Текст книги "Catherine Il suffit d'un Amour Tome 2"
Автор книги: Жюльетта Бенцони
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Par Pitoul, Catherine apprit le plus gros des nouvelles de l'extérieur. La fièvre de l'espoir montait dans la cité où l'on en était réduit à consommer les chiens et les chats, où le moindre bol de farine se vendait au poids de l'or. Il arrivait bien qu'à la faveur de la nuit un colporteur pût passer avec un peu de ravitaillement, mais ce qu'il apportait était une goutte d'eau dans une mer immense et c'étaient toujours les plus riches qui en profitaient. Les gens d'Orléans n'avaient plus qu'une pensée : durer, tenir envers et contre tout jusqu'à ce que la Pucelle miraculeuse parvînt jusqu'à eux. Jour après jour, à la maison de Ville, Jean de Dunois les haranguait pour les exhorter au courage, à la patience et chacun suivait avec anxiété la marche de Jehanne.
On sut qu'elle avait quitté Poitiers pour Chinon puis pour Tours où le roi lui avait constitué une maison militaire et fait faire un étendard.
– On lui a donné un écuyer, deux pages, deux hérauts d'armes et un chapelain, disait Pitoul ébloui, tout comme pour un grand capitaine. Et maintenant elle marche sur Blois, la sainte fille que Dieu garde, sur Blois où les capitaines la rejoindront !
Peu à peu, dans l'esprit ulcéré de Catherine, se formait une image bizarre de l'étrange paysanne devenue chef de guerre. Parce qu'elle la détestait sans même l'avoir vue, parce que son sort futur devait dépendre de cette fille, elle imaginait une créature douée d'une ruse peu commune, d'un redoutable pouvoir de séduction qui lui permettait d'ensorceler les hommes à distance.
Et ceux qui la voyaient lui étaient aussitôt soumis, même des seigneurs de très haut rang comme Jean de Dunois. Arnaud, bientôt, tomberait dans le piège, comme les autres. Et Catherine, peu à peu, en venait à rendre la Pucelle responsable de ses propres malheurs, persuadée que, si Arnaud n'avait attendu, comme les autres, cette Jehanne, il ne l'eût pas traitée ellemême avec tant de cruauté. Il espérait une envoyée du ciel, une fille tellement au-dessus des autres femmes qu'elle avait balayé à jamais de son souvenir celle qu'il avait failli aimer. Bien plus, pour lui, Catherine était une créature maléfique, une fille du démon, un être nuisible... Et la jeune femme écoutait avec une tristesse mêlée de colère les rapports enthousiastes que lui faisait son geôlier. Mais elle lui pardonnait parce que chaque jour il lui portait une cruche d'eau pour se laver et lui avait procuré une vieille robe de sa femme.
Un mardi, au début de la dernière semaine d'avril, Catherine vit entrer Pitoul dans sa prison, comme il le faisait chaque matin. Il portait une cruche d'eau et une écuelle pleine d'un brouet clair fait de raves et de farine gâtée mais il paraissait radieux.
– Ce n'est pas fameux ce que je vous porte là, fit-il en posant l'écuelle sur l'escabeau, mais les soldats en ont encore moins que vous. Et puis, nous aurons bientôt de quoi manger tout notre content.
– Pourquoi ? Les Anglais s'en vont ?
– Que nenni ! Mais il y a à Blois un convoi de vivres tout prêt et la Pucelle en personne va nous l'amener...
Il se pencha vers Catherine et chuchota en confidence derrière l'écran de sa main comme si les murs eussent pu l'entendre :
– Cette nuit, le Bâtard, Messire de Gaucourt et presque tous les capitaines sont partis au-devant de Jehanne. Demain peut-être elle sera ici et nous serons sauvés...
– Ils sont partis ? fit Catherine surprise. Qui donc garde la ville ?
– Nos échevins, pardi ! Et aussi quelques capitaines. Tous ne sont pas partis. Messire de Montsalvy est toujours là, par exemple...
