Текст книги "le collier sacré de Montézuma"
Автор книги: Жюльетта Бенцони
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JULIETTE BENZONI
LE COLLIER SACRÉ DE MONTEZUMA
Plon
Alied-Béatrice du Bois Van der Poele
Ma chère amie belge
Qui a voué sa vie à la culture
Et à la distraction de ses compatriotes
PROLOGUE
TENOCHTITLÁN-MEXICO 1521
Éclairée par les feux des derniers incendies que reflétait l’eau noire des canaux empuantis de cadavres, la nuit d’été était sinistre, lourde, étouffante même à l’altitude de ce haut plateau. Partout les ruines de ce qui avait été des palais ou de riches demeures, effondrées sur les fleurs et les senteurs des jardins disparus ; partout du sang ; partout la douleur et la mort ! Seuls restaient debout, de part et d’autre d’une large esplanade, le palais de l’empereur et le grand teocali, la pyramide au sommet de laquelle le feu sacré brûlait encore près de la pierre des sacrifices. Là était le sanctuaire de Uitzilopochtli, le dieu suprême représentant le soleil à son zénith. Ses prêtres en tuniques noires s’y pressaient autour de l’autel couvert de sang séché. Épouvantés par l’énormité du sacrilège, ils se taisaient, se contentant de contempler la scène affreuse qui se déroulait en bas, au pied des marches du palais obscur gardé par quelques sentinelles. Devant la masse confuse du peuple survivant, le conquistador Hernan Cortés faisait torturer par le feu le jeune empereur Cuauhtémoc. Pour la plus vile des raisons : le contraindre à faire livrer l’endroit où Montezuma, son beau-père, avait enfoui la majeure partie de son trésor. Un trésor dont on avait eu un avant-goût quelques mois plus tôt, quand, après la mort sans gloire de Montezuma, Cuauhtémoc et le peuple révolté avaient chassé vers la côte les Espagnols, tellement alourdis par leurs pillages que nombre d’entre eux s’étaient noyés dans les canaux ou dans la lagune, tirés au fond par leur charge d’or.
Depuis, ils étaient revenus, mais cette fois la ville qui les avait accueillis jadis avec des présents et des fleurs leur avait fermé ses portes. Il avait fallu assiéger – siège singulièrement rude. Le jeune empereur avait opposé une défense farouche et malheur aux prisonniers qui tombaient entre ses mains ! Ils finissaient sur la pierre des sacrifices, la poitrine ouverte et le cœur arraché pour être offert tout fumant à Uitzilopochtli, après quoi les corps dégringolaient jusqu’en bas du teocali, cependant que les têtes allaient orner les raides degrés de la pyramide…
Maintenant c’était lui le captif, le beau guerrier aux armes d’or et d’obsidienne que l’on reconnaissait dans les combats à son cimier fait des plus belles plumes vertes de l’oiseau quetzal, et, après avoir feint de le recevoir avec les honneurs dus à son rang et à sa vaillance, Cortés venait de le livrer à ses bourreaux.
Un autre subissait le même sort : son cousin, le roi de Tlacopan, l’une des cités vassales naguère posées comme autant de fleurs aux berges de l’immense lagune bleue de l’Anahuac dont Tenochtitlán-Mexico était souveraine. Celui-là était âgé, malade et, sous la morsure des flammes, il hurlait, gémissait, pleurait mais sa voix usée allait s’affaiblissant. Ignorant tout du trésor de Montezuma, il n’avait pas grand-chose à avouer, sinon la cachette de sa propre fortune, mais on ne l’entendit pas longtemps. Son cœur lâcha, ne laissant plus aux tourmenteurs qu’une dépouille inerte… L’odeur de chair brûlée était suffocante !
Cuauhtémoc, lui, ne criait pas. Ses dents serrées ne laissaient pas échapper la moindre plainte tandis que l’on plongeait ses jambes dans le feu. Seules, les gouttes de sueur coulant sur son beau visage devenu gris trahissaient sa souffrance…
À trois reprises déjà, on l’avait remis dans les flammes puis retiré et chaque fois deux hommes se penchaient sur lui : un moine qui l’adjurait de renoncer aux biens terrestres pour se tourner vers la miséricorde d’un dieu qu’il n’avait jamais voulu connaître et l’autre, un certain Julian de Alderte, qui était le trésorier royal et ne cessait de poser sa question, toujours la même :
– Où est le trésor ? Où est le trésor ? Où est le trésor ?
