Текст книги "Catherine Il suffit d'un Amour Tome 2"
Автор книги: Жюльетта Бенцони
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Dans l'ombre, Catherine sourit. Le ton humble et presque enfantin qu'il employait la touchait plus qu'elle ne voulait l'admettre. Elle se souvenait de l'orgueilleux seigneur qui savait si bien agir, parler en maître, qui l'avait tutoyée à première vue comme si elle lui appartenait déjà. Ce soir, il n'était plus qu'un homme passionnément épris...
Elle fit un tout petit geste qui mit sa bouche presque contre celle de Philippe.
– Embrassez-moi, dit-elle seulement, sans la moindre hésitation.
Tout était simple soudain. Elle se souvenait, avec un certain plaisir, du baiser d'Arras et quand les lèvres de Philippe touchèrent les siennes, elle poussa un léger soupir et ferma les yeux. Elle sentait, instinctivement, qu'avec cet homme à la fois froid et passionné, la joie d'amour était une affaire sûre. Il savait amener sa partenaire à l'oubli progressif des choses et des êtres parce qu'il savait dominer ses impulsions. Son baiser était d'une extraordinaire douceur, un chef-d'œuvre de patience et d'ardeur. En amour, il était le maître que toute femme attend inconsciemment et Catherine, tout de suite subjuguée, se laissa emporter sans résistance sur les vagues d'un océan de plaisir et de caresses sous lesquelles elle ne tarda pas à défaillir. Car, la sentant enfin à sa merci, Philippe ne s'en tint pas au baiser si timidement demandé. Et bientôt, le vent léger qui traversait le bosquet entraîna avec lui les soupirs et les tendres mots chuchotés pour en éparpiller le secret à la campagne endormie. Seul, le cheval du prince fut témoin de la victoire totale de son maître.
Au moment où Catherine connut la réalité charnelle de l'amour, ses yeux s'ouvrirent démesurément sur la voûte de branches encore feuillues qui s'entrelaçaient au-dessus de sa tête. La lumière argentée de la lune à son lever glissa au travers et montra à Catherine le visage grave et tendu de son amant. Il lui parut, à cet instant, d'une beauté surhumaine, mais elle ne sut pas que son propre visage était illuminé par la passion. Sous un baiser, Philippe étouffa le bref cri de douleur de la jeune femme, vite changé en un long gémissement de plaisir.
Quand, enfin, ils se séparèrent, Philippe enfouit son visage dans la masse des cheveux soyeux qu'il couvrit de baisers fous. Passant ses mains sur ses joues, Catherine sentit qu'elles étaient mouillées de larmes :
– Tu pleures ?
– De bonheur, mon amour... et de reconnaissance. Je ne croyais pas que ce don de toi-même serait aussi splendide, aussi complet... que je serais vraiment le premier...
Elle appuya sa main sur sa bouche pour lui imposer silence.
– Je t'ai dit que mon mari ne m'avait pas touchée. Qui voulais-tu ?
– Tu es si belle... Les tentations ont dû être nombreuses...
– Je sais me défendre, fit Catherine avec une moue si adorable qu'elle lui valut un nouveau baiser.
Puis, comme un rayon de lune éclairait maintenant en plein son corps dévêtu, Philippe alla chercher une couverture roulée au troussequin de sa selle et l'en enveloppa tout en l'enfermant à nouveau dans ses bras. Il se mit à rire.
– Quand je pense que je voulais pour notre première nuit toutes les splendeurs de mon palais, les fleurs les plus rares, le décor le plus fastueux...
et je n'ai su t'offrir, mon pauvre amour, que l'herbe humide et le vent de la nuit où tu risques de prendre froid. Quel triste amoureux je fais !
– Tu n'en penses pas un mot ! fit Catherine en se blottissant plus étroitement contre lui. D'abord je n'ai pas froid et ensuite quel décor vaut la pleine nature ? Enfin, tu ne pouvais pas deviner en venant que je t'assommerais.
Tous deux se mirent à rire comme des enfants et le cheval, tout près, hennit pour ne pas être en reste. Puis le silence retomba sous le bosquet au bord du chemin qui menait à la maison de Mathieu Gautherin.
