Текст книги "le collier sacré de Montézuma"
Автор книги: Жюльетта Бенцони
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Aldo pensa avec accablement que sa mauvaise chance avec les policiers tenait toujours bon. Même si celui-là était le bras droit et l’enfant chéri de Langlois, il ne pouvait s’empêcher de le traiter sinon en suspect, du moins en indésirable, voire en imbécile !
– Inspecteur, soupira-t-il, je sais qu’il fait un temps abominable ; que vous n’avez pratiquement rien où accrocher votre fil d’Ariane, mais je vous demande de considérer que Gilles Vauxbrun est l’un de mes plus chers amis, que je le connais mieux que quiconque et qu’il ne peut en aucun cas être coupable de quoi que ce soit dans cette histoire qui devient de plus en plus sinistre. Interrogez qui vous voudrez, on vous dira, ce dont je suis intimement convaincu, qu’il n’aurait jamais commis l’ignominie d’enchaîner un homme à son siège de voiture avant de l’incendier. C’est d’une cruauté innommable. C’est bien ton avis ? ajouta-t-il à l’adresse d’Adalbert, mais celui-ci avait disparu.
Il l’appela et ce fut seulement au troisième appel que sa voix se fit entendre, assez lointaine :
– Vous devriez venir jusqu’ici !
– Il est du côté de la Mare-aux-Fées ! fit Lecoq. Qu’est-ce qu’il fabrique là-bas ?
– Allons voir !
Ils découvrirent l’égyptologue debout dans les roseaux cernant en partie la pièce d’eau sans doute très romantique sous le soleil mais qui, sous ce déluge, devenait lugubre. Complètement trempé et plié en deux, il était occupé à fouiller l’endroit.
– Qu’est-ce que tu cherches dans ce cloaque ?
– La deuxième, fit-il en se redressant.
Les deux hommes virent alors qu’il tenait à la main une chaussure d’homme boueuse dont le policier s’empara en commentant :
– Je ne vois pas à quoi cette godasse vous avancerait. C’est fou ce que l’on peut trouver dans les mares et les étangs de la forêt !
– Même un soulier verni signé Weston et tout neuf ? Il faut vous rendre à l’évidence, inspecteur, ce doit être plutôt rare dans le coin.
D’un geste brusque, Morosini s’empara de l’objet mais ses mains tremblèrent :
– Elle appartient à Vauxbrun ! J’en mettrais ma tête à couper !
– Ce serait peut-être beaucoup ! émit Lecoq un peu radouci. Quant à savoir le pourquoi de sa présence… C’est ce qu’on va essayer d’apprendre ! Je vais à la gendarmerie où je téléphonerai à M. Langlois ! Il faut ratisser toute cette zone ! Vous devriez rentrer, Messieurs, inutile de rester à vous tremper plus longtemps !
Il repartait vers les voitures mais au bout de quelques pas s’arrêta, se retourna :
– Merci à vous !
Pensant qu’enterrer la hache de guerre serait une bonne chose, Aldo proposa :
– Il est près de midi. Voulez-vous venir déjeuner avec nous ?
Cette fois, il eut droit à un sourire :
– Je suis en service… mais c’est gentil de le proposer !
À l’orée de la forêt, non loin de là, l’auberge du Grand-Veneur était juste ce dont les deux hommes mouillés et gelés avaient besoin. Décorée de massacres de cerfs et de sangliers, de cuivres étincelants et d’une immense cheminée quasi médiévale où brûlait un feu revigorant, la vaste salle un rien solennelle mais si confortable leur offrit une halte d’autant plus appréciable qu’en ce jour de semaine, et à midi, il n’y avait pas affluence. Trois tables seulement étaient occupées.
D’entrée, Adalbert commanda deux fines à l’eau. Depuis son invitation au jeune policier, Aldo n’avait pas desserré les dents et ce silence l’inquiétait d’autant plus qu’il savait lire à livre ouvert dans l’esprit de son ami. Mieux valait en parler :
– Ne noircis pas trop le tableau ! fit-il en lui tendant son verre. Une chaussure perdue ne veut pas dire qu’elle l’a été par un mort !
