Текст книги "Catherine Il suffit d'un Amour Tome 2"
Автор книги: Жюльетта Бенцони
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– Quoi ?
Tout ! l'absurdité de notre mariage, l'incohérence de notre vie commune. J'ai l'impression, depuis que nous avons été unis, d'avoir vécu l'un de ces songes fantastiques et extravagants où rien ne se tient. Par moments, ils donnent la sensation d'une profonde réalité, on croit tenir la vérité... et puis ils se déforment,
s'effilochent,
se
fondent
en
images
grotesques
et
incompréhensibles. Vous allez mourir, Garin, et j'ignore tout de vous. Dites-moi la vérité... votre vérité ! Pourquoi n'ai-je été votre femme que de nom et jamais dans la réalité ? Non... ne me parlez pas du duc ! Il n'y a pas eu, entre lui et vous, que ce marché dégradant auquel vous avez voulu me faire croire.
Je le sais... je le sens. Il y a autre chose ! Quelque chose que je n'arrive pas à comprendre et qui empoisonne ma vie...
Une émotion inattendue brisa sa voix. Elle regarda Garin. D'où elle était assise, elle ne pouvait voir de lui qu'un profil immobile, le côté intact de son visage, quelques lignes nettes à l'expression méditative.
– Répondez-moi ! implora-t-elle.
Lentement, il tourna la tête vers elle. Il n'y avait
plus trace d'ironie sur ce visage pensif.
– Otez votre masque ! ordonna-t-il doucement.
Elle obéit, sentit glisser sur sa joue le tissu soudain humide.
– Vous pleurez ? fit Garin avec une immense surprise. Pourquoi ?
– Je... je ne sais pas ! Je ne pourrais pas vous le dire.
– C'est sans doute mieux ainsi ! Je conçois votre étonnement, les questions que vous avez pu vous poser. Vous n'avez rien compris, n'est-ce pas, à cet homme qui refusait votre incroyable beauté ?
– J'ai fini par penser que je vous déplaisais... fit Catherine d'une petite voix timide.
Non, vous ne le pensiez pas et vous aviez raison. Car je vous ai désirée comme un forcené, comme l'homme enchaîné et mourant de soif désire la cruche ruisselante posée devant ses yeux mais hors de portée de sa main. Je n'aurais pas été sur le point de devenir fou de haine et de rage si je vous avais moins désirée... si je vous avais moins aimée !
Il parlait maintenant d'une voix sans timbre, monocorde, qui touchait Catherine plus qu'elle ne voulait l'admettre.
– Alors... pourquoi ces refus perpétuels... à vous– même et à moi ?
Garin ne répondit pas tout de suite. Tête inclinée sur la poitrine, il paraissait réfléchir profondément. Mais il la redressa brusquement comme quelqu'un qui a pris un parti.
C'est une vieille et assez lamentable histoire, mais vous avez le droit de la connaître. Il y a près de trente ans... vingt-huit exactement ce mois-ci, j'étais un jeune étourdi de seize ans qui ne rêvait que plaies, bosses et jolies filles.
J'éclatais d'orgueil parce que écuyer du comte de Nevers, le futur duc Jean, je me préparais à l'accompagner à la croisade. Vous êtes trop jeune pour avoir entendu parler de cette folle aventure qui entraîna vers les plaines de Hongrie, à l'appel du roi Sigismond attaqué par les Turcs infidèles, toute une armée de jeunes et bouillants chevaliers français, allemands et même anglais. Le comte Jean et le jeune maréchal de Boucicaut commandaient cette cavalcade d'une dizaine de milliers d'hommes. De plus brillante, de plus folle non plus, je n'en ai jamais vu ! Les harnachements, les bagages étaient somptueux, la moyenne d'âge se situait entre dix-huit et trente ans et tout le monde, comme moi-même, était enchanté. Quand l'armée quitta Dijon, le 30 avril 1396, pour se diriger vers le Rhin, on aurait pu croire à un départ pour quelque gigantesque tournoi. L'or, l'argent, l'acier étincelaient, les soieries bruissaient dans le vent et chacun racontait à l'avance, à grands cris, les retentissants exploits qu'il se proposait d'accomplir, pour son honneur et l'amour de sa dame. J'étais comme les autres... _
– Est-ce à dire que vous... étiez amoureux ? demanda Catherine.
