Текст книги "le collier sacré de Montézuma"
Автор книги: Жюльетта Бенцони
сообщить о нарушении
Текущая страница: 15 (всего у книги 22 страниц)
9
OÙ LES CHOSES SE COMPLIQUENT
La Villa Amanda dressait sa tour à créneaux et ses lucarnes médiévales à hauts pignons sculptés au-dessus de grandes fenêtres à arcades résolument antinomiques sur les hauteurs de la côte des Basques, sauvée de la laideur par la luxuriance d’un beau jardin dont les aristoloches et autres plantes fleuries montaient à l’assaut de ce délire architectural. L’intérieur, avec son patio arabe, son espèce de hall à l’anglaise, sa cheminée Tudor et son escalier de chêne à tête de lion, était tout aussi délirant. Ce hall devait servir pour les dîners à nombreux couverts, si l’on en jugeait par les dimensions de la table qui l’encombrait car, de là, on passait dans deux salons communicants meublés dans le style Pompadour, avec sièges tendus d’une attendrissante soie bleue Nattier à petits bouquets assortie aux rideaux. Le couvert pour deux était mis dans le second, sur une table nappée de dentelle et chargée de cristaux à facettes, de vermeil et de très belles assiettes en porcelaine de Sèvres. La baronne Agathe attendait dans le premier, à demi étendue sur un canapé garni de coussins brochés d’or en provenance directe des Indes. Le vase où s’épanouissaient les cinq douzaines de roses envoyées par Aldo ornait une console de bois doré surmontée d’un trumeau à bergerie. Habillée comme pour un bal d’une robe de mousseline rose givrée de broderies argentées, Mme Waldhaus portait dans ses cheveux blonds un croissant en diamants et son avant-bras gauche disparaissait en partie sous plusieurs bracelets étincelants qui lui faisaient pratiquement un manchon. Quelque deux cents carats ! Décidément, cette femme n’était pas dans la misère ! En revanche, aucun collier ne cachait la ligne gracieuse de son cou ni les agréables perspectives de sa gorge largement dévoilée par le tissu diaphane que retenaient aux épaules de minces barrettes scintillantes. De même, la robe ne laissait rien ignorer de la perfection d’une paire de jambes révélées jusqu’au-dessus des genoux.
Du fond de ses coussins, elle tendit une main languissante aux lèvres de son invité :
– Comme c’est gentil d’être venu ! roucoula-t-elle. Servez le champagne, Ramon ! ordonna-t-elle au valet qui venait d’introduire Morosini. Puis laissez-nous !
– À quelle heure Madame la baronne veut-elle être servie ?
– Disons… dans une demi-heure ! Venez vous asseoir près de moi, mon cher prince !
Elle recula afin de libérer la partie du canapé qu’elle indiquait et force fut au malheureux de s’y incruster alors qu’il eût cent fois préféré l’un des inconfortables fauteuils crapauds. De là évidemment, il avait une vue imprenable sur les chevilles et les pieds de son hôtesse chaussés de sandales à hauts talons en cuir argenté : ils étaient quasiment sur ses genoux !
– Buvons à l’heureux destin qui nous remet en présence dans un lieu que j’adore ! s’écria-t-elle en levant sa coupe de cristal. Le ciel en personne a dû présider à notre rencontre du premier soir !
Ils trinquèrent.
– Le ciel, croyez-vous ? interrogea Aldo sans reposer son verre. Le baron Waldhaus n’a pas dû voir les choses sous cet angle.
– N’en parlez plus, voulez-vous ? Notre séparation est irrévocable et, bientôt, ce sera pour nous une vieille histoire !
– Pour nous ? J’ose espérer que vous ne m’avez pas réservé un rôle dans ce drame ?
Elle éclata d’un rire perlé tout en lui tendant sa coupe vide pour qu’il la remplisse. Ce qu’il fit avec empressement, profitant de cette occasion inespérée pour se lever.
– Un drame ? Où en voyez-vous un ?
– La séparation de deux êtres qui se sont aimés en est toujours un. Je n’ai fait qu’entrevoir le baron Waldhaus mais il ne m’est pas apparu comme susceptible d’accepter vos décisions sans broncher ! Il va à coup sûr se défendre.
– Oh, tel que je le connais, il fera davantage. Il n’aime guère la contradiction et il lui arrive de se montrer violent ! Mais assez parlé de lui ! Occupons-nous plutôt de sujets plus intéressants pour nous ! Par exemple…
Pressentant ce qu’elle allait dire, il saisit la balle au bond :
– Votre éventail de plumes blanches ! Souvenez-vous que vous avez promis de me révéler le secret du C !
– Vous y tenez vraiment ? dit-elle en faisant la moue.
– Naturellement, j’y tiens ! Comprenez-moi, baronne ! Les joyaux sont mon métier, un métier qui me passionne. Surtout quand l’Histoire est présente.
– Et si je ne veux pas vous le dire ?
– Alors, j’essaierai de me débrouiller seul ! Notez qu’il m’est quand même venu une idée. Si l’on tient compte de la date de fabrication de l’éventail et du nombre relativement restreint des dynasties impériales, je ne vois qu’une princesse : l’impératrice du Mexique Charlotte de Belgique, votre compatriote !
Une vive déception se peignit sur le visage d’Agathe :
– Si vous le saviez, pourquoi êtes-vous venu ?
