Текст книги "Catherine Il suffit d'un Amour Tome 2"
Автор книги: Жюльетта Бенцони
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Les jours passaient ainsi, paisibles et reposants pour les deux amies. En attendant le retour de frère Étienne, elles avaient laissé la politique de côté et donnaient à l'amour la préséance dans leurs entre tiens. Elles se levaient tard, descendaient à la rivière pour se baigner, paressaient dans l'eau avant de passer à table, faisaient une courte sieste puis retournaient se baigner à moins qu'elles ne décidassent de sortir à cheval dans la campagne. Le soir, après le souper, on écoutait les chansons d'un page ou bien les histoires d'un ménestrel de passage. Trois semaines passèrent ainsi sans autre fait saillant qu'une lettre d'Ermengarde racontant les derniers potins de la Cour, et les dernières nouvelles reçues :
« Une chose incroyable, ma chère Catherine !,écrivait la Grande Maîtresse. Est-ce que Monseigneur Philippe n'a pas été obligé de se rendre à Gand en toute hâte ? Une femme qui se donnait pour sa propre sœur, notre chère petite duchesse de Guyenne, y faisait scandale après avoir été reçue en princesse. En fait, il s'agissait d'une pauvre folle, une religieuse échappée d'un couvent de Cologne. Le duc l'a remise à l'évêque et il ne restera plus au digne prélat qu 'à la réexpédier à son abbesse. Mais ces avatars ont retardé le voyage de Monseigneur à Paris où il doit être à l'heure qu'il est. On dit qu'il s'y emploie à se faire payer par Bedford ce qui lui restait dû sur la dot de feu la duchesse Michelle, dont Dieu ait l'âme.
Cela donne d'assez jolis maquignonnages entre un prince français, quoi qu'il en dise, et le régent anglais, qui a déjà dû lâcher Péronne, Roye et Montdidier, plus deux mille écus, plus le château d'Andrevic... et le péage de Saint– Jean-de-Losne, ce qui devrait intéresser votre amie. Pour les trois villes, Philippe ne les tient pas encore, car il lui faudra les arracher aux troupes royales... »
La lettre continuait longtemps sur ce ton. Ermengarde n'écrivait pas souvent, mais, lorsqu'elle prenait la plume, elle couvrait des lieues de parchemin sur sa lancée... Odette en avait écouté la lecture avec un sourire amer.
– J'admire, dit-elle, la générosité du Régent qui paie ses alliés avec ce qui ne lui appartient pas. Il donne Saint-Jean-de-Losne qui est à moi et Monseigneur Philippe accepte. Il ne craint pas de me ruiner !
– Il ne le fera peut-être pas. Vous conserverez sans doute votre ville, Odette, dit Catherine.
Mais la jeune femme haussa les épaules avec mépris.
– Vous ne connaissez pas encore Philippe de Bourgogne. Son père m'avait fait donner cette ville parce que je lui étais utile auprès du roi Charles, mais maintenant qu'il est mort, que je ne sers plus à rien, on me reprend ce que l'on m'a donné. Philippe est comme son père, ma chère amie.
Rapace sous des dehors fastueux. Il ne donne qu'à bon escient et contre valeurs sûres...
– Il y a moi, riposta Catherine. Philippe prétend m'aimer. Il faudra bien qu'il m'entende...
Le soir même, frère Etienne Chariot se présenta au pont-levis et demanda à être reçu. Il était absolument gris de poussière, et dans leurs sandales, ses pieds noircis montraient plus d'une égratignure. Mais son sourire était rayonnant.
– Vous me voyez si heureux de vous trouver réunies, dit-il en saluant les deux femmes. La paix soit avec vous !
– Et avec vous aussi, frère Étienne, répondit Odette. Quelles nouvelles nous apportez-vous ? Mais d'abord asseyez-vous. Je vais vous faire apporter des rafraîchissements.
Ce ne sera pas de refus. La route est longue depuis Bourges et peu sûre à cette heure. Un capitaine d'aventures bourguignon, Perrinet Gressard, tient la campagne et marche sur La Charité sur-Loire... J'ai eu bien du mal à lui échapper. Mais les nouvelles que je rapporte sont bonnes, excellentes même pour Madame de Brazey. Le roi a payé rançon pour messire Jean Poton de Xaintrailles et pour le seigneur de Montsalvy qui, à cette heure, doivent avoir repris leur poste en Vermandois. Mais quelles sont vos nouvelles à vous ?
