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Catherine Il suffit d'un Amour Tome 2
  • Текст добавлен: 24 сентября 2016, 06:35

Текст книги "Catherine Il suffit d'un Amour Tome 2"


Автор книги: Жюльетта Бенцони



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n'était pas si à plaindre et il devait être doux de régner sur cette belle cité avec la masse touffue de ses hôtels luxueux pressés autour de la fantastique dentelle de pierre de sa cathédrale.

Évidemment, Marie d'Anjou, reine de France, ne correspondait guère à la beauté de la ville, ni même à l'idée que l'on pouvait se faire d'une fille de Yolande d'Aragon. Peu de beauté, un long visage sans grâce aux yeux doux mais dépourvus d'éclat, et peu d'intelligence, la reine de vingt-cinq ans semblait n'avoir été créée et mise au monde que pour porter des enfants.

Elle s'acquittait, d'ailleurs, de cette tâche avec conscience : quatre enfants étaient déjà nés au palais de Bourges. L'un était mort en naissant, mais un cinquième s'annonçait.

La reine Marie accueillit Catherine avec amabilité et l'oublia tout aussitôt. La jeune femme grossit seulement l'escadron des dames de parage.

Elle fut nantie d'une grande chambre au-dessus de la galerie du Cerf et commença l'existence sans éclat qui était de règle quand la reine était seule à Bourges : messe matinale, visites charitables, lectures pieuses, , soins des enfants, plus, pour se distraire, quelques affaires du duché à mettre en ordre.

– Si je dois vivre ici longtemps, confia un jour Catherine à Sara, je serai mûre pour me faire nonne ou bien je me jetterai dans le premier étang venu.

Jamais je ne me suis autant ennuyée...

Pourtant, elle pouvait désormais figurer dignement au milieu de n'importe quelle Cour. Ermengarde de Châteauvillain lui avait fait tenir, sous forte escorte, ses coffres à robes, ses bijoux et une grosse somme d'argent, plus une longue lettre dans laquelle elle lui donnait les dernières nouvelles de Bourgogne. Catherine apprit ainsi que sa mère et son oncle se portaient à merveille et que leurs terres de Marsannay prospéraient mais que le duc Philippe avait fait saisir le château de Chenôve qu'il avait jadis donné à Catherine. Ermengarde avait reçu de lui une lettre personnelle qui l'avait mise dans un grand embarras. Aux termes de sa missive, Philippe priait la comtesse de Châteauvillain de s'entremettre auprès de son amie Catherine de Brazey pour lui faire entendre raison et l'engager à regagner Bruges dans les plus courts délais.

– Le mieux serait qu'il me croie morte, fit Catherine, sincère, en repliant la lettre. Ainsi, Ermengarde n'aurait pas d'ennuis.

– Ce n'est pas mon avis, dit Sara qui s'occupait à ranger les toilettes. Tu ignores comment tournera ton destin. Tu ne sais pas si tu ne souhaiteras pas, un jour, revoir la Bourgogne. Ne coupe pas les ponts derrière toi, c'est une manœuvre dangereuse. Dame Ermengarde peut dire qu'elle est toujours sans nouvelles et ignore ce que tu es devenue. Tes parents, eux, ne savent rien et ne risquent pas de te trahir. Le silence, vois-tu, est encore la meilleure sauvegarde...

C'était l'évidence même. Catherine, non sans soupirer intérieurement, s'installa dans la vie sans éclat qui devenait sienne, supportant comme elle pouvait les interminables séances de broderies auprès de la reine Marie.

Celle-ci était capable de pencher, durant des heures, son long nez et son ingrat visage sur des tapisseries ou des broderies et, dans cet art, elle était passée maîtresse. Catherine se résignait, tirait l'aiguille tandis que son esprit s'en allait vagabonder à la suite de l'armée de Jehanne. Par les fréquents messagers qu'envoyait le roi, elle apprit les victoires de Jargeau, Meung, Beaugency, Patay où la Pucelle abattit deux mille Anglais en laissant seulement trois Français sur le terrain. Puis le départ vers Reims à travers le dangereux pays de Champagne. On s'en allait vers le sacre et Catherine, naïvement, avait espéré que la reine rejoindrait son époux, comme son rang lui en faisait le devoir. Hélas, Madame Marie se contenta d'aller saluer son seigneur à Gien, laissant à Bourges la plus grande partie de sa suite dont Catherine, affreusement déçue.