Il lui offrit un sourire moqueur :
– Mais pour avoir une confirmation, en parler avec vous… et passer un moment des plus agréables.
Banco ! Le charme opéra et Agathe Waldhaus retrouva sa belle humeur !
– Dans ce cas, parlons-en ! s’exclama-t-elle avec enjouement en réclamant une nouvelle ration de champagne. Vous avez absolument raison ! Il vient effectivement du château de Bouchout. L’impératrice en personne l’a donné à ma mère qui la plaignait et avait obtenu d’être sur la fin l’une de ses dames de compagnie. L’une des plus appréciées, soit dit en passant ! Sa Majesté raffolait du chocolat et, naturellement, elle en a eu plus que son content ! L’éventail a été donné à ma mère en remerciement et en témoignage d’amitié.
– Je comprends qu’elle y tienne et vous, baronne, vous ne devriez peut-être pas le risquer dans des soirées mondaines. À fortiori dans un casino où le monde se trouve parfois mélangé !
– Sans doute avez-vous raison mais, hier soir, je n’ai pas pu résister à l’envie de le prendre ! Il me va bien, n’est-ce pas ?
– Mieux que je ne saurais dire ! Accepteriez-vous de le manier de nouveau pour moi ce soir ?
Elle rosit de plaisir et sonna son valet :
– Ramon, dites à Josiane de m’apporter l’éventail de plumes blanches que j’avais hier !
Aldo ouvrait déjà la bouche pour réclamer également la boîte mais elle enchaîna aussitôt :
– Avec son écrin ! Il vaut, lui aussi, la peine d’être vu !
Le cœur d’Aldo battait à se rompre quand, quelques instants plus tard, une jeune femme de chambre pénétra dans le salon, portant l’un des fameux écrins de cuir bleu. L’un des plus grands, apparemment.
Agathe le prit sur ses genoux, l’ouvrit et en tira le bouquet de plumes d’autruche blanches qu’elle déploya pour en jouer avec coquetterie. Aldo en profita pour s’emparer de la boîte en disant :
– Ravissant ! Mais vous avez raison, baronne, de montrer le coffret ! Il est fort intéressant.
Ô combien ! Aldo n’eut pas besoin de l’examiner longtemps pour acquérir la certitude que les émeraudes devaient être là ! Le fond gainé de velours blanc était plus haut que ce qu’il avait vu jusqu’alors. Sans compter une nette différence de poids. En s’efforçant de maîtriser le tremblement de ses mains, il le reposa sur le guéridon pour sourire avec extase à la baronne Agathe qui s’était levée et voltigeait à travers la pièce en prenant des poses…
L’entrée de Ramon annonçant que Madame la baronne était servie figea la danseuse en plein vol.
– Passons à table ! dit-elle en prenant Aldo par le bras. J’espère que vous aimez les huîtres ? Moi, j’en suis folle !
– Nous serons toujours d’accord sur ce point ! D’autant plus qu’elles manquent fâcheusement à Venise !
– Oh, Venise n’en a pas besoin ! Elle possède tellement de moyens d’inciter à l’amour.
– Ah, parce que les huîtres ?…
– Évidemment ! Vous ne le saviez pas ?
– Mon Dieu, non ! Mes notions en matière d’aphrodisiaques sont élémentaires et ne vont guère plus loin que les truffes, certains poivres, certains champignons et bien entendu la mythique cantharide.
– Pourquoi mythique ? Elle est on ne peut plus réelle… et très efficace. À ce que l’on m’a assuré tout au moins, ajouta-t-elle en baissant les yeux et en réussissant un « fard » dont son invité ne fut pas dupe.
Il le fut moins encore en voyant arriver le deuxième plat – une omelette aux truffes ! –, le troisième – un salmis de faisan aux piments d’Espelette… et aux truffes ! Une véritable hérésie culinaire ! Le quatrième, une salade dans laquelle une main négligente avait laissé tomber de fines tranches du savoureux tubercule. Il s’attendait à en trouver dans la mousse au chocolat couronnée d’une crème Chantilly neigeuse – avec, pourquoi pas, une pincée de poudre provenant de la dangereuse mouche évoquée précédemment – que Ramon apportait avec l’onction d’un lama tibétain soutenant le Livre sacré. Et s’apprêtait à se priver de dessert quand une voix furieuse fit trembler les vitres et provoqua chez le valet une telle commotion qu’il poussa un cri, tandis que le compotier lui échappait et allait se répandre sur le sol.
– Quel charmant spectacle ! Mais pas vraiment inattendu : ma femme à moitié nue en partie fine avec son amant ! Vous ne m’attendiez pas, n’est-il pas vrai ?
L’œil furibond, la moustache en bataille et le chapeau enfoncé jusqu’aux sourcils, en tous points conforme à l’image qu’en gardait Aldo depuis la gare de Vienne, le baron Waldhaus effectuait une entrée d’autant plus fracassante qu’il brandissait une canne avec l’évidente intention de s’en servir. Cependant, Agathe ne parut pas autrement émue. En colère, oui ! Se levant brusquement, elle jeta sa serviette sur la table et protesta :
– En vérité, Eberhardt, vous êtes impossible ! Vous n’êtes pas chez vous ici et vous le savez. Alors qu