Mais oui... pourquoi pas ? Elle s'appelait Marie de La Chesnel, elle avait quinze ans et elle était blonde, comme vous... moins que vous pourtant et, sans doute, moins belle ! Nous partîmes donc et je vous ferai grâce du récit de cette lamentable expédition où la jeunesse et l'inexpérience causèrent la catastrophe. Il n'y avait aucune discipline. Chacun de nous ne pensait qu'à se couvrir de gloire, sans songer au bien commun et malgré les remontrances du roi Sigismond de Hongrie, inquiet des folies que nous débitions. Il avait, sur nous, l'avantage de connaître son ennemi, cet Infidèle dont il avait pu mesurer la valeur guerrière et la ténacité. Les Turcs étaient commandés par leur sultan, Bayézid, qu'ils surnommaient Ildérim, ce qui veut dire l'Eclair.
Et, croyez-moi, il portait bien son nom ! Ses spahis et ses janissaires tombaient comme la foudre sur le but fixé par leur maître, si rapidement que, bien souvent, la surprise jouait. Devant Nicopolis, nous eûmes affaire aux escadrons de Bayézid Ildérim. Et la défaite fut totale. Non par manque de bravoure car les chevaliers de la folle armée firent merveille. Jamais, peut-être, tant de vaillance n'avait éclaté sous le soleil. Mais, quand tomba le soir de ce 28 septembre, huit mille chrétiens étaient prisonniers du sultan dont trois cents chevaliers appartenant aux plus illustres maisons de France et de Bourgogne : Jean de Nevers, et votre serviteur, Henri de Bar, les comtes d'Eu et de La Marche, Enguerrand de Coucy, le maréchal de Boucicaut, presque tous ceux qui n'avaient point trouvé la mort. Mais, du côté des Turcs, les pertes étaient sévères, nous leur avions tué tant de monde, que le sultan entra en fureur. La plus grande partie des prisonniers fut massacrée sur place... et je n'ai jamais oublié l'horreur tragique de cet immense bain de sang. Je dus à la protection du comte Jean d'être épargné et envoyé avec lui dans la capitale de Bayezid, à Brousse, de l'autre côté de l'ancienne Propontide. On nous y enferma dans une forteresse, en attendant l'arrivée des rançons énormes exigées par le sultan. Nous y restâmes de longs mois et j'eus tout le loisir d'y soigner mon œil qu'une flèche avait crevé. Mais la cruelle leçon que nous venions de recevoir ne nous avait pas calmés, moi tout au moins. La prison, l'inaction me pesaient. Je cherchai à me distraire. Dans l'intérieur de la forteresse nous étions assez libres et j'en profitai pour essayer d'approcher les filles du bey qui en avait la garde.
L'idée était bien d'un fou. Je fus surpris comme j'essayais d'escalader le mur d'un jardin, saisi, chargé de chaînes et traîné devant le bey. Il voulait me faire trancher la tête sur l'heure mais le comte Jean, averti, intervint. Non sans peine, il obtint grâce pour ma vie ! Mais je n'en fus pas moins livré au bourreau pour expier l'offense dont je m'étais rendu coupable. Lorsque je sortis d'entre ses mains j'étais vivant, mais j'avais cessé d'être un homme !
On soigna ma blessure suivant le mode barbare usité pour les futurs gardiens de harems : on m'enterra dans le sable jusqu'au cou pendant plusieurs jours.
Je faillis en mourir... mais mon heure n'était pas venue. Je rentrai en France, retrouvai les miens... et laissai Marie de La Chesnel en épouser un autre...
Muette maintenant, les yeux agrandis d'horreur, Catherine regardait son mari comme si elle le voyait pour la première fois. Il n'y avait plus trace de colère en elle, rien qu'une immense pitié qui montait du plus profond de son cœur pour s'en aller rejoindre cet homme dont, cette fois, elle comprenait le calvaire. Un lourd silence vint remplacer, au fond du caveau, la voix étrangement calme et lente de Garin. Seule, une goutte d'eau tombant de la voûte suintante vint le troubler. La gorge serrée, oppressée, Catherine cherchait en vain des mots qui ne fussent pas stupides ou offensants car elle devinait en Garin une sensibilité d'écorché vif. Pourtant, ce fut elle qui parla la première, d'une voix contenue, teintée d'un inconscient respect :
– Et... le duc connaissait votre blessure quand il vous a ordonné de m'épouser ?