Pour toute réponse, sans hésiter même une seconde, Catherine lui tendit la lettre d'Ermengarde. C'était le premier geste de rébellion envers Philippe de Bourgogne qu'elle accomplissait, mais sa détermination était absolue maintenant. Yolande d'Aragon, en rachetant Arnaud, s'était attaché la fidélité de Catherine.
Le cordelier parcourut rapidement le parchemin couvert de l'extravagante écriture d'Ermengarde et hocha la tête :
– Bedford fait de bien grandes concessions. Il a besoin de Philippe...
autant que le roi a besoin de répit !
– Ce qui veut dire ? demanda Catherine avec un peu d'involontaire hauteur.
Frère Etienne ne se formalisa pas du ton. Sa voix avait autant de douceur que son sourire quand il répondit :
– Que le duc Philippe a quitté Paris, qu'il marche sur Dijon à petites journées pour préparer les noces de Madame de Guyenne... et que le temps des vacances est terminé pour la femme du Grand Argentier de Bourgogne.
L'allusion était plus que transparente. Catherine détourna la tête, mais sourit :
– C'est bien. Je rentrerai à Dijon demain.
– Moi, je reste, fit Odette. Si le duc veut ma ville, il faudra qu'il vienne la prendre. Encore devra– t-il faire enlever mon cadavre des décombres...
– Soyez sûre qu'il n'y manquera pas, fit le moine
avec un sourire narquois. Et la Saône est si près qu'il n'aura guère de peine à s'en débarrasser. Vous ne serez jamais la plus forte. Pourquoi vous obstiner ?
– Parce que...
Odette rougit, se mordit les lèvres et finalement éclata de rire.
– Parce qu'il est trop tôt. Vous avez raison, frère Etienne, je n'ai rien d'une héroïne épique et les grands mots ne me vont pas. Je reste simplement parce que j'attends un messager de Monseigneur le duc de Savoie qui ne renonce pas à réconcilier les princes ennemis. Lorsqu'il sera venu, je rentrerai moi aussi à Dijon, chez mes parents.
Retirée dans sa chambre, Catherine passa une partie de la nuit à sa fenêtre.
Il faisait un magnifique clair de lune. Sous les murs, la rivière roulait des flots couleur de mercure. Toute la plaine de Saône dormait dans la paix nocturne. Rien, si ce n'est l'aboiement lointain d'un chien et le cri d'une chouette dans un arbre, ne troublait le silence, mais Catherine sentait que les minutes fugitives qu'elle vivait pour l'instant ne se reproduiraient pas avant longtemps. Venaient des jours de combat, des jours d'angoisse et de crainte.
Elle était maintenant une espionne au service du roi de France. Jusqu'où donc l'amour d'Arnaud l’entraînerait-il ?
Garin de Brazey rentra chez lui le jour de la Saint– Michel. Il était tôt le matin quand il sauta de cheval dans la cour de son hôtel, mais Catherine était déjà sortie, afin de se rendre à la messe. Pour une fois, elle avait abandonné Notre-Dame au profit de Saint– Michel puisque l'on célébrait ce jour-là la fête de l'Archange. Malgré l'inguérissable amour éprouvé pour Arnaud, elle n'oubliait pas Michel de Montsalvy qui avait été son premier, son plus pur amour, un amour quasi divin qui ne s'était vêtu de chair que pour le second des Montsalvy. Elle ne manquait pas, chaque 29 septembre, d'aller aux autels prier pour l'âme du jeune homme si injustement massacré et trouvait une douceur, un apaisement à sa torturante passion, en priant pour le frère bien-aimé d'Arnaud.
L'église Saint-Michel, située au bout de la ville, près du rempart, était une assez triste bâtisse : une tour carrée sur une vieille nef, des bas-côtés de bois, grossières réparations du dernier incendie, mais Catherine trouvait que la prière y était plus facile. Suivant son habitude, elle s'y attarda un moment avec Perrine et la matinée était déjà bien avancée quand elle rentra chez elle.