Mais Cuauhtémoc ne répondait pas. Comme le supplice allait reprendre, il cracha au visage d’Alderte.
– Brûle donc, imbécile ! éructa celui-ci en lui allongeant un coup de pied.
– Ne recommence pas ou crains ma colère ! gronda Cortés debout, à quelques pas, encadré d’une dizaine de ses officiers en cuirasse comme lui.
En dépit de l’uniformité de leurs tenues, il se distinguait d’eux par une prestance qui le désignait comme le chef de tous. Grand, brun, mince, étrangement pâle au milieu de ces figures cuites par le soleil, il avait de larges épaules et des bras longs. On le sentait doué d’une force peu commune et bien qu’il n’eût guère plus de trente ans, il donnait une impression de maturité. Enfin, une balafre mal dissimulée par sa barbe lui coupait la lèvre inférieure et le menton. Il suscitait instinctivement l’admiration et c’était là, sans doute, le secret de cet hidalgo qui, avec seulement une poignée d’hommes, avait su asservir un empire… Qu’il fût égoïste et sans scrupules ne changeait rien à son charme. On lui obéissait de bon cœur, tout en sachant parfaitement que l’on n’était pour lui qu’un instrument… C’était le cas de Malinali, la belle et noble Mexicaine offerte en hommage à Cortés par les gens de Tabasco. Intelligente, cultivée, elle s’était révélée une aide précieuse que tous avaient su reconnaître. Baptisée Marina, elle était devenue « Doña » Marina car il ne serait venu à l’esprit de personne, fût-ce le plus bas truand, de lui manquer de respect. Elle était la voix du chef, sa traductrice et, surtout, elle l’aimait…
Elle n’était jamais loin de lui. Sauf peut-être cette nuit où elle n’avait pas caché sa désapprobation.
Le feu ayant faibli, on y remit du bois avant d’y ramener le supplicié, quand soudain un cri éclata, à la fois strident et désespéré :
– Non !…
En même temps, une femme jaillissait du palais où les sentinelles surprises n’avaient su la retenir et se jetait à genoux devant Cortés qui eut un mouvement de recul. Elle était toute jeune en vérité – quatorze ou quinze ans peut-être ! – et d’une beauté rare en dépit de la douleur et des larmes qui déformaient son visage. De haut rang aussi, sa longue jupe et son uipili (1)étaient brodés de fines plumes bleues et de fils d’or – bien que sans le moindre bijou. Repliée sur elle-même, la tête à la hauteur des bottes de l’Espagnol, elle répéta le mot à plusieurs reprises. C’était sans doute le seul qu’elle connût dans la langue des envahisseurs puis, toujours courbée, elle y ajouta en nahuatl une phrase suppliante que, naturellement, il ne comprit pas.
– Elle te supplie d’épargner son époux qu’elle ne peut supporter de voir souffrir…
Doña Marina venait de se matérialiser auprès de Cortés et se penchait sur la jeune forme prostrée que secouaient les sanglots, essayant de la redresser.
– C’est l’une de ses femmes ?
– Elle est l’unique et c’est aussi la fille de Montezuma qui l’aimait beaucoup. À dix ans, elle a été mariée à son oncle, qui aurait dû succéder à l’empereur, mais le mariage n’avait pas été consommé parce qu’elle n’était pas pubère. Ton noble prisonnier l’a aimée et, pour l’avoir, il a tué le vieux mari. Comme tu peux t’en rendre compte, elle l’aime aussi…
Relevant la tête, la jeune femme parla de nouveau. On put voir qu’elle serrait contre sa poitrine un objet entouré d’un tissu sombre.
– Que dit-elle ?
– Elle t’implore d’épargner l’empereur et t’offre en échange ce qui a été le plus grand trésor de son père et le talisman dont il ne se séparait jamais. Quand il a compris que tu étais l’homme envoyé par les dieux et qu’il ne pouvait te combattre, il le lui a offert au moment de son mariage avec Cuauhtémoc afin qu’il lui apporte le bonheur.