– L'enfant que je porte me rend trop dolente pour pareil voyage, confia-t-elle au cercle laborieux de ses dames. Nous nous contenterons de prier pour les armes de mon seigneur et pour son sacre.

– Pour une fois que nous avions une chance de voir un sacre, soupira la jeune Marguerite de Culant qui brodait, de concert avec Catherine, une bannière pour le roi Charles. Et pour une fois que nous aurions pu danser !

C'était une jeune fille brune et vive, très gaie et c'était la seule des dames de la reine pour qui Catherine eût quelque sympathie. Elle et la jeune fille avaient fini par s'installer ensemble et tuaient le temps comme elles pouvaient en bavardant et en commentant les échos qui leur parvenaient des armées.

– Bah ! fit Catherine. Le roi reviendra pour la saison d'hiver et tout son entourage avec lui. Nous aurons, je pense, des fêtes, des danses...

Marguerite la regarda avec une sincère stupeur, son mince visage tout arrondi entre ses deux nattes roulées sur les oreilles.

Seigneur, ma chère ! Qui vous a fait croire cela. Bien sûr le roi va revenir, mais il ne restera guère à Bourges. C'est à Mehun qu'il tient sa Cour alors que la reine préfère Bourges où ses enfants ont leurs commodités. Nous resterons ici, nous aussi et ne verrons rien des fêtes de Mehun !

Catherine commençait à trouver qu'Arnaud, en l'envoyant auprès de la reine Marie, lui avait joué un vilain tour. Sans doute voulait-il avoir ses coudées franches et la jeune femme soupçonnait maintenant que tant de sollicitude pour sa personne ne cachait, au fond, que son perpétuel désir d'être débarrassé d'elle. Tandis que ses doigts habiles tissaient les fils d'or sur la soie bleue de l'étendard, traçant les sept lis de l'écusson royal, elle laissait vagabonder son imagination et accumulait les pensées amères. Après tout, qui prouvait qu'Arnaud ne lui avait pas menti en jurant que la belle La Trémoille n'était rien pour lui ? Lorsque Catherine l'avait rencontrée, sortant de la maison de saint Crépin, la dame n'avait rien de quelqu'un qui vient de se faire éconduire. Et le souci d'Arnaud de mettre Catherine à l'abri ne venait-il pas plutôt du désir d'éloigner une rivale dangereuse qui déplaisait tant à cette femme ?

Ces idées finirent par la tourmenter tellement qu'elle ne résista pas au désir d'en parler, oh très discrètement, et sur le ton indifférent de la conversation de salon, à la jeune Marguerite de Culant.

– J'ai ouï dire, à Loches, que messire de Montsalvy et la dame de La Trémoille étaient au mieux ensemble, fit-elle si négligemment que Marguerite ne soupçonna rien.

La jeune fille se mit à rire.

– Eh bien, cela m'étonnerait ! Messire de Montsalvy ne peut pas souffrir les La Trémoille, ni lui ni elle ! D'ailleurs, c'est bien simple : mes parents n'auraient jamais songé à lui, pour en faire éventuellement mon époux, s'il en était autrement.

Catherine sentit le sang abandonner ses joues et refluer vers son cœur.

Elle se hâta de cacher ses mains sous la soie bleue pour que Marguerite ne les vît pas-trembler.

– Un mariage ? articula-t-elle avec un petit rire forcé. Mes compliments

! Et je suppose que vous êtes très éprise de votre fiancé ? Il est fort beau et...

– Tout doux ! s'écria Marguerite en pinçant un brin de soie entre ses lèvres pour enfiler son aiguille. Rien n'est encore décidé et c'est fort bien ainsi. Mes– sire Arnaud est très beau, en effet, mais aussi très brutal à ce que l'on dit et, de toute façon, je ne l'aime pas.