Mais, malgré l'impatience de Philippe de lui voir regagner Dijon, Catherine dut rester trois ou quatre jours de plus à Marsannay parce qu'elle avait attrapé un bon rhume.
– Quelle idée aussi de rester au jardin si tard et de s'y endormir, avait bougonné l'oncle Mathieu en la regardant avaler une bolée de tisane bouillante. Je ne t'ai même pas entendue rentrer tant il devait être tard !
Quant à Abou-al-Khayr, il avait baissé modestement la tête pour que Catherine ne vît pas le sourire qui montait à ses yeux vifs. Le petit médecin avait vu, tard dans la nuit, un cavalier redescendre le chemin vers la grande route de Dijon à Beaune et une forme blanche debout au bord du sentier, qui n'était rentrée à la maison qu'après l'avoir perdu de vue.
Quelques jours plus tard, Catherine de Brazey, éblouissante de beauté, assistait dans la Sainte-Chapelle du palais ducal au mariage de Marguerite de Guyenne et d'Arthur de Richemont. Vêtue de velours vert étoilé d'or et garni de blanche hermine, elle offrait une éclatante image de jeunesse et de grâce. Son teint semblait pétri de lumière, ses yeux rayonnaient sous leurs longs cils courbes, éteignant presque l'éclat des émeraudes, d'une pureté d'eau profonde, qui brillaient à son cou et à ses oreilles. Cette parure était un cadeau de Philippe dont l'amour pour elle se montrait maintenant au grand jour.
La dame de Presles, la maîtresse de Philippe, était repartie, la rage au cœur, pour les Flandres et Marie de Vaugrigneuse avait été priée de se retirer dans ses terres pour quelque temps.
Il avait suffi pour cela que le duc surprît une phrase malveillante qui se rapportait à Catherine et sa qualité de filleule de la duchesse douairière n'avait pas sauvé la jeune fille. De même, chacun avait pu constater le rang occupé par Catherine de Brazey à la chapelle. Il était notablement plus élevé que celui auquel sa qualité lui donnait droit. Enfin, comment ne pas voir qu'à chaque instant Philippe tournait les yeux vers elle et qu'une flamme semblait alors les traverser ?
Debout parmi les hommes, de l'autre côté de l'allée centrale de la nef, Garin, les bras croisés, ne regardait jamais sa femme. Depuis qu'elle était rentrée de Marsannay, il avait eu envers elle une attitude parfaitement courtoise mais froide. Il ne la voyait qu'aux repas et encore n'échangeaient-
ils que des banalités lorsque le médecin maure ne se joignait pas à eux. Avec Abou-al-Khayr, il discutait de sujets scientifiques auxquels la jeune femme ne comprenait rien, mais c'était seulement à ces moments-là qu'il paraissait s'intéresser à quelque chose. Parfois, Catherine croisait son regard. Il le détournait alors très vite et il était impossible à la jeune femme d'en sonder les profondeurs.
L'avant-veille du mariage, quand le page de Philippe, le jeune Lannoy, était venu à l'hôtel de Brazey apporter à Catherine la fameuse parure d'émeraudes, Garin traversait le vestibule au moment où sa femme descendait l'escalier. Il avait donc assisté à la remise du présent, mais n'avait marqué aucune surprise. Il s'était contenté de répondre au salut respectueux du jeune garçon et avait passé son chemin sans commentaires.
Mais, quand la cérémonie nuptiale tira à sa fin et que les invités se firent face, de part et d'autre de la nef pour former une haie sur le passage du cortège, Catherine croisa enfin le regard de Garin et sursauta. Même le jour où il l'avait battue si sauvagement, elle ne lui avait pas vu cette expression de fureur. Il était blême et un tic nerveux déformait son visage du côté de sa blessure. Si effrayante était sa figure que Catherine, troublée, détourna la tête avec un involontaire frisson. Cette fois, elle eut, très nette, l'impression que Garin la haïssait. Car c'était bien de la haine qui enfiévrait son œil unique. Mais la nouvelle comtesse de Richemont, toute rose d'émoi sous son voile, s'avançait, la main dans celle de son époux, et Catherine plongea dans une révérence qui la délivra de ce bref cauchemar. Quand elle se releva, Garin avait disparu dans la foule et, sur les pas du cortège, les invités se dirigeaient vers la sortie sous les clameurs déchaînées de l'orgue. La cérémonie avait été longue et tout le monde avait faim. On se précipitait vers le festin préparé.