– Peut-être pas mais au moins par quelqu’un que l’on transportait. On ne me fera pas croire qu’il l’a balancée lui-même pour parfaire ce délirant personnage de victime d’un enlèvement programmé par lui-même. En outre, elle n’était pas sur le chemin.
– Non. J’aurais très bien pu ne pas la voir. J’ai seulement aperçu quelque chose de bizarre dans les roseaux…
Il se tut soudain et, laissant tomber le menu qu’il consultait, resta un moment l’œil fixe et la bouche ouverte. Aldo se retourna afin de voir ce qu’il pouvait regarder mais ne vit rien :
– Tu entends des voix ou quoi ?
– Non, mais tu viens de me donner une idée quand tu as dit : « On ne me fera pas croire qu’il l’a balancée lui-même. » Et si justement c’était ce qu’il s’était passé ou à peu près ?
– Explique !
– Voilà : les ravisseurs l’ont sorti de la voiture pour le transporter dans un autre véhicule ou dans un endroit quelconque. Il devait faire nuit puisqu’elle tombe à quatre heures en hiver et il a pu réussir à ôter une chaussure…
– … et à l’envoyer dans les roseaux comme le Petit Poucet semait les cailloux ? Il aurait fallu qu’il ait les mains libres. Or…
– Rien ne dit qu’il était ficelé. Je te rappelle qu’on l’a vu traverser le Ritz avec un inconnu, en ressortir et remonter dans la Delahaye.
– C’est ça qui est incompréhensible, soupira Aldo en allumant une cigarette, et que je n’arrive pas à avaler.
– Et s’il avait été drogué ? En dehors de la Chine, l’Amérique centrale est la plus prolifique pour ces trucs-là. Et le Mexique en particulier. Jamais entendu parler du peyotl ?
– Non. Qu’est-ce que c’est ?
– Un hallucinogène, très agréable à ce qu’il paraît, que l’on tire d’un cactus qui n’a pas l’air d’en être un. On le confondrait plutôt avec un caillou. On s’aperçoit que ce n’en est pas un quand il lui pousse une fleur. Il a suscité, chez je ne sais quelle peuplade indienne, un véritable culte.
– Comment le sais-tu ? Tu t’es aussi intéressé aux civilisations précolombiennes ?
– Oh, je les ai étudiées vaguement. En particulier à cause de mon grand-père qui faisait partie de l’état-major de Bazaine.
– Quand on a fait un empereur de Maximilien d’Autriche ? Tu ne m’en avais jamais parlé ?
Adalbert se mit à rire :
– On a déjà suffisamment de sujets de conversations sans verser dans les ancêtres. À ce jeu-là, tu me battrais à plate couture. Quoique… il y a eu un Pellicorne aux croisades !
– Et tu ne l’as jamais avoué à Marie-Angéline ? Elle serait passionnée !
– Justement, elle ne cesserait pas d’en parler, ce qui agacerait prodigieusement notre marquise ! Mais revenons à mon grand-père ! Quand j’étais gamin, il m’a raconté des tas d’histoires. Il était intarissable sur le Mexique et s’était passionné pour les Indiens. C’est ainsi qu’il a fait l’expérience du peyotl. Mais il s’est arrêté à temps parce que c’était uniquement par curiosité et qu’il avait compris tout de suite que récidiver pouvait être dangereux. Trop facile, trop séduisant ! Il en avait vu les conséquences sur deux Européens dont l’un a fini fou et l’autre s’est suicidé…
– Et on aurait pu en faire prendre à Vauxbrun ?
– N’ayant essayé qu’une fois, il n’en connaissait pas suffisamment les effets. Il se souvenait seulement d’avoir fait de jolis rêves et d’avoir nagé un moment dans une totale euphorie. Pour savoir à quel point ce machin peut influer sur la volonté d’un homme, il faudrait consulter un toxicologue… mexicain de préférence ! Ce qui est une rareté chez nous ! Mais peut-être n’y a-t-il aucun rapport avec notre problème. Je n’ai fait qu’avancer une hypothèse !