Le ton décidé de la petite rendit un peu de vie à Catherine qui se sentait défaillir. Elle avait bien cru que sa vie s'arrêtait là. Mais si Marguerite n'aimait pas Arnaud...

– Lui vous aime peut-être ?

– Lui ? Il n'aime personne, que lui-même, et puis, dame Catherine, si vous voulez tout savoir : j'en aime un autre. Je vous le dis à vous parce que je vous aime bien et que vous êtes mon amie. Mais c'est un secret. Vous me le garderez, n'est-ce pas ?

– Bien entendu ! Soyez tranquille !

Elle respirait mais elle avait eu vraiment très peur et, si les Culant voulaient ce mariage, il risquait encore assez de se faire. Catherine sentit monter en elle un désir impérieux, irrésistible de revoir Arnaud. Ne reviendrait-il jamais de ce maudit sacre ? Elle ne pouvait tout de même pas courir les champs de bataille à sa recherche. Mais les semaines passèrent sans ramener Arnaud.

Quand vint l'automne, Catherine revit Jehanne et faillit ne pas la reconnaître tant elle était triste et abattue. La guerrière victorieuse d'Orléans avait fait place à une enfant amaigrie et inquiète. Après l'éclat sans pareil du sacre où elle avait pleuré de joie, après la joie immense de voir tomber devant elle les villages comme giboulées en mars, la Pucelle avait dû s'incliner devant les manœuvres tortueuses de La Trémoille, tout-puissant auprès du roi. Parce qu'un carreau d'arbalète l'avait blessée à l'épaule, devant la porte Saint-honoré, on l'avait obligée à quitter Paris, à se rabattre sur la Loire « pour hivernage » et l'armée avait traîné l'ange à sa suite comme une captive aux chaînes d'or.

– Ils disent que je dois me reposer, confia-t-elle à Catherine avec une indicible amertume. Mais j'aurais voulu voir Paris de plus près que je ne l'ai vu. Il fallait aller de l'avant, forcer la victoire. Dieu le voulait...

– Mais pas La Trémoille ! fit Catherine acerbe. Il vous déteste, Jehanne, et il vous jalouse. Pourquoi le roi écoute-t-il ce poussah orgueilleux ?

– Je ne sais...

Catherine alors n'avait pu retenir la question qui lui brûlait les lèvres.

Quand l'armée avait défilé dans les rues de Bourges, elle avait vainement cherché à l'avant-garde le chevalier à l'épervier d'argent. Nulle part elle n'avait vu Arnaud.

– Messire de Montsalvy ? Il ne lui est rien arrivé de fâcheux, n'est-ce pas ?

Le visage tiré de Jehanne d'Arc s'était éclairé d'un sourire.

– Il va bien. Je l'ai laissé à Compiègne que tient, pour le roi, le sire de Flavy. Flavy est un bon soldat mais il a le cœur d'une bête sauvage. Messire Arnaud a été chargé par moi de le surveiller... discrètement. Son cœur, à lui, est loyal et fidèle et j'ai toute confiance en lui...

Pareil compliment, venant de Jehanne, avait empli Catherine d'une joie instinctive, atténuant un peu la déception de n'avoir point vu revenir Arnaud. Et tandis que Jehanne trompait son impatience en coups de main contre Saint-Pierre-le-Moûtier qu'elle enleva, et la Charité-sur-Loire où le routier Perrinet Gressard la tint en échec, Catherine reprit sa vie d'oraisons et d'éternelles broderies.

Une seule fois, à la Noël, elle vit une vraie fête i et put contempler les splendeurs de Mehun-sur-Yèvre où le duc Jean avait entassé une fantastique collection de joyaux, tapisseries, livres rares, œuvres d'art, intailles, peintures et sculptures. Le château lui– même était un joyau : un jaillissement de pierres , blanches et lisses issu des eaux vertes de l'Auron,

| des tours altières couronnées de pierre ciselée, des 1 toits bleus timbrés de girouettes dorées, une chapelle aérienne à force de sveltesse, une inoubliable vision de beauté. Là, solennellement, le roi conféra à Jehanne d'Arc et à ses parents des lettres de noblesse pour eux et leurs descendants, ainsi que des armoiries montrant sur champ d'azur une épée couronnée d'or et flanquée de deux lis. Mais ces hochets de vanité ne consolaient pas celle qui était devenue ainsi Jehanne du Lis. Elle ne s'attarda pas dans les délices de Mehun et regagna Bourges où elle logeait chez une femme de grande vertu, Marguerite La Touroulde. La reine Marie, dont Charles VII ne souhaitait guère la présence, en fit autant et revint en son palais.