– On dirait qu’il n’a guère de pouvoir ? ricana le conquistador.
– Tu te trompes. C’est parce qu’elle vivait avec lui un amour absolu qu’elle te l’apporte en échange de sa vie ! Parce que sans lui…
– Voyons cela !
Doña Marina prit le paquet de tissu et en sortit une cassette d’or qui, ouverte, révéla un vrai trésor en effet. La lumière d’une torche fit scintiller les cinq plus belles émeraudes que l’on eût jamais vues. De la taille d’un abricot et d’une eau verte sans défaut, elles étaient ciselées avec un art admirable. L’une en forme de rose, une autre en forme de cloche avec une grosse perle en guise de battant, une troisième en forme de poisson, la quatrième en forme d’étoile et la dernière représentant une coupe, avec un rebord en or. Entre chacune d’elles alternaient des feuillages d’or où de minuscules perles figuraient la rosée. La beauté du joyau coupa le souffle aux Espagnols quand, avec un respect infini, Doña Marina le prit entre ses mains et l’éleva tandis qu’elle s’agenouillait comme si elle en faisait hommage à la nuit.
– C’est une merveille ! murmura Cortés en l’enlevant à la jeune femme tandis que son œil sombre s’illuminait. Il ne ressemble à aucun des bijoux que nous ayons trouvés ici…
Le trésorier royal se précipitait déjà pour s’en emparer, en disant qu’il le réclamait au nom de l’empereur Charles, seul digne de posséder un objet aussi rare, mais Doña Marina l’escamota sous son nez pour le remettre dans sa cassette.
– C’est surtout un objet sacré que seules des mains pures peuvent toucher. Ce sont les émeraudes de Quetzalcóatl. Nul ne sait si elles sont son œuvre ou si le dieu les avait apportées avec lui. Dans notre langue, d’ailleurs, émeraude se dit quetzalitzli.
Les yeux allumés, Alderte voulut passer outre mais, brutalement, Cortés lui ordonna de se tenir tranquille :
– Si elles doivent aller à notre empereur, c’est à moi qu’appartient l’honneur de les lui remettre !
– De toute façon, grogna Alderte, cela ne saurait constituer la totalité du trésor de Montezuma ! Active ton feu, bourreau ! Nous allons reprendre…
– Non. C’est terminé. Pour ce soir, du moins… Ce ne sera peut-être plus nécessaire. En menaçant cette femme de brûler son époux à petit feu, on aura une chance qu’elle nous indique où est le reste.
Cependant, la petite princesse s’était traînée sur les genoux jusqu’à Cuauhtémoc devant lequel elle était à présent prosternée, murmurant d’incompréhensibles paroles au milieu de ses sanglots. De toute évidence, elle implorait son pardon. Suivi de Marina, Cortés s’approcha. Le visage de granit aux yeux clos du jeune empereur ressemblait à un gisant de cathédrale mais, soudain, il s’anima :
– Tu as obtenu d’une faible femme ce que tu n’aurais jamais obtenu de moi. Mais ne te réjouis pas. Un crime t’a mis en possession des pierres sacrées. Avant toi, l’empire d’Anahuac était heureux et puissant. À toi et à ceux qui s’en empareront par force, les émeraudes de Quetzalcóatl n’apporteront désormais que la ruine et la mort. Au nom de tous les miens, je les maudis et te maudis avec elles… Seul le retour aux dieux pourrait faire cesser la malédiction. À présent, écartez-vous ! Je veux parler à Tahena.