Mais Catherine ne l'écoutait plus. Depuis près d'un mois qu'elle était recluse en ce cachot, elle ne pensait plus qu'à une seule chose : se sauver, retrouver sa liberté à tout prix. Malheureusement, ce rêve semblait aussi peu réalisable que possible dans une ville si bien gardée. L'annonce du départ de la plupart des chefs militaires était une fameuse information.
Jusqu'à leur retour, il serait peut-être plus facile de fuir. Tandis que Pitoul continuait à discourir, elle le regardait avec un demi-sourire. Une idée lui venait...
Presque quotidiennement, il passait le soir quelques instants avec elle parce qu'elle savait l'écouter et qu'il était flatté d'avoir pour auditoire une grande dame prisonnière. A ces moments-là, le brave Pitoul ne se méfiait aucunement, si même il s'était jamais méfié de cette belle femme blonde, si triste et si douce. Et Catherine songeait qu'il serait aisé d'assommer Pitoul avec son escabeau, de prendre ses vêtements et de sortir à la faveur de la nuit. Encore fallait-il être renseignée mieux qu'elle ne l'était sur les us et les coutumes de la forteresse. Elle décida d'employer la causerie du soir et celle du lendemain à faire parler Pitoul. En même temps, elle achèverait de mûrir son plan et le mettrait, sitôt prêt, à exécution. L'important était d'être dehors avant que la Pucelle fût dans la ville. Pour rien au monde, Catherine ne voulait subir le jugement de cette fille...
Obtenir les renseignements souhaités fut un jeu d'enfant. Pitoul était tellement heureux à l'idée de manger bientôt à sa faim qu'il n'était vraiment pas besoin de le pousser à parler. Il n'arrêtait pas. Catherine sut les heures exactes des rondes, les noms des portiers, les habitudes militaires et jusqu'au mot de passe. Elle décida que sa tentative de fuite aurait lieu le jeudi et, pour la première fois depuis qu'elle était en prison, dormit d'un bon sommeil.
Toute la journée du jeudi, elle fut nerveuse, inquiète. Les échanges d'artillerie furent plus violents ce jour-là que les jours précédents. Les Anglais comme les gens d'Orléans savaient l'approche de celle que, de leur côté, ils nommaient la Sorcière. Et le vacarme mené par les bombardes et les couleuvrines fut infernal, incessant, mais Catherine s'en réjouissait. Ce tintamarre servirait ses desseins pour peu qu'il durât après le coucher du soleil... Elle regarda baisser le jour avec des sentiments mitigés d'espoir, de crainte et d'impatience. L'heure approchait de la visite de Pitoul.
Enfin, il y eut dans le couloir un bruit de pas et le cœur de la captive se mit à battre la chamade. Le moment était venu... Déjà, elle tendait la main pour saisir le lourd escabeau de chêne. La porte s'ouvrit et Pitoul parut mais s'effaça aussitôt, son bonnet à la main. Interdite, Catherine laissa retomber sa main tandis que l'échevin Lhuillier pénétrait dans le cachot, deux soldats sur les talons. Il tenait à la main un rouleau de parchemin. Sa robe rouge mit dans la geôle une lumière sinistre. Instinctivement, Catherine se leva, les yeux fixés au visage glacé de l'arrivant.
Il ne lui jeta qu'un rapide coup d'œil, déroula son parchemin et commença à le lire à voix haute :
« En l'absence de Monseigneur Jean d'Orléans et en l'absence de messire Raoul de Gaucourt, gouverneur de la cité d'Orléans, nous, échevins de la ville, avons condamné à mort la dame Catherine de Brazey, convaincue de trahison et de complicité avec l'ennemi... »
– A mort ? fit Catherine atterrée. Mais... je n'ai pas été jugée !
Imperturbable Lhuillier poursuivit :
« En conséquence de quoi, avons décidé que ladite dame serait conduite demain 28e jour d'avril au coucher du soleil en l'église cathédrale Sainte-Croix pour y demander à Dieu pardon de ses fautes, puis en la place du Martroy pour y être pendue par le col jusqu'à ce que mort s'ensuive. Fait à Orléans, ce jour... »
Ecrasée, Catherine n'écoutait plus. Elle s'était laissée tomber sur son grabat, les mains au creux des genoux, le corps secoué par un tremblement nerveux. Pendue !... Elle allait être pendue !