Catherine n'avait pas d'appétit. Elle se dirigea lentement vers la grande salle, flânant un peu le long de la galerie pour regarder, par les fenêtres, les dernières roses dans le jardin et les évolutions du marsouin de la duchesse Marguerite. Elle n'avait aucune envie de se mettre à table car son rang la plaçait tout de même assez loin de Philippe. Ermengarde, demeurée auprès de Marguerite, de plus en plus malade, ne paraîtrait pas non plus et le récent regard de son époux lui ôtait toute envie de le retrouver immédiatement.
La grande galerie se vidait rapidement. En dépassant Catherine, les courtisans la saluaient mais ne s'en hâtaient pas moins. Comme la jeune femme passait en face d'une des portes donnant sur les appartements privés de la famille ducale, portes gardées chacune par deux archers, celle-ci s'ouvrit, livrant passage à un homme jeune et vigoureux, tout vêtu de vert.
C'était l'un des chevaucheurs de la Grande Écurie, revenant sans doute de prendre un ordre de la duchesse, car il glissait un parchemin sous son tabard armorié. Il ne regardait aucun de ceux qui se trouvaient dans la galerie. Il allait seulement la traverser pour gagner soit le grand escalier de la tour Neuve, soit, au-delà, celui qui menait aux étuves et aux écuries. Mais le visage de Catherine s'était éclairé et elle se hâta de tourner le dos à la salle du festin pour se lancer sur sa trace parce qu'elle venait de reconnaître Landry, son ami d'enfance. Depuis qu'elle l'avait aperçu chez la duchesse, au jour de sa présentation, elle n'avait pu, malgré le très vif désir qu'elle en avait, joindre le chevaucheur ducal. Cette fois, il ne lui échapperait pas !
Elle le rattrapa juste comme il allait s'engager dans le grand degré de pierre. L'escalier était vide. Elle l'appela :
– Landry... Attends-moi !
Il s'arrêta net, mais ce fut très lentement qu'il lui fit face. Aucun sourire, aucun signe de reconnaissance n'éclairait son visage fermé.
– Que désirez-vous, Madame ?
Le visage tout animé, les yeux brillants de joie, elle le rejoignit, se plaça entre l'escalier et lui afin qu'il pût la voir en pleine lumière. Elle se mit à rire.
– Madame ? Voyons, Landry, ne me dis pas que tu ne me reconnais pas
? Aurais-je donc tellement changé, en dix ans ? Ou bien as-tu perdu la mémoire ? Toi, tu es toujours le même... seulement plus grand et plus fort.
Mais tu as l'air d'avoir toujours aussi mauvais caractère.
À sa grande surprise, Landry ne sourcilla pas. Il se contenta de hocher la tête.
– Vous me faites beaucoup d'honneur, noble dame. Ma mémoire est, je crois, excellente, pourtant je ne me souviens pas vous avoir jamais rencontrée...
– Alors, c'est que j'ai vraiment beaucoup changé, fit Catherine avec bonne humeur. Très bien, dans ce cas, je vais te rafraîchir la mémoire. As-tu donc oublié le Pont-au-Change et la Cour des Miracles, et l'émeute de l'hôtel Saint-Pol ? As-tu oublié Catherine Legoix, ta petite amie de jadis ?
– J'ai, en effet, connu tout cela, Madame. J'ai connu aussi une petite fille qui portait ce nom... mais je ne vois pas le rapport.
– Quelle tête de bois ! Ah non, tu n'as pas changé... Mais, nigaud, je suis Catherine, voyons ! Secoue-toi... Regarde-moi mieux !...
Elle s'attendait à une exclamation, à des cris de joie même. L'ancien Landry eût dansé sur place, eût fait mille folies. Mais le chevaucheur ducal demeura de glace. Rien ne vint animer son regard indifférent.