On lui obéit et, pendant de brèves minutes, ils purent s’entretenir à voix basse mais c’était surtout Cuauhtémoc qui parlait. Penchée sur lui, Tahena ne pleurait plus. Elle avait pris la main de son époux et la tenait appuyée sur ses lèvres et si jamais visage avait exprimé l’amour, c’était bien le sien. Celui de Cuauhtémoc fut empreint un instant d’une étrange douceur. Puis il referma les yeux et reprit son immobilité de statue tandis que Doña Marina emmenait la jeune femme dont les larmes coulaient encore sur un visage que maintenant une lumière intérieure pacifiait…
Quelques jours plus tard, après avoir demandé en vain de mourir sur la pierre des sacrifices, son cœur arraché offert au dieu solaire, le jeune empereur était vilainement pendu à la face de son peuple… Tahena vite baptisée Isabel était donnée en mariage à un familier de Cortés qui la convoitait. Quant au trésor de Montezuma, son père, il fut enfin retrouvé dans le petit lac du palais où sa fille avait connu un court bonheur…
PREMIÈRE PARTIE
CINQ SIÈCLES PLUS TARD…
1
UN BEAU MARIAGE
La basilique Sainte-Clotilde, rue Las-Cases, n’était pas – et de loin – la plus réussie de Paris. Un assez mauvais pastiche du style ogival tardif, bâtie par Ballu sur les instances de la reine Marie-Amélie qui, si elle avait posé la première pierre, ne devait jamais voir sceller la dernière en 1857. Cette église avait un petit quelque chose d’à la fois frivole et protocolaire dû, sans doute, à ce qu’elle était l’une des plus mondaines de la capitale, battant d’une courte tête ses voisines, Saint-Germain-des-Prés et Saint-Sulpice, ainsi que la Madeleine, Saint-Philippe-du-Roule ou Saint-Honoré-d’Eylau, la cathédrale Notre-Dame se situant naturellement au-dessus de la mêlée. Pour ceux que l’on y enterrait, c’était le dernier salon où l’on cause, et pour ceux que l’on y unissait, l’antichambre d’une existence de faste et d’élégance. Elle voisinait avec l’Archevêché et ses organistes, de César Franck à Charles Tournemire, étaient de ceux que l’on écoute avec dévotion.
Ce matin d’hiver, Sainte-Clotilde avait revêtu ses atours de fête en l’honneur d’un grand mariage. Un dais blanc protégeait les marches d’entrée et le tapis rouge coulait jusqu’au ruisseau.
Peu avant midi, de longues voitures brillantes déversèrent aux pieds de deux suisses rouge et or, coiffés de bicornes à plumes et armés de lourdes hallebardes, belles dames et messieurs rivalisant d’élégance. Un festival de fourrures précieuses, de robes de couturiers en vogue, de jaquettes coupées par des artistes, de chapeaux huit-reflets et de bijoux plus ou moins vrais peut-être mais tous magnifiques. On se saluait, on échangeait paroles et sourires avant d’entrer avec solennité dans l’église brasillant de mille cierges allumés et fleurie comme pour la Fête-Dieu. Ce mariage était l’événement de ce mois de février et y assister représentait une sorte de privilège, les invités ayant été triés sur le volet, donc moins nombreux qu’on ne s’y attendait. D’où un agréable sentiment d’importance. Sous le dais, un maître de cérémonie se faisait montrer les invitations. Quant à la presse, elle était parquée avec le menu peuple derrière les grilles protégeant la façade de l’église. Il faisait un froid de gueux mais l’air était sec et un soleil pâlot faisait ce qu’il pouvait.
La dernière voiture à déposer son monde fut une antique mais superbe Panhard & Levassor brillant de tous ses cuivres et de sa carrosserie qui semblait faite de laque noire. Un chauffeur âgé mais d’une tenue admirable la conduisait en majesté. Le valet de pied commis à cet effet se précipita pour ouvrir la portière mais déjà l’un des trois occupants avait sauté à terre et se retournait pour aider ses compagnes à descendre. Il y eut un frémissement chez les journalistes :
– Tiens ! fit l’un d’eux. Voilà Aldo Morosini !
– Le prince expert en joyaux anciens ? Tu es sûr ? s’exclama, excitée, une très jeune femme qui accomplissait son premier stage au Matinsous la houlette de Jacques Mathieu.
– C’est lui, le témoin, la renseigna celui-ci, et si tu veux tout savoir c’est parce qu’il est là que l’on est en train de se geler les pieds. Loin de dire que là où il passe l’herbe ne repousse plus, je peux t’assurer qu’au contraire il y a toujours quelque chose à glaner. Si Michel Berthier du Figaron’était pas en voyage de noces, il pourrait t’en apprendre davantage : nous avons « couvert » ensemble les crimes de Versailles au printemps dernier !
