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Le magistrat cambrioleur (Служащий-грабитель)
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Автор книги: Марсель Аллен


Соавторы: Пьер Сувестр
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16 – LE RENDEZ-VOUS D’AMOUR

Comme dans beaucoup de villes provinciales, il est d’usage, à Saint-Calais, d’aller faire le soir, lorsque le temps s’y prête, ce qu’on appelle un tour de ville. Les gens de la bonne société, les petits rentiers, les commerçants qui ont fermé leurs boutiques et surtout la jeunesse, les amoureux, les fiancés, apprécient volontiers cette promenade hygiénique et agréable qui permet non seulement de rencontrer ses amis, de faire un brin de causette, mais encore d’entendre les potins, d’apprendre les nouvelles et même, au besoin, d’ébaucher des relations. C’est pourquoi le tour de ville à Saint-Calais est particulièrement apprécié des habitants.

La disposition topographique de la pittoresque petite ville se prête d’ailleurs admirablement à cette promenade.

Saint-Calais, en effet, se trouve entouré par une sorte de boulevard circulaire qui vient de part et d’autre rejoindre la grande rue et qui passe non loin de l’église, emprunte la route de la gare, revient par le Palais de Justice jusqu’au champ de foire, d’où il rejoint la rue principale.

Fort mouvementée, cette promenade cesse cependant d’être animée dès huit heures et demie ou neuf heures du soir. Comme partout en province, il est dans les usages des habitants de Saint-Calais de se coucher de bonne heure. D’autre part, on s’y lève plus tôt, ce qui rétablit l’équilibre et ne nuit pas à l’hygiène, tout au contraire.

Un peu en retrait de la promenade, du côté extérieur du champ de foire s’élèvent un certain nombre de constructions neuves et de petites villas isolées les unes des autres par des jardins.

Ce soir-là, en raison de la petite pluie fine qui, avec la brume, n’avait cessé d’attrister l’après-midi de novembre, les promeneurs s’étaient faits rares autour de ville et par suite, bien peu de gens étant sortis de chez eux après le dîner, le quartier neuf, tranquille ordinairement, semblait particulièrement mort et désert. On n’y entendait aucun bruit, et des villas très rapprochées les unes des autres ne montait aucun signe de vie indiquant qu’on les habitait.

De l’une de ces maisons, toutefois, une belle villa à l’architecture normande qui se trouvait située un peu à l’écart du groupe des autres constructions, un filet de lumière filtrait à travers les volets clos. Elle était cependant silencieuse et seul le pinceau lumineux perçant à travers les fenêtres trahissait la présence, à l’intérieur, d’un être humain.

Soudain, dans le calme du soir, un bruit de pas furtifs se fit entendre et une ombre, une ombre masculine, se glissant le long des bouquets d’arbres et paraissant vouloir se dissimuler derrière la touffe des massifs, parvint jusqu’au pied de la demeure.

À la vitre du rez-de-chaussée, qui semblait éclairée, l’homme frappa discrètement et attendit.

Quelques instants plus tard, une fenêtre grinça, s’ouvrit de l’intérieur mais les volets demeurèrent fermés.

Une voix, une voix de femme, interrogea doucement :

– Qui frappe ?

Le personnage qui s’était ainsi furtivement approché répondit à voix basse :

– C’est moi, vous pouvez ouvrir.

La voix de femme reprit sur un ton de méfiance :

– Moi ? ce n’est pas un nom ? Qui êtes-vous ?

– Maxime de Tergall.

On parut rassuré dans la maison, la fenêtre se referma. Encore quelques instants, une clé tournait dans une serrure, et la porte donnant sur le jardin s’ouvrait.

Le marquis de Tergall pénétra rapidement dans la villa et, apercevant soudain la personne qui venait de lui ouvrir, il s’écria avec un air de tendresse et de reproche :

– Chonchon, ma petite Chonchon, tu ne m’avais donc pas reconnu ?

Puis la porte se referma.