– Bien entendu ! riposta Garin avec un sourire amer. Seul, le duc Jean connaissait ma honte et m'avait juré le secret. Ce secret, Philippe l'a appris fortuitement, un jour où, dans un engagement, j'avais été blessé auprès de lui. Nous étions seuls, écartés du reste de l'escorte. Il m'a soigné de sa main, ranimé, sauvé en me faisant emporter rapidement. Mais il savait... Lui aussi me promit le secret. Et il a tenu parole... pourtant, j'ai cessé de lui en être reconnaissant le jour où il s'en est souvenu pour vous lier à moi. Je crois que c'est la nuit même de notre mariage que j'ai commencé à le haïr, quand j'ai eu la révélation totale de votre beauté. Vous étiez si merveilleuse !... et vous me demeuriez à jamais interdite... inaccessible ! Et moi, je vous aimais, je vous aimais comme le fou que j'ai failli devenir...
Sa voix s'enrouait, il avait détourné la tête, mais à la lueur tremblante de la torche, Catherine vit une larme, une seule, rouler sur la joue mal rasée et se perdre dans les poils hirsutes. Bouleversée, elle se jeta à genoux auprès de l'homme enchaîné, tira son mouchoir et, doucement, essuya la petite traînée humide.
– Garin, murmura-t-elle... pourquoi ne me l'avez-vous pas dit plus tôt !
Pourquoi ce silence ?
N'aviez-vous pas compris que je pouvais vous aider? Je jure que, si j'avais su cette navrante histoire, jamais le duc ne m'aurait touchée, jamais je ne vous aurais infligé cette honte, ce supplice barbare !
– Et vous auriez eu tort, ma mie ! Vous êtes faite pour l'amour, pour le bonheur et pour donner la vie. Avec moi, votre existence était engagée dans une impasse...
La colère de Catherine changeait de but. C'était à Philippe qu'elle en voulait maintenant, pour ce froid et cruel calcul dont Garin avait été la victime. Comment avait-il osé se servir du lamentable secret que le hasard lui avait fait découvrir ? Par contrecoup, toute rancune s'était abolie en elle envers son mari.
– Je ne peux pas vous laisser mourir, chuchota-t-elle très vite. Il faut faire quelque chose... Cet homme, votre geôlier... il aime l'or. En lui offrant une fortune, il vous laisserait fuir pour peu qu'on lui assure une retraite...
Écoutez : je n'ai pas d'argent mais j'ai tous mes bijoux, tous ceux que vous m'avez donnés et même votre diamant noir. N'importe lequel d'entre eux représente une énorme fortune pour un homme comme celui-là et...
– Non ! coupa brusquement Garin. N'en dites pas plus ! Je vous remercie de cette pensée que vous dictent votre cœur et votre sens de la justice, mais je n'ai plus envie de vivre ! Au fond, en me condamnant à mort, Philippe Mâchefoing et ses échevins m'ont rendu service. Vous ne savez pas à quel point je suis las de la vie...
Les yeux de Catherine se rivèrent aux deux mains de Garin, emprisonnées dans la cangue de bois du cep. Elles donnaient une extraordinaire impression d'abandon et de fragilité.
La liberté ! murmura la jeune femme... la liberté, c'est une si belle chose !
Vous êtes encore jeune, plein de vie, riche si vous le voulez. Avec ce que j'ai sauvé vous referez une fortune, ailleurs... loin d'ici, vous aurez une nouvelle vie...
– Et qu'est-ce que j'en ferai ? Continuer à endurer ce délicieux et infernal supplice de Tantale que vous représentez ? Rester ce Prométhée enchaîné par l'impuissance et dévoré tout vif par le vautour du désir, interminablement, jusqu'à ce que vienne la vieillesse ? Non, Catherine, merci ! J'ai fait ma paix avec vous, du moins, je le crois, je peux mourir et, croyez-moi, je mourrai heureux !
Elle voulut tenter encore de le convaincre, désespérée maintenant de savoir sa fin si proche. Tout cela lui paraissait monstrueusement injuste !