– Ne vous moquez pas de moi, Madame. Je sais fort bien qui vous êtes : la dame de Brazey, la femme la plus riche de la ville... et l'amie précieuse de Monseigneur. Je vous demanderai donc en grâce de cesser ce jeu.
– Un jeu ? Oh Landry ! s'écria Catherine peinée. Pourquoi ne veux-tu pas me reconnaître ? Si tu sais qui je suis, si tu connais mon nom, tu dois bien savoir aussi que je m'appelle Catherine, qu'avant d'épouser Garin de Brazey par ordre de Monseigneur, j'étais seulement la nièce de Mathieu Gautherin, le drapier de la rue du Griffon. Une nièce qui s'appelait Catherine Legoix ?
– Non, Madame, je ne le sais pas.
– Alors, va chez mon oncle. Tu y trouveras ma mère. Je pense que tu la reconnaîtras, elle.
Le jeune homme s'écarta en descendant deux marches, juste comme Catherine, pour le mieux convaincre, s'approchait de lui. Il s'inclina brièvement :
– C'est inutile, Madame. Cette visite ne m'apprendrait rien. J'ai connu autrefois Catherine Legoix, mais vous ne pouvez être cette Catherine– là...
Maintenant, je vous prie de vouloir bien m'excuser. J'ai une mission à remplir et n'ai pas le loisir de flâner. Pardonnez-moi...
Il allait reprendre la descente de l'escalier. Elle le retint encore.
– Qui m'eût dit qu'un jour Landry ne reconnaîtrait pas Catherine ? Car vous êtes bien Landry Pigasse, n'est-ce pas ?
– Pour vous servir, Madame...
– Me servir ? fit-elle douloureusement. Autrefois nous partagions tout, les friandises comme les taloches... Nous étions amis, presque frère et sœur et, s'il me souvient bien, nous avons même risqué nos vies ensemble. Tout cela pour que vous rejetiez tout ce passé au bout de dix ans et sans que je puisse même en deviner la raison.
Mais elle avait la sensation que ses paroles venaient buter contre un mur.
Landry était entouré d'une invisible cuirasse d'indifférence, d'oubli volontaire peut-être, dont elle cherchait en vain le défaut. C'était incompréhensible. Elle tenta un ultime effort, murmura avec amertume, revenant pour un instant à l'ancien tutoiement :
– Si seulement Barnabé était là... il saurait bien, lui, t'obliger à me reconnaître ! Au besoin, il te taperait dessus.
Depuis quelques secondes il s'était détourné d'elle mais, au nom de Barnabé, il lui fit face, la regardant avec colère.
– Barnabé est mort sous la torture, pour s'être attaqué à votre mari, Madame ! C'est du moins ce que j'ai appris au retour d'une mission en Flandres. Et vous venez me dire que vous êtes Catherine Legoix ? Vous ?
Non... vous n'êtes pas Catherine et je vous défends d'employer son nom.
D'ailleurs... vous ne lui ressemblez même pas ! Je vous salue, Madame!
Avant que Catherine, pétrifiée par sa soudaine violence, eût seulement ouvert la bouche, Landry s'était lancé dans l'escalier qu'il dévalait maintenant au risque de se rompre le cou. Elle entendit décroître rapidement le claquement métallique de ses solerets de fer. Bientôt, il n'y eut plus aucun bruit dans le vaste escalier. La rumeur de la fête était lointaine. La jeune femme demeura figée à la place où elle se trouvait un long moment. Ce qui venait de se passer lui était totalement incompréhensible et profondément douloureux. Pourquoi Landry refusait-il de la reconnaître ? Car c'était bien cela : il refusait carrément, repoussant l'évidence même. Était-ce à cause de Barnabé ? Sa colère quand elle avait prononcé le nom de leur vieil ami expliquerait assez bien son refus d'entrer en relations avec la dame de Brazey. Mais il n'avait pas bronché quand elle lui avait donné son ancien nom. Il était bien évident que, comme tout le reste de la ville, il avait eu connaissance de ce mariage si peu conforme aux règles établies. Il savait depuis longtemps qu'elle était la Catherine d'autrefois... seulement il ne l'aimait plus. Mieux ! Il lui en voulait, la rendant responsable au même titre que Garin de la mort de Barnabé. Responsable, certes, elle l'était, et plus encore que Landry ne l'imaginait ! Ce n'était pas la première fois que le remords et le chagrin venaient l'assaillir au souvenir du Coquillart envoyé pour rien à une mort affreuse !