La maisonnette isolée au milieu des constructions neuves de Saint-Calais et dans laquelle venait de s’introduire le marquis de Tergall, non sans avoir pris toutes sortes de précautions, avait été louée depuis quelques semaines déjà par la chanteuse.

La jeune femme exerçait son métier, beaucoup plus par habitude, par distraction et aussi pour s’assurer une situation sociale qu’elle pût avouer sans rougir, que par nécessité. Grâce en effet à ses généreux protecteurs, elle avait des moyens qui lui permettaient de vivre à son gré sans rien faire. En outre, elle se prétendait artiste et se jurait un véritable tempérament. Chonchon, assez indépendante malgré tout, n’était pas fâchée d’avoir une profession qui lui permettrait, le cas échéant, une existence certaine et, somme toute, pas désagréable. Toutefois, elle travaillait en amateur et ne se condamnait pas, comme la plupart de ses camarades, à des représentations jamais interrompues pendant le cours de la saison. Elle venait chanter huit jours au Mans, prenait quinze jours de congé ensuite, se produisait pendant quelques semaines dans les établissements des villes avoisinantes, Saumur, Angers, Tours, puis regagnait Le Mans.

Il lui arrivait également de passer une semaine, quelquefois deux, dans sa petite maison de Saint-Calais, qu’elle avait louée assez mystérieusement à son nom et où elle recevait, dans le plus grand secret, car ils ne tenaient pas à se faire remarquer, l’un ou l’autre de ses amants.

Lorsque Chonchon avait entendu Maxime de Tergall se nommer, elle avait éprouvé à la fois une émotion violente et une satisfaction réelle.

Depuis la malencontreuse matinée, la chanteuse n’avait revu ni l’un ni l’autre de ses deux amants avoués. Elle était fort ennuyée de ce qui s’était produit et ne savait trop comment s’y prendre pour rattraper une situation terriblement compromise.

Dès lors, elle avait cru prudent et politique de ne pas manifester trop bruyamment son existence. Prudemment, elle était venue s’installer dans sa petite villa de Saint-Calais, ayant le soin toutefois de faire savoir aussi bien à Chambérieux qu’au marquis de Tergall qu’elle s’y trouvait.

Dans l’après-midi, Chonchon avait eu une première surprise que lui apportait une lettre dont elle avait longuement et à maintes reprises lu et relu le contenu.

Puis, le soir, c’était l’arrivée du marquis.

À peine la porte se fut-elle refermée que les deux amants pénétraient dans un petit salon discrètement éclairé d’une lumière douce, tamisée par un grand abat-jour. Chonchon, qui se rendait fort bien compte qu’elle allait avoir à jouer une partie décisive, attendait l’attaque, prête à riposter de son mieux, mais ne voulant pas entamer les hostilités. Le marquis, d’autre part, ne semblait guère disposé à prendre le premier la parole.

Tergall avait un air préoccupé, soucieux, il ne s’était pas assis, mais demeurait immobile au milieu de la pièce, considérant d’un air vague et presque surpris, tous ces objets familiers qu’il connaissait si bien. Et il semblait étonné que rien ne fût changé dans ce petit salon confortable et charmant, où il avait passé de si bonnes heures, alors qu’en se rappelant les récents événements, il avait l’impression au contraire que quelque chose d’énorme s’était produit, un cyclone, un typhon, un cataclysme. Et tous ces bibelots existaient encore ?

Mais soudain, Maxime de Tergall se précipita aux pieds de la jeune femme :

– Chonchon, s’écria-t-il d’une voix étranglée par l’émotion, cependant que ses yeux se remplissaient de larmes, ne m’aimes-tu donc pas ? Pourquoi m’avoir trompé lâchement, méchamment, et surtout avec cet ignoble individu, ce bandit, ce criminel, avec Chambérieux ? Ah, je m’étais juré de ne te pardonner jamais, de rompre désormais toutes relations avec toi et je le ferai, je le ferai. Mais auparavant, je veux savoir ce qui s’est passé, j’exige une explication.