Elle en oubliait de bon cœur que, par sa faute, elle avait connu des tourments plus cruels encore que ceux endurés par lui. Mais des bruits de pas se faisaient entendre dans l'escalier, puis le son de deux voix.
– On vient ! fit Garin qui avait entendu. Le geôlier et, sans doute, le père qui vient m'exhorter ! Il vous faut partir. Adieu, Catherine...
pardonnez-moi de n'avoir pas su vous rendre heureuse. Et pensez quelquefois à moi, dans vos prières. Moi, je mourrai en prononçant votre nom.
Son visage blessé s'était figé comme s'il était devenu de pierre. Des larmes jaillirent des yeux de Catherine. Elle tordit nerveusement ses mains l'une contre l'autre.
– Ne puis-je vraiment rien pour vous... rien ? Moi qui voudrais tellement...
Une lueur s'alluma brusquement dans l'œil unique de Garin.
Peut-être, chuchota-t-il très bas. Ecoutez ! je ne crains ni la potence ni la torture... mais la claie me fait horreur. Etre traîné comme une bête crevée dans la poussière, à la hauteur des pieds de la foule, sous les immondices et les crachats d'une populace imbécile... cela, oui, j'en ai très peur ! Si vous pouvez me l'épargner, je prierai Dieu de vous bénir...
– Mais comment ?
La porte du cachot s'ouvrait, livrant passage à Roussot et à un moine cordelier dont les mains disparaissaient sous les manches de bure brune de la robe, le visage sous le capuchon baissé.
– C'est l'heure ! fit le geôlier à l'adresse de Catherine. Je ne vous ai laissée que trop longtemps. Mais le bon père ne dira rien. Venez...
– Un moment encore ! s'écria Garin.
Puis, levant vers la jeune femme un regard qui suppliait qu'on lût en lui :
– Avant d'en finir avec la vie, je voudrais boire encore une fois une pinte de vin de Beaune... de celui que s'entend si bien à soigner mon sommelier Abou ! Demandez à cet homme de vous permettre de m'en faire parvenir un pot.
Roussot éclata d'un gros rire et se tapa sur les cuisses.
– Sacré Bourguignon, va ! Tu ne veux pas sauter le pas sans avoir bu un dernier coup ? C'est une chose que je comprends moi ! Le vin de Beaune, j'aime ça !
– Mon fils ! fit le moine scandalisé. Une telle préoccupation avant de paraître devant Dieu...
– Appelez cela, plutôt, un dernier adieu à la terre qu'il a faite si belle !
répliqua Garin avec un sourire.
Catherine ne dit rien. Elle avait compris ce que voulait Garin. Elle se dirigea vers la porte, escortée du geôlier, mais, sur le seuil, se retourna. Elle vit que le regard de son mari était toujours rivé à elle et, cette fois, avec une telle expression d'amour et de désespoir qu'un sanglot s'étrangla dans sa gorge.
– Adieu, Garin !... murmura-t-elle les larmes aux yeux.
Du fond du caveau, la réponse de l'homme enchaîné lui parvint.
– Adieu, Catherine...
Elle se jeta hors de la geôle, courut vers l'escalier mais s'arrêta sur la première marche et fit face au geôlier qui l'avait suivie.
–
Pour lui donner cette ultime joie qu'il demande, combien veux-tu ?
L'homme n'hésita pas. La cupidité flambait au fond de son regard morne. ;
– Dix ducats d'or !
–
Et tu jures qu'il aura son vin ? Prends garde de ne pas me tromper !
–
Sur mon âme éternelle, je jure de le lui donner !
–
C'est bien. Tiens : voilà l'or ! Une femme, celle qui m'attend dans la cour, va revenir dans quelques instants avec un pot de vin.
Dix pièces d'or passèrent de la main de Catherine dans celle du geôlier puis elle se hâta de remonter le dangereux escalier. Dans la cour, elle retrouva Sara qui attendait en faisant les cent pas.
– Viens, dit-elle seulement.
À peine rentrée chez Ermengarde, et sans même prendre le temps d'ôter sa mante sombre, Catherine fit appeler Abou-al-Khayr et lui fit part de la dernière volonté de Garin.