Catherine, bien entendu, suivit avec Marguerite de Culant et les autres dames de parage. Pour une fois, elle était heureuse de retrouver la vie morne qui l'irritait tant depuis son arrivée. Elle n'avait pas aimé le regard énigmatique mais étrangement pesant que La Trémoille avait laissé peser sur elle pendant la cérémonie d'anoblissement. Et les yeux verts de sa femme n'étaient guère plus rassurants.

L'hiver passa. Revint le printemps avec ses frêles verdures. Revint aussi le temps des armes et Jehanne, rongée d'inaction, n'y tint pas. Apprenant que Philippe de Bourgogne assiégeait Compiègne, elle partit, un matin, à l'aube, avec une poignée de compagnons...

Un soir de la fin mai, Catherine avait été chargée par la reine Marie de surveiller le transport de ses pelisses de fourrure que, chaque fin de printemps, elle faisait porter chez son pelletier pour qu'il les fît nettoyer, vérifier et mettre en état pour l'hiver suivant. C'était une femme fort économe que la reine Marie et elle prenait le plus grand soin de ses vêtements. Catherine était donc partie, à cheval, avec les deux chariots qui transportaient les fourrures royales, pour le court trajet séparant le palais de la boutique du pelletier.

Maître Jacques Cœur avait sa demeure et son magasin au coin de la rue des Armuriers et de la rue d'Auron, juste en face de la maison du prévôt de Bourges, Léodepart, dont il avait épousé la fille Macée. Catherine était venue plus d'une fois chez les Cœur où l'avait conduite Marguerite de Culant. Ils étaient jeunes, aimables et toujours prêts à rendre service. Et puis leur maison, égayée par une nichée de cinq enfants, était l'une des plus vivantes de Bourges. Catherine aimait y venir et prenait plaisir soit à jouer avec les petits, soit à bavarder avec la douce Macée, soit à admirer les peaux de bêtes rares et précieuses que Jacques se procurait à grand-peine, à cause de la dureté des temps et des dangers des chemins.

Elle escomptait, ce soir-là, sa mission remplie, passer la soirée avec ses amis qui, certainement, la garderaient à souper comme ils ne manquaient jamais de le faire. Et Catherine se laissait bercer au pas de son cheval dans les derniers poudroiements d'or du soleil. Il ferait bon, ce soir, souper à l'ombre du gros tilleul dans le jardin des Cœur où les roses et le chèvrefeuille embaumaient jusque dans la rue. L'évocation de ce parfum amena à ses lèvres une chanson mélancolique, un vieux lai de Marie de France :

Il en était de leurs deux cœurs tout ainsi que du chèvrefeuille Qui au coudrier se prenait...

Où battait, à cette heure, le cœur d'Arnaud ? Les murs de Compiègne le protégeaient-ils toujours ou bien Jehanne avait-elle réussi à dégager la ville et à rouvrir devant ses soldats la route de Picardie ? Là où était la Pucelle, rien de mauvais ne pouvait advenir à l'un de ses hommes. Elle portait avec elle la chance, la protection divine. Il suffisait de plonger au plein de l'eau tranquille de ses prunelles pour se sentir baigné de confiance et de force...

Perdue dans ses pensées, Catherine ne prêtait pas ; attention au mouvement de la rue. Elle n'entendit pas se rapprocher le galop d'un cheval et ne descendit de ses songes que lorsque le cheval en question l'eut rattrapée, dépassée et, voltant sur ses pattes postérieures, lui eut barré le chemin. Un homme en armure souillée de sang séché, si couvert de poussière que visage et acier avaient la même grisaille, le montait. Seuls les cheveux presque rouges avaient encore un peu de couleur et Catherine reconnut Xaintrailles. Elle eut une exclamation de surprise, sourit et tendait déjà les mains vers le capitaine mais lui, sans prendre la peine de saluer, jeta :

– Je viens du palais où l'on m'a dit que vous étiez en route pour la maison de Jacques Cœur. Je vous cherchais, dame Catherine.