– Messire Jean avait dit que l'on ne statuerait sur mon sort qu'après la délivrance de la cité, fit– elle d'une voix blanche.
Monseigneur nous a confié la ville et, en son absence, c'est nous qui sommes seuls juges de ce qui est bon pour elle, répondit Lhuillier sèchement. Or, il nous paraît bon que notre ville soit purifiée d'une présence comme la vôtre avant que n'y entre l'envoyée de Dieu. Vous êtes une souillure dont nous entendons être débarrassés. Les lèvres minces de l'échevin s'arquaient en une expression d'indicible dédain. Visiblement, il la tenait lui aussi pour un suppôt de Satan et Catherine comprenait qu'elle n'avait ni grâce ni merci à attendre de ces gens.
– Vous ne craignez pas de charger votre conscience d'un meurtre ? fit-elle amèrement. Je vous ai dit et redit que j'étais innocente.
– C'est affaire entre Dieu et vous, femme ! Demain un prêtre viendra vous préparer à paraître devant lui.
Froidement, l'échevin roulait son parchemin, le glissait dans sa large manche et tournait les talons. La porte retomba lourdement sur lui et ceux qui l'accompagnaient. Catherine se retrouva seule au sein d'une obscurité profonde. Cette fois c'était fini... rien ne pourrait plus la sauver !... Un désespoir infini s'empara d'elle et, brisée, elle alla s'abattre sur sa couche de paille où elle se mit à sangloter éperdu– ment. Elle était bien seule, perdue au fond d'une forteresse sourde et aveugle, entourée d'ennemis implacables qui, demain, la conduiraient à la mort. Demain !... Il n'y avait plus que quelques heures à vivre !...
Un long moment, la prisonnière resta prostrée. Elle ne pleurait plus, mais elle avait l'impression que la vie s'enfuyait déjà de son corps. Elle était glacée et frissonnante tout à la fois... Même si Pitoul revenait auprès d'elle, il ne serait plus possible de mettre son plan à exécution. Elle avait entendu Lhuillier, en partant, ordonner aux soldats de rester à la porte du cachot et de n'en partir sous aucun prétexte. Il n'y avait vraiment plus rien à faire !...
Au-dehors, une agitation insolite régnait. Du fond de son cachot, Catherine entendait des cris de joie, des chants. La ville semblait bien joyeuse cette nuit ! Catherine songea amèrement que c'était sans doute sa mort prochaine que l'on saluait ainsi. Elle ne se souvenait que trop des cris de haine qui l'avaient accompagnée quand elle était entrée au Chastelet.
Demain ce serait pire. Ils se presseraient tous sur son chemin pour l'injurier, la maudire et lui jeter de la boue...
Vers minuit, la porte de la geôle s'ouvrit à nouveau. Catherine se redressa, pensant que c'était le prêtre annoncé. Ce fut Arnaud qui parut...
Une seconde, il resta sur le seuil à la regarder. Puis, lentement, il tira sur lui le lourd battant de la porte, s'avança de quelques pas.
– Je suis venu te dire adieu ! fit-il d'une voix sourde.
Arnaud avait posé à terre la lanterne qu'il portait. La lumière jaune dessinait sur le mur son ombre gigantesque. Debout, il dominait Catherine de toute sa hauteur et, quand elle leva la tête vers lui, elle pensa qu'elle ne l'avait jamais vu si grand... ni si pâle. Ou bien était-ce la lumière pauvre qui lui faisait ce teint blafard et creusait des ombres si dures autour de sa bouche et aux ailes de son nez ? Il portait, comme le jour du tribunal, son pourpoint de daim vert sans autre arme qu'une simple dague passée à la ceinture.