– C’est bien ainsi que je le comprends, cependant il ne faut négliger aucune explication à ce mystère…
Le déjeuner terminé, on remonta en voiture et Aldo demanda que l’on retourne vers le lieu de l’incendie mais ils ne purent pas approcher. Les accès en étaient défendus par des piquets de gendarmes et tout ce qu’ils purent apercevoir fut une dépanneuse qui chargeait l’épave. Ni Langlois ni Lecoq n’étaient en vue. On rentra donc rue Alfred-de-Vigny. Ce fut pour y apprendre la nouvelle glanée par Marie-Angéline à Saint-Augustin. Aldo refusa d’y ajouter foi :
– Servon est parti parce que des objets ont disparu de chez Vauxbrun ? Je n’y crois pas ! Il se considérait comme le gardien des trésors dont Gilles a rempli sa maison. En outre, il sait quelle confiance Gilles a en lui. Et s’il a constaté certains vides, il a dû au contraire être plus attentif que jamais pour découvrir le voleur. C’est ce que ferait ton Théobald ! ajouta-t-il, évoquant le serviteur d’Adalbert qui conjuguait tous les talents et assurait à lui seul le confort de son maître et l’entretien sourcilleux d’un vaste appartement ressemblant assez à une succursale du musée du Louvre, département de l’art égyptien.
– Sans aucun doute, à cette différence près que Théobald n’a peur de rien – sauf peut-être que le ciel ne lui tombe sur la tête ! –, ce qui ne saurait être le cas de ce Servon. Tu as vu quand nous sommes allés chez Vauxbrun après l’église : il était complètement affolé, si ce n’est terrifié !
– Je ne le connais pas, remarqua Mme de Sommières, mais on peut essayer de se mettre à sa place. Voilà un homme qui était en train d’achever les préparatifs d’une réception de mariage et qui, au lieu de voir arriver les époux accompagnés d’un morceau du Tout-Paris, se trouve confronté à des gens indignés qui lui annoncent que le marié s’est volatilisé, lui ordonnent de renvoyer le traiteur, son personnel et ses petits gâteaux mais en prenant soin de garder de quoi déjeuner agréablement, puis se mettent à table en lui intimant l’ordre de préparer leurs chambres et de veiller à l’arrivée de leurs bagages ! Tout le monde, mon cher Adalbert, n’est pas taillé pour l’aventure impromptue comme votre Théobald qui est toujours prêt à vous suivre au fin fond d’un désert et à se faire tuer sur place si un quidam de mauvaise mine prétendait violer votre sanctuaire !
– Gilles l’a connu pendant la guerre où il s’est bien battu ! fit Aldo.
– Ça n’a rien à voir et tu le sais pertinemment ! Alors ne dis pas de bêtises ! Ce qu’il faudrait savoir, c’est où trouver Servon et lui poser les questions idoines ! Plan-Crépin, dès demain matin…
– On n’a pas le temps d’attendre les voix de Saint-Augustin, coupa Aldo. On va place Vendôme bavarder avec Richard Bailey. Il doit être au courant, lui, du domicile du maître d’hôtel de son patron. Sinon on fera un tour quai des Orfèvres.
Quelques minutes suffirent à la vaillante petite Amilcar rouge pour couvrir la distance entre le parc Monceau et l’élégant magasin de l’antiquaire. Lorsqu’ils y entrèrent, Mr Bailey était aux prises avec un client intéressé par un rare surtout de table en biscuit de Sèvres et ne semblait pas s’amuser énormément. Cela se voyait au sourire un rien douloureux dont il gratifia les arrivants :
– Bonsoir, Messieurs ! Je suis à vous dans un instant. Gérard va vous conduire à mon bureau, ajouta-t-il en appelant d’un geste discret le grand jeune homme que Vauxbrun lui avait donné comme assistant depuis déjà deux ou trois ans.
Très britannique lui aussi bien que né à Bordeaux – ce qui chez certaines familles anciennes était à peu près pareil ! –, Gérard Candely possédait la même élégance discrète, la même courtoisie et la même silhouette que Bailey : longiligne dans un veston noir et un pantalon rayé. Sachant à qui il avait affaire, il introduisit les visiteurs dans le bureau même de Vauxbrun – une pièce à haut plafond mais de dimensions moyennes où meubles, objets et tapisseries provenaient tous sans exception de quelque château –, leur offrit des sièges et quelque chose à boire… à moins qu’ils ne préfèrent du thé ? Également hostiles à la boisson nationale britannique, ils optèrent tous deux pour un cognac.