Son large visage, si gai habituellement, était tiré, verdâtre sous les plaques de poussière mêlée de sueur qui le maculaient. Instinctivement, Catherine pressentit un malheur.

– Que se passe-t-il, messire ? Quel message que je devine terrible m'apportez-vous ? Dites vite... Arnaud ?

– Il est blessé... gravement et vous réclame ! Et puis... Jehanne est prisonnière du Bourguignon ! Je dois vous ramener...

Voyant que Catherine s'était arrêtée, les valets qui menaient les chariots en avaient fait autant. Mais la jeune femme, pétrifiée, les avait oubliés. On aurait dit que la foudre venait de la frapper. Elle restait là, immobile, très droite et le regard vide, sur son cheval qui grattait le sol d'un sabot impatient.

L'un des serviteurs s'approcha timidement, tira le bas de sa robe.

– Dame... Que faisons-nous ?

Elle regarda l'homme comme si elle le voyait pour la première fois, avec une espèce de surprise. Un frisson la traversa des pieds à la tête et elle parut reprendre conscience. Sa main eut un geste incertain.

– Allez sans moi ! Dites... à maître Cœur que je ne puis venir... qu'il fasse le nécessaire et saluez-le pour moi. Il me faut rentrer à l'instant...

Puis, comme le valet s'inclinait et s'éloignait, elle tourna vers Xaintrailles, muet, son visage douloureux.

– Dites-moi la vérité ! Il est mort, n'est-ce pas ?

– Non... puisqu'il vous demande. Mais si vous ne vous hâtez pas, il se peut que vous ne le retrouviez pas vivant...

Sous la douleur, Catherine ferma les yeux. Un flot de larmes s'en échappa, roulant sur ses joues tandis qu'un sanglot déchirait sa gorge. Ainsi, le destin avait frappé. Arnaud était mourant ! Comment pareille chose pouvait-elle être possible ? Est-ce qu'il n'y avait pas là quelque chose d'absurde et d'inimaginable ? Arnaud était aussi indestructible que la terre elle-même !...

Et d'ailleurs, Jehanne n'était-elle pas là ? Mais... Xaintrailles avait dit quelque chose au sujet de Jehanne ? Ah oui !... Qu'elle était prisonnière.

Prisonnière, la Pucelle ? Une autre absurdité ! Qui pouvait emprisonner l'envoyée du Seigneur ?

– Catherine ! s'impatienta Xaintrailles d'une voix rude. Il faut rentrer, vous préparer. Le temps presse !

Elle hocha la tête. Bien sûr, il fallait faire vite ! très vite ! Il n'y avait plus une minute à perdre. Elle tourna la tête de son cheval en direction du palais dont les toits d'ardoise s'incendiaient sous les derniers rayons rouges du soleil. Le ciel, tout là-haut, devenait sombre.

– Je vous suis, dit-elle simplement.

Une heure plus tard, Catherine, Sara et Xaintrailles quittaient Bourges tout juste avant la fermeture des portes. Un passage aux étuves, des vêtements frais et un repas solide avaient effacé, comme par enchantement, la fatigue du corps robuste du capitaine auvergnat. Mais son visage débarrassé du voile de poussière gardait sa tension tragique. Il chevauchait les dents serrées, la colère au fond de ses yeux bruns. Aux nouvelles qu'il apportait, il avait pensé, dans son honnêteté naïve, qu'une vague d'inquiétude et de crainte s'abattrait sur la Cour. Or, tandis que les trois cavaliers se dirigeaient, la mort dans l'âme, vers la porte Nord de l'enceinte, les sons joyeux des luths et des violes les accompagnèrent longtemps comme une dérision. Le roi et son indispensable La Trémoille étaient arrivés inopinément, venant de chasser. On avait improvisé un souper et des danses...