Autre chose encore intriguait Catherine. Si Landry et Barnabé avaient renoué des relations, pourquoi donc Barnabé ne lui en avait-il jamais parlé ?
Et pourquoi Landry n'était-il jamais venu chez l'oncle Mathieu revoir son amie d'enfance, lorsqu'elle était encore fille ? Catherine poussa un profond soupir. Toutes ces questions ne pouvaient, à l'heure présente, que demeurer sans réponse. Elle se torturait l'esprit bien en vain.
Une voix froide vint interrompre ses réflexions et la fit sursauter.
– Puis-je vous demander ce que vous faites ici ? On vous réclame au banquet.
Debout sur le palier, Garin la regardait. Sans bouger d'où elle était, Catherine leva vers lui un visage las et un pauvre sourire.
– Je n'ai pas envie d'y aller, Garin. Cela ne m'amuse pas et je n'ai pas faim. Je préférerais aller rejoindre, chez la duchesse, Madame de Châteauvillain.
Un sourire sarcastique éclaira d'un jour peu agréable le visage fermé du Grand Argentier.
– Ce qui vous amuse ou non n'a aucune espèce d'importance, dit-il brutalement. Et vos préférences n'ont pas leur place ici. Je vous dis que l'on vous réclame. Ayez au moins le courage d'occuper le rang que l'on vous donne et d'accepter les conséquences de vos actes...
Il tendait la main vers elle pour la conduire au festin. Avec un soupir de lassitude, Catherine remonta les quelques marches descendues à la suite de Landry, posa sa main sur celle de son mari.
– Que voulez-vous dire ?
– Rien d'autre que ce que je dis : votre place, à cette heure, n'est pas dans l'escalier !
Il la conduisit ainsi jusqu'à la salle des festins, brillamment illuminée à cause du jour bas et gris. Un vacarme assourdissant y régnait. Le repas de noces était des plus gais et nombre d'invités étaient déjà ivres. Les rires, les cris, les plaisanteries fusaient de l'une à l'autre des trois immenses tables disposées en U qui faisaient le tour de la salle. Une armée de valets faisait le service, transportant des plats immenses que des marmitons apportaient des cuisines du rez-de-chaussée. Les officiers de bouche, les échansons s'activaient... Seuls, les nouveaux mariés et le duc Philippe étaient silencieux. Richemont et Marguerite, la main dans la main, se regardaient et ne songeaient même pas à manger. Philippe, taciturne, regardait droit devant lui d'un air absent. Il fut le seul à remarquer l'entrée de Catherine que Garin menait à sa place. Instantanément son visage s'éclaira. Il sourit tendrement à la jeune femme...
– Vous voyez bien que l'on vous attendait ! souffla Garin à l'oreille de sa femme. Votre présence fait des miracles, ma parole ! Regardez un peu l'air gracieux de Monseigneur ! Je vous assure que, jusqu'ici, il était parfaitement sinistre.
Le ton de persiflage de son mari eut le don d'agacer Catherine qui n'avait nul besoin d'un surcroît d'énervement. Elle haussa les épaules.
– Dans ces conditions, vous devez être vous– même fou de joie. Voilà votre but atteint !
En prenant place à table, elle rendit son sourire à Philippe.
Le repas lui parut interminable. Jamais, de toute sa vie, elle ne s'était autant ennuyée. Pourtant, cette journée de noces lui réservait encore une autre surprise. Il était à croire que tous les témoins de son passé s'étaient donné pour tâche de revenir vers elle au même instant ! À la réception qui suivit le festin et à laquelle s'écrasa la noblesse de toutes les provinces ducales, plus bon nombre d'Anglais, beaucoup de Bretons et même quelques Français, la jeune femme ne tarda pas à remarquer un prélat que l'on entourait beaucoup, et qui, d'ailleurs, se distinguait par le faste tout particulier de ses vêtements.
