Текст книги "Catherine Il suffit d'un Amour Tome 2"
Автор книги: Жюльетта Бенцони
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– Malheureusement, dit Jacques à Catherine, je ne peux vous autoriser à rentrer chez vous, Madame de Brazey. Votre mari devenant un prisonnier d'État, tous ses biens doivent être mis sous scellés. Sans doute... pourrez-vous rentrer chez votre mère ?
Elle viendra chez moi, intervint Ermengarde. Croyez-vous que je la laisserai se rendre à la merci de toutes les commères du quartier Notre-Dame ? On va être trop content, chez certains, de la chute du Grand Argentier. Dans une maison bourgeoise, je ne suis pas sûre que Catherine soit parfaitement garantie. Elle le sera chez moi !
Roussay n'avait rien à objecter. Il accorda à Catherine la permission de résider à l'hôtel de Châteauvillain. L'attitude du jeune capitaine était devenue étrangement distante envers la femme de Garin. En fait, il ne savait plus bien s'il avait affaire à l'épouse d'un criminel ou à l'amante de son maître. Il s'en ouvrit secrètement à Ermengarde.
– Je ne sais trop quel parti prendre, comtesse. Monseigneur Philippe m'a donné l'ordre d'assurer la sûreté de Madame de Brazey, d'empêcher son époux de lui nuire, mais il ignore tout des derniers événements. Il est toujours à Paris et je me demande comment il prendra la nouvelle de l'attaque de cette abbaye, lui si pieux ! Il sera indigné et je crains que sa colère ne retombe sur la jeune femme, qu'il ne la rende responsable, complice même...
– Ah çà, mon ami, mais vous rêvez tout debout ! Avez-vous oublié l'amour profond que Monseigneur porte à Catherine ? Ne savez-vous pas qu'elle règne sur son cœur... et cela sans partage ?
Jacques de Roussay se gratta la tête sans cérémonie. Visiblement quelque chose le tourmentait. Il détournait les yeux, l'air gêné.
– C'est que... je n'en suis plus si sûr. On dit qu'à Paris, Monseigneur Philippe est fort empressé auprès de la belle comtesse de Salisbury. Vous le connaissez aussi bien que moi. Il est volage, il aime les femmes avec passion et j'ai peine à l'imaginer fidèle à une seule. Dame Catherine est dans une mauvaise posture, d'autant plus que son état ne l'embellit pas. Et je crains...
Et vous craignez pour votre avenir ! Vous avez peur de faire une bourde, acheva Ermengarde ironique. Vrai-Dieu, mon ami, vous n'avez pas beaucoup de courage pour un soldat ! J'en aurai donc pour vous. Je prends Catherine sous mon toit et sous ma responsabilité. Si le duc se fâche, je saurai lui répondre. Faites ce que vous voudrez des biens de Brazey, mais vous me ferez le plaisir de conduire chez moi la chambrière de Catherine, son médecin maure flanqué de ses esclaves... et d'y joindre tous les objets personnels de Madame de Brazey : toilettes et bijoux. J'ai dit ! Pour le reste, je m'en charge ! Il ferait beau voir qu'une Châteauvillain manquât à l'amitié.
Si Philippe, après avoir fait le malheur de cette pauvre petite, s'avise de lui chercher d'autres noises, je vous donne ma parole qu'il trouvera à qui parler.
Châteauvillain est une rude forteresse sur laquelle plus d'un s'est cassé des dents. Philippe y laissera les siennes avant de reprendre Catherine, dans ce cas... De plus, je me réserve alors le droit de lui dire ma façon de penser.
Il n'y avait rien à ajouter à cela ! Roussay capitula. Il connaissait trop la comtesse pour ne pas savoir qu'elle exécuterait point par point ses menaces.
Elle était capable de traiter le duc comme un gamin désobéissant. En quittant Saint-Seine, le jeune capitaine pensait que, dans ce cas, il plaindrait sincèrement Philippe s'il devait avoir affaire à sa terrible vassale. Pour son compte, il préférait se mesurer à une armée turque plutôt qu'à Mme de Châteauvillain quand elle était en colère...