Chonchon était une femme perspicace. Avant de répondre, elle considéra un instant l’homme qui lui ordonnait ainsi de parler. Il n’avait pas l’air bien terrible, cet accusateur, ce maître qui dictait ses instructions, à genoux devant celle qui les écoutait. Et Chonchon se rendait compte qu’elle avait affaire à un esclave qui la suppliait et que d’ici quelques instants, si elle savait s’y prendre, c’était Maxime de Tergall qui finirait par lui demander pardon.

Chonchon ayant prolongé suffisamment le silence articula lentement :

– Pauvre ami, comme je t’ai fait souffrir. Et pourtant ça n’est pas ma faute. Crois bien que moi, de mon côté, j’étais, je suis encore bien malheureuse. Hélas, je le reconnais, j’ai eu tort, j’aurais dû tout te dire, mais je ne voulais pas te faire de peine. Voilà, nous autres, pauvres femmes, nous sommes toujours victimes de notre délicatesse et de notre cœur.

– Que veux-tu dire ?

Chonchon s’expliqua :

– Comprends-moi bien, fit-elle, je ne t’ai pas trompé, je ne t’ai jamais trompé avec Chambérieux.

Le marquis de Tergall était disposé à admettre bien des choses, mais néanmoins, à cette déclaration, il sursauta, il bondit en arrière.

– Tu ne m’as pas trompé ? Ça, par exemple !

Chonchon l’interrompit :

– Laisse-moi finir, poursuivit-elle.

Puis, elle ajoutait les yeux baissés :

– C’est lui que j’ai trompé avec toi. Oui, continua-t-elle en s’animant, il est mon amant en titre, il l’était déjà bien avant que je te connaisse. Naturellement, je ne l’aime pas, c’est toi que j’aime, mais quand je t’ai connu je n’étais pas, je ne pouvais pas être sûre de ta fidélité. Seulement, pour ne pas éveiller ta jalousie, je t’ai caché l’existence de Chambérieux. Je ne t’ai pas raconté nos relations. Était-ce bien la peine ?

– Mon Dieu ! est-ce possible ?

– Je ne pouvais pas avoir une grande confiance en toi, et même depuis que je te connais, je n’ose envisager l’avenir. N’es-tu pas marié ?

– Hélas si, mais cela n’a pas d’importance.

– Cela en a beaucoup, dit Chonchon. Voyons, Maxime, ne parlons plus de ces choses, c’est un mauvais rêve qu’il faut oublier. Il se trouve que nous avons l’un et l’autre, dans nos existences respectives, des personnes dont le souvenir nous est pénible à évoquer. Tu as ta femme, j’ai Chambérieux. Après tout, nous sommes quittes, oublions-le.

Le marquis de Tergall ne demandait pas mieux que de se rendre aux objurgations de sa maîtresse.

– Tu as raison, Chonchon, oublions, puisque nous sommes en présence de l’irréparable et que rien, pour le moment ne nous permet de modifier cette situation.

Le marquis s’était relevé, il vint s’asseoir sur le canapé, à côté de la chanteuse, passa son bras autour de la taille de celle-ci. Mais soudain, Chonchon se recula :

– Chut.

Puis elle interrogea brusquement :

– Quelle heure est-il ? Dépêche-toi de me le dire.

– Dix heures et quart.

– Bon, nous avons encore une demi-heure.

Le visage du marquis exprima soudain une vive contrariété.

– Une demi-heure ? fit-il, veux-tu donc t’en aller ? où comptes-tu te rendre par cette nuit sombre et mauvaise ?

– Moi, fit Chonchon, je ne vais pas me fourrer les pieds dehors, telle n’est pas mon intention, seulement c’est toi qui vas partir.

– Ah ! Chonchon, s’écria le marquis, voilà que tu me renvoies, que tu me chasses, moi qui m’étais arrangé pour rester toute cette soirée, toute cette nuit avec toi, près de toi. Et pourquoi me renvoies-tu ? As-tu quelque autre rendez-vous ? Ah ! véritablement, le mal d’amour n’engendre que des souffrances, et jamais je n’aurais cru, lorsque je t’ai connue, Chonchon, que tu saurais être à la fois aussi charmante et aussi cruelle.