–
Il a demandé du vin de Beaune. Mais c'est du poison qu'il veut pour éviter la honte d'être traîné sur la claie. Pouvez-vous lui en donner ?
Le médecin maure avait écouté la jeune femme sans qu'un muscle bougeât dans son visage. Il hocha la tête.
–
J'avais compris. Fais-moi donner une pinte de vin de Beaune. Je n'en ai que pour peu d'instants.
Sara s'en alla chercher le vin qu'elle remit à l'Arabe. Il se retira dans sa chambre, revint au bout d'un moment, portant toujours le pot d'étain que Sara lui avait donné. Il le mit dans les mains de Catherine.
–
Tiens ! fit-il. Voilà ce que tu m'as demandé. Fais-le-lui porter immédiatement.
Catherine considérait avec un mélange de curiosité et d'horreur le liquide rouge sombre qui emplissait le pichet.
–
Et... il ne souffrira pas ? demanda-t-elle d'une voix mal assurée.
Abou-al-Khayr hocha la tête et sourit tristement.
–
Il s'endormira... et ne s'éveillera plus. La moitié du vin contenu dans ce pot suffirait. Va !...
D'un geste brusque, Sara enleva le récipient des mains de Catherine.
–
Donne ! fit-elle. Ces choses ne doivent point passer par tes mains...
Cachant le pot d'étain sous sa cape noire, la gitane disparut dans l'escalier de l'hôtel. Catherine et le médecin restèrent seuls, face à face. Au bout d'un instant, Abou s'approcha de la jeune femme et toucha ses yeux d'un doigt léger.
–
Tu as pleuré ! constata-t-il. Et les larmes ont entraîné le fiel qui emplissait ton cœur. Tu retrouveras la paix et le calme, un jour.
–
Je ne crois pas ! s'écria Catherine. Comment oublier tout cela ? Tout est tellement affreux... tellement injuste !
Abou-al-Khayr haussa les épaules et se dirigea vers la porte au seuil de laquelle il s'arrêta.
–
Le temps fait oublier les douleurs, éteint les vengeances, apaise la colère et étouffe la haine ; alors le passé est comme s'il n'eût jamais existé.
Quand le jour du 6 avril 1424 se leva, Catherine, qui avait passé en prières le reste de la nuit, se leva et alla se poster à une étroite fenêtre donnant sur la rue. La lumière était d'un gris sale et un rideau de pluie fine enveloppait la ville comme un voile de brume. Mais, malgré le temps et l'heure matinale, des gens s'attroupaient déjà devant la maison du Singe, avides du spectacle sanglant qui leur était promis. La prière avait fait beaucoup de bien à la jeune femme. Elle y avait puisé un réconfort, un calme perdu depuis bien longtemps. De tout son cœur elle avait imploré la clémence divine pour l'homme dont, enfin, elle avait déchiffré l'énigme. Une lamentable énigme, un mystère de souffrance et de honte ! Elle savait que, maintenant, elle pourrait songer à lui avec une sorte de tendresse. En lui devenant accessible, Garin lui était devenu cher. Une seule inquiétude demeurait en elle : le geôlier avait-il bien rempli sa mission ?
Un remous dans la foule la tira de sa méditation. Un piquet d'archers de la Prévôté, fauchard à l'épaule, le visage caché sous des salades luisantes d'eau, s'approchait, escortant un homme déjà âgé mais vigoureux en qui elle reconnut avec un frisson Joseph Blaigny, le bourreau... Il venait prendre livraison du condamné...
Quand les nouveaux venus s'engouffrèrent dans la maison du Singe, le cœur de Catherine se mit à battre à grands coups sous son corsage de laine noire. Elle avait peur, tout à coup, de voir Garin paraître, debout entre les archers, vivant ! Déjà, un gros cheval de labour, d'un blanc pisseux, s'arrêtait devant la maison de ville. Il était attelé au grossier treillage de bois rude qui composait la claie sur laquelle le condamné devait être lié pour être traîné à travers la ville. Un murmure de satisfaction accueillit l'attelage...
Quelques minutes passèrent, interminables pour Catherine. Elle sentit, auprès d'elle, plus qu'elle ne le vit, la présence de Sara et d'Ermengarde venues la rejoindre. Au-dehors, un murmure de stupéfaction, vite changé en grondement de colère, se faisait entendre.