– Ce qu’il est chic ! soupira l’apprentie reporter qui répondait au nom de Stéphanie Audoin. Il est marié ?
– Plutôt, oui ! Il a épousé Lisa Kledermann, la fille du banquier suisse. Une sacrée belle femme et une sacrée fortune ! Ils ont deux ou trois gosses, je crois !
Nouveau soupir :
– Il y en a qui ont vraiment tout et certains pas assez ! Mais elle n’a pas l’air d’être présente ? Qui sont les deux autres ? On dirait qu’elles se sont trompées de siècle !
– Hé ! Doucement ! Quand on prétend faire la rubrique des mondanités au journal, il vaut mieux savoir à qui l’on a affaire ! C’est le dessus du panier, cette vieille dame : la marquise de Sommières, la grand-tante de Morosini. Elle était à Versailles, elle aussi, et je peux t’assurer que c’est quelqu’un. Tu as vu son allure ? Elle pourrait s’habiller comme au temps d’Henri IV que personne ne s’aviserait de la trouver ridicule.
– Il faut dire qu’avec une pelisse, une toque et un manchon de chinchilla, ça friserait la mauvaise foi ! Tu as raison : elle est superbe ! Et l’autre ?
– Sa demoiselle de compagnie et aussi une cousine. Mlle du Plan… quelque chose. En tout cas, ce qui est sûr, c’est que ces trois-là ne semblent vraiment pas être à la noce, si j’ose dire !
En dépit des règles sévères du savoir-vivre, c’était évident pour qui savait discerner un sourire naturel d’un sourire de commande et cela tenait en peu de mots : aucun membre du trio ne voyait ce mariage d’un bon œil – trop rapide, trop mal assorti et pour tout dire vaguement inquiétant…
En recevant, un mois plus tôt à Venise, une lettre de son ami Gilles Vauxbrun lui annonçant son prochain mariage et lui demandant d’être son témoin, Aldo avait d’abord cru à une plaisanterie. D’un goût douteux d’ailleurs. Comment imaginer, en effet, qu’après avoir vu, six mois auparavant, les portes de la prison de la Petite-Roquette se refermer sur la dame de ses pensées, l’antiquaire de la place Vendôme ait pu s’enticher d’une nouvelle au point d’être prêt à la conduire à l’autel et à aliéner pour elle une fastueuse vie de garçon à laquelle il semblait tenir ? Exposé à Lisa, sa femme, le problème perdit beaucoup de son mystère. Elle avait commencé par en rire :
– Veux-tu me dire de combien d’affriolantes créatures ton ami Gilles Vauxbrun est tombé amoureux en seulement deux ans ?
– Eh bien, mais…
– On va compter ensemble. Au moment de l’affaire de la perle, il délirait pour Varvara Vassilievich, la danseuse tsigane du Schéhérazade. Cela fait une. Quand tu courais après les joyaux de Bianca Capello aux États-Unis, il a pris feu pour Pauline Belmont, Américaine, veuve d’un baron autrichien et sculpteur de talent. J’admets qu’il y avait de quoi, remarqua la jeune femme en évitant de regarder son mari, mais cela fait deux. L’an passé, il t’a embarqué dans l’exposition de Trianon qui s’est transformée en hécatombe parce qu’il était fou de lady Crawford, née Léonora Franchi, une pulpeuse Italienne mariée à un Écossais qu’il a fallu retirer de la circulation. Et de trois ! J’ouvre une parenthèse pour te faire remarquer qu’avant la Tsigane, le cœur inflammable du bon Gilles devait bien battre pour quelqu’un ?
– Pour autant que je m’en souvienne, il s’agissait d’une cliente… danoise dont j’ai oublié le nom…
– … ce qui est sans importance. Étant donné l’âge de notre Casanova, elle ne devait pas être la première. Ce qui est remarquable d’ailleurs, c’est le côté caméléon de ce cœur d’artichaut dont les feuilles prennent tour à tour les couleurs de nationalités différentes. C’est quoi, aujourd’hui ?