Le cœur de Catherine cognait dans sa poitrine. Elle sentait battre son sang jusque dans sa gorge et ses tempes. Mais, comme il restait là, à la regarder sans rien dire, sans autre manifestation de vie que sa respiration haletante, ce fut elle qui attaqua, durement :
– Ainsi, fit-elle avec lenteur, messire de Montsalvy a éprouvé le besoin de venir me dire adieu ? Quel honneur ! Quelle extraordinaire faveur chez un homme à l'orgueil si susceptible ! Mais, puis-je vous demander qui vous a fait croire qu'un adieu de vous pût m'être de quelque importance ? Allons donc, messire, soyez franc, au moins envers vous-même ! Vous êtes venu voir dans quel état je me trouve et comment j'attends la mort, n'est-ce pas ?
Alors je vais vous répondre : je l'attends avec joie, avec un bonheur dont vous n'avez même pas idée parce qu'elle me délivrera de vous et de vos pareils. Maintenant, vous pouvez vous en aller, vous savez !
Le capitaine secoua la tête. Aucune colère ne se voyait sur son beau visage mais seulement une sorte de crainte et d'incertitude.
– Non... ce n'est pas cela ! dit-il enfin. Je suis venu parce que je ne pouvais pas m'en empêcher. Voilà des nuits et des nuits que je lutte contre l'envie de venir jusqu'ici. Le jour, il y a la bataille, je peux t'oublier... la nuit, je ne peux plus. Tu es là... toujours là ! Tu me hantes, sorcière !...
Elle éclata de rire, envahie d'une joie cruelle et douce à constater qu'elle avait encore le pouvoir de le faire souffrir.
– Sorcière ! s'écria-t-elle. C'est tout ce que vous avez trouvé ? En vérité, je vous croyais plus intelligent...
Moi aussi, fit-il sans se fâcher. Je me serais surtout cru plus fort. Mais voilà des années que tu m'obsèdes, que tu t'acharnes après moi, que tu empoisonnes ma vie... Je te méprise et je te hais. Pour t'oublier, j'ai tout essayé : le vin et les femmes. J'ai même failli me marier. Elle était belle, la demoiselle de Séverac, elle était douce et pure et elle m'aimait. Mais lorsque j'étais près d'elle, c'était toi que je voyais, c'était toi dont je croyais toucher la main, baiser la joue. Alors, je m'enfuyais parce que c'était un sacrilège d'évoquer une p... comme toi auprès d'une douce jeune fille. Puis je revenais, je m'accrochais à elle comme à un bouclier en suppliant Dieu de me permettre de l'aimer... Le Ciel demeurait sourd et le désir que j'avais de toi ne m'en torturait que plus cruellement. Et puis, elle est morte, et je suis resté seul. Les autres, toutes celles qui s'offraient, ne valaient pas plus cher que toi. Un moment, j'ai pensé me faire bénédictin...
L'idée parut si folle à Catherine qu'à nouveau elle éclata de rire.
– Un moine, vous ? Avec votre orgueil, votre dureté ?
– J'aurais pu l'être. Mais j'aimais trop la guerre pour être bon serviteur de Dieu. L'orgueil, cela se mate ! Pas l'amour du combat ! C'est une chose que l'on porte dans son sang lorsque l'on vient au monde, que l'on suce avec le lait de la nourrice. Alors, je me suis battu avec l'espoir qu'un jour la mort me délivrerait de toi. Elle aussi est demeurée sourde.
Lentement, Catherine s'était levée. Elle alla s'adosser à la muraille comme pour y chercher un soutien. Mais son regard demeurait croisé à celui d'Arnaud à la manière de deux épées. Elle eut un mince sourire de dédain.
– Voilà pourquoi vous avez pensé qu'elle voudrait peut-être de moi !
Car c'est vous, n'est-ce pas, qui, profitant de l'absence du Bâtard et de Gaucourt, avez arraché ma condamnation aux échevins. C'est vous ?
– Oui, c'est moi ! Je n'ai eu aucune peine. Tu leur pesais comme un mauvais présage. Ils te pendront avec joie...
Brusquement, elle quitta le mur, s'approcha de lui presque à le toucher, une flamme de défi au fond des yeux :
– Et toi ? Toi aussi tu me pendras avec joie, n'est-ce pas ? Tu penses que tu seras délivré de moi à tout jamais ? Tu le penses ?
Sa voix, épaissie, passa difficilement.
– Oui... je le pense !