Joseph Blaigny venait de reparaître. Il portait dans ses bras une longue forme pâle, le corps nu, à l'exception d'une sorte de pagne tordu autour des reins, d'un homme inerte qu'il jeta rudement sur la claie. C'était le corps de Garin et Catherine mordit son poing pour ne pas crier.
– Il est bien mort ! fit Sara tout près d'elle.
En effet, c'était seulement un cadavre que le bourreau ligotait soigneusement sur la claie et la foule ne s'y était pas trompée. C'était ce qui motivait sa déception et sa colère. Voir pendre un corps qui avait cessé de souffrir était sans intérêt...
A la fenêtre, les trois femmes se signèrent lentement mais la main de Sara resta en suspens.
– Oh ! Regardez ! fit-elle en désignant la porte de la maison du Singe.
Deux archers venaient d'en sortir, portant entre eux un autre corps sans vie, dans lequel Catherine reconnut avec étonnement le geôlier Roussot. En un éclair elle comprit ce qui s'était passé. Roussot avait bien remis le vin empoisonné à Garin, mais, poussé par sa goinfrerie, n'avait pu se tenir d'y goûter. Il avait payé de sa vie son avidité.
– Lui aussi est mort ! fit Catherine.
Derrière elle, la voix paisible d'Abou-al-Khayr qu'elle n'avait pas entendu entrer, déclara :
– C'est tant mieux ! Au moins, nous serons assurés qu'il ne parlera pas !
Mais Catherine ne l'écoutait pas. Toute son attention était concentrée sur Joseph Blaigny. Le bourreau avait fini de lier le cadavre sur le treillage de bois. D'une main, il prit la bride du cheval, de l'autre un fouet passé à sa ceinture et cingla la croupe de l'animal. L'attelage s'avança au milieu de la foule qui s'écartait pour le laisser passer. La claie commença à glisser, en rebondissant légèrement, dans la boue grasse de la rue qui ne tarda pas à maculer le long corps inerte. La tête et les pieds pendaient de chaque côté...
La pluie se mit à tomber avec une soudaine violence, brouillant les lignes, noyant les couleurs. A travers les larmes qui emplissaient ses yeux, Catherine regarda s'éloigner, sous les huées de la foule, et sous l'averse torrentielle, la forme pâle de l'homme qu'un caprice avait lié à elle et qui était mort de son impossible amour...
Le fastueux automne flamand poudrait d'or et de pourpre fragiles les vieux arbres qui penchaient leurs branches sur l'eau noire du canal. Un soleil encore brillant s'attardait à caresser les toits pointus et les pignons colorés de Bruges. Mais il faisait déjà frais et les fenêtres étaient closes. Toutes les cheminées portaient panache de fumée. Les légères volutes grises s'effilochaient dans l'air, rejoignant les quelques nuages qui se poursuivaient sur le bleu pâle du ciel. Le vent, déjà aigri, arrachait peu à peu les feuilles.
Lentement, elles voltigeaient jusqu'à l'eau noire. On sentait que, bientôt, ce serait le silence de l'hiver...
Dans la maison de Catherine, le feu était allumé comme dans toutes les autres demeures ; il flambait joyeusement au centre de la haute cheminée de grès de la grande salle où se tenaient la jeune femme et son peintre. Il y avait maintenant deux heures que Catherine posait pour Jean Van Eyck et elle commençait à se sentir lasse. Des fourmillements montaient dans ses bras et dans ses jambes. Sans bien s'en rendre compte, son expression s'était figée et le peintre s'en aperçut.
– Pourquoi ne me dites-vous pas que vous êtes fatiguée ? fit-il avec le sourire en coin qui conférait tant de charme à son visage maigre.
– Parce que vous travaillez avec tant d'ardeur que j'aurais scrupule à vous interrompre, maître Jean. Etes-vous satisfait ?
– Plus que je ne saurais dire. Vous êtes le modèle des modèles... C'est assez pour aujourd'hui. Encore une séance et ce sera parfait.
D'un geste vif, le peintre rejetait son pinceau dans un grand vase en faïence de Faenza, verte et blanche, qui en contenait déjà une bonne vingtaine et se recula pour juger du travail accompli. Du haut panneau de peuplier que sa main avait couvert de peinture, ses yeux gris-bleu, dont le regard avait l'acuité de celui du chirurgien, revinrent à la jeune femme.