Il n'était que brocart violet, dentelles et broderies d'or. Une magnifique croix pectorale en diamants brillait sur son ventre rebondi. Il devait avoir entre cinquante et soixante ans. Toute sa personne respirait l'orgueil et la prospérité. Grand et fortement charpenté, envahi par une graisse abondante, il eût été majestueux sans la désagréable expression de ruse de son visage à la fois long et plat. Le personnage parlait haut avec un accent rémois qui rappela quelque chose à Catherine. Elle avait déjà vu cette tête-là quelque part. Mais où ?
Se penchant vers sa voisine, qui était Mme de Vergy, elle désigna l'évêque et demanda :
– Qui est-ce ?
Alix de Vergy tourna vers elle un regard surpris et vaguement condescendant.
– Se peut-il que vous ne connaissiez pas l'évêque de Beauvais ? Il est vrai que vous n'êtes pas à la Cour depuis très longtemps.
– Je ne connais peut-être pas l'évêque de Beauvais, riposta Catherine, mais je connais cet homme– là. Comment s'appelle-t-il ?
– Pierre Cauchon, voyons ! L'une des lumières de notre siècle et l'un des plus chauds partisans de l'alliance anglaise. On a beaucoup parlé de lui, voici quelques années, au Concile de Constance et, depuis quelques mois, le régent Bedford lui a donné le titre d'aumônier de France. Un homme remarquable...
Catherine réprima une grimace. Pierre Cauchon ! L'associé de Caboche l'Écorcheur, aumônier de France ? C'était à mourir de rire ! Sa bouche rouge eut une moue de dégoût qui stupéfia Mme de Vergy.
– On parlait beaucoup de lui, à Paris aussi, il y a quelques années. Il s'était acoquiné avec les bouchers et faisait pendre les honnêtes gens qui avaient le seul tort de ne pas penser comme lui ! Et le voilà évêque ? Une digne recrue que le Seigneur a faite là ! Présentez-le-moi, voulez-vous ?
Éberluée, Alix de Vergy s'exécuta. L'assurance de cette petite bourgeoise anoblie la sidérait. Et plus encore qu'elle osât parler avec ce mépris d'un prélat comme Monseigneur de Beauvais, qui jouissait de la faveur ducale.
Quelques instants plus tard, Catherine était admise à baiser l'anneau pastoral de l'évêque. Elle le fit en réprimant une grimace de dégoût parce que ledit anneau ornait des doigts boudinés et gras. Mais un sentiment de défi la poussait à entrer en relations avec Cauchon.
– Madame de Brazey, fit l'évêque avec onction, vous me voyez heureux de vous connaître. Nous apprécions beaucoup au Conseil votre mari qui est un très remarquable financier. Quant à vous, je n'ai pas encore eu l'honneur de vous rencontrer car je m'en souviendrais. Outre que je n'oublie jamais un visage, le vôtre est de ceux qui ne s'effacent pas de la mémoire d'un homme... même s'il est prêtre.
– Votre Révérence est trop bonne ! fit Catherine, jouant à merveille la confusion. Pourtant, elle m'a déjà vue. Il est vrai qu'il y a longtemps.
– Vraiment ? Vous m'étonnez !
Tout en parlant, tous deux avaient fait quelques pas et l'entourage du prélat, devinant qu'il souhaitait s'entretenir seul un instant avec la belle Catherine, s'était écarté, Alix de Vergy comme les autres. Catherine décida de profiter de cette demi-solitude. Cauchon reprenait :
– Messire votre Père était peut-être l'un des grands serviteurs du duc Jean, dont Dieu ait l'âme ? Il était mon bien cher ami ! J'aimerais que vous eussiez la grâce de me rappeler votre nom de jeune fille-Catherine secoua la tête avec un petit rire.
– Messire mon père n'était pas de l'entourage de Jean sans Peur, votre Révérence, et si je puis vous affirmer que vous l'avez connu, ce n'est certes pas dans les circonstances que vous imaginez. En fait, Monseigneur... vous l'avez fait pendre!