Elle lui rit au nez. Un rire de triomphe, goguenard, moqueur, insupportable. Avec insolence, elle relevait la tête. Une joie sauvage l'envahissait, la gonflait d'une griserie amère et exaltante. Comme il semblait faible, tout à coup, et désarmé en face d'elle ! Cent fois, mille fois plus misérable avec toute sa force inutile qu'elle-même déjà frôlée, pourtant, par l'aile de la mort.
– Ah, tu crois cela ? Tu crois que mon fantôme te hantera moins que mon souvenir ? Qu'une fois mon corps réduit en poussière, il cessera de te hanter ? Pauvre imbécile ! Morte, je te serai cent fois plus redoutable. Tu me verras partout, derrière tous les visages de femme, derrière tous les corps dont tu t'empareras parce que la misère ni la vieillesse n'auront jamais de prise sur moi. Et parce qu'au désir, tu ajouteras le remords...
Pour la première fois, une flamme de colère brilla dans les yeux sombres du jeune homme.
– Du remords ? Certainement pas. Tu mérites ton sort largement puisque tu n'es venue ici que pour le mal.
– Mais cesse donc de nous mentir à tous deux ! Cela n'a plus d'importance maintenant que tu as disposé de ma vie. Tu sais très bien pourquoi je suis venue. Tu l'as su à la minute même où je me suis avancée vers toi, à la porte de Bourgogne. Tu l'as su aussi dans la salle de torture. Tu sais que je t'aimais au point de tout oser, de tout risquer. Que j'avais tout quitté et que je ne voulais plus qu'une chose au monde : te retrouver et mourir avec toi sous les ruines de cette ville.
– Tais-toi !... gronda-t-il.
Non, je ne me tairai pas. Je ne suis pas encore morte. J'ai encore une voix.
La corde ne l'a pas encore étranglée dans ma gorge. Et je parlerai, autant que j'en aurai envie. Je te dirai tout ce que, depuis tant d'années, je voulais te dire. Et dans tes nuits sans sommeil tu entendras encore ma voix crier : « Je t'aimais... je t'aimais et tu m'as tuée... »
– Te tairas-tu à la fin ?
Brutalement, il l'avait saisie aux épaules, la secouait avec une telle violence que sa tête allait dans tous les sens. Déséquilibrée, elle trébucha, poussa un cri. Alors, il la lâcha aussi brusquement qu'il l'avait empoignée, et si soudainement qu'elle tomba lourdement à terre. Une de ses jambes se replia sous elle, causant une douleur aiguë. Sentant le sol rugueux sous ses mains, elle voulut se relever, mais, déjà, il s'était laissé tomber sur elle, l'écrasant de tout son poids. La lumière faible de la lanterne lui montra, tout contre le sien, le visage d'Arnaud tordu par la fureur et le désir.
– Non, tu ne me hanteras plus ! Demain tu seras morte et, cette nuit, je vais t'exorciser, sorcière ! Je vais t'arracher tous tes pouvoirs. Quand je t'aurai possédée, je comprendrai peut-être que tu n'es qu'une femme comme les autres...
Une lutte sauvage s'engagea alors entre eux, silencieuse, sans merci.
Catherine, les dents serrées, se battait comme si sa vie en dépendait, retenant son souffle, économisant ses forces autant qu'elle pouvait. Elle était souple et glissante comme une anguille, mais Arnaud avait pour lui sa force d'homme vigoureux, en pleine santé alors qu'elle était une femme affaiblie par les privations et la réclusion. Peu à peu, elle se sentit faiblir, comprit qu'elle ne pourrait pas tenir longtemps tête. De plus, ses cheveux dénoués la gênaient, l'entravaient à la manière d'un filet. Arnaud avait déjà emprisonné un de ses poignets qu'il avait ramené derrière son corps et tentait d'y amener l'autre poignet. La force de Catherine, tout entière dans sa résistance nerveuse et dans sa fureur, fuyait de plus en plus vite et, subitement, s'effondra tout net. La bouche d'Arnaud venait de s'abattre sur la sienne, l'emprisonnait sous un baiser qui lui coupait le souffle. Elle se sentit mollir, faiblir et comprit qu'elle était en train de s'évanouir. Elle lutta alors contre cette nouvelle faiblesse qui, insidieusement, se glissait en elle. Mais elle n'en pouvait plus.