L'agitation de la rue, les mules et les chevaux qui l'encombraient, les portes de l'hôtel grandes ouvertes et toute la troupe des jeunes apprentis copistes, sortis de chez les parcheminiers voisins, qui bayaient aux corneilles devant les bagages, tout cela lui apprit le retour de son époux. Elle n'en fut pas surprise car elle s'attendait chaque jour à le voir revenir. Seulement contrariée. Elle eût préféré qu'il revînt plus tard dans la journée pour avoir le temps de se mieux préparer à une entrevue dont elle ignorait le déroulement.
Dans le vestibule, elle rencontra Tiercelin qui surveillait l'entrée d'un gros coffre clouté de fer.
– Mon époux m'a-t-il demandée ? fit-elle en ôtant le voile de ses cheveux.
Le majordome salua profondément et secoua la tête.
– Pas que je sache, Madame. Messire Garin est monté directement à son appartement. Je ne l'ai pas encore vu redescendre.
– Il y a longtemps qu'il est arrivé ?
– Une heure environ. Madame veut-elle que je le fasse prévenir ?
– Non, c'est inutile. Je préfère prendre le temps de changer de toilette.
Messire Garin n'aime guère les robes trop simples... ajouta-t-elle avec un sourire en désignant la robe de légère soie blanche qu'elle portait ce matin-là sur une sous-jupe vert feuille.
Rapidement, elle escalada les marches de pierre qui menaient à sa chambre, Perrine sur les talons.
– Viens vite me changer...
Mais, en entrant dans la chambre de Catherine, les deux femmes poussèrent un cri de saisissement. La chambre était transformée en quelque chose de magique et de démentiel, une sorte de caverne d'Ali Baba. Tous les meubles avaient disparu sous un amoncellement prodigieux de tissus merveilleux. Ce n'étaient, sur les fauteuils, les coffres, les tabourets et les crédences, que flots de brocarts de toutes couleurs, moirés d'or, givrés d'argent, brodés de pierres scintillantes, se déversant en une orgie fantastique de couleurs. Tombant du baldaquin, une cascade de blanches dentelles flamandes, de Bruges, de Malines, de Bruxelles, jetait sur tant de couleur sa neigeuse avalanche. Au milieu de la pièce, un gros coffre d'argent, grand ouvert, montrait des flacons d'or, de cristal, de jade et de cornaline qui emplissaient l'air d'un grisant mélange de parfums...
Médusée, Catherine s'avança au milieu de l'extraordinaire floraison soyeuse. Perrine, elle, était restée clouée au seuil de la porte, mains jointes et bouche bée. Catherine, en se tournant vers elle, la vit soudain plonger dans une profonde révérence et comprit que Garin approchait. Quelque chose trembla en elle, mais elle fit un effort pour se dominer, avala sa salive et, serrant ses mains sur le cuir doré de son missel, fit face à la porte, bien droite, attendant.
L'instant suivant, Perrine s'était esquivée et Garin était là, sans que Catherine ait pu percevoir son pas dans la galerie. Suivant son habitude, il s'arrêta dans le cadre de la porte, regardant sa femme sans faire un seul geste. Pour une fois, il était vêtu de violet foncé que relevait à peine une mince guirlande d'argent au bord de son pourpoint et de ses manches. Tête nue, il montrait sa courte calotte de cheveux noirs, touchés d'argent vers les tempes. Il n'avait pas encore pris le temps de changer de vêtements. Sa tunique montrait ses longues jambes musclées et ses bottes de cheval étaient couvertes de poussière. Les traits de son visage maigre étaient immobiles.
Jamais il n'avait tant ressemblé à une statue. Il se contentait de regarder Catherine.
Soudain, un léger sourire vint éclairer son visage sombre. D'un geste circulaire, il désigna le délirant décor de tissus.
– Aimez-vous votre chambre ainsi ?
– C'est... c'est merveilleux. Mais, Garin, pourquoi tout cela ?
Il quitta enfin le chambranle de la porte, s'avança lentement vers elle et posa ses mains sur les épaules de la jeune femme.
– Quelque chose me disait que je vous devais une réparation. Ceci est un tribut payé à ma victime, l'hommage que vous offre le remords... Et aussi, cela vous montrera que j'ai pensé à vous...
Tranquillement, sans émotion apparente, il l'approchait de lui, posait un baiser sur son front puis se détournait.
