve était habillé de rouge, Juve, c’était le bourreau. Ah, la bonne comédie !
Et Fandor manqua éclater de rire à cette pensée :
– C’est Juve qui va m’exécuter, moi, Fandor ? Ah c’est farce, c’est farce !
L’aumônier qui escortait le jeune homme à cette minute pensait que le condamné était frappé de folie. Pris de peur, d’ailleurs, le religieux tremblait de tous ses membres, c’était presque violemment qu’il poussa Fandor sur les degrés mêlant ses dernières paroles de pitié, de recommandations pratiques :
– Monte, mon frère. Repens-toi. Repens-toi. Prends garde à la dernière marche. La bonté de Dieu est infinie. Va. Avance.
Mais Jérôme Fandor s’immobilisait. Le rire qui tout à l’heure distendait ses lèvres se mua en un tragique rictus.
C’est qu’il se passait à ce moment une chose effroyable.
Jérôme Fandor, les yeux dilatés d’angoisse vit un homme rouge masqué d’un loup noir fendre hâtivement les rangs des gardes civils qui entouraient l’échafaud. Cet homme rouge, accompagné de soldats, bondissait auprès du garrot. Quant à Juve, qui était là pour le sauver, lui, Fandor, il était empoigné, emporté, enlevé par les soldats il disparaissait. C’était le bourreau, le vrai bourreau cette fois, qui posait sa main rude sur l’épaule de Fandor.
Le journaliste, à cet instant, sentait si bien que tout était radicalement fini pour lui, qu’il n’avait plus la moindre chance d’échapper à la mort grâce à Juve, qu’il sentit que son cœur s’arrêtait de battre. Il voulut crier, appeler Juve, il voulut se débattre, mais ses lèvres étaient contractées au point qu’il ne pouvait articuler un mot, la paralysie immobilisait ses membres au point qu’il eût été incapable d’agiter fût-ce une main.
Et l’exécuteur des hautes œuvres alors accomplit sa besogne. Il poussa Fandor vers la chaise du garrot, une secousse assit celui qui allait mourir. Jérôme Fandor sentit le froid de l’anneau de fer qui lui entourait le cou. Il voulut crier encore et ne le put pas. Ses yeux voulurent voir et ne virent qu’un brouillard rouge. Sur sa face quelque chose s’abattit qui était le voile destiné à masquer ses contorsions, ses convulsions dernières.
Alors, hébété, croyant que les secondes duraient des siècles, Jérôme Fandor entendit son confesseur marmotter encore une dernière oraison. Le pas lourd du bourreau résonnait sur les planches sonores de l’échafaud, l’homme alla se placer derrière le garrot.
– Roulez, tambours !
Un battement sourd et prolongé ébranla l’air.
Jérôme Fandor sentit que l’anneau de fer s’appuyait à sa gorge et lentement, très lentement la comprimait, commençait à l’étrangler.
– Je suis perdu, râla-t-il.
Derrière lui, tout contre sa tête qu’il arc-boutait au pieu comme s’il eût pu résister à l’étreinte qui allait lui broyer la gorge, le tourniquet manœuvré par le bourreau grinça.
– Je suis perdu.
L’anneau de fer, froid, lui appuyait toujours sur la gorge.
Mais, à cet instant, comme Fandor entendait une clameur abominable monter vers le ciel, une voix inconnue lui murmurait à l’oreille, distinctement, mais tout bas :
– Ordre du roi, señor, je ne vous exécute point. Quand je relèverai le voile, faites le mort.
Et, Jérôme Fandor n’eut point le temps de réfléchir. Le roulement de tambour encore. Les clameurs de la populace s’élevaient toujours vers le ciel pur, il percevait le pas du bourreau tournant autour du garrot, revenant devant lui.
Une main rude lui appliquait un mouchoir sur les traits :
– Tirez la langue, señor.