Dans une demi-inconscience, elle sentit qu'il s'écartait d'elle tout en gardant ses deux mains prisonnières derrière son dos, qu'il lui ôtait ses vêtements. Elle avait fermé les yeux pour ne plus le voir, mais elle l'entendait respirer fort, comme un homme qui vient de fournir une longue course. Ses poignets serrés par les doigts durs d'Arnaud lui faisaient mal et elle se tordit pour échapper à la douleur, mais une longue caresse parcourut tout son corps, lui arrachant un frisson. A nouveau il l'embrassa et Catherine sentit s'éveiller dans son corps tous les démons d'autrefois, plus voraces peut-être que jamais après le long sommeil où elle les avait contraints.
Oubliant tout, et la potence prochaine et sa haine, sa rancœur et son humiliation, elle s'abandonna totalement, ne se rendit même pas compte qu'il avait déjà libéré ses poignets et qu'instinctivement, elle glissait ses bras au cou du jeune homme. Il parlait maintenant, d'une voix enrouée, à peine audible, une voix de rêve. Les lèvres contre son visage, il murmurait des mots d'amour passionnés, entrecoupés d'insultes, ne s'arrêtant que pour la couvrir de baisers. Les yeux clos, les lèvres entrouvertes, elle ne disait rien, le laissait délirer, se laissant elle-même emporter...
Et le miracle eut lieu, le miracle qui naît comme une étincelle entre deux êtres destinés de tout temps l'un à l'autre, créés l'un pour l'autre. Catherine se donna comme jamais elle ne s'était donnée à aucun homme et reçut en échange une joie si puissante qu'elle n'en avait jamais soupçonné de semblable. Une joie qui effaçait tout et donnait, en une minute, le prix fabuleux d'une vie entière...
Quand la vague de passion se retira, la laissant inerte et sans force sur la terre nue de sa prison, Catherine sentit qu'Arnaud l'abandonnait. Elle ouvrit les yeux, le vit se diriger d'un pas mal assuré vers la porte, sourit :
– Arnaud..., appela-t-elle.
À sa voix, il se retourna mais lentement, très lentement, comme à regret. Il ouvrit la bouche pour dire quelque chose. Aucun son n'en sortit. Alors très doucement, elle murmura :
– Tu peux t'en aller... et moi, je peux mourir. Je sais maintenant que jamais plus tu ne m'oublieras.
Avec un cri rauque, il fonça vers la porte, oubliant sa lanterne. Catherine entendit le bruit de sa course s'estomper dans les galeries de la prison.
Craignant que les soldats de garde n'entrassent, elle se hâta de remettre ses vêtements, s'enfonça dans la paille et sombra dans le sommeil. Quand l'un des gardes entra pour récupérer la lanterne, il la trouva profondément endormie et en resta tout bête un bon moment.
– Dormir comme ça quand on va être pendue dans quelques heures, confia-t-il un instant plus tard à son compagnon, ça suppose un rude courage. Et c'est une femme !
En s'enfuyant de la prison de Catherine, Arnaud ne se doutait pas de la joie immense qu'il laissait derrière lui. Cette joie avait sorti la jeune femme d'elle-même, l'avait en quelque sorte arrachée à sa prison, à la crainte du sort affreux qui l'attendait pour la lancer en plein ciel bleu. Elle avait connu tant de bonheur en une seule heure qu'elle ne craignait même plus la mort. Le moine cordelier chargé de l'exhorter avait trouvé une femme entièrement détachée de tout et qui n'avait fait que très peu attention à lui. Indifférente, elle l'avait écouté lui parler de Dieu avec un demi-sourire inconscient qui avait scandalisé quelque peu le saint homme. Pitoul en pleurant était venu lui servir le meilleur repas qu'elle avait fait depuis longtemps, avec du pain blanc, de la viande fraîche et du vin : la veille un convoi de vivres amené par eau était entré dans la cité, protégé par la Pucelle en personne.