Au commencement de la soirée, la chanteuse avait fait effort pour se mettre à l’unisson de son sentimental amoureux. Elle lui avait tenu des propos conformes à ceux qu’évidemment il désirait entendre, mais Chonchon n’était pas comédienne assez consommée pour pouvoir tenir ce rôle aussi longtemps, et le naturel, c’est-à-dire son caractère insouciant et gouailleur, ayant été momentanément chassé, revenait au galop.

– Zut après tout, cria Chonchon en changeant complètement d’attitude, moi je ne veux pas passer mon temps à te raconter des boniments, et c’est pas la peine de faire tant d’histoires, parce que j’ai un autre amant, surtout que cet amant était avec moi avant toi. Eh bien, oui, j’attends quelqu’un, je suis bien forcée de l’attendre.

– Chonchon, s’écria le marquis, ne dis pas un mot de plus, je t’en supplie, tu ne te doutes pas du mal que tu me fais.

Chonchon, apitoyée, considérait le pauvre homme.

– Mais, grosse bête, assurait-elle en le consolant d’un baiser, tu sais bien que c’est toi seul que j’aime, toi seul. Il ne faut pas te frapper comme ça, revient me voir demain par exemple.

– Hélas, je ne pourrai pas, jamais ma femme ne me laissera découcher deux nuits de suite, surtout qu’elle a des soupçons. Je suis désespéré.

Chonchon n’eut pas l’air d’attacher grande importance à ce désespoir.

– Eh bien, fit-elle, si ça te dérange, peu importe, ce sera pour après-demain ou un autre jour, mais préviens-moi, tu sais que je n’aime pas les surprises.

Insensiblement, Chonchon reconduisit Maxime de Tergall jusqu’à l’entrée du salon. Le marquis se laissa faire, courbant la tête, heureux au fond que Chonchon eût bien voulu lui accorder un autre rendez-vous.

– Tu sais, dit la jeune femme, en le menaçant du doigt, que je n’aime pas qu’on vienne me surprendre comme ça, le soir sans prévenir. Je t’ai laissé faire aujourd’hui, mais ne t’avise plus de recommencer. C’est si facile de m’envoyer un mot pour savoir si je suis libre ou non.

Humblement, le marquis de Tergall s’excusait :

– C’est vrai, Chonchon, tu me l’avais déjà dit, je te demande pardon. Adieu. Que la nuit est sombre et comme il fait froid, poursuivit Tergall, qui sans enthousiasme quittait la maison.

– Bah, répliqua Chonchon conciliante, tu seras vite rentré chez toi.

Mais le marquis protesta :

– Rentré ? non, pas encore. J’ai la tête en feu aujourd’hui, l’âme bouleversée. Non, je vais marcher, errer très tard, toute la nuit peut-être, je penserai à toi, Chonchon.

– Tu ferais beaucoup mieux d’aller dormir à l’hôtel si ça t’embête de rentrer chez toi.

– Dormir ? poursuivit tragiquement le marquis, ah, ne comprends-tu pas que cela me serait impossible.

Chonchon donna à son amant un dernier baiser rapide et distrait, puis referma la porte.

Seule, la jeune femme rentra dans son salon, se remit sur le canapé, poussa un long soupir.

– Quelle gourde, fit-elle en bâillant, on peut lui raconter n’importe quel boniment. Ça prend toujours, ah, si tous les hommes étaient comme lui, ce que la vie serait facile.

Soudain, la jeune femme se redressa, courut à la fenêtre, prêta l’oreille. On entendit nettement dans le jardin un bruit de pas précipités.

– C’est lui, fit-elle, cette fois, c’est Chambérieux, attention.

Chonchon n’allait pas ouvrir. Une clé avait glissé dans la serrure, ouvrant la porte : Chambérieux apparut.

Le bijoutier avait sans doute fait la route à pied, depuis la gare, sans souci de ses chaussures ni de ses vêtements. Il était tout crotté, son chapeau mou rabattu sur ses yeux ruisselait comme une éponge.