– Mais, s’excusa Morosini, nous ne voudrions pas déranger Mr Bailey ! Peut-être aurions-nous dû prévenir de notre venue ?
Le jeune Gérard émit un petit rire :
– N’en croyez rien, prince ! Quelle que soit l’heure que vous auriez choisie vous auriez trouvé Mr Bailey aux prises avec un client qui, sous prétexte d’acheter, s’efforce de lui tirer les vers du nez ! Et repartira les mains vides dans tous les sens du terme.
– Celui qui est là n’a pas l’intention d’être acquéreur de ce beau sèvres ?
– Cela m’étonnerait fort. Toute la journée c’est ainsi. Quelqu’un entre, avise une pièce et se la fait montrer dans le moindre détail en posant, sans avoir l’air de rien, des questions qu’il croit subtiles et qui n’ont rien à voir avec les antiquités mais avec l’inexplicable disparition de M. Vauxbrun !
– Pourquoi Bailey s’astreint-il à leur répondre ? grogna Adalbert. Ce serait plus simple de les raccompagner dans la rue !
– Sans doute mais… on ne peut pas savoir d’avance si un véritable amateur ne se glisse pas dans la troupe ! Ah, voilà Mr Bailey !
– La vente est conclue ? demanda Aldo.
– Pensez-vous ! soupira le vieux monsieur en se laissant tomber sur un sublime tabouret en X couvert de damas incarnat. Celui-là, comme les autres, voulait savoir si nous avions des nouvelles fraîches. Je dois convenir qu’il était habile et m’a abusé un moment… mais notre joli biscuit lui était indifférent ! Merci, Candely ! soupira-t-il en acceptant le verre de whisky que lui offrait le jeune homme. Il conviendrait peut-être de faire attention ! Depuis ce malheureux jour, j’ai un peu trop tendance à chercher du réconfort dans notre panacée nationale !
– Je croyais que c’était le thé ? sourit Morosini.
– Dans la vie quotidienne sans doute, sans doute… mais pas dans les moments de grande urgence. Avez-vous appris du neuf, Messieurs ?
– Sur le sort de Vauxbrun, non. Rien en dehors du fait qu’une de ses chaussures a été retrouvée dans une mare de la forêt de Fontainebleau. Mais il se passe chez lui des choses bizarres. Ainsi, son maître d’hôtel a donné sa démission en confiant à la cuisinière que des objets avaient disparu et qu’il ne voulait pas en endosser la responsabilité. Il est donc parti, mais où ? Et nous avons pensé que vous pourriez nous indiquer s’il a une adresse en dehors de la rue de Lille. Autrement dit, où a-t-il pu se rendre en s’en allant ?
– J’entends bien, mais je ne lui en ai jamais connu. M. Vauxbrun et lui étaient rentrés de la guerre ensemble et M. Servon n’a jamais eu d’autre adresse.
– Il est peut-être originaire d’une ville ou d’un village ? hasarda Vidal-Pellicorne. Un lieu où il aurait encore de la famille ?
– Pas que je sache ! répondit Bailey après un instant de réflexion. Ce qu’il faudrait, c’est pouvoir interroger Berthe, la cuisinière. Une femme sait toujours ce qu’elle veut savoir, surtout vivant constamment auprès de quelqu’un. Et au cas, improbable, où elle ne saurait rien, tous les renseignements concernant les gens de maison doivent se trouver rue de Lille dans un meuble de la chambre ou du cabinet de travail-bibliothèque de M. Vauxbrun. Vous savez à quel point il tenait à ce que tout fût en ordre chez lui ! La police qui a dû perquisitionner et réunir un dossier a certainement des lumières à ce sujet.
– On peut toujours aller le lui demander ! soupira Aldo en se levant.
Mais à la PJ, ils firent chou blanc. Le commissaire divisionnaire n’était pas là et l’inspecteur Lecoq pas davantage.
– Il n’y a plus, conclut Aldo, qu’à aller demain matin acheter des croissants à la boulangerie de la rue de Lille !