Catherine et Ermengarde devaient quitter l'abbaye le lendemain. La jeune femme avait besoin d'une bonne nuit de repos et, de plus, la comtesse ne tenait pas à ce qu'elle rentrât à Dijon à la suite de son mari enchaîné. Mais, au moment où elles se préparaient à monter en litière après avoir salué et chaleureusement remercié Jean de Blaisy, Catherine eut la sur prise de voir Landry venir à elle. Depuis la fin du combat, elle n'avait que très peu rencontré le jeune homme. Il l'avait embrassée affectueusement mais il avait coupé court à ses remerciements et s'était retiré très vite dans la cellule que l'abbé avait mise à sa disposition. Catherine avait attribué à la fatigue du chemin et de la bataille son extrême pâleur et ses traits tirés. Mais quand il s'approcha d'elle, sa mine lui parut encore plus mauvaise.
– Je suis venu te dire adieu, Catherine, fit-il simplement.
– Adieu ? Mais pourquoi ? Je pensais que tu nous accompagnais à Dijon?
Il secoua la tête, détournant les yeux pour que Catherine n'y vît pas briller des larmes.
– Non. Je ne retournerai pas à Dijon. Je quitte le service.
Un silence suivit ces mots. Catherine ne parvenait pas à réaliser ce que Landry voulait dire.
– Tu abandonnes la Grande Écurie ? Quelle idée ! Es-tu mécontent ?
T'a-t-on fait tort ou bien es-tu las de servir Monseigneur Philippe ?
Landry secoua la tête. Malgré son empire sur lui– même, deux grosses larmes rondes roulèrent sur ses joues brunes. Catherine en fut bouleversée.
Jamais elle n'avait vu pleurer son ami d'enfance. Il promenait dans la vie une inaltérable bonne humeur, une joie de vivre communicative. C'était une force de la nature.
– Je ne veux pas que tu sois malheureux, s'écria-t-elle chaleureusement.
Dis-moi ce que je peux faire, comment je peux t'aider, toi, qui m'as sauvée ?
T'avoir sauvée sera ma grande joie, fit Landry doucement. Mais tu ne peux rien pour moi, Catherine. Je vais rester ici, dans cette abbaye. J'ai déjà demandé à l'abbé de me recevoir parmi ses frères. Il a accepté. C'est un homme selon mon cœur. Il me sera doux de lui obéir.
– Tu veux te faire moine ? Toi ?
La foudre tombant d'un ciel sans nuages n'aurait pas plongé Catherine dans une telle stupeur. Landry, le joyeux Landry sous la bure des bénédictins ! Landry, tonsuré, agenouillé jour et nuit sur les dalles froides d'une chapelle, servant les pauvres et travaillant la terre, lui qui aimait tant le cabaret, les filles et la ripaille ! Lui qui se moquait de Loyse, jadis, quand elle parlait d'entrer au couvent !
– C'est drôle, hein ? reprit le jeune homme avec un pâle sourire devant le silence atterré de Catherine. Mais c'est la seule vie que je désire. Vois-tu...
j'aimais Pâquerette et je crois qu'elle m'aimait vraiment, elle aussi. J'espérais bien, un jour, arriver à la sortir de ses bêtises, lui ôter de la tête ses idées de sorcellerie, en faire une brave femme, une bonne ménagère avec plein de gosses autour de nous, l'enlever à ce pays maudit. Elle était bizarre mais je crois que nous nous comprenions. Alors, maintenant qu'elle n'est plus là...
Le geste las, désenchanté, du jeune homme accabla Catherine sous le poids d'un écrasant remords. Elle eut honte, tout d'un coup, d'être vivante après tant de douleurs. Sa vie à elle, cette vie sans utilité, valait-elle la peine de répandre tant de sang ? Elle baissa la tête.
– C'est ma faute ! dit-elle douloureusement. C'est à cause de moi qu'elle est morte. Oh, Landry, j'aurai fait ton malheur, à toi ?