– Mon Dieu ! s’écria Chonchon, en le voyant apparaître, comme te voilà fait, mon pauvre chéri, viens donc dans la cuisine, tu vas pouvoir te sécher. Mais pleut-il donc si fort pour que tu sois trempé de la sorte ?

– Non, grogna sombrement Chambérieux, c’est parce que j’ai traversé les champs au lieu de venir par la route, et que je me suis heurté à un tas de buissons et de feuillages qui m’ont mouillé.

Chambérieux s’arrêtait net de parler, il considérait Chonchon avec un air étrange.

Chonchon, ouvrant des yeux qu’elle s’efforçait de rendre aussi candides que possible, tendit les lèvres :

– Embrasse-moi, fit-elle, dis bonjour à Chonchon.

Chambérieux hésita avant de prendre la jeune femme par la taille, et de l’attirer contre lui :

– Petite rosse, grognait-il, ah, c’est propre ce que tu fais là. Je suis pourtant assez gentil avec toi. Me tromper, c’est dégoûtant, et me tromper avec qui ? Avec cet imbécile de Tergall, cet être complètement abruti et malfaisant par-dessus le marché, capable de tout. Ça, Chonchon, c’est ignoble.

Mais Chonchon se pelotonnait dans les bras de son amant qui ne l’avait pas lâchée :

– Tais-toi, fit-elle, tais-toi, tu ne sais pas ce que tu dis. Tu n’as pas honte de me traiter ainsi, moi, une femme, une femme qui t’aime, qui n’aime que toi ?

– Ouais, j’en ai la preuve.

– La preuve ? cria Chonchon, mais je vais te la donner tout de suite. Gros serin que tu es. Comprends donc un peu : lorsque tu m’as connue, tu le sais bien, j’avais déjà un amant, c’était Tergall ! je ne te l’ai pas caché, je te l’ai toujours dit.

– Mais pas du tout, observa Chambérieux. J’ignorais absolument.

– Tais-toi, ordonna Chonchon, et d’abord viens t’asseoir dans le salon.

Le brave Chambérieux obéit machinalement. Chonchon s’installa sur ses genoux. Elle poursuivit en parlant très vite, comme pour se débarrasser d’une explication ennuyeuse :

– Je te l’ai dit, j’en suis sûre, seulement, vois comme tu es, tu l’as déjà oublié, il faut croire que tu n’étais guère jaloux. Enfin, vous autres hommes, vous êtes tous les mêmes. Donc je te l’ai dit et bien dit, quand nous nous sommes connus, d’ailleurs je n’avais pas besoin de toi, et si j’ai trompé le marquis, c’est uniquement parce que tu me plaisais, parce que je t’aimais et aussi parce que je n’aimais pas l’autre, que je le déteste, qu’il me fait horreur, tandis que toi, au contraire, tu es mon amant, mon seul vrai amant, mon amant de cœur.

L’excellent Chambérieux ne pouvait placer une parole, car tout en débitant ce petit discours, Chonchon avait eu soin de lui fermer les lèvres avec la paume de la main. Et dès lors, la jeune femme, qui connaissait son Chambérieux mieux qu’il ne se connaissait lui-même et savait comment il fallait le traiter, s’applaudissait d’avoir sans bafouiller fait cette déclaration de principe, convaincue, certaine, que dans quelques minutes Chambérieux serait à ses pieds, balbutiant des excuses et sollicitant son pardon.

Mais, à la grande surprise de Chonchon, l’attitude de Chambérieux ne fut point celle qu’elle attendait. Le bijoutier, doucement, repoussa sa maîtresse, la fit s’asseoir sur le canapé, puis, comme mû par un ressort, il se leva. Il parcourut deux ou trois fois le petit salon à grands pas, et, sans mot dire, d’un geste nerveux, le bijoutier tordit sa grosse moustache, en tirailla la pointe, enfin il déclara d’une voix brève et sarcastique :

– Écoute, Chonchon, je ne dis pas non, certes je ne dis pas non. Ce que tu me racontes là est peut-être vrai. Moi, à mon tour, j’aurais des choses à te dire.