Fandor eut à peine le temps d’obéir à l’ordre qu’on lui donnait qu’une main enlevait le voile qui lui masquait le visage : la même clameur qui montait de toutes les poitrines depuis quelques instants, redoubla. Abasourdi, Fandor voyait qu’à nouveau on lui jetait le voile sur le visage et c’était à peine si pendant qu’il défaillait il entendait une voix qui murmurait tout près de lui, tremblante :
– Bourreau, au nom de la loi, je vous requiers d’emporter le cadavre du supplicié et de l’ensevelir. Dieu ait l’âme de Jérôme Fandor !
***
– Eh bien, Fandor ?
– Eh bien, Juve ?
– Comprends-tu quelque chose ?
– Je commence à comprendre.
Les deux inséparables amis, Juve et Fandor, le journaliste et le policier, les deux compagnons de tant de luttes et de tant d’aventures, les deux ennemis de Fantômas, les deux héros, se trouvaient dans un compartiment de première classe du Sud-Express et devisaient tranquillement.
Juve continuait le récit qu’il faisait à Fandor depuis quelques instants :
– Tant mieux si tu commences à comprendre, bougre d’abruti, disait Juve, mais je reprends où j’en étais.
Et, après s’être frotté les mains, avoir ri tout seul, puis envoyé un coup de poing amical dans la poitrine de Fandor qui ne semblait pas moins joyeux que lui, Juve ajoutait :
– Donc, mon petit, au moment même où je m’apprêtais à te sauver du garrot en t’exécutant moi-même et en t’exécutant pour la frime, bien entendu, le vrai bourreau que je remplaçais ayant obtenu d’exécuter à sa place à prix d’or, a fait son apparition sur l’échafaud. Ma foi je n’insisterai pas sur l’angoisse que j’ai connue alors, ah quelle fichue minute mon petit Fandor ! J’ai été empoigné par les alguazils, roué de coups, mes vociférations se sont perdues dans le roulement des tambours, bref, j’ai compris que tu étais irrévocablement perdu. Ah oui, quelle fichue minute !
Et comme Juve s’interrompait, Fandor souriait :
– Dites donc, c’était surtout pour moi que la minute était fichue. Je vous avais reconnu, savez-vous ?
– Je l’ai bien compris à ton mouvement alors que tu commençais à monter sur l’échafaud. Mais passons. Donc Fandor on m’emportait. À ce moment, je t’avoue que j’étais prêt à tout, je cherchais dans la poche de mon pantalon mon fidèle browning et je m’apprêtais à faire une bêtise, à tirer sur le bourreau, à massacrer le plus de monde possible, à te sortir coûte que coûte d’affaire ou du moins à tâcher de te sortir d’affaire, car c’était à peu près impossible, lorsque subitement, je me suis tenu tranquille et je suis devenu doux comme un petit saint Jean. Ah, mon cher Fandor, je te donne en mille pourquoi j’ai cessé de me débattre ?
– Parbleu, vous veniez de vous rappeler que vous étiez mon héritier, Juve.
– Tais-toi, sacré farceur, tu plaisanteras tout à l’heure si le cœur t’en dit. En ce moment, écoute-moi. Devines-tu pourquoi je cessais de me débattre ?
– Ma foi, non, que diable pouviez-vous voir ?
Mais Juve ne se hâta pas de répondre. Il sourit, il fit une petite pause et seulement, quand Fandor sembla prêt d’éclater, fou d’impatience, il se décida à reprendre :
– Mon bon Fandor, disait Juve, à ce moment je voyais beaucoup de monde autour de moi et dans ce beaucoup de monde, j’ai aperçu une femme, une femme qui me faisait signe de me taire, une femme qui était blême d’émotion, qui me suppliait de me tenir tranquille.
– Qui était-ce ?
– C’était Hélène, Fandor ! La fille de Fantômas, c’était celle que tu aimes, qui t’aime, c’était celle à qui tu dois la vie.
Et comme, devenu blême à son tour, Fandor, fou de joie à la pensée qu’Hélène l’avait sauvé, se taisait, Juve, reprit lentement :
– On me lâchait à cet instant, Hélène m’approchait. Tandis que l’on se bousculait autour de nous, je l’entendais qui me disait :
– Juve, le bourreau est gagné, j’ai pu faire intervenir le roi, ne vous inquiétez pas, il a l’ordre formel d’épargner Fandor, soyez à cinq heures au bois de Campana. Jérôme Fandor vous y rejoindra.