À la réflexion, on décida que Marie-Angéline était le personnage idéal pour interroger la cuisinière de Vauxbrun. Elle excellait dans ce genre de mission et, naturellement, se montra enthousiaste. À sept heures pile, dans une aube encore incertaine, la voiture qu’Aldo avait louée la veille afin de ne pas être tributaire des taxis se garait à quelques pas du magasin éclairé puis éteignait ses phares. D’où ils étaient, les occupants pouvaient voir parfaitement ce qui s’y passait. La boulangère se tenait à la caisse et une jeune fille servait les clients qui pour la plupart étaient des domestiques venus chercher les éléments majeurs du petit déjeuner. La maison semblait prospère. Ce qui était normal, si l’on s’en tenait à l’odeur de beurre frais et de pain chaud qui se répandait dans la rue. On attendit ainsi un bon quart d’heure puis Aldo dit :
– La voilà ! C’est Berthe Poirier !
Marie-Angéline se hâta de gagner les abords de la boutique. À l’évidence, la cuisinière était l’une des notabilités du coin. On s’empressait pour la servir et à la façon dont semblait se dérouler son dialogue avec la dame de la caisse, on comprenait que la maison compatissait aux ennuis de cette fidèle cliente. Quand enfin elle sortit, munie d’un panier dans lequel gonflait un grand sac de papier, Marie-Angéline la rejoignit :
– Vous êtes bien Mme Berthe Poirier ?
Elle parlait doucement, cependant la cuisinière qui venait de pêcher un croissant dans le sac et allait mordre dedans sursauta et la regarda, les yeux ronds :
– Oui… C’est moi.
– Pardonnez-moi de vous aborder de la sorte mais je ne peux pas faire autrement. Je suis Mlle du Plan-Crépin, la cousine du prince Morosini. Il m’a chargée de vous demander si vous connaissez l’adresse de Lucien Servon ?
Rassurée, Berthe remit son croissant dans le panier et croisa ses mains sur son ventre :
– Son adresse ? Mais ma pauvre mademoiselle, c’était ici son adresse, et ça depuis des années !
– Alors, où a-t-il pu aller quand il est parti ? Vous l’a-t-il confié ?
– Pour sûr, je lui ai demandé, ne serait-ce que pour le prévenir quand notre pauvre Monsieur reviendrait, mais il m’a dit qu’il donnerait des nouvelles à Mr Bailey. Que pour l’instant, il fallait qu’il s’en aille et qu’il ne pouvait pas m’en dire plus ! Faut dire qu’il avait l’air affolé. Il a même ajouté que je devrais faire comme lui…
– Qu’en pensez-vous ?
– Oh, moi, vous savez, je n’ai pas grand-chose à craindre. J’ai seulement affaire à la vieille dame le matin pour les menus. Elle aime bien ma cuisine. Les autres aussi, à ce qu’il paraît !
– Comment est-elle avec vous ?
– Pas désagréable. Elle n’a pas l’air commode mais ça doit tenir à sa figure parce qu’elle sait commander sans être déplaisante. Je vais vous dire : je suis comme tout le monde et je n’sais pas qui sont ces gens-là mais, elle, c’est une dame, une vraie ! Et je m’y connais !
– Et le reste de la famille ?
– À vous dire la vérité, je ne les vois guère, sinon pas du tout. La jeune dame ne quitte son appartement que pour les repas. Ce que je sais, c’est que le jeune monsieur sort beaucoup et que le vieux passe son temps dans le bureau…
– Ils ont remplacé Servon ?
– Pas encore. Ils ont demandé à l’ambassade d’à côté de leur prêter quelqu’un en attendant qu’ils partent pour Biarritz, mais pour l’instant il n’y a personne. Sauf le valet de chambre du vieux monsieur qui sert pour les deux et que j’n’aime pas trop. Avec ses grosses moustaches et ses yeux riboulants, il a plutôt l’air d’un révolutionnaire. Les dames aussi ont une femme de chambre mais celle-là ressemblerait plutôt à une souris et ne parle pas davantage. Elle travaille bien, je ne peux pas en dire plus… Faites excuse, Mademoiselle, mais il faudrait que je rentre. Ils sont à cheval sur l’heure et je ne voudrais pas voir arriver le moustachu !
– C’est trop juste ! Excusez-moi ! Oh, un mot encore ! Servon a fait allusion à des objets disparus ? Il n’a pas dit lesquels ?