– Parle, mon chéri, fit doucement Chonchon, nous avons toute la soirée, toute la nuit devant nous.

La jeune femme, malgré le calme qu’elle affectait, était inquiète de ce préambule. Elle le devint bien davantage lorsque Chambérieux lui eut dit :

– Eh bien, non, précisément, nous n’avons pas la soirée, et encore moins la nuit pour cela, mais nous reprendrons cette conversation, je ne veux pas passer pour une poire.

Chambérieux, tout en grommelant, se dirigeait vers l’antichambre, il prit ses vêtements au portemanteau, coiffa son chapeau encore tout humide.

– Mais, s’écria Chonchon, courant à sa poursuite, que fais-tu ? Tu t’en vas ?

– Je m’en vais, dit Chambérieux.

– Tu m’as écrit de t’attendre, que tu avais à me parler, j’avais compris que tu resterais ce soir.

– Eh bien, voilà tout, c’est changé. D’ailleurs ça n’est pas de ta faute, ni de la mienne, c’est au sujet de mes affaires. Toujours l’histoire des bijoux. Or, j’ai appris quelque chose de très important et qu’il faut que je vérifie cette nuit même. Ah on se figure qu’on va me rouler et m’endormir, mais non, mais non ça ne prendra pas. Chambérieux n’est pas plus bête qu’un autre et il sait faire parler les gens.

– Mon chéri, mon chéri, s’écria Chonchon, de plus en plus ennuyée à l’idée que son amant lui échappait, tu ne devrais pas me quitter ce soir, tu peux bien remettre tes affaires à demain.

Mais Chambérieux hocha la tête pour dire non.

– Ce qui est décidé est décidé, déclara-t-il. D’ailleurs, on m’attend, j’ai rendez-vous.

– Où cela ?

– Qu’est-ce que ça peut te faire ? Et d’ailleurs ces choses-là ne regardent pas les femmes, mais je puis te dire une chose, Chonchon, c’est que je serais bien étonné si demain matin je ne donnais pas au juge d’instruction le nom du voleur de mes bijoux.

***

Depuis une heure déjà, Chambérieux était parti.

La villa isolée était retombée dans le silence, mais Chonchon ne pouvait se décider à aller se coucher et bien qu’elle eût éteint la lampe, elle demeurait tout habillée, étendue sur le canapé du salon.

La chanteuse était furieuse de sa soirée.

Après s’être imaginé qu’elle allait se réconcilier avec ses deux amants, elle reconnaissait que rien n’était fait avec Chambérieux et que, d’autre part, en annonçant la venue de ce dernier, assez brutalement d’ailleurs, au marquis de Tergall, elle avait peut-être vexé définitivement ce sentimental très jaloux. Peut-être avait-elle perdu de la sorte les deux hommes qui lui assuraient cette existence opulente et facile qu’elle appréciait par-dessus tout.

– Nom de d’la, se disait-elle, c’est joliment bête, ce que j’ai fait là. Voilà que je les ai balancés tous les deux, et que je reste entre deux chaises. Comment vais-je m’en tirer ? Dieu, que tout cela est embêtant. Et dire, poursuivait-elle en serrant les poings, que ce sont ces salauds de policiers qui m’ont embarquée dans une histoire de tous les diables, dont je ne me tirerai pas sans y laisser des plumes. Après tout, est-ce de ma faute à moi si Chambérieux a perdu ses bijoux et si on a volé l’argent de Tergall ? Mais c’était écrit que j’aurais la guigne jusqu’au bout. Ce que c’est bête, l’histoire de cette bague, sans laquelle on ne m’aurait pas inquiétée. Et dire que j’ai fait cela pour un jeune homme dont je me fichais absolument. C’est égal, les policiers, je les retiens. Bon, qu’est-ce que c’est encore ?