– Sang et or ! La brûlante Espagne ! Doña Isabel de Vargas y… quelque chose. La descendante de grands d’Espagne émigrés avec Cortés.
– Le contraire m’eût étonnée. Dès qu’une fille de la torride Ibérie débarque sur le marché du mariage, c’est toujours celle d’un grand, jamais d’un petit. En fait d’Espagne, je pencherais plutôt pour le Mexique. Où l’a-t-il trouvée ?
– À Biarritz, en novembre dernier. Il y était allé à une vente de château. Il ne m’en a pas dit plus mais, de toute évidence il plane dans les nuages. Le mariage est fixé aux 11 et 12 février.
– Ce n’est pas un peu rapide ?
– Il est pressé : elle n’a que vingt ans et il a peut-être peur qu’elle ne change d’avis. Je ne te cache pas que je n’aime pas beaucoup ça !
Lisa se leva pour venir glisser ses bras autour du cou de son époux :
– Parce qu’elle n’a que vingt ans ? murmura-t-elle après avoir posé sur ses lèvres un baiser léger. Une certaine différence d’âge n’est pas forcément incompatible avec le bonheur. Encore moins avec l’amour et…
– … nous en sommes la preuve ? Comme c’est élégant, princesse, de me rappeler les seize ans qui nous séparent !
Noyant ses mains dans la somptueuse chevelure fauve de sa femme, Aldo posa un baiser sur le bout de son nez puis sur chacun de ses beaux yeux d’une rare nuance de violet, enfin sur ses lèvres où il s’attarda de façon rien moins que conjugale, heureux de sentir le corps élancé se serrer contre le sien.
– Je n’y pense jamais ! protesta-t-elle quand ils se séparèrent… un assez long moment plus tard. En outre, admets qu’entre treize et trente, cela fait une sacrée différence !
– Oh, je sais ! Quoi qu’il en soit, nous devons y aller. Et avec les jumeaux ! Gilles veut qu’ils soient page et demoiselle d’honneur !
Cette idée avait enchanté les intéressés, Antonio et Amelia, cinq ans, mais pour des raisons différentes. Amelia parce qu’elle allait porter une belle robe longue et Antonio parce que, se faisant d’un page une idée personnelle, il était persuadé qu’une épée était l’obligatoire complément du costume. Sa sœur ayant adhéré pleinement à un projet qui la séduisait, les essayages sur fond de revendications à deux voix s’en trouvèrent pimentés, cependant qu’Aldo devait tenir sous clef les coffres et vitrines où il gardait ses armes anciennes. Quand les jumeaux avaient quelque chose en tête, ils en poursuivaient la réalisation avec une constance et une force de caractère nettement au-dessus de leur âge.
Et puis, deux jours avant le départ, leur mère, ayant pris froid en sortant d’une représentation de La Traviataà la Fenice, dut garder le lit avec une grosse bronchite et une forte fièvre. Le médecin se montrait rassurant mais il ne pouvait être question de la faire voyager avec la température polaire qui régnait alors sur l’Europe. C’était la catastrophe.
– Dans ces conditions, déclara Morosini, on ne part plus ! Je vais téléphoner à Vauxbrun…
– Tu ne peux pas faire ça ! protesta Lisa entre deux quintes de toux. Tu es son témoin… et il serait vraiment trop déçu ! Tu y vas tout seul, voilà tout !
– Et nos deux terreurs ? Comment crois-tu qu’ils vont prendre la nouvelle ? Je peux peut-être les emmener.
– Pas sans moi ! Ils feraient devenir chèvre la pauvre Trudi et mettraient la maison de Tante Amélie à feu et à sang. Quant à leur déception, je m’en charge : Luisa Calergi va donner un bal d’enfants pour la mi-Carême. On transformera la robe d’Amelia et Antonio aura son épée.
– Génial ! apprécia Aldo. Mais ils vont être désolés rue Alfred-de-Vigny…
– Tante Amélie et Marie-Angéline doivent venir pour la fête du Rédempteur. Tu sais… dans un sens, je ne suis pas vraiment peinée de ne pas t’accompagner. Je ne sais pas pourquoi, ce mariage précipité ne me dit rien qui vaille. C’est une simple impression mais elle ne me lâche pas.