– Non ! Tenez ! Qu’est-ce que je vous disais ! Vous le voyez là-bas qui rapplique ?
Une silhouette d’homme sortait en effet de l’hôtel. Les deux femmes échangèrent un salut rapide et Berthe poursuivit son chemin tandis que Marie-Angéline donnait le change en faisant quelques pas sur le trottoir, ne se décidant à traverser pour rejoindre la voiture qu’une fois la cuisinière rentrée. Elle se hâta de retourner auprès d’Aldo qui démarra aussitôt :
– Alors ? fit-il.
Elle raconta avec une précision rigoureuse. Une mémoire exceptionnelle lui permettait d’enregistrer quasi mot par mot ce qu’elle entendait. Puis elle ajouta, assez contente d’elle-même :
– Vous avez eu raison de m’envoyer. On venait voir pourquoi elle s’attardait et si bavarder un instant avec une voisine est anodin, s’entretenir avec quelqu’un comme vous devant une boulangerie au petit matin risquait de faire jaser !
– Mais c’est exactement ce que je pensais ! Vous savez bien que vous êtes irremplaçable !
– N’exagérons rien !… À propos de remplacement, ne serait-il pas possible, en passant par un quelconque fonctionnaire de l’ambassade espagnole, d’introduire dans la place le frère du valet d’Adalbert ?
– Romuald ? S’il est libre, ce ne serait pas une mauvaise idée ! C’en est même une très bonne et on va voir ça immédiatement !
Une demi-heure plus tard, Aldo arrêtait la Talbot devant la maison d’Adalbert après une escale rapide rue Royale, chez Ladurée, pour se procurer brioches, croissants et autres gâteries destinées à se faire pardonner une intrusion aussi matinale. Adalbert était gourmand comme un chat et on savait toujours comment lui faire plaisir. Comme ce n’était pas un lève-tôt sauf quand il était sur un chantier de fouilles, on tombait à point nommé. Il passa une robe de chambre et l’on se retrouva autour d’une table où fumaient une cafetière et une chocolatière. Le tout servi avec d’autant plus de célérité par Théobald que Morosini l’avait averti que l’on pourrait avoir besoin de lui. Ce qui enchantait toujours ce modèle des serviteurs pour célibataire endurci.
Un modèle qu’une nature généreuse avait produit en double exemplaire puisqu’il avait un frère jumeau, Romuald, avec lequel il était totalement interchangeable physiquement et professionnellement. Seuls différaient leurs goûts : Romuald, dit « le rat des champs », préférait la vie à la campagne et la culture amoureuse de son jardin, tandis que Théobald, dit « le rat des villes », optait pour l’existence citadine. Ce qui ne les empêchait pas de se rendre de mutuels services et de vouer à Vidal-Pellicorne un égal dévouement pour avoir, pendant la guerre, sauvé la vie de Théobald au risque de la sienne. Ce qui était valable pour l’un l’était aussi pour l’autre.
Théobald, qui ne détestait pas l’aventure, se fût volontiers dévoué, mais Adalbert n’aimait pas assez Vauxbrun pour lui sacrifier cette part indispensable de son confort. Il se contenta donc d’appeler le frère au téléphone en lui donnant un vague aperçu de ce qu’on attendait de lui. Romuald répondit en annonçant son arrivée. Restait à trouver le moyen de le faire présenter par l’ambassade espagnole.
En attendant qu’il arrive d’Argenteuil de toute la vitesse de sa motocyclette, Aldo et Plan-Crépin rentrèrent chez Mme de Sommières où se tiendrait la suite de la conférence. Celle-ci devait se demander pour quelle raison l’expédition de la rue de Lille durait si longtemps…
Ils ne se trompaient pas. La vieille dame avait déjà le pied à l’étrier pour monter sur ses grands chevaux :
– Vous en avez mis du temps ! fulmina-t-elle.
– L’important était qu’il soit utilement employé, n’est-ce pas ? fit Aldo en posant sur ses genoux le carton de macarons dont, sachant qu’elle les adorait, il s’était muni chez Ladurée. Et maintenant nous avons besoin de vous ! Avez-vous des relations à l’ambassade d’Espagne ?