– Le remords ? fit Catherine. C'est un curieux mot dans votre bouche...
– Pourquoi donc ? C'est le mot exact. Je vous ai accusée à tort et je l'ai regretté. J'ai appris, en effet, que vous aviez passé la nuit chez Monseigneur... en toute tranquillité d'ailleurs.
Le détachement du ton qu'il employait irrita la jeune femme.
– Puis-je vous demander qui vous a si bien renseigné ?
– Qui voulez-vous que ce soit, sinon le duc lui– même ? Il m'a dit qu'il vous avait offert l'hospitalité... en tout bien tout honneur. Ma colère était donc injustifiée. Je vous croyais chez un autre et, encore une fois, je vous demande pardon.
– Pourtant, on m'avait vue entrer chez cet autre, n'est-il pas vrai ? Qui vous dit que vous aviez tellement tort ? lança nerveusement Catherine.
Sa colère montait de seconde en seconde. Plus que jamais elle se sentait humiliée, ravalée au rang d'objet de luxe par ce détachement avec lequel Philippe et son argentier discutaient du marché passé entre eux. Garin se mit à rire et haussa les épaules.
Personne, si ce n'est le bon sens... et les dernières nouvelles. Je doute que, prisonnier de vos charmes, le seigneur de Montsalvy agisse comme il le fait en ce moment.
– Que voulez-vous dire ? On m'avait dit qu'il était tombé aux mains des Anglais à la bataille de Cravant. La duchesse Marguerite nous a lu la liste des prisonniers.
– Il était captif, en effet, mais le roi Charles l'a racheté avec un autre seigneur... cet Auvergnat roux qui a un si effroyable accent. Non, je parle de son prochain mariage...
– Quoi ?
Garin affecta de ne pas remarquer la violence avec laquelle Catherine avait jeté le mot. Il avait pris entre ses mains une pièce de satin rayé vert amande et mauve tendre qu'il faisait chatoyer dans la lumière du soleil. Sans regarder sa femme, il ajouta ignorant l'interruption :
– ... avec Isabelle de Séverac, la fille du maréchal. Cette union était, à ce que l'on dit, projetée depuis quelque temps. Les futurs époux sont fort épris l'un de l'autre.... à ce qu'il paraît.
Catherine enfonça ses ongles dans la paume de ses mains pour ne pas se mettre à hurler. La douleur qui la traversait était atroce. Elle devait faire un effort désespéré pour ne pas laisser voir à Garin le mal qu'en quelques mots il venait de lui faire. D'une voix blanche, elle demanda :
– De qui tenez-vous ces nouvelles ? Je ne savais pas qu'en Bourgogne ou à Paris l'on s'occupait si activement de la Cour du roi Charles.
– Mon Dieu si !... Quand l'union est de cette importance. Elle intéresse toute la noblesse quand deux familles aussi anciennes et aussi fameuses s'allient. Par ailleurs, je tiens la nouvelle de notre bailli d'Amiens, Louis de Scorailles qui est parent des Montsalvy. Le mariage était prévu pour la Noël...
comme fut le nôtre. Mais l'impatience des fiancés ne leur permet pas d'attendre jusque-là. Les noces doivent avoir lieu à Bourges d'ici un mois...
Voilà, je pense, de bonnes nouvelles aussi bien pour vous que pour moi.
Quand on a de l'amitié pour quelqu'un... comme vous pour le jeune Montsalvy, on est toujours heureux de partager son bonheur. Pour moi, la nouvelle est bonne aussi, bien entendu, car elle me rassure... tout en me faisant sentir combien j'ai été injuste envers vous. M'avez-vous pardonné ?
Il se rapprochait de sa femme et prenait sa main dans les siennes en se penchant pour scruter son visage. Catherine força ses lèvres à un pâle sourire.
– Bien sûr... je vous ai pardonné. N'en ayez pas souci. Et je vous remercie également pour toutes ces merveilles.
– J'ai pensé, fit Garin en posant un baiser léger sur la main froide qu'il tenait, que vous auriez besoin de nouvelles toilettes pour les noces qui se préparent. Faites-vous belle... très belle ! Je suis fier lorsque l'on vous admire.
Les compliments étaient rares, venant de Garin. Catherine s'obligea à un nouveau sourire. Elle avait la mort dans l'âme, mais l'orgueil la soutenait.