– Non. Tu n'as aucun reproche à te faire. Pâquerette a scellé elle-même son destin. Si elle n'avait pas commis, par jalousie, ce crime impardonnable de prévenir Garin, rien ne serait arrivé. Il était juste qu'elle fût punie... Mais pas de cette manière atroce ! Et maintenant qu'elle n'est plus là, moi, je n'ai plus
envie de rien, sinon de paix et de solitude. Toi, tu as encore un long et beau chemin devant toi...
Les larmes qui coulaient sur les joues de Catherine cessèrent brusquement.
– Tu crois ? lança-t-elle avec violence. Que penses-tu que j'aie encore à espérer ? Mon mari va mourir, je vais être ruinée, à cause de moi tu vas t'enterrer au fond d'un cloître. L'homme que j'aime me méprise. Je porte malheur, je suis maudite, maudite... Il faut se détourner de moi...
La crise de nerfs était proche. Ermengarde s'en aperçut, éloigna Landry d'un geste rapide et obligea Catherine secouée de frissons à monter dans la litière.
– Allons, mon petit, ne vous tourmentez pas comme cela ! Ce garçon est sous le coup d'un chagrin. Mais il est jeune et les vœux définitifs ne sont pas pour demain ; il peut changer d'avis, reprendre goût à l'existence. Faites confiance au cousin Jean pour cela : si ce garçon n'a pas une vraie vocation, il saura bien le lui faire comprendre plus tard.
Ces sages paroles produisirent un effet calmant sur Catherine. Ermengarde avait raison. Landry ne resterait peut-être pas toute sa vie au couvent. Pour le moment, il y trouverait le meilleur repos, le grand silence où les âmes se retrouvent, décantent leur lie et leur fiel. Elle se laissa emmener sans autre résistance. Le grand portail de l'abbaye s'ouvrit devant la litière qu'escortaient Sara, juchée sur un mulet prêté par l'abbé, et quelques hommes joints par Jacques de Roussay à ceux qui appartenaient à Ermengarde. Bientôt dans le soleil déjà doux qui chauffait les tendres pousses de l'herbe nouvelle, le cortège des deux femmes escalada la route du plateau. Les toits de Saint-Seine brillèrent encore un instant sous les fumées légères de leurs cheminées puis tout disparut au tournant du chemin. Sur les échafaudages de la tour carrée, à l'église du couvent, les maçons avaient repris leur travail et sifflaient, déjà oublieux de la menace qui avait pesé un instant sur leurs foyers.
Le soir même, on entra à Dijon par la porte Guillaume. Mais, en passant devant le château de la ville, Catherine détourna la tête, prise d'un tremblement. C'était là que, la veille, Jacques de Roussay avait conduit son prisonnier. Garin était quelque part derrière ces murailles rébarbatives percées de rares meurtrières. Et Catherine ne pouvait s'empêcher de songer avec un mélange de tristesse et de colère que c'était le mariage voulu par Philippe qui avait mené là le Grand Argentier de Bourgogne.
Or, Catherine se trompait. Ce n'était pas dans le vieux bastion qui était censé garder le mur d'enceinte que Jacques de Roussay avait conduit son captif mais bien à la prison du vicomte-mayeur dont les affreux cachots s'ouvraient dans les fondations d'une ancienne tour romaine, la Tournote, derrière la maison du Singe qui était l'hôtel de ville de Dijon. Cette maison du Singe, ainsi nommée à cause d'un bas– relief placé au-dessus de la porte et représentant un singe qui jouait avec une boule, s'adossait au rempart entre deux hôtels seigneuriaux, dont l'un était celui des La Trémoille, l'autre celui des Châteauvillain. Ainsi, sans le savoir, Catherine vint-elle habiter tout auprès de l'endroit où était emprisonné son mari.
Elle ne l'ignora pas longtemps. Dès le lendemain de son arrivée chez Ermengarde, les hérauts de la ville parcoururent les rues, annonçant le crime commis par Garin et son prochain jugement par le conseil du vicomte-mayeur, Philippe Mâchefoing, valet de chambre, conseiller et frère de lait du duc.