– Quand je pense qu'elle va faire, ce soir même sans doute, son entrée et que vous ne la verrez pas ! larmoyait le brave homme.
Et c'était Catherine qui avait dû réconforter son geôlier. La Pucelle lui importait fort peu, à elle qui allait mourir, car elle mourait heureuse.
Cette étrange sérénité durait encore quand on la hissa, vers huit heures du soir, sur un tombereau qui servait d'ordinaire à enlever les ordures. Le cordelier prit place auprès d'elle et le bourreau monta derrière. Une escorte d'archers enveloppa l'équipage et l'on quitta le Chastelet. Vêtue d'une grossière chemise, la corde au cou, Catherine se laissait aller aux cahots du chemin sans résistance. Ses yeux agrandis étaient ceux d'une somnambule.
Elle n'avait déjà plus l'air d'appartenir à cette terre.
Le tombereau traversa le marché à la poulaille, désert à cette heure, et s'engagea dans la grande rue des Hostelleries. Cette large artère, avec ses auberges, florissantes en temps normal, et ses belles enseignes richement enluminées, offrait d'ordinaire une grande animation. Mais, ce soir, elle était à peu près vide. Toutes les maisons avaient leurs volets et les quelques rares passants se hâtaient tellement qu'ils n'accordèrent qu'une très faible attention au funèbre cortège. L'un des soldats d'escorte grogna :
– Ils sont tous à la porte de Bourgogne par où la Pucelle doit entrer dans la ville. Comme si nos seigneurs les échevins n'auraient pas pu faire pendre cette femme un peu plus tôt ! On y serait, nous aussi...
– Y a qu'à faire vite ! fit l'autre.
– Silence, vous autres ! ordonna le sergent qui suivait à cheval.
De fait, on entendait, vers l'est de la ville, comme un grand brouhaha formé par des milliers de voix. Cela bourdonnait comme un essaim d'abeilles géantes alors que tout le reste était silence. Les cloches de Saint-Etienne, de Sainte-Colombe et de Notre-Dame de la Conception se mirent à carillonner tandis que l'on suivait la grande rue qui aboutissait à la cathédrale Sainte-Croix, en même temps que les cris et les vivats augmentaient.
– Elle entre ! ne put se retenir de crier un archer électrisé. Dieu soit loué!
– Amen ! fit le cordelier par habitude.
Catherine haussa les épaules. Elle avait hâte maintenant que toute cette sinistre comédie prît fin. Et, curieusement, ce n'était plus à Arnaud qu'elle pensait, mais à Michel. Elle le revoyait avec une effrayante netteté, durant sa marche au supplice, le long de la rue Saint-Denis. Une foule l'entourait, tandis qu'elle était seule. Et il n'y avait nulle part un couple d'enfants décidés à la sauver au péril de leur propre vie. C'était au milieu d'une totale indifférence, en compagnie d'un moine amorphe et de soldats pressés qu'elle, s'en allait à la mort.
La rue s'ouvrit d'un seul coup, débouchant sur le parvis de Sainte-Croix.
Les flèches de la cathédrale brillaient encore d'un reste de lumière. Sous le porche sombre, éclairé par deux cierges aux mains d'enfants de chœur, un prêtre en chasuble noire attendait avec la haute croix processionnelle que portait un diacre. Le tintamarre de la ville en liesse se rapprochait. Les cloches de Sainte-Croix, à leur tour, déversaient un flot de joie insultante sur la tête de la condamnée, qu'une révolte brusque envahit. De quel droit ces gens si joyeux l'obligeaient-ils à mourir ? L'instinct de conservation se réveillait brusquement mais avec une violence qui secoua Catherine tout entière. Elle s'agita dans ses liens, puis, comme le tombereau cahotait sur les pavés inégaux du parvis, elle se mit à crier :
– Je ne veux pas mourir ! Je suis innocente !... innocente...