Pour rien au monde elle ne voulait que Garin sentît son désespoir. Peut-être parce qu'elle avait cru saisir, dans l'acuité de son regard posé sur son visage, qu'il espérait une réaction de désespoir... Pour se donner une contenance, elle se mit à examiner les dentelles qu'il avait apportées. Cela lui permettait de garder les yeux baissés. Ses yeux où elle sentait monter des larmes.
Catherine entendit Garin soupirer. Il s'éloigna vers la porte mais, avant de la franchir, se retourna et dit doucement :
J'oubliais : Monseigneur le Duc vous fait l'honneur de se souvenir de vous avec bonté. Il m'a chargé de vous dire qu'il serait heureux de vous rencontrer prochainement...
Ce que sous entendaient les paroles de Garin vint à bout de la résistance de Catherine. On ne pouvait lui faire sentir plus clairement sa lamentable condition de marchandise humaine. Qu'était-elle, simple fille de la roture, auprès d'une Isabelle de Séverac ? On pouvait marchander sa vie, faire commerce de son corps et sa pudeur... Quelle honte, quelle indignité !
Comment deux hommes pouvaient-ils agir ainsi envers une femme innocente ?
Elle tourna vers Garin un visage blanc de colère, des yeux étincelants :
– Je ne rencontrerai pas le duc, gronda-t-elle d'une voix basse et rauque.
Vous et votre maître pouvez, dès maintenant, faire votre deuil des jolis projets que vous avez échafaudés. Libre à vous de n'être qu'un mari postiche, libre à vous de vous déshonorer et de vous couvrir de ridicule, mais moi qui ne suis pas noble, moi qui ne suis qu'une petite bourgeoise sans importance, je vous défends de trafiquer de moi comme d'une marchandise !...
Brusquement, des larmes jaillirent de ses yeux, inondèrent son visage, mais sa fureur ne s'en calmait pas pour autant. Saisissant à pleins bras quelques-uns des tissus jetés autour d'elle, elle les lança à terre et les piétina rageusement.
– Voilà ce que je fais de vos présents ! Je n'ai pas besoin de tissus, pas besoin de robes que je ne porterai pas. On ne me verra plus à la Cour... plus jamais !
Rigide, glacial, Garin assistait sans broncher à l'explosion de colère de Catherine. Il se contenta de hausser les épaules.
Nul ne choisit son destin, ma chère... et le vôtre, à mon sens, n'est pas si misérable que vous voulez bien le dire.
– C'est votre avis, pas le mien... De quel droit m'avez-vous été tout ce qui fait le bonheur, la vie réelle d'une femme : l'amour, les enfants...
– Le duc vous offre l'amour...
– Un amour adultère que je refuse. Je ne l'aime pas, moi, et il ne m'aura pas. Quant à vous... allez– vous-en !... sortez d'ici ! Vous voyez bien que je ne veux plus supporter même votre vue ? Mais allez– vous-en donc ?
Garin ouvrit la bouche pour dire quelque chose, la referma aussitôt et, avec un nouveau haussement d'épaules, sortit de la pièce dont il ferma la porte derrière lui. Alors, comme si elle n'avait attendu que ce départ pour s'abandonner à son désespoir, Catherine s'abattit à plat ventre sur son lit et se mit à sangloter éperdument. La cascade de dentelles se décrocha du baldaquin et retomba sur elle, l'ensevelissant sous un flot de mousse...
Cette fois, tout était bien fini, plus rien n'avait de sens dans cette vie stupide qu'on lui avait créée ! Arnaud marié... Arnaud perdu pour elle à tout jamais puisqu'il en aimait une autre, une autre qui était jeune, belle, digne de lui, une autre qu'il pouvait estimer, dont il serait fier d'avoir des enfants, alors qu'il n'aurait jamais que mépris pour la fille des Legoix, la femme de l'argentier parvenu et complaisant, la créature qu'il avait trouvée dans le lit même de Philippe ! Catherine se sentait abominablement seule. Elle était abandonnée au milieu d'un désert sans route tracée et sans étoiles, ne sachant plus de quel côté était le salut. Il ne lui restait plus rien... pas même l'épaule de Sara pour y cacher sa tête. Sara qui, comme tous les autres, l'avait délaissée, dédaignée, comme l'avaient dédaignée Arnaud et Garin, comme la délaisserait et l'abandonnerait Philippe lorsqu'il aurait assouvi le désir qu'il avait d'elle.