Cette criée emplit Catherine d'une joie amère à laquelle se joignit un sentiment de frustration. Elle haïssait Garin de tout son cœur, mais elle ne parvenait pas à comprendre quel enchaînement de sentiments avait pu produire cette folie. Garin l'avait toujours si obstinément repoussée qu'elle ne pouvait croire à sa jalousie. Et pourtant ? Quel nom donner aux crises de rage folle qui s'étaient emparées de lui lorsqu'il l'avait sue enceinte ?
Catherine évoquait aussi, pour elle-même, cette soirée où elle était allée le provoquer jusque dans sa chambre. Comment avait-elle pu, ensuite, le croire indifférent alors qu'il avait si bien perdu la tête entre ses bras ? Il était jaloux, fou de jalousie même... et pourtant il ne l'avait jamais faite sienne. Le mystère endormi au fond de l'âme de Garin irritait Catherine et la torturait à la fois.
Vers la fin de ce premier jour, elle vit arriver à l'hôtel de Châteauvillain une petite caravane dirigée par Jacques de Roussay en personne. Elle était composée de mulets chargés de nombreux coffrets. Quatre chevaux portaient Perrine, Abou-al-Khayr et ses deux esclaves noirs. Le capitaine obéissait ponctuellement à l'ordre d'Ermengarde, ce dont la noble dame daigna le remercier.
– La maison ? demanda-t-elle. Qu'en faites– vous ?
– Le greffier du conseil de la ville est en train d'y apposer les scellés du vicomte-mayeur et du prévôt. Elle est vide d'êtres humains mais rien de ce qu'elle contient ne sera touché avant le jugement. Il en sera de même pour le château de Brazey et toutes les autres possessions de Garin.
Tout en parlant, le jeune homme évitait de regarder Catherine ; elle se tenait debout, très droite dans une robe de velours noir qui était déjà de deuil, auprès de son amie. Il finit par prendre son courage à deux mains, se tourna vers elle et la fixa dans les yeux :
– Je suis désolé, Catherine... fit-il seulement.
Elle eut un haussement d'épaules, un petit sourire
triste.
– Vous n'y pouvez rien, mon pauvre ami. Vous avez déjà tant fait pour moi. Comment vous en voudrais-je ? Quand aura lieu le jugement ?
– D'ici une huitaine. Le duc est toujours à Paris et Messire Nicolas Rolin avec lui. Il était l'ami de votre époux et, peut-être, aurait-il pu lui venir en aide...
Ermengarde haussa les épaules avec dédain.
– N'y comptez pas ! Jamais Nicolas Rolin n'aidera un homme qui s'est mis dans un cas semblable, fût-il son propre frère. Garin tombe sous le coup de la justice ducale, il ne connaît plus Garin... c'est aussi simple que cela.
Jacques de Roussay ne répondit pas. Il savait qu'Ermengarde disait la vérité et il répugnait à donner de faux espoirs à Catherine. Pour lui comme pour toute la ville, le jugement ne faisait aucun doute. C'était, pour le Grand Argentier, la mort de la main du bourreau, la confiscation de tous ses biens, son nom rayé de l'armoriai, ses armes brisées et, sans nul doute, sa maison de ville rasée comme l'avait été celle de son prédécesseur en tant que gardien des joyaux de la couronne, Philippe Jossequin, impliqué dans le meurtre du pont de Montereau, qui avait été exilé et était mort misérablement en Dauphiné. Cette charge, apparemment, ne portait pas bonheur !
Lorsque le capitaine se fut retiré, Ermengarde laissa Catherine en compagnie d'Abou-al-Khayr, tandis que Sara s'en allait aider les chambrières à ranger les affaires de sa maîtresse. La tzingara avait repris sa place mais Perrine n'en fut pas pour autant reléguée à son premier état de baigneuse. Il fut convenu que la jeune fille partagerait avec Sara la garde et l'entretien des robes et des joyaux.
Il y avait longtemps que Catherine et son ami arabe ne s'étaient trouvés face à face. Ils restèrent un moment sans parler puis, tandis que le médecin s'installait dans un fauteuil, la jeune femme alla tendre ses mains froides aux flammes de la cheminée.