– Gilles a peut-être fait ce qu’il faut pour qu’il faille se hâter ? Quand il est amoureux, il ne se possède plus, hasarda Aldo.
– Tu rêves, mon chéri. Souviens-toi de ce qu’il a écrit : une pure jeune fille… une infante et presque une madone ! Et mexicaine par-dessus le marché ! Les privautés prénuptiales ne sont pas de mise avec ce genre de fiancée, ou gare à l’entourage !
Aldo en convint, se rangea finalement à l’avis de sa femme et s’embarqua sur la branche du Simplon-Orient-Express qui desservait Venise… en compagnie des deux ravissants tableaux de Guardi qu’il avait choisis comme cadeau de noces. Il savait qu’ils feraient plaisir à Gilles. Et après tout, c’était ce qui comptait. Si le cher garçon trouvait le bonheur dans ce mariage un peu disproportionné, ce n’était pas à ses amis de faire la fine bouche. C’était un homme solide, une autorité dans la profession, et même si ses coups de cœur successifs avaient tendance à le mettre dans un état second, du moment qu’il allait jusqu’au mariage, il fallait que les circonstances fussent exceptionnelles. Ainsi qu’Aldo avait pu s’en rendre compte dans la lettre et au cours d’un bref coup de téléphone, Gilles était vraiment très épris. Cela s’entendait au son grave, solennel, de sa voix, à son style plus sobre. Aldo n’y avait pas retrouvé le grain de folie qui accompagnait ses précédentes aventures. Peut-être parce qu’il allait épouser une vraie jeune fille, qu’il en était conscient, ce qui faisait la différence.
Il en eut confirmation à la gare de Lyon où l’heureux fiancé était venu l’attendre et faillit ne pas le reconnaître dans le long personnage entièrement vêtu de noir – pardessus d’alpaga et chapeau à bord roulé – qui s’avança vers lui, un sourire extatique aux lèvres. Un Vauxbrun sérieusement amaigri, ce qui ne lui allait pas si mal et accentuait sa vague ressemblance avec Jules César. Ce dandy toujours à la pointe de la mode, habillé à Londres, d’ailleurs, n’eût jamais – avant ! – endossé ce genre de tenue, plus adéquate à des funérailles qu’aux courses du petit matin pour venir à l’aube réceptionner un vieux copain dans les courants d’air d’une gare parisienne. Il ne put s’empêcher de s’étonner :
– Tu vas à un enterrement ?
– Non. Pourquoi ?
– Ce noir ? Je le trouve un brin tristounet pour un fiancé !
– Oh ça ?… (Puis avec un rire pudique :) Isabel trouve que cela me sied ! Que cela m’affine !
Décidément, c’était Gilles Vauxbrun repeint par le Greco ! Autant s’y faire tout de suite !
– Eh bien, parle-moi d’elle ! Tu es heureux, j’imagine ?
– Tu ne peux pas savoir à quel point ! Aucune jeune fille au monde n’est plus belle, plus noble, plus sage ! Je n’arrive pas encore à croire à ma chance. C’est une reine que j’épouse, tu sais ?
– Ben voyons ! fit Aldo, indulgent. Moi, je trouve qu’elle a autant de chance que toi et j’espère qu’elle s’en rend compte !
– Que veux-tu dire ?
– Que tu es, toi aussi, un roi dans ton genre et que j’espère qu’elle t’apprécie. Qu’elle est aussi amoureuse que tu l’es…
– Naturellement elle l’est et j’en suis sûr mais…
– Mais quoi ?
– Une jeune fille de son rang – elle descend à la fois de Charles Quint et de Montezuma ! – ne saurait se montrer expansive ou faire étalage de ses sentiments ! Un sourire, un regard en sont les seuls témoignages que peut s’autoriser une vierge de sa condition. Doña Luisa, sa grand-mère, y veille de près…
Aldo eut soudain l’impression d’assister à une représentation de Ruy Blaset d’entendre les interdits de la Camarera Mayor : « Madame, une reine d’Espagne ne regarde pas par la fenêtre !… Madame, une reine d’Espagne ne reçoit pas de fleurs… » et faillit se mettre à rire mais la mine extatique de son ami lui en fit passer l’envie. Il poursuivait :
– Elle sera pour moi une épouse exceptionnelle, la plus noble des compagnes ! Une châtelaine…
– Une châtelaine ?