Les sanglots nerveux déchiraient sa poitrine en passant Les larmes brûlaient tellement ses yeux qu'elle ne voyait plus clair... Elle se redressa légèrement, se trouva prise sous le réseau de dentelles et les empoigna à deux mains pour les déchirer. Puis elle se leva. La chambre parut tournoyer autour d'elle. Elle s'agrippa à une colonne du lit. C'était comme le jour où, chez l'oncle Mathieu, elle avait bu trop de vin doux. Elle avait été affreusement malade, alors, mais, sur le moment, le vin doux l'avait rendue gaie, tandis que, maintenant, elle était ivre de désespoir et de douleur... En face d'elle, sur un dressoir, il y avait un coffret en forme de châsse garnie d'émaux bleus et verts. Les mains tendues, elle se lança vers ce coffret comme vers un secours, le prit sur son cœur et se laissa tomber à terre. Dans sa poitrine son cœur battait à se rompre. Ce dernier mouvement qu'elle avait fait avait achevé d'épuiser ses forces. Elle ouvrit le coffret, en tira un petit flacon de cristal enfermé dans un étui d'or...
Ce poison, Abou-al-Khayr le lui avait donné quand il était arrivé chez elle, comme un précieux trésor.
– Il tue instantanément, sans aucune douleur, lui avait-il dit. C'est mon chef-d'œuvre et je tiens à t'en offrir car, dans ces temps terribles où vit l'Occident, toute femme devrait avoir le moyen d'échapper à un sort effrayant qui, à tout instant, peut s'abattre sur elle. Si j'avais une épouse chérie, je lui aurais offert le flacon comme je te l'offre à toi... qui es chère à mon cœur.
C'était la première et la seule fois que le petit médecin avait fait allusion à ses sentiments pour elle et Catherine en avait été touchée. Fière aussi, car elle connaissait les préventions qu'il nourrissait contre les femmes.
Aujourd'hui, grâce à l'amitié du médecin maure, elle tenait le moyen d'échapper à un sort dont elle ne voulait plus, à un avenir qui ne l'intéressait pas. Elle tira le flacon de sa gaine d'or. Le liquide qu'il contenait était incolore, transparent comme de l'eau pure. Rapidement, la jeune femme se signa. Son regard alla chercher, au mur, le grand crucifix d'ivoire accroché entre les deux fenêtres.
– Pardonnez-moi, mon Dieu... murmura-t-elle.
Puis, elle leva la main pour porter le flacon à ses
lèvres. Dans un instant tout serait fini. Ses yeux seraient clos, sa mémoire éteinte et son cœur douloureux aurait cessé de battre.
Le goulot de cristal allait toucher ses lèvres quand le flacon fut arraché de ses mains.
– Ce n'est pas pour t'en servir maintenant que je te l'avais donné, gronda Abou-al-Khayr, que Catherine n'avait pas entendu entrer. Quel danger terrible te menace ?
– Le danger de vivre ! Je n'en peux plus !
– Folle que tu es ! N'as-tu pas tout ce qu'une femme peut désirer ?
– Tout, sauf ce qui est important... sauf l'amour, sauf l'amitié. Arnaud se marie... et Sara m'a abandonnée !
– Tu as mon amitié, même si elle te semble sans valeur. Tu as une mère, une sœur, un oncle. Tu es belle, tu es jeune, tu es riche et tu te dis seule au monde, ingrate !
– Qu'est-ce que tout cela, du moment que je l'ai perdu, lui, et pour toujours ?
Abou-al-Khayr, songeur tout à coup, fronça les sourcils, tendit une main à la jeune femme pour l'aider à se relever. Ses yeux rouges, hagards, son visage bouleversé forçaient la pitié.
– Je comprends maintenant pourquoi ton mari m'a envoyé vers toi en me disant que tu étais en danger. Viens avec moi. Où?
– Viens, te dis-je. Nous n'allons pas loin, seulement chez moi.
Le paroxysme de douleur où elle se débattait depuis le retour de Garin avait brisé chez Catherine toute résistance. Elle se laissa emmener comme une enfant, par la main.