– Quel gâchis que tout cela ! soupira-t-elle. Par la folie de cet homme que l'on m'a donné pour mari, j'ai failli perdre la vie et nous voici, tous deux, sans logis, presque proscrits. Sans Ermengarde je serais à la rue sans doute, montrée du doigt, n'osant peut– être même pas entrer chez ma mère par crainte de la mettre en danger. Et tout cela, pourquoi ?
– Tout cela à cause de la pire folie qu'Allah ait laissée se glisser dans le sang et la raison des hommes : à cause de l'amour ! répliqua tranquillement Abou-al-Khayr en regardant obstinément le bout de ses doigts qu'il entrelaçait puis relâchait tour à tour.
Catherine se retourna vers lui d'un seul mouvement :
– L'amour? À qui ferez-vous croire que Garin m'aimait ?
– À toi peut-être, si toutefois tu voulais bien réfléchir ! L'intelligence de ton mari était grande, et de haute qualité. Un homme de sa valeur ne se rabaisse pas au rang d'une bête furieuse sans une raison bien puissante. Il savait qu'il y risquait sa fortune, sa réputation, sa vie... tout ce qu'il a perdu ou va perdre. Et pourtant il a commis ces folies. Comment croire que la jalousie, donc l'amour, ne furent pas les raisons profondes de tout cela ?
– Si Garin m'aimait, lança Catherine furieusement, il eût fait de moi sa femme, par la chair aussi bien que devant Dieu. Or, il n'a jamais tenté de s'approcher de moi. Bien plus, il m'a repoussée...
Et c'est cela que tu ne lui pardonnes pas ! Par Mahomet, tu es plus femme que je ne croyais. Tu t'es donnée sans amour à un homme, tu reproches à un second de ne t'avoir point soumise à lui... et pourtant c'est un troisième que tu aimes. Le sage a bien raison de penser qu'il y a plus de raison dans le vol d'un oiseau aveugle que dans la cervelle d'une femme ! fit le Maure avec amertume.
Catherine fut sensible à la nuance de dédain qui transparaissait dans la voix du médecin. Des larmes de colère lui montèrent aux yeux.
– Ce n'est pas cela que je ne lui pardonne pas ! s'écria-t-elle. C'est son odieuse attitude envers moi ! Il m'a jetée dans les bras de son maître et ensuite il a tenté de m'avilir, de me tuer. Et je ne comprends pas pourquoi !
Vous qui semblez posséder l'universelle sagesse, pouvez-vous me dire la raison de mon mariage blanc... avec un homme qui, cependant, me désirait !
J'en ai eu la preuve !
Abou-al-Khayr secoua la tête. Des plis soucieux s'étaient creusés dans son front lisse et à la naissance de son absurde barbe blanche.
– Quel sage pourra jamais connaître le secret du cœur d'un homme ? fit-il avec un geste d'impuissance. Si tu veux savoir ce que cache l'âme de ton mari, quel secret il est sur le point d'emporter dans sa tombe, que ne vas-tu le lui demander ? Sa prison est voisine. Et j'ai entendu dire que le geôlier des prisons, un certain Roussot, est un homme dur mais avare et très sensible à la chanson de l'or.
Catherine ne répondit pas. Elle était revenue vers la cheminée et contemplait à nouveau les flammes. L'idée de se retrouver en face de Garin lui faisait horreur. Elle craignait de n'avoir pas la force de garder son sang-froid, de se laisser aller à sa colère et à sa haine. Pourtant, elle reconnaissait que le médecin avait raison. La seule façon possible de connaître le secret de Garin, s'il en avait un, et n'était pas seulement tombé dans une folie subite, c'était de le lui demander. Mais il lui fallait vaincre auparavant cette répugnance qu'elle éprouvait à l'idée de le revoir et, cela, c'était son problème à elle. Nul ne pouvait l'aider à le résoudre.
Une semaine plus tard, la cour du vicomte-mayeur et des échevins se réunit dans le cloître de la Sainte– Chapelle. Les magistrats de la ville y tenaient leurs assises plus volontiers qu'à la maison du Singe où la proximité des prisons sordides et des salles à donner la question rendait le séjour assez répugnant et fort peu propice à la méditation. Au surplus, la nature du cas à juger leur paraissait nécessiter une sorte de huis-clos peu facile à obtenir dans la petite salle du conseil de la ville.