Figurant la madone, elle se tenait assise sur une sorte de siège surélevé qu'un dais de tapisserie abritait. Les plis d'une immense robe de velours violet, resserrés sous les seins par une haute ceinture d'or, l'enveloppaient tout entière, retombant même sur les marches du trône. Aucun bijou n'ornait son modeste décolleté en pointe, mais un étroit cercle d'or, piqueté de perles et d'améthystes, retenait autour du front la masse somptueuse des cheveux dénoués sur ses épaules. Entre ses mains, jointes au creux de ses genoux, elle tenait une sorte de sceptre fait d'un lis d'or finement ciselé.
Van Eyck poussa un profond soupir de soulagement.
– Je me demande si je me lasserai un jour de vous peindre, Catherine...
Si je compte bien, c'est le troisième tableau que je fais de vous ? Mais quel peintre pourrait se lasser d'une telle beauté ?
Un soupir de Catherine répondit au sien. Tranquillement, elle descendait de son siège, posait le lis d'or sur une table et s'approchait d'un dressoir où s'étageait une collection de coupes multicolores de Venise et un long flacon de même provenance en verre moucheté d'or. Elle emplit deux coupes de vin d'Espagne, tendit l'une au peintre et trempa ses lèvres dans l'autre avec un sourire indulgent.
– Allons, Jean... ne recommencez pas. Dans un instant vous allez me dire que je suis unique au monde, dans quelques minutes que vous m'aimez passionnément. Je vous répondrai... ce que je vous réponds toujours. Alors ?
À quoi bon ?
Jean Van Eyck haussa les épaules, vida son verre d'un trait et le reposa :
– Justement : dans l'espoir qu'un jour vous me direz autre chose. Voilà trois ans, Catherine, trois ans que le duc Philippe a fait de moi son peintre particulier et m'a donné le titre de valet de chambre, trois ans que je vous regarde vivre à ses côtés, que je vous admire et que je vous aime. C'est long, vous savez, trois ans...
Catherine ôta d'un geste las le cercle d'or et de pierreries qui avait laissé sur son front une légère trace rouge et le jeta auprès du lis d'or comme une chose sans importance.
– Je sais... car voilà trois ans que je mène, auprès de Philippe, cette vie de chien savant, d'objet de luxe que l'on pare par orgueil... La plus belle dame d'Occident ! Voilà le titre dont m'a gratifiée celui que l'on nomme le grand-duc de ce même Occident. Trois ans !... En réalité, Jean, il n'est point de femme plus solitaire que moi.
Elle sourit tristement à son peintre. C'était un homme d'une trentaine d'années à la physionomie intelligente mais dont l'abord suggérait l'idée d'une grande froideur. Un long nez droit, des lèvres minces, resserrées, des sourcils blonds à peine tracés et des yeux un peu à fleur de tête lui donnaient davantage l'aspect d'un homme de gouvernement que d'un artiste. Et pourtant, de plus grand il n'en était point ! Il n'avait eu d'égal que son propre frère Hubert, mort à Gand deux ans plus tôt... Peu de gens savaient que cet homme maigre et distant cachait une flamme ardente, une profonde sensualité et un amour forcené de la beauté sous son regard averti et son sourire caustique. Mais Catherine était de ceux-là... Depuis qu'il lui avait été présenté, Van Eyck la poursuivait d'une passion à la fois dévotieuse et brûlante... étrangement patiente aussi. On eût dit qu'à cette femme si merveilleusement belle, le peintre était prêt à tout passer, à tout permettre.
Même, si bon lui semblait, de fouler aux pieds son propre cœur. Elle avait tous les droits, puisqu'elle était belle. Et, parfois, Catherine avait été tentée de céder à cet amour obstiné que rien ne décourageait. Mais elle était lasse de l'amour...