Une fois encore, et c’était la troisième fois de la soirée, un bruit de pas se faisait entendre sur le gravier de l’allée qui conduisait au perron, puis, trois petits coups secs étaient frappés à la porte.

Ce signal ne surprit aucunement la chanteuse, qui pensa en elle-même :

– Bon, le journaliste à présent.

Le premier mouvement de Chonchon fut d’aller ouvrir. Mais elle était de méchante humeur, maussade, furieuse. En outre, elle éprouvait une légère envie de dormir.

– Zut, pensa-t-elle, qu’il frappe donc tant qu’il voudra, moi je ne bouge pas, je ne veux rien savoir. Pour qu’il vienne encore me raser avec ses enquêtes… Qu’il aille au diable, lui et sa bande.

Jérôme Fandor, depuis le jour où, à l’instruction conduite par le juge Morel, il avait manifesté quelque sympathie à la chanteuse que Juve avait amenée de force devant le magistrat, s’était appliqué à entretenir des relations de bonne camaraderie avec Chonchon.

Le journaliste se disait que dans une affaire mystérieuse comme celle qui le retenait à Saint-Calais, il importait de se documenter d’une façon très précise, non seulement sur les mœurs et les caractères des gens, mais encore sur les détails même les plus intimes de leur existence.

Et Fandor, entrant peu à peu dans l’intimité de la chanteuse, avait connu l’existence de la petite maison de Saint-Calais, où s’abritaient des amours clandestines. Puis, gagnant les bonnes grâces de la jeune femme et réussissant à la convaincre qu’il ne lui demanderait point un jour ses faveurs, il avait obtenu d’être très camarade avec elle, et tous deux, amusés du côté romanesque de la chose, avaient décidé que chaque fois que Fandor voudrait venir bavarder avec Chonchon, il n’aurait qu’à frapper trois coups à la porte, la jeune femme aussitôt viendrait lui ouvrir, à la condition naturellement qu’elle fût chez elle.

Ce soir-là, Fandor avait décidé d’aller rendre visite à Chonchon. Il lui avait semblé que l’après-midi la jeune femme, dont le visage était dissimulé sous une épaisse voilette, avait traversé la ville comme si elle venait de la gare, et s’était dirigée vers son habitation.

Fandor fut donc étonné de voir qu’on ne lui répondait pas.

– C’est étonnant, murmura-t-il, j’aurais juré que Chonchon était à Saint-Calais.

Et d’autres détails lui revenant à l’esprit. Il n’hésitait plus à se convaincre que c’était bien Chonchon qu’il avait vue l’après-midi même traverser Saint-Calais. Fandor n’imaginait pas un seul instant que la jeune femme pût ne point vouloir le recevoir. Quel motif aurait-elle pour lui fermer ainsi sa porte ?

Au bout d’un quart d’heure, après avoir insisté plus même que de raison, Fandor se retira, rentra à l’hôtel où il avait pris pension.

Le journaliste ne tarda pas à se mettre au lit, prit un livre avant de s’endormir, mais sa pensée était sans cesse distraite. Fandor ne pouvait s’empêcher de ressasser :

– C’est extraordinaire, étonnant, j’aurais juré que Chonchon était ce soir à Saint-Calais et que, par suite, elle serait chez elle. Or, il n’y a pas de doute, c’est bien elle que j’ai vu arriver, mais il est certain aussi qu’elle ne couche pas cette nuit dans sa maison.

Tandis que Fandor s’endormait et que Chonchon demeurait étendue sur son canapé, finissant, elle aussi par se laisser surprendre au milieu de son salon par l’engourdissement du sommeil, à quelques kilomètres de Saint-Calais, sur la route de Bessé-sur-Braye, un homme avait surgi de la forêt. Il avait une attitude terrifiée, levait les bras au ciel, balbutiant des paroles entrecoupées, donnant, en un mot, tous les signes extérieurs d’une agitation violente.

Au moment où il arrivait sur la route, une voiture attelée d’un cheval passa.

L’homme se précipita devant le véhicule et, affolé, s’écria :

– Arrêtez, arrêtez, au secours.


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