Le procès de Garin ne dura pas longtemps. Tout juste une journée. Il reconnut tout ce dont on l'accusait et ne daigna même pas se défendre. Quant à Catherine, elle avait refusé, par une pudeur qui ressemblait fort à de la répugnance, de comparaître. Quels que pussent être ses sentiments de rancune envers son mari, elle ne voulait pas se faire, elle– même, son accusatrice. Ermengarde avait chaudement approuvé cette attitude.
– Ils le condamneront bien sans vous, ma belle ! lui assura-t-elle.
Et de fait, au soir du jugement, Jacques de Roussay vint, en personne, informer Catherine de la sentence. Garin de Brazey était condamné à être pendu, malgré sa qualité de noble, pour le sacrilège commis en attaquant une abbaye. Il devrait subir la torture préalable puis il serait traîné sur la claie au Morimont qui était le lieu du supplice. Ses biens seraient confisqués, son hôtel et son château rasés...
Un profond silence accueillit cette terrible nouvelle. Catherine, les yeux secs et fixes, semblait changée en statue. Ermengarde, frissonnante, s'approcha du feu dont le crépitement emplissait seul la grande pièce d'apparat. La voix sans timbre de Catherine s'éleva :
– Quand sera-t-il exécuté ?
– Demain, vers le milieu du jour...
Comme les deux femmes retombaient dans un silence obstiné, Jacques de Roussay se troubla, perdit contenance. Il salua profondément en demandant la permission de se retirer. Sur un signe d'Ermengarde, il quitta la pièce.
Quand le bruit de ses éperons se fut éteint dans les profondeurs de l'hôtel, Ermengarde revint vers Catherine qui n'avait pas bougé.
– À quoi pensez-vous, Catherine ? Que méditez– vous ?
La jeune femme tourna lentement son regard vers son amie. La comtesse y lut une soudaine résolution.
– Il faut que je le voie, Ermengarde. Il faut que je le voie, avant...
– Croyez-vous une entrevue bien utile ?
– A lui, non ! A moi, oui ! fit Catherine avec une soudaine violence. Je veux savoir. Je veux comprendre... Je ne peux pas le laisser ainsi s'enfuir de ma vie sans qu'il m'ait dit le pourquoi de tout cela. Je vais à la prison. Le geôlier est sensible à l'or à ce que l'on dit. Il me laissera lui parler.
– Je vais avec vous...
– Je préférerais que vous n'en fissiez rien ! Vous êtes bien assez compromise dans cette affaire, mon amie. Laissez-moi aller seule. Sara m'escortera et m'attendra.
Comme vous voudrez ! fit Ermengarde en haussant les épaules. Tout en parlant, elle allait à un coffre, en tirait une bourse de cuir assez ronde et la tendait à Catherine.
– Prenez ceci ! Je vous devine toute prête à jeter l'un de vos joyaux dans la patte de ce rustre puisque vous n'avez plus rien d'autre. Ce serait dommage ! Vous me rendrez ceci plus tard, voilà tout !
Sans fausse honte Catherine prit la bourse, la glissa à sa ceinture, embrassa son amie et regagna sa chambre pour y prendre un manteau sombre et demander à Sara de l'accompagner.
Quelques minutes plus tard, les deux femmes, étroitement enveloppées de mantes noires, le visage masqué, sortaient de l'hôtel de Châteauvillain et se dirigeaient vers la maison voisine. La nuit était totale et il pleuvait à plein temps. C'est dire qu'il n'y avait personne dans la rue. Avec décision, Catherine se dirigea, Sara sur les talons, vers la maison de ville, entra dans la cour où veillait un soldat somnolent dans la main duquel elle glissa une pièce d'or. En franchissant la porte, elle s'était efforcée de ne pas voir le carcan et la machine à donner l'estrapade qui étaient attachés en permanence à l'angle de l'hôtel de La Trémoille et qui se rouillaient lentement. Tout de suite réveillé par la vue de l'or, le garde ne fit aucune difficulté pour conduire les deux femmes jusqu'au fond de la cour où se dressaient des murailles rébarbatives, aveugles, trouées seulement à la base d'une petite porte basse.