– Ils dansent, grommela Xaintrailles furieux avec un regard meurtrier aux fenêtres illuminées du palais. Ils dansent tandis que d'autres meurent et que le salut du royaume est en danger. Que le Diable les emporte !...

Seule, Yolande d'Aragon, depuis deux jours auprès de sa fille, s'était trouvée là au moment du départ. Sans un mot, elle avait mis dans la main de Xaintrailles une lourde bourse puis, comme le capitaine s'étonnait, elle avait dit, simplement :

– Faites l'impossible !

Ensuite, elle était partie sans se retourner tandis qu'ils s'éloignaient.

Durant des heures, protégés par la nuit profonde, les trois voyageurs chevauchèrent sans échanger un mot. Xaintrailles remâchait sa fureur et Catherine se perdait dans son angoisse. Elle et Sara avaient revêtu à nouveau le costume masculin, plus pratique pour une longue chevauchée, mais, au troussequin de sa selle, Catherine portait un lourd coffret dans lequel, mue par une impulsion irraisonnée, elle avait mis une forte somme en or et quelques-uns de ses bijoux les plus précieux, dont le fameux diamant noir de Garin dont elle n'avait jamais eu le courage de se séparer. En guerre, l'or est une arme puissante et Catherine avait appris à estimer cette puissance.

En quelques mots rapides, Xaintrailles lui avait appris ce qui s'était passé sous les murs de Compiègne, le 24 mai. Comment Jehanne, au cours d'une sortie sur le camp de La Venette, s'était laissé entraîner puis se trouvant en face du gros de l'armée de Jean de Luxembourg avait voulu battre en retraite vers Compiègne. Mais, quand elle avait atteint les portes de Compiègne, la herse était baissée et le pont relevé. Elle avait été prise avec Jean d'Aulon, son écuyer...

– Qui avait donné l'ordre de relever le pont ? demanda Catherine.

– Guillaume de Flavy ! Ce pourceau... ce traître ! C'est en voulant l'obliger à baisser le pont qu'Arnaud a été blessé. Il n'avait pas participé à la sortie, sur l'ordre exprès de Jehanne qui l'avait chargé d'inspecter les réserves. Il ne portait pas l'armure quand il a sauté sur Flavy, l'épée à la main. Les deux hommes se sont battus et Flavy a eu le dessus. Arnaud est tombé, percé d'outre en outre. Il avait eu le temps de voir Lionel de Vendôme... ce misérable à qui Arnaud a commis la sottise de laisser la vie à Arras, tirer Jehanne par ses hucques de velours pour la faire tomber de cheval. Depuis, la fièvre, le délire et la fureur se partagent son âme...

C'était à tout cela que Catherine songeait tout en éperonnant son cheval.

Le vent de la course lui fouettait le visage et lui faisait du bien. Elle ne sentait ni la fatigue, ni la faim, ni la soif et ne faisait plus qu'un avec la bête solide qui la portait, talonnée qu'elle était par la peur d'arriver trop tard et de ne plus trouver qu'un cadavre déjà froid. Pour se soutenir, elle n'avait qu'une pensée, mais grisante ; il l'avait demandée, elle ! C'était vers elle qu'il avait envoyé Xaintrailles ; vers elle seule !

Que pouvait signifier cet appel ultime au seuil de la mort, sinon qu'enfin il laissait parler son amour, qu'enfin il s'abandonnait. Et Catherine, du fond de son désespoir, implorait Dieu de permettre qu'elle arrivât à temps pour, au moins, recueillir le dernier regard, le dernier souffle de celui qui avait été toute sa vie et dont un tragique malentendu l'avait toujours séparée.

– Au moins cela, Seigneur, au moins cette minute-là ! suppliait tout bas Catherine. Après, je pourrai mourir...

Ce fut une chevauchée terrible, épuisante, aux limites même de la résistance humaine. On courait jusqu'à ce que les chevaux fussent près de tomber.