Depuis la mort de Garin, quatre années s'étaient écoulées mais chacune d'elles demeurait présente, vivante comme si elle avait été vécue de la veille. Catherine se souvenait trop bien de son départ de Dijon, peu de jours après le drame qui l'avait faite veuve ! Pour la soustraire à la curiosité des gens de la cité, curiosité qui n'eût pas manqué d'être cruelle pour la femme de l'Argentier abattu, Ermengarde avait voulu emmener son amie le plus vite possible. Elles avaient quitté la ville toutes les deux, avec Sara, le jour même où la pioche des démolisseurs attaquait le magnifique hôtel de la rue de la Parcheminerie qui avait été le signe éclatant et tangible de la richesse de Garin. Du bout de la rue, Catherine put apercevoir les hommes qui commençaient à découronner la maison de ses girouettes dorées en forme de dauphins. Elle avait détourné la tête d'un geste décidé, serrant les lèvres pour les empêcher de trembler. La rue de la Parcheminerie, c'était une page de sa vie qu'elle désirait tourner avec d'autant plus d'intensité que le dernier regard de son mari, au fond du « crot », la poursuivait. S'ils n'avaient été l'un comme l'autre victimes d'une terrible fatalité, quel eût été leur sort commun ? Le bonheur, peut-
être, eût , été possible.
A Dijon, Catherine n'avait rien laissé, que des regrets. Même sa mère et son oncle avaient quitté la rue du Griffon pour s'installer définitivement à Marsannay. L'oncle Mathieu était assez riche pour vivre sur ses terres et ne souhaitait plus « vivre enfermé dans le fond d'un sillon » comme il disait lui-même. Loyse était au couvent de Tart, Landry à Saint-Seine. Quant à Ermengarde, la mort de la duchesse-douairière lui avait porté un coup sensible. Elle aussi avait décidé de se retirer dans son domaine de Châteauvillain.
– J'y élèverai votre enfant, avait-elle dit à Catherine. Le sang ducal doit lui valoir une éducation choisie. Nous en ferons un chevalier ou bien une dame accomplie...
La pensée de l'enfant à naître n'éveillait aucune joie en Catherine alors qu'elle paraissait inspirer à Ermengarde une profonde satisfaction. La comtesse se sentait une âme de grand-mère et l'idée de pouponner l'enthousiasmait. Peut-être parce qu'elle n'avait plus grand monde à aimer.
Son époux vivait auprès de Philippe, un peu trop joyeusement pour son âge déjà avancé. « Il ne se rendra jamais compte qu'il n'est plus un jeune homme et que les femmes sont encore ce que l'on trouve de plus fatigant comme passe-temps ! » disait la comtesse avec philosophie. Cela ne la chagrinait guère. Il y avait beau temps que l'amour était mort entre elle et son légitime seigneur. Quant à son fils, il guerroyait dans les armées de Jean de Luxembourg et elle ne le voyait pas souvent. Il était grand amateur de beaux coups d'épée. « C'est de son âge et c'est de sa race ! » disait de lui Ermengarde. L'enfant qui devait naître de Catherine serait le bienvenu pour l'aider à supporter l'ennui d'une vie à la campagne car elle était bien décidée à demeurer désormais à Châteauvillain, pour y cultiver ses terres et y tenir ses paysans d'une main vigoureuse.
Derrière les hautes murailles solides de la forteresse, si semblables à leur maîtresse par l'impression de sûreté qu'elles donnaient au premier abord, Catherine vécut les jours paisibles dont elle avait le plus grand besoin. La demeure féodale dont les tours grises se miraient dans les eaux calmes de l'Aujon lui offrit un havre de paix et de longues soirées passées à contempler le coucher du soleil par-dessus les frondaisons de la forêt. C'est là qu'un matin d'août, après une dure nuit de combat contre la souffrance, Catherine donna le jour à un petit garçon que le chapelain du château baptisa sur l'heure du nom de Philippe... Ermengarde délirait de joie en regardant la nourrice, choisie par elle entre mille, emmailloter le nouveau-né. Elle était, certes, plus heureuse que Catherine elle-même. Le sentiment maternel ne vibrait pas très haut chez celle-ci. Elle n'avait pas désiré d'enfant de Philippe. L'amour qu'elle pouvait éprouver pour lui était plus de chair que d'esprit. Il l'attirait, il savait faire couler du feu dans ses veines et aussi la rendre profondément heureuse au moment de l'amour mais elle n'avait jamais déliré pour lui, brûlé de lièvre et d'ardeur et de passion, comme elle avait brûlé pour Arnaud. Et son absence ne lui pesait pas autrement.