– Je veux voir le geôlier qu'on appelle Roussot ! fit Catherine.
Quelques instants plus tard, Roussot émergeait de la porte basse. C'était un personnage aussi large que haut, à peu près carré, vêtu de cuir taché et déchiré. Un bonnet crasseux se drapait sur les mèches raides et malodorantes qui lui servaient de cheveux, ses longs bras noueux pendaient plus bas que la normale. Même avec la plus intense bonne volonté, on ne pouvait distinguer dans ses petits yeux gris la moindre lueur d'intelligence mais le son de l'or dans la bourse de Catherine y alluma quelque chose qui ressemblait à une chandelle. Il jeta dans un coin l'os de gigot qu'il rongeait, s'essuya la bouche d'un revers de main et s'enquit obséquieusement de ce qu'il pourrait faire pour « être agréable à Madame ».
– Je veux voir, seule à seul, le prisonnier qui doit mourir demain !
répondit-elle.
L'homme fronça les sourcils, se gratta la tête mais plusieurs ducats brillaient dans la main de la jeune femme et Roussot n'avait jamais vu tant de métal jaune devant lui. Il hocha la tête, prit son trousseau de clefs à sa ceinture d'une main, et tendit l'autre pour recevoir les belles pièces luisantes.
– Ça va ! Suivez-moi ! Seulement faudra pas rester trop longtemps. Le père cordelier doit venir vers la fin de la nuit pour le préparer à bien sauter le pas...
Il partit d'un gros rire sans que rien ne bougeât dans le visage figé de Catherine. Laissant Sara l'attendre dans la cour, la jeune femme s'enfonça à la suite du geôlier dans un escalier raide et glissant d'humidité qui plongeait en spirale dans les entrailles de la terre. Une bouffée d'air froid, visqueux et chargé d'odeurs méphitiques sauta à son visage. Elle sortit son mouchoir pour l'appliquer sur son nez.
– Dame ! Ça sent point la rose ici ! commenta Roussot.
L'escalier s'enfonçait toujours sous les fondations de la vieille tour gallo-romaine et les murs suintaient l'eau. Ils dépassèrent plusieurs portes closes d'énormes verrous. Une vague angoisse serra la gorge de Catherine. La torche portée par Roussot prêtait vie à d'étranges choses sur les murs luisants.
Est-ce encore loin ? demanda Catherine d'une voix étouffée.
Non. On arrive ! Vous pensez bien qu'un prisonnier de cette importance, on l'a pas mis dans n'importe quel cachot. L'a eu droit au crot...
– Au crot ?
– La fosse, si vous préférez. On y est !...
L'escalier, en effet, n'allait pas plus loin. Il débouchait dans une sorte de cul-de-sac boueux. Au fond, se dessinait une porte si basse qu'on ne pouvait la franchir que plié en deux. Des barres de fer épaisses de trois doigts garnissaient le vantail de chêne noirci et crevassé par l'humidité. Roussot s'activait à les ôter, ouvrait le battant qui gémit lugubrement. Puis, allumant une torche à celle qu'il portait, le geôlier la tendit à Catherine.
– Voilà ! Entrez, maintenant... mais pas longtemps ! Je vais rester dans l'escalier et je viendrai taper à la porte quand faudra vous en aller.
Catherine répondit d'un signe de tête et se baissa pour franchir la porte.
Elle était si basse que la jeune femme faillit brûler son masque à la flamme de sa torche. Elle avait l'impression de plonger dans un inconnu menaçant, quelque chose comme un tombeau subitement ouvert devant elle. La porte passée, Catherine se redressa, leva sa torche pour essayer de distinguer ce qui l'entourait.
– Je suis ici ! fit une voix calme qu'elle reconnut avec un frisson.