On s'arrêtait une heure, le temps de manger un peu de pain, d'avaler un verre de vin et de se tremper la figure dans une cuvette d'eau, pour Catherine et Sara tout au moins, tandis que Xaintrailles récupérait des chevaux frais qu'il payait royalement d'une poignée d'or pourvu qu'ils fussent solides. Lui-même mangeait en selle. Il paraissait construit d'un acier inaltérable. Rien n'avait de prise sur cet homme au courage inhumain qui, déjà, à l'aller, avait parcouru ce chemin au même train d'enfer. La fatigue et les courbatures brisaient Catherine mais pour rien au monde elle n'en eût convenu. Elle serrait les dents sur les gémissements qu'au galop du cheval lui arrachaient son dos meurtri, ses cuisses écorchées. Sara non plus ne disait rien. Comme Catherine, elle serrait les dents, comprenant trop bien que toute la vie de la jeune femme était suspendue au faible souffle subsistant encore dans le corps blessé d'Arnaud de Montsalvy. Et Sara n'osait même pas penser à ce qui se passerait si le capitaine avait cessé de vivre avant leur arrivée. Catherine avait tant souffert, par lui et pour lui, que la fidèle tzigane s'épouvantait de la somme de douleur que représenterait cette mort. Catherine surmonterait-elle cet écroulement de sa vie ?... ou bien...

Au soir du troisième jour, les trois cavaliers rompus de fatigue s'enfoncèrent enfin dans l'immense forêt de Guise qui, de Compiègne à Villers-Cotterêts, tenait tout le pays.

– Nous arrivons, fit Xaintrailles. Encore trois petites lieues ! Les Bourguignons et les Anglais sont campés au nord, passé l'Oise. On peut entrer par le sud sans difficultés. Cette forêt enveloppe la ville plus qu'à demi.

Catherine fit signe qu'elle avait compris. Même la parole lui était devenue pénible. Elle voyait les choses à travers un brouillard et suivait passivement, soutenue seulement par un instinct plus fort que sa lassitude. Derrière elle, Sara dormait à cheval et il avait fallu l'attacher à sa selle pour l'empêcher de tomber continuellement.

Ces trois dernières lieues parurent interminables à Catherine. Les arbres succédaient aux arbres sans jamais laisser deviner les murailles d'une ville.

Et ce voyage au bout de la nuit, au bout des arbres, avait quelque chose d'hallucinant !... Quand, enfin, la forêt s'éclaircit, livrant la silhouette rigide de Compiègne, Xaintrailles s'avança seul jusqu'au bord du fossé plein d'eau pour appeler le guetteur, ignorant si, en son absence, l'ennemi ne s'était pas rendu maître de la ville.

– S'il en est ainsi, avait-il dit à ses compagnes, vous fuirez aussitôt et chercherez refuge dans la forêt.

– N'y comptez pas ! lui avait répondu Catherine. Là où vous irez, j'irai !

Et il avait eu beaucoup de peine à la convaincre de le laisser avancer seul.

Mais la ville tenait toujours bon et, bientôt, le petit pont d'une poterne s'ouvrait devant les trois voyageurs qui le franchirent à pied, tenant leurs chevaux par la bride. Au-delà, un arbalétrier attendait, une torche à la main.

Xaintrailles s'adressa à lui, anxieusement.

– Sais-tu si le capitaine de Montsalvy est toujours vivant ?

– Il l'était encore au coucher du soleil, messire. Il avait même sa connaissance. Mais, pour l'heure présente, je l'ignore.

Sans répondre, Xaintrailles aida les deux femmes à remonter à cheval.

Sans lui, Catherine n'y fut sans doute jamais parvenue. Ses jambes tremblaient sous elle et refusaient de la porter. Xaintrailles l'enleva dans ses bras pour la remettre en selle puis rendit à la pauvre Sara à demi morte le même service.

Arnaud est à l'abbaye Saint Corneille où les religieux le soignent de leur mieux, chuchota-t-il. Pour Dieu, n'oubliez pas que vous êtes un garçon ! Les bénédictins sont sévères sur le chapitre des femmes. Et tâchez de faire entendre raison à votre suivante, si elle peut encore entendre quelque chose.

Bientôt, la haute ogive de pierre du portail abbatial se découpa dans la grisaille du jour levant. Xaintrailles se pendit à la cloche du tour et parlementa un instant avec le frère portier dont le visage méfiant était apparu derrière le grillage du guichet.