Mais Fandor n’écoutait plus Juve. Tout bas, le journaliste comme victime d’une nouvelle hallucination, répétait un mot, un nom :
– Hélène, disait Jérôme Fandor, c’est Hélène qui m’a sauvé.
– Parfaitement. Tu peux dire qu’elle a habilement fait les choses. Mon petit Fandor, après m’avoir annoncé que je te retrouverais à cinq heures au bois de Campana, là où nous nous sommes retrouvés, en effet, puisque c’est là que la voiture dans laquelle on t’a jeté t’a conduit, Hélène a disparu, elle s’est perdue au sein de la foule qui se bousculait toujours pour mieux voir. J’ai cherché à la retrouver. En vain. J’ai parcouru la Plaza Mayor dans tous les sens. Hélène était partie.
Et tout bas Juve ajoutait :
– Mais ma foi, je m’en contrefichais. Ce qui m’intéressait avant tout, c’était de savoir si tu étais sauf. Retrouver Hélène, dame, c’est à quoi nous allons nous occuper maintenant, maintenant que le Sud-Express vient de nous faire franchir la frontière et que tu es définitivement hors de la main des capucins. Tout de même, sais-tu que tu lui dois une fière chandelle à la fille de Fantômas ?
Et cette fois, Juve se taisait, n’ajoutait pas un mot. Fandor ne l’écoutait plus. Le front entre les mains, il songeait éperdument, il oubliait la mort qui avait été si proche, il oubliait les angoisses des dernières heures qu’il avait vécues, il pensait à la fille de Fantômas, à celle qu’il aimait de toute son âme.
25 – L’AMOUREUSE DU BARON
Lorsque Delphine Fargeaux avait assisté en témoin horrifié au meurtre de Backefelder, elle s’était enfuie, affolée, se demandant si elle ne courait pas elle-même un terrible danger et si la Recuerda, en s’échappant, n’allait point se jeter sur elle et lui faire subir le sort du malheureux milliardaire américain.
Ce n’est qu’une demi-heure plus tard, alors qu’elle était partie à l’aventure, qu’elle avait suivi des rues au hasard, tourné sur elle-même, qu’elle s’était perdue dans Paris, que Delphine Fargeaux retrouvait son calme et se rendait compte que ses craintes étaient vaines et qu’en réalité, si la Recuerda avait tué Backefelder, c’est que, très probablement, elle avait eu des motifs d’en vouloir à l’Américain alors qu’elle n’en avait aucun, qu’elle ne pouvait pas en avoir pour se venger de Delphine.
La petite méridionale cependant, timide et coquette à la fois, son premier émoi passé, se passionnait pour les faits dont elle venait d’être témoin.
– C’est inimaginable, songeait-elle, c’est du roman-feuilleton. Comme on n’en inventerait pas.
Et elle se faisait l’effet d’une héroïne.
Si Delphine Fargeaux, d’ailleurs, avait été atterrée par le crime qu’elle avait vu se commettre sous ses yeux, néanmoins elle n’en concevait pas un très vif chagrin.
Backefelder lui était complètement indifférent et somme toute, il ne lui était pas désagréable, bien au contraire, que la Recuerda fût une criminelle.
– Je préviendrai le baron, pensa Delphine, je lui dirai que la femme qu’il aime a assassiné. Quelle excellente occasion de m’imposer ainsi à son esprit, de me faire aimer de lui, qui est si beau garçon, si riche.
L’aventure de la Maison d’Or était restée profondément gravée dans la mémoire de la Méridionale. Toujours romanesque, lorsque, plus tard, elle l’avait parfaitement reconnu sur le pont Caulaincourt alors qu’après l’attentat, il avait emmené la Recuerda, Delphine avait admiré ce geste du baron Stolberg sauvant l’Espagnole de la police.