Une énorme clameur couvrit sa voix. La rue qui longeait la cathédrale parut éclater soudain sous la poussée d'une foule immense, portant des torches si nombreuses que la nuit recula. La place fut envahie en un rien de temps tandis que des fenêtres s'ouvraient précipitamment pour vomir des tapisseries, des pièces de soieries multicolores qui se déroulèrent jusque dans la poussière. Le tombereau de Catherine fut immobilisé soudain par une mer humaine qui ne s'en souciait même pas. Au-dessus de la houle des têtes, Catherine put voir un cortège militaire s'avancer lentement. En tête marchait un cavalier, nu-tête, sur un cheval blanc et c'était autour de ce cavalier que la foule s'écrasait. Du haut de son tombereau qui l'élevait au-dessus des têtes, la condamnée comprit que c'était là Jehanne la Pucelle, et sa révolte, d'un seul coup, tomba sans qu'elle pût comprendre pourquoi. Les yeux agrandis, médusés, elle regardait s'avancer la guerrière. Jehanne portait une armure blanche qui brillait comme de l'argent et l'enveloppait complètement. D'une main, elle guidait son cheval, de l'autre elle tenait un grand étendard blanc frangé de soie qui portait, sur champ semé de fleurs de lis, l'image du Sauveur et deux anges tenant un lis dans leurs mains. Les mots « Jhésus Maria » étaient écrits de côté. Mais, au milieu de cet appareil éclatant, Catherine ne vit que la figure de la jeune fille, son visage net et clair sous une calotte de cheveux bruns coupés comme ceux d'un garçon, ses yeux bleus, francs et lumineux. Les hommes, les femmes se pressaient autour du cheval blanc, essayant de toucher la main, l'armure ou même seulement la monture de Jehanne. Elle leur souriait gentiment, les écartait avec douceur en leur disant de prendre garde pour n'être pas foulés aux pieds des chevaux. Dans son enthousiasme, un jeune garçon approcha trop fort sa torche d'une bannière qui prit feu. D'un geste preste, Jehanne d'Arc la lui arracha, éteignit la flamme sous sa main, rejeta l'étoffe noircie. Des vivats forcenés montèrent... Derrière la Pucelle, Catherine reconnut Jean d'Orléans, Xaintrailles, Gaucourt. Bien d'autres qu'elle ne connaissait pas suivaient. Seul, Arnaud était invisible.
Soudain le regard de Jehanne qui se levait vers la cathédrale s'arrêta sur la condamnée, devint fixe avec une nuance d'incrédulité. Elle arrêta son cheval, se détourna vers Dunois, et, désignant d'une main le triste équipage :
– Sire Bâtard, se trouve-t-il donc dans ta bonne ville des cœurs assez durs pour envoyer une femme à la mort au moment où l'armée y apporte l'espérance ? fit-elle d'une voix grave qui résonna jusqu'au fond du cœur de Catherine.
Dunois fronça les sourcils. Il avait immédiatement reconnu Catherine et cherchait autour de lui quelqu'un qu'il ne trouva sans doute pas. Il haussa les épaules avec mécontentement.
– J'avais ordonné que cette femme fût laissée en prison jusqu'à votre arrivée, Jehanne, afin que vous puissiez, à votre gré, disposer de son sort.
Elle est arrivée ici voici un mois, en haillons et presque épuisée. Mais l'un de nos capitaines l'a reconnue formellement pour être grande dame et amie très chère de Philippe de Bourgogne. Il l'a accusée d'être venue pour espionner.
– Ce n'est pas vrai ! Je voulais seulement me joindre aux gens de cette ville martyrisée, y mourir avec eux..., s'écria Catherine avec tant de chaleur que Jehanne la regarda avec plus d'attention. Le regard violet et le regard bleu s'accrochèrent un instant et Catherine sentit, tout à coup, une étrange confiance s'insinuer en elle. Il y avait tant de bonté dans le regard de Jehanne, tant de sincérité aussi qu'elle oublia d'un seul coup toutes ses préventions. Et, comme Jehanne soudainement lui souriait, d'un beau sourire chaud et amical, elle le lui rendit avec timidité.
– Comment t'appelles-tu ? demanda Jehanne.
– Catherine, noble dame.
Cette fois, le sourire de Jehanne illumina tout son visage -tandis qu'elle secouait joyeusement sa tête aux cheveux courts.