– Oui, j’ai acheté un château mais je te raconterai plus tard. Elle m’attend au Ritz et je t’y conduis. J’ai évidemment retenu ta chambre puisque c’est là que tu descends d’habitude.
Morosini s’arrêta au milieu du quai, ce qui obligea Vauxbrun à en faire autant, ainsi que le porteur de ses bagages. Puis, dardant sur son ami un regard inquiet :
– Tu te sens bien ?
– Mais… naturellement ! Qu’est-ce que tu as ?
– C’est à toi qu’il faudrait poser la question. En dehors de Lisa et des enfants dont tu ne m’as pas demandé de nouvelles, tu te souviens peut-être de ma Tante Amélie – la marquise de Sommières !
– Forcément, puisque je l’ai invitée. Elle va bien, j’espère ?
– Je te le dirai tout à l’heure quand tu m’auras conduit chez elle, rue Alfred-de-Vigny, où j’habite lorsque je viens à Paris !
Vauxbrun eut un petit rire et se frappa le front :
– Quel imbécile je fais ! Comment ai-je pu l’oublier ? Toutes mes excuses, mon vieux ! Depuis que nous sommes plongés dans les préparatifs du mariage, je mélange tout ! Bien sûr, tu vas rue Alfred-de-Vigny !… Mais là, je vais te mettre dans un taxi, ajouta-t-il en consultant sa montre. Isabel m’a donné rendez-vous pour quelques courses de dernière minute et je ne veux pas la faire attendre…
Il était fébrile à présent, pressé de gagner la sortie vers laquelle il allait s’élancer. Aldo le retint :
– Une minute, s’il te plaît ! Commence par me débarrasser de ça ! fit-il en tendant la valise spéciale contenant les deux Guardi qui avaient voyagé avec lui.
– Qu’est-ce que c’est ?
– Notre cadeau de mariage, à Lisa et à moi. Avec tous nos vœux de bonheur !
– C’est un tableau ?
– Deux. Les Guardi que tu aimes tant. Nous espérons que ta fiancée les aimera aussi !
Soudain ému jusqu’aux larmes, Gilles embrassa son ami :
– Merci ! Mille fois merci ! Je sais déjà où les mettre… mais pour l’instant il faut que je me hâte. Tu comprends, n’est-ce pas ?
En fait, Aldo comprenait de moins en moins et, dans le taxi qui l’emmenait au parc Monceau sur lequel donnait l’hôtel de Tante Amélie, il s’efforçait de mettre de l’ordre dans ses idées assez sérieusement perturbées par le comportement de l’heureux fiancé. S’il ne l’avait si bien connu, il aurait pu douter avoir affaire au même personnage. En quelques mois, cet homme enthousiaste, passionné par son métier, insoucieux du qu’en-dira-t-on et crachant feu et flammes dès qu’il était question de la bien-aimée du moment, toujours flamboyant et cultivant plus volontiers le style mousquetaire que le genre hidalgo coincé, s’était mué en une espèce de mystique prosterné aux pieds de son idole et prêt à lui sacrifier la terre entière…
L’impression revint en force quand on se retrouva le lendemain après-midi à la mairie du VIIe arrondissement pour le mariage civil… et en très petit comité : les deux fiancés et les quatre témoins. Pour Doña Isabel, son oncle et son cousin, et pour Gilles, qui n’avait aucune famille, son assistant et fondé de pouvoir Richard Bailey, un Anglais d’une soixantaine d’années dont Aldo appréciait la courtoisie parfaite, la culture et le sens de l’humour. Sa jaquette anthracite et son pantalon rayé – comme ceux d’Aldo lui-même ! – tranchaient sur le noir absolu arboré par les Mexicains. À l’identique de la mariée – longue pelisse de velours ourlée de renard noir et toque assortie, elle n’arborait d’autre couleur que le blanc laiteux des perles en poire de ses oreilles. Quant à Vauxbrun, naturellement, il s’était conformé à la majorité et semblait se fondre dans l’ensemble.