Et depuis lors, Delphine, se passionnait pour cet homme, dont elle ne connaissait à vrai dire, que le nom et la demeure, mais que, par l’imagination, elle parait de toutes les qualités.
– Si je peux me faire aimer de Stolberg, se répétait Delphine ce soir-là, je deviens l’une des femmes les plus chics de Paris.
***
Toute la nuit, oubliant le drame dont elle venait d’être témoin, Delphine Fargeaux avait rêvé de Stolberg, si bien qu’elle s’éveilla le lendemain matin parfaitement décidée à tenter l’impossible pour rejoindre le grand seigneur russe et le prévenir des dangers qu’il courait.
– Je le préviendrai, je le sauverai. On aime toujours une femme qui vous sauve. Il m’aimera, c’est sûr !
En faisant sa toilette, elle décida d’aller trouver le baron Stolberg chez lui, puis elle se rendit compte que la démarche était déplacée, qu’on la prendrait pour une intrigante et qu’il valait mieux rencontrer le gentilhomme par hasard.
À une heure de l’après-midi, ayant parfaitement oublié de se rendre aux pompes funèbres, parée, pomponnée, habillée à ravir dans le plus seyant des petits costumes tailleur, coiffée d’un amour de jolie toque, Delphine sortait de chez elle, hélait un fiacre, jetait au cocher une adresse voisine de celle du baron Stolberg.
– Nous ne sommes pas pressés, fit-elle, allez tout doucement, cocher, vous stationnerez, n’est-ce pas, sans que je descende, et quand je frapperai au carreau, vous suivrez le monsieur que je vous indiquerai.
Le cocher, un vieil automédon qui avait acquis sur le siège une philosophie résignée, dévisageait d’un coup d’œil sa cliente, soupçonneux, redoutant qu’elle portât un bol de vitriol [15], puis, lui trouvant bonne mine et la voyant toute joyeuse, il se décidait à remonter sur son siège :
– Hue, Cocotte, on va peut-être bien encore faire la chambre d’hôtel.
Pendant qu’elle ruminait ses pensées, le fiacre de Delphine Fargeaux arrivait à quelques mètres de la demeure du baron Stolberg, vers quatre heures de l’après-midi. Il s’immobilisa le long du trottoir. Delphine, patiente comme toutes les femmes, tenace comme toutes les coquettes, n’eut garde d’en bouger. Elle demeura dans la voiture, invisible, et ne perdant pas de vue la porte par où, elle l’espérait bien, Stolberg allait sortir.
Si le plan de Delphine Fargeaux était parfait au cas où le baron russe viendrait à quitter son appartement, il était évidemment défectueux dans l’hypothèse possible que Stolberg ne sortirait pas. C’est précisément ce qui se passa : une heure, deux heures, trois heures passèrent, et à plus de sept heures du soir, le baron Stolberg n’était toujours pas sorti de chez lui et Delphine Fargeaux était toujours là, immobile à l’intérieur de son fiacre, cependant que son cocher, lassé d’attendre, ayant lu tous les journaux accumulés sous son siège, considérait avec inquiétude la marque de son taximètre, se demandant si la petite dame qui était sa cliente aurait véritablement de quoi solder le chiffre important qu’indiquait le compteur.
– M’est avis, madame, conseillait le digne automédon en ouvrant la portière et en se penchant vers sa cliente, que l’amoureux en question ne sortira pas aujourd’hui, vous feriez mieux de revenir demain.
– Mêlez-vous de ce qui vous regarde, je ne guette nullement un amoureux, et je sais que ce monsieur sortira.
Une seconde après, elle ajoutait, ce qui valait beaucoup mieux que toute espèce de raisonnement :
– D’ailleurs, si vous êtes inquiet du prix de votre stationnement, je ne demande pas mieux que de vous donner des arrhes.
Elle tendit au cocher une pièce d’or. Subitement radouci, il referma la portière avec un bon sourire :
– Oh moi, dit le cocher, la remarque que je vous en faisais, c’était par bonté d’âme, que je soie là ou ailleurs, je m’en fiche, et Cocotte non plus ne se plaint pas de se reposer un peu. À votre aise, ma petite dame. À votre aise. On attendra tant que vous voudrez.