– Grâce à Dieu, soupira-t-il pour Catherine tandis que le moine faisait ouvrir la porte, Arnaud vit encore ! Il dort à ce qu'il paraît...

Tout en suivant Xaintrailles sous les arcades du cloître, Catherine adressa, du fond de son cœur, une ardente action de grâces à celui qui l'avait exaucée en permettant qu'elle revît Arnaud vivant. La vie, le courage lui revenaient.

Peut-être que tout n'était pas perdu, peut-être qu'il vivrait... et peut-être que le bonheur était pour demain.

Sur la couchette d'une cellule, Arnaud reposait, couché sur le dos, les yeux clos. Un moine veillait à son chevet, assis sur un escabeau, un chapelet aux doigts. Une chandelle de cire jaune, brûlant dans un chandelier de fer brut posé sur une table, éclairait seule la scène. A l'exception d'un crucifix au mur et d'un missel sur une planche, c'était tout l'ameublement de l'étroite pièce dans laquelle entrèrent Xaintrailles et Catherine. En les voyant paraître, le moine se leva.

– Comment va-t-il ? chuchota Xaintrailles.

Le religieux eut un geste vague et haussa les épaules.

Guère mieux ! Il souffre beaucoup mais il a retrouvé sa connaissance. Les nuits sont mauvaises. Il respire avec peine...

En effet, un bruit de soufflet de forge s'échappait de la poitrine haletante du blessé. Il était d'une pâleur de cire et deux plis profonds, ombrés de gris, se creusaient des ailes du nez aux commissures des lèvres. Ses mains, crispées sur le drap, allaient et venaient tragiquement. Catherine, bouleversée, incapable d'articuler un mot, se laissa glisser à genoux auprès du lit et d'un doigt léger, repoussa une mèche noire, collée au front par la sueur. Elle entendit Xaintrailles renseigner le moine.

– C'est la personne qu'il m'avait demandé de chercher. Voulez-vous nous laisser un moment, mon père ?

Sans se retourner, Catherine entendit le claquement léger des sandales sur la pierre du sol. La porte grinça en se renfermant. Arnaud ouvrit les yeux. Son regard, vague d'abord, joignit son ami, debout aux pieds du lit, puis se fit plus net.

– Jean !... fit-il dans un souffle. Te revoilà ? Est– ce que...

– Oui, murmura Xaintrailles. Elle est là ! Regarde...

Une intense expression de joie s'étendit sur le visage ravagé d'Arnaud.

Péniblement, il tourna la tête, vit Catherine qui se penchait vers lui.

– Vous êtes venue... Merci !

– Ne me remerciez pas, balbutia la jeune femme d'une voix si enrouée qu'elle ne la reconnut pas. Vous saviez bien que je viendrais. Pour vous, Arnaud, j'irais au bout du monde et...

– Il ne s'agit pas de... moi ! Je... meurs, mais... 1 d'autres vivent !

La joie qui, un instant, avait illuminé le visage du jeune homme s'était éteinte, comme effacée. Il détournait déjà les yeux et ses traits reprenaient leur immobilité sinistre. Seule, la bouche remuait mais la voix qui en sortait était si faible, que Catherine dut se pencher davantage pour mieux entendre.

– Écoutez... car j'ai peu de forces. Philippe... de Bourgogne tient Jehanne ! Elle est... prisonnière de Jean de Luxembourg, donc de lui. Il faut... que vous alliez vers lui... à son camp... et que vous obteniez la libération de Jehanne.

Atterrée, Catherine crut avoir mal entendu.

– Que j'aille chez le duc ? Moi ? Arnaud... vous ne pouvez pas vouloir cela ?

– Si... il le faut ! Vous seule pouvez... gagner cette bataille. Il vous aime!

– Non !... C'était presque un cri qui avait franchi les lèvres de Catherine.

– Honteuse, elle baissa le ton, reprit plus doucement : – Non, Arnaud... ne croyez pas cela ! Il ne m'aime plus. Son orgueil est immense et il ne m'a pas pardonné ma fuite. Mes terres ont été saisies par son ordre... je suis proscrite.


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