La chambre aux griffons avait beaucoup changé depuis que le médecin maure en avait pris possession. Le faste de son décor n'était aucunement amoindri, bien au contraire : une foule de coussins, de tapis, répandus un peu partout, en faisaient une orgie de couleurs. Mais la plupart des meubles avaient disparu. Seule, une grande table basse, tenant tout le milieu, gardait un air occidental. Encore disparaissait-elle sous d'énormes livres, des paquets de plumes d'oie et des godets d'encre. Sur le manteau de la cheminée et sur des étagères, une infinité de fioles, de pots, de cornues, de bocaux s'empilait.
La pièce voisine, dans le mur de laquelle Garin avait fait ouvrir une porte pour qu'elle communiquât avec la chambre, était garnie de la même façon et tout embaumée par les sacs d'épices et les paquets d'herbes dont Abou-al-Khayr avait toujours une ample provision. Elle contenait, en plus, une sorte de grand fourneau noir sur lequel bouillaient en permanence d'étranges mixtures.
Mais ce n'est pas dans cette pièce, où s'affairaient ses esclaves noirs, que le médecin fit entrer Catherine. Au contraire, il en ferma soigneusement la porte, fit asseoir la jeune femme sur un coussin auprès de la cheminée, et alla jeter une poignée de brindilles sur les braises du feu. Celui-ci se remit à brûler avec de hautes flammes claires. Sur une étagère, il prit une boîte d'étain et une paire de ciseaux, puis revint vers la jeune femme qui, les yeux perdus, regardait danser les flammes.
– Permets que je coupe une boucle de ces magnifiques cheveux, dit-il doucement.
Elle lui fit signe, sans répondre, d'agir comme bon lui semblerait. Il coupa, près de l'oreille gauche, une mèche dorée, la tint un moment entre ses doigts, le regard tourné vers les solives du plafond, récitant à mi-voix des paroles incompréhensibles. Intriguée, malgré elle, Catherine le regardait faire...
Soudain, il jeta la mèche dans le feu, ajouta une pincée de poudre prise dans la boîte d'étain. Etendant les mains vers les langues de feu qui montaient maintenant, plus hautes et plus ardentes, avec un reflet d'un bleu-vert magnifique, il prononça une sorte de conjuration puis se pencha, fixant les flammes avec intensité. On n'entendait plus, dans la grande pièce calfeutrée, que le crépitement du brasier... La voix d'Abou-al-Khayr s'éleva, prophétique, toute différente de ce qu'elle était d'habitude :
– L'esprit de Zoroastre, maître du passé et de l'avenir, me parle par les voix du feu, son divin conducteur. Ton destin, ô jeune femme, est de traverser la nuit pour aller vers le soleil, comme fait la terre notre mère. Mais la nuit est profonde et le soleil encore lointain. Pour l'atteindre – car tu l'atteindras – il te faudra plus de courage que tu n'en as encore jamais déployé. Je vois des difficultés, du sang... beaucoup de sang. Les morts jalonnent ton chemin comme les autels du feu jalonnent la montagne de Perse. Les amours aussi... mais tu passes, tu passes toujours. Tu pourras être presque reine, mais tu devras tout rejeter si tu veux vraiment saisir le bonheur...
– Catherine toussa. Les fumées sulfureuses qui s'échappaient de la cheminée l'étouffaient à moitié. A mi-voix, impressionnée, elle demanda : Y
a-t-il vraiment un bonheur possible pour moi ?
– Le plus grand, le plus absolu mais... oh ! quelle chose étrange. Écoute
: tu toucheras enfin à ce bonheur quand tu verras flamber les fagots d'un bûcher...
– Un bûcher ?...
Abou-al-Khayr perdit son attitude hiératique et raidie. Il essuya, du revers de sa large manche, son front en sueur.
– Je ne peux t'en dire plus. J'ai vu le soleil au-dessus d'une fournaise où brûlait une forme humaine. Tu dois être patiente et forger toi-même ton destin. La mort ne t'apporterait que le néant dont tu n'as nul besoin...
Il alla vers la fenêtre qu'il ouvrit en grand afin de faire partir l'épaisse fumée de soufre accumulée dans la pièce. Catherine se releva et secoua machinalement sa robe froissée. Son visage demeurait tendu, son regard triste.