Grimpé à nouveau sur son siège, l’homme s’enroulait confortablement dans ses couvertures et s’endormit.
Il sommeillait à peine depuis une vingtaine de minutes que des coups de parapluie le tiraient brusquement de son rêve.
– Avancez donc, criait Delphine Fargeaux. Suivez ce monsieur.
La porte de la demeure que Delphine Fargeaux surveillait anxieusement s’était en effet enfin ouverte devant le noble russe. Stolberg, en chapeau claque, en habit, avait traversé le trottoir, puis sauté dans un coupé de cercle [16], rangé depuis quelques instants.
Et dès lors, la poursuite, la poursuite qu’avait rêvée Delphine Fargeaux, qu’elle attendait avec une constance inépuisable depuis le commencement de l’après-midi, s’engagea.
Attelé d’un bon cheval, le coupé de cercle filait rapidement vers le centre. Le cocher du fiacre qui menait Delphine Fargeaux heureusement était un vieux cocher, il menait expertement, trouvait le moyen de se faufiler à travers les embarras de la circulation et de ne point perdre de vue la voiture qu’il poursuivait :
– Cocher, avait crié Delphine Fargeaux, il y a dix francs pour vous si nous ne perdons pas de vue ce coupé.
Et c’était Cocotte qui subissait le contrecoup de cette affaire alléchante ; fouettée de coups de fouet, elle payait amplement le repos qui lui avait été octroyé, et galopait sans arrêt.
Le coupé de cercle, après vingt minutes d’allure rapide, enfilait la rue Royale, tournait par les boulevards, gagnait la place de l’Opéra.
– Où va-t-il ? se demandait Delphine Fargeaux, si je suis bien renseignée, le cercle du baron est place de la Concorde, ce n’est donc pas là qu’il se rend.
Elle était fixée quelques instants plus tard : le coupé de cercle s’était arrêté net devant le café de la Paix.
– Dois-je stopper ? demanda le cocher de fiacre, retenant à son tour son cheval, et tout fier de ne point s’être laissé distancer.
– Oui.
À cet instant, Delphine s’était décidée.
Si Stolberg venait dîner à la Paix, elle y dînerait, elle aussi. Elle prendrait une table voisine, et parbleu, elle trouverait bien le moyen d’aborder le gentilhomme.
Triomphante, sourire aux lèvres, Delphine Fargeaux entra au grand restaurant dans un grand bruit de jupes froissées.
Stolberg s’était bien installé, mais il n’était pas seul, il avait rencontré trois amis, des cercleux, comme lui, il leur serra la main, s’assit à côté d’eux.
– Vite, maître d’hôtel, je suis pressé. Servez-moi en vingt minutes.
– Aux ordres de monsieur le baron. Si monsieur le baron veut faire son menu.
Si Stolberg dînait vite, Delphine Fargeaux fit en sorte de dîner plus vite encore. Hélas, le maître d’hôtel n’avait pas de monnaie. Trois minutes d’attente, pendant lesquelles le baron passait sa pelisse, prenait congé de ses amis, sortait du Café de la Paix.
Delphine Fargeaux arriva tout juste sur le trottoir de la place de l’Opéra pour apercevoir l’étranger traversant la chaussée et se dirigeant vers l’Académie Nationale de Musique.
– Je n’ai pas de chance, se dit Delphine, s’il va réellement à l’Opéra ce soir, je ne pourrai pas le rejoindre, je ne suis pas assez bien mise pour prendre une place, et d’autre part, comment le retrouver à la sortie ?
Mais, après avoir trop espéré, elle désespérait trop vite. Stolberg, en effet, ayant franchi les balustrades de l’Opéra, ne se hâta point d’entrer. Il monta lentement quatre ou cinq marches, puis s’immobilisa, ayant l’air d’attendre, vérifiant l’heure à sa montre.
– C’est le moment de l’aborder, se dit Delphine.