Se tournant du côté d'où venait la voix, elle aperçut Garin. Mais, si endurcie qu'elle fût contre lui par sa rancœur, elle ne put retenir une exclamation de stupeur. Il était assis au fond de l'immonde caveau où l'eau stagnait en flaques noires, sur une pourriture qui avait dû, jadis, être de la paille. On l'avait enchaîné à la muraille par une ceinture et un collier de fer et, pour plus de sûreté, on lui avait mis les ceps aux pieds et aux mains. À peu près incapable de bouger, il était adossé à la muraille, dans son pourpoint noir déchiré qui laissait voir sa chemise sale et en lambeaux. Une barbe grisâtre commençait à dévorer ses joues. Ses cheveux avaient poussé et s'emmêlaient sur sa tête. Depuis son arrestation, il avait perdu le bandeau noir qu'il portait sur l'œil et, pour la première fois, Catherine vit sa blessure à nu. L'œil était remplacé par un trou noir de petite dimension, autour duquel s'irradiaient des rides de peau rose tranchant avec la pâleur du visage. Incapable de faire un seul geste, Catherine restait debout auprès de la porte, levant la torche et le regardant sans parvenir à en détacher ses yeux. Le rire de Garin la fit sursauter.
– Est-ce que vous hésiteriez à me reconnaître ? Moi, je n'hésite pas, malgré ce masque prudent qui couvre votre joli visage, ma chère Catherine !
Le ton persifleur lui rendit sa colère. Ainsi, c'était toujours le même ! Rien ne pourrait donc l'abattre ? Au fond de la plus atroce misère, il gardait son ironie, cette irritante supériorité.
– Soyez sans crainte, fit-elle durement. Je vous reconnais. Bien que vous soyez fort changé, Garin... Qui donc soupçonnerait dans ce prisonnier, dans cette loque humaine, le riche et hautain Garin de Brazey ? Et que pensez-vous de ce retour des choses ? Il n'y a pas si longtemps que vous m'enchaîniez, sans pitié, au fond d'une prison aussi dure que celle– ci, et vous riiez ! C'est à moi maintenant de rire quand je vous vois ici, pieds et poings liés, incapable de nuire à jamais. Demain, on vous traînera par la ville, on vous pendra comme on aurait dû le faire depuis longtemps, on vous...
Elle nourrissait sa colère de ses paroles, mais un soupir du prisonnier, un énorme soupir lui coupa la parole.
Ne soyez donc pas vulgaire ! fit Garin d'un ton ennuyé. Vous avez l'air d'une commère battue par son mari qui se réjouit de le voir revenir entre deux archers du guet. Si c'est tout ce que vous avez appris auprès de moi, vous m'en voyez navré ! J'avais espéré faire de vous une grande dame... Il paraît que j'ai échoué...
Le dédain ironique et calculé des paroles doucha brutalement la fureur de Catherine. Sur le moment, elle ne trouva rien à répondre. Ce fut Garin qui reprit l'initiative des opérations. Il eut un léger sourire en coin qui étira sa joue blessée. Son calme, ce détachement qui touchait la désinvolture, stupéfiaient Catherine. Elle sentait que jamais cet homme ne lui serait compréhensible et pourtant c'était cela qu'elle désirait plus que tout : comprendre.
– Vous êtes venue voir dans quel état m'avaient réduit les gens de notre bon duc ? reprit le prisonnier. Eh bien, vous avez vu ! Si j'ai bien saisi le sens de vos paroles, vous êtes satisfaite ! Alors, ma chère, dites-moi adieu et laissez-moi à mes méditations. Il ne me reste plus tellement de temps.
« Mais, pensa Catherine, il me renvoie ! Il me congédie comme une indésirable. » Que cet homme enchaîné, dépouillé de tout, pût garder ce ton de seigneur, voilà qui ne pouvait s'admettre ! Mais elle comprit que, si elle se laissait aller à sa rage bien naturelle, il ne parlerait pas. Ce fut donc très calmement qu'elle s'approcha de lui, s'assit sur une grosse pierre, seul ameublement du cachot avec les chaînes et les ceps qui entravaient Garin.
– Non, fit-elle d'une voix sourde en plantant sa torche auprès d'elle dans la terre boueuse. Je ne suis pas venue me repaître de vos souffrances. Vous m'avez fait du mal et je vous en veux. Cela est humain, je crois... Mais je suis venue vous demander de m'expliquer...