– Je déteste cette maison et tout ce qu'elle représente.
– Va chez ta mère quelques jours. Tiens, dans cette maison où les paysans m'avaient apporté comme un paquet ! Le temps des vendanges est venu. Va rejoindre les tiens, ta mère et mon vénérable ami Mathieu pour quelques jours.
– Mon mari ne me laissera pas quitter sa maison.
– Seule, peut-être pas. Mais j'irai avec toi. Il y a longtemps que j'ai envie de voir comment se fait ici la cueillette du raisin. Nous partirons ce soir... mais auparavant tu me rendras ce flacon que je t'ai imprudemment donné.
Catherine hocha la tête et adressa à son étrange ami un pâle sourire.
– Inutile ! Je ne m'en servirai plus... Vous avez ma parole ! Mais je tiens à le garder.
Dans l'après-midi, pendant que Garin s'était rendu chez Nicolas Rolin, Catherine quitta son hôtel avec Abou-al-Khayr après avoir remis à Tiercelin une lettre pour son mari. Quelques heures plus tard, tous deux arrivaient à Marsannay où Mathieu et Jacquette les accueillirent chaleureusement.
En fait de coin tranquille pour y guérir un cœur endolori, Marsannay, durant les vendanges, n'était pas l'idéal. DuMorvan voisin, garçons et filles étaient descendus par bandes joyeuses pour aider à la récolte, comme à Gevrey, à Nuits, à Meursault, à Beaune et dans tous les villages de la Côte.
Il y en avait partout, couchant dans la paille des granges ou sous tous les auvents, comme le permettait le temps encore doux. Et cela créait un continuel tintamarre de rires, de chants, de plaisanteries plus ou moins grivoises. D'un bout à l'autre de la journée, les vendangeurs ployés sous les hottes débordantes de grappes noires au grain serré chantaient à pleine gorge
:
Aller en vendanges, Pour gagner dix sous,
Coucher sur la paille, Ramasser des poux...
ce qui était de la fausse mauvaise humeur, car la chanson était joyeuse. Il y avait, d'ailleurs, toujours à l'arrière-plan la voix gaillarde d'une fille ou d'un garçon pour proclamer :
Le vin est nécessaire,
Dieu ne le défend pas,
Il eût fait la vendange amère...
Mais Catherine se tenait résolument à l'écart de tout ce tohu-bohu quelque peu débraillé. Elle demeurait toute la journée dans la chambre haute de ta maison, assise auprès de sa mère, filant comme autrefois ou tissant la toile en laissant, de temps en temps, son regard errer sur l'étendue rousse des vignes. Elle aimait, le matin, regarder se déchirer les écharpes de brume sous les flèches du soleil et, le soir, contempler l'incendie que le couchant allumait sur le vignoble. Celui-ci, lentement, passait de l'or au pourpre à mesure que le temps coulait.
Jacquette Legoix n'avait posé aucune question à sa fille quand elle l'avait vue arriver, pâlie et les traits tirés. Une mère devine toujours la souffrance de son enfant, même quand cette souffrance est bien cachée. Elle se contentait de dorloter Catherine comme une convalescente et jamais ne lui parlait ni de Garin, qu'elle n'aimait guère, ni de Sara qui l'avait profondément déçue. Catherine était venue chercher la paix familiale, un total dépaysement d'avec le milieu dans lequel son étrange mariage l'avait jetée, c'était cela que Jacquette s'employait à lui donner... Quant à l'oncle Mathieu et son ami arabe, on ne les voyait pas de la journée. Tant qu'il y avait au ciel un rayon de lumière, Mathieu parcourait ses vignes, manches retroussées, aidant ici et là, prêtant la main pour débarrasser une hotte ou emplir un haquet. Et Abou– al-Khayr, ses fantastiques turbans remplacés pour une fois par une calotte de laine, les pieds enfouis dans des brodequins qui l'engloutissaient jusqu'à mi-jambe et une souquenille de grosse toile passée sur ses vêtements de soie, il trottait tout le jour sur les talons de son ami, les mains au dos, l'air prodigieusement intéressé, grappillant continuellement. À la nuit close, tous deux rentraient exténués, rouges de chaleur, sales à faire frémir et heureux comme des rois.