Cauchon eut un haut-le-corps.
– Pendre ? Un gentilhomme ? Madame... si pareille chose était arrivée par mon ordre, je m'en souviendrais !
Aussi n'était-il pas gentilhomme, poursuivit Catherine, tranquillement, mais avec, dans sa voix, une inquiétante douceur. Ce n'était qu'un simple bourgeois... un modeste orfèvre du Pont-au-Change à Paris..C'était il y a dix ans. Il se nommait Gaucher Legoix, un nom qui doit vous rappeler quelque chose. Vous et votre ami Caboche l'avez fait pendre parce que moi, pauvre innocente, j'avais caché un jeune homme dans notre cave... un autre innocent que l'on a massacré sous mes yeux.
Au nom de Caboche, deux plaques rouges s'étaient dessinées sur les joues grasses et pâles de l'évêque de Beauvais. Dans sa nouvelle dignité épiscopale, il n'aimait pas ce rappel à d'anciennes relations très peu flatteuses. Mais ses petits yeux jaunes s'attachèrent au visage de Catherine avec insistance.
– Voilà pourquoi votre visage me rappelait quelque chose. Vous êtes la petite Catherine, n'est– ce pas ? Je suis excusable de ne vous avoir point reconnue car vous avez beaucoup changé. Qui eût pu supposer...
– ... qu'une modeste fille d'artisan évoluerait à la Cour de Bourgogne ?
Ni votre Révérence, ni moi, certes. Pourtant, il en est ainsi. Le destin est une chose étrange, n'est-ce pas, Monseigneur ?
– Très étrange ! Vous me rappelez des choses que je voudrais oublier.
Vous voyez que je suis franc ? Je vais l'être encore davantage : je n'avais aucune animosité personnelle contre votre père. Je l'eusse peut-être sauvé, si la chose eût été possible. Mais elle ne l'était pas !
– Êtes-vous bien sûr d'avoir tout fait pour lui éviter la corde ? Vous aviez coutume, alors, de balayer ce qui vous gênait. Or, il vous gênait...
Cauchon ne broncha pas. Son lourd visage demeura impassible. Son regard était dur comme une pierre d'ambre pâle.
Il me gênait, en effet ! Le temps n'était pas aux demi-mesures. Après tout, peut-être avez-vous raison. Je n'ai pas cherché à le sauver parce que je n'en voyais pas l'utilité.
– Voilà qui est franc !
Ils étaient arrivés dans l'embrasure profonde d'une fenêtre. L'évêque posa sa main sur l'un des carreaux, suivant distraitement du doigt les méandres de plomb qui le sertissaient, le regard au loin.
– Acceptez que je vous pose une question ? Pourquoi avez-vous désiré me rencontrer ? Vous devez me haïr ?
– Je vous hais, en effet, répondit Catherine imperturbablement calme.
J'ai seulement voulu vous voir de près... et aussi vous dire que j'existais.
Enfin, je vous dois quelques remerciements car votre corde a épargné à mon père une fin aussi pénible mais infiniment plus longue...
– Laquelle ?
– Mourir de chagrin ! Il aimait trop son pays, son Roi et sa ville de Paris pour endurer d'un cœur paisible d'y voir régner l'Anglais.
Une flambée de colère fit briller momentanément le regard atone de Pierre Cauchon.
– L'Anglais y règne par droit de naissance et par héritage royal ! Il est notre très légitime souverain, né d'une fille de France et choisi par ses grands– parents, tandis que le bâtard de Bourges... n'est qu'un aventurier !
Le rire bref et insolent de Catherine lui coupa la parole.
A qui ferez-vous croire cela ? Pas à moi, en tout cas... et pas même à vous !
Votre Révérence n'ignore pas que le roi Charles VII ne l'aurait certes pas choisie pour être aumônier de France. L'Anglais est moins difficile... et pour cause ! Il n'a guère le choix ! Mais permettez-moi de vous faire remarquer que, pour un prêtre de Dieu, vous ne vous y entendez guère à distinguer celui qu'il a élu par droit de naissance pour régner sur la France.