Elle traversa le trottoir, monta les quelques marches qui devaient la conduire au baron. Celui-ci, d’ailleurs, l’aperçut avant qu’elle ait eu le temps de le saluer.
Stolberg, le claque à la main, s’inclinait devant la jeune femme :
– Madame, dit-il, d’une voix chaude et grave, je bénis la bonne fortune qui me fait vous apercevoir aujourd’hui, je ne suis certainement pas connu de vous, mais cependant, il y a de cela quelques jours, j’ai eu le plaisir de dîner près de vous et j’en ai gardé le souvenir d’une ravissante personne.
– Vous êtes galant, monsieur, répondit Delphine, c’est ce qui me donne le courage de vous demander deux minutes d’entretien ?
– Madame, ce n’est pas deux minutes que je voudrais vous accorder, mais toute ma vie. Hélas, je suis tenu ce soir à une obligation à laquelle je ne puis me soustraire. J’attends une amie.
Or, au moment même où le baron Stolberg s’excusait ainsi, cherchant quelque peu ses mots, une voix railleuse lui adressait la parole sur un ton cavalier :
– Mon cher, disait l’arrivante, j’allais m’excuser de venir en retard. Mais je vois que vous ne vous ennuyez pas. Vous n’êtes pas long à faire des conquêtes.
À peine s’était-elle retournée, que Delphine blêmit. Elle se jeta littéralement sur le baron :
– Sauvez-vous, sauvez-vous ! cria-t-elle. Vous ne connaissez pas cette femme, sans doute, elle vient assurément ici pour vous tuer, elle a tué un homme hier. Sauvez-vous, sauvez-vous !
Surpris par cette apostrophe, Nicolas Stolberg recula, tirant derrière lui Delphine Fargeaux qui l’avait pris par le bras :
– Ah çà, fit-il, vous êtes folle ?
Mais il n’eut pas le temps d’achever.
Au même moment, la Recuerda, car c’était la Recuerda que le baron Stolberg attendait et qui venait le rejoindre, pour aller avec lui à l’Opéra, bondit sur Delphine Fargeaux, prise d’une de ses terribles colères d’Espagnole.
– Vous êtes une misérable ! hurlait-elle et, par la Madone, si vous ne vous taisez pas…
Tandis que la Recuerda se jetait sur Delphine Fargeaux, celle-ci, croyant sa dernière heure venue, levait son parapluie et en assenait un coup sur le visage de son assaillante.
La Recuerda, en même temps, lâchant le réticule parsemé de pierreries qu’elle tenait à la main, sautait à la gorge de Delphine Fargeaux.
– Mon Dieu, je vous en prie, mesdames, mesdames ! Ah, c’est abominable, voyons, voyons !
Le baron Stolberg s’efforçait en vain de séparer les combattantes, la foule se rassemblait, s’ameutait, on arracha les deux femmes l’une à l’autre. Les marches de l’Opéra étaient noires de monde, on criait, on se bousculait. Il y avait là des femmes en grande toilette, en décolleté, que la foule bousculait impitoyablement. Des hommes en habit, en cravate blanche, qui jouaient des coudes, friands de scandale, espérant que quelqu’un de connu, un habitué du Foyer y était compromis.
Au centre de la foule houleuse, cependant, la Recuerda, solidement maintenue par deux jeunes gens qui l’avaient arrachée, cependant que deux autres messieurs tiraient Delphine Fargeaux de ses griffes, pâle de colère, la voix décomposée, appelait son cavalier servant :
– Baron, disait-elle, faites conduire cette femme au poste, il est inadmissible…
Et Delphine Fargeaux, de son côté, criait :
– Qu’on arrête cette femme, c’est abominable, elle a…
Et Delphine Fargeaux allait dire : « Elle a tué », lorsqu’elle s’interrompit net, ayant soudain rencontré le regard de Stolberg.
Alors que Delphine Fargeaux, terrifiée par le regard du baron Stolberg, se taisait, un groupe de sergents de ville arrivait, repoussant la foule, se frayant un passage de vive force.