– J’en avais mais je n’en ai plus depuis que le marquis de Casa Grande a quitté ce monde il y a quatre ou cinq ans. J’étais assez liée avec sa femme, une Française… mais Plan-Crépin devrait s’en souvenir ?
– Comme nous n’avons pas revu la marquise depuis ce moment, j’avoue que j’avais oublié.
– Surprenant ! Elle s’était donné alors un mal de chien pour vous débaucher ! Il faut dire, ajouta-t-elle pour Aldo, qu’elle est dévote comme une prostituée repentie et Plan-Crépin lui était apparue comme la compagne idéale.
– Je n’en pensais pas autant ! marmotta celle-ci en rougissant. Et je n’ai pas envie que nous reprenions nos relations avec elle !
– Bien ! fit Aldo. Dans ce cas, il ne nous reste plus que le neveu de la cuisinière de la princesse Damiani. Où habite-t-elle ?
– La princesse ? Avenue de Messine. Au 9, je crois… Vous voulez y aller ?
– Pourquoi pas ? fit Mme de Sommières. Je ne connais pas cette Damiani. Je sais seulement qu’elle est déjà âgée mais elle ne doit pas être bâtie autrement que les autres et tu devrais lui plaire…
En fait, Aldo n’eut pas à user de son charme : la princesse s’était absentée pour quelques jours et il ne fut pas difficile d’obtenir un bref entretien avec Eugénie Guenon, la cuisinière qui avait promis l’une de ses recettes à Mlle du Plan-Crépin malheureusement souffrante !
Ladite Eugénie se montra enchantée et, en trois coups de téléphone, l’affaire fut réglée. Le neveu Gaston avait demandé chez Vauxbrun si la place était toujours vacante et, sur l’affirmative, prit rendez-vous pour mener personnellement son candidat aux environs de six heures… Cela laissait suffisamment de temps pour expliquer à Romuald le rôle qu’il aurait à jouer.
En attendant qu’Adalbert l’amène vers le milieu de l’après-midi, Aldo s’installa dans la bibliothèque avec du papier, des crayons, un stylo… et Marie-Angéline. Sachant qu’elle dessinait comme un ange, il lui fit tracer les plans des différentes pièces du petit hôtel de son ami. Lui-même se chargeant de dresser la liste et d’indiquer l’emplacement des meubles et objets qui s’y trouvaient. Peu nombreux mais de très grande qualité et dignes d’un musée. Certains provenaient même de Versailles, des Trianons ou de Fontainebleau. Romuald aurait à s’y référer pour repérer ce qui pourrait avoir disparu.
Ils en terminaient quand Plan-Crépin remarqua :
– Vous n’oubliez pas quelque chose ?
– Non. Je n’ai pas l’impression…
– Et les cadeaux de mariage ? C’est pourtant chez Vauxbrun qu’ils étaient réunis afin que les invités puissent les admirer au cours de la réception ?
– Sacrebleu ! Vous avez raison, je n’y pensais pas…
– Qu’avez-vous offert vous-même ? Cela m’étonnerait que ce soit un tire-bouchon ou une pince à sucre ?
– Les deux Guardi qui étaient dans le salon des laques… Gilles en avait envie depuis longtemps !
– Ben voyons !
– Et Tante Amélie ?
– Une boîte à poudre en ivoire décorée d’une miniature d’Isabey. Quant aux autres invités, c’est difficile à savoir !
– À y réfléchir, il serait idiot d’avoir piqué dans les cadeaux ! Le marié à qui ils étaient offerts ayant disparu, le bon usage voudrait qu’ils soient retournés aux donateurs ! Au fait, vous me donnez une idée : si l’absence de Gilles se prolonge, j’irai moi-même récupérer mes tableaux…
Plan-Crépin éclata de rire :
– Vous vous voyez vraiment dans ce rôle ? Vous, le prince Morosini, dont les ancêtres…
– Ah, non ! La paix avec mes ancêtres… et les vôtres en passant ! Je sais qu’étant devenue Mme Vauxbrun, la belle Isabel se retrouve propriétaire de compte à demi avec son époux. Ce qui ne veut pas dire qu’elle puisse disposer des biens communs sans son accord. Et moi j’avais de la tendresse pour mes tableaux. Ce sont des choses dont on ne se sépare pas volontiers, sauf pour quelqu’un qu’on estime ou que l’on aime, et je n’éprouve aucun de ces deux sentiments pour cette jeune femme qui m’a l’air de n’être rien d’autre qu’une obéissante poupée à la limite du zombie !