– Henri VI, seul, est vrai Roi de France...
L'évêque semblait proche de l'apoplexie, mais
Catherine lui adressa son plus délicieux sourire.
– L'ennui, avec vous, Monseigneur, c'est que Votre Révérence aimerait sans doute mieux périr que reconnaître qu'elle s'est trompée ! Allons, souriez, Monseigneur ! On nous regarde... singulièrement le duc Philippe.
On a dû vous dire que nous sommes de grands amis.
Au prix d'un effort surhumain, Pierre Cauchon réussit à unifier son visage. Il sourit même, mais du bout des lèvres, et siffla entre ses dents serrées :
– Soyez sûre que je ne vous oublierai pas, Madame !
Catherine s'inclina légèrement puis murmura,
suave :
– J'en suis heureuse. Quant à moi, je n'ai jamais oublié votre Révérence.
C'est avec intérêt que je suivrai sa carrière.
Et, laissant là sa victime, Catherine s'en alla, lente et gracieuse, traînant derrière elle la vague verte et blanche de sa robe, pour retrouver Philippe qui, depuis un moment, suivait avec étonnement, de loin, son aparté avec l'aumônier de France. La voyant se diriger vers lui, il vint à sa rencontre et lui offrit la main. Nul ne s'avisa de le suivre. L'instinct des courtisans était trop sûr pour n'avoir pas compris que, désormais, Catherine de Brazey devait être l'objet de toutes les attentions et de tous les égards.
– Qu'aviez-vous donc de si important à dire à notre évêque de Beauvais
? demanda-t-il en souriant. Vous étiez graves, tous deux, comme prélats en concile. Discutiez-vous un point de saint Augustin ? J'ignorais même que vous le connussiez...
Nous discutions... un point d'histoire de France, Monseigneur ! Il y a fort longtemps que je connais Sa Révérence, dix ans à peu près. Nous nous sommes beaucoup rencontrés, jadis, à Paris. C'est ce temps-là que je lui rappelais...
S'interrompant, elle leva sur le duc son regard vide, brusquement humide de larmes et reprit, une colère contenue faisant vibrer sa voix :
– ... comment pouvez-vous employer... estimer un tel homme ? Un prêtre qui a pris des bains de sang pour se hisser à son trône épiscopal ?
Vous, le grand-duc d'Occident ?... C'est un misérable !
Philippe adorait qu'on lui donnât ce beau titre qui le flattait. Et l'émotion de Catherine le touchait au plus profond. Il se pencha vers elle afin d'être sûr de n'être entendu de personne :
– Je le sais, mon cœur ! Et si je l'emploie, c'est qu'il m'est utile. Mais de là à l'estimer, non ! Voyez– vous, lorsque l'on est prince souverain, il faut parfois se servir de toutes sortes d'instruments. Maintenant... souris-moi et viens ouvrir le bal ! Plus bas encore il ajouta : « Je t'aime plus que tout au monde ! »
Un pâle sourire revint dans les yeux et sur les lèvres de Catherine. Les musiciens, dans leur tribune, attaquaient une pavane. Elle se laissa entraîner par le duc au milieu du vaste cercle, à la fois admiratif et envieux, que formaient les assistants.
Le jour des funérailles de Marguerite de Bavière, Catherine crut mourir de froid et d'angoisse à la fois. La duchesse douairière s'était éteinte rapidement, le 23 janvier 1424, trois mois après le mariage de sa fille, dans les bras d'Ermengarde. Philippe, qui se trouvait alors à Montbard avec Arthur de Richemont, était revenu trop tard pour revoir sa mère vivante et, depuis, une sombre désolation s'était abattue à la fois sur le palais et sur la ville où la défunte laissait de grands et sincères regrets. Quelques jours plus tard, par un froid noir, la dépouille mortelle fut conduite à sa dernière demeure, sous les voûtes admirables de la Chartreuse de Champmol, aux portes de Dijon. Là reposaient déjà son époux, Jean sans Peur, son beau-père, Philippe le Hardi, et sa belle-fille, la douce Michelle de France.