– D’accord, mais depuis que vous avez boxé Don Pedro et que le maître d’hôtel s’est évaporé, vous auriez du mal à vous faire admettre ! Tout ce que l’on puisse faire pour le moment est d’ajouter les Guardi à la liste…
Ce que l’on fit.
Pendant ce temps, Mme de Sommières n’était pas restée inactive. Faisant fi de ses répugnances, de celles de sa fidèle lectrice et de son horreur du téléphone, elle avait pris contact avec sa « vieille amie » Casa Grande et, au prix d’un énorme mensonge, obtenu d’elle pour Romuald Dupuy – qui « avait servi jadis à l’ambassade au temps de son cher époux et qui, alors, l’admirait tant ! » – un certificat sur papier armorié en bonne et due forme, qu’elle envoya prendre par Lucien, son chauffeur, armé d’un bouquet de fleurs. Ce qui fut d’autant plus facile que la chère âme, sa contemporaine, n’ayant plus, et de loin, les idées aussi claires qu’elle-même, vivait surtout entre ses oraisons et les souvenirs de son défunt époux et de ce qu’elle appelait « son beau temps », et que, lesdits souvenirs devenus légèrement brumeux, elle ne vit aucun inconvénient à y héberger un maître d’hôtel de plus !
Quand, avant de se rendre rue de Lille, Romuald vint se présenter chez la marquise, celle-ci qui ne l’avait jamais vu se trouva confondue par sa ressemblance avec son jumeau. Si en temps normal il se déplaçait en moto, vêtu plus en jardinier qu’en gentleman, il offrait à présent l’image du parfait maître d’hôtel : pardessus noir, chapeau melon, pantalon rayé, chaussures admirablement cirées et gants gris. L’ensemble emprunté à son frère sans le moindre problème.
– Eh bien, apprécia Aldo, si ces gens ne sont pas satisfaits de vous au premier regard, c’est qu’ils sont diantrement difficiles. Un détail, cependant ! Entendez-vous un peu l’espagnol ?
– Je le parle, Excellence ! L’anglais également… comme mon frère !
– À merveille ! Autre chose : comment aurons-nous de vos nouvelles ?
– Je vais passer prendre langue avec ce Gaston Guenon à qui, si ses dispositions sont bonnes envers nous…
– Aucun doute là-dessus ! Sa tante, cordon-bleu chez la princesse Damiani, en répond !
– Je pourrais peut-être lui offrir… disons, une récompense ?
– Sans hésitation. Vous avez crédit ouvert, Romuald !
– Alors, je pense établir une sorte de boîte aux lettres, par le jardin, par exemple, et, en cas d’information urgente, je pourrais le prévenir… en jouant de la flûte !
– Vous jouez de la flûte ? émit Plan-Crépin.
– Pas trop mal, Mademoiselle ! Vous n’imaginez pas à quel point sa douce musique est bénéfique pour le jardin ! Les fleurs en raffolent, et je ne crains pas d’affirmer qu’elle obtient des asperges un bien meilleur rendement.
– Mais alors, votre jardin va souffrir de votre absence ?
– En hiver, la nature sommeille et si le temps se radoucissait, mon voisin y veillerait. Je l’ai converti à la flûte et il y a pris plaisir. En été, il nous arrive de jouer en duo !
– Reste à savoir, dit Mme de Sommières, si vos nouveaux patrons y seront aussi sensibles que vos asperges ?
– Je m’assurerai qu’ils ne sont pas contre. D’ailleurs, il ne saurait être question de jouer la nuit, sauf si mes quartiers sont suffisamment éloignés de leurs oreilles. Et puis il y aura toujours le jardin !
Il n’y avait rien à ajouter. Aldo lui remit le fruit de son travail avec Marie-Angéline, la lettre de Casa Grande et de l’argent pour ses premiers frais. Après quoi, Romuald salua, reprit sa valise laissée dans le vestibule et s’en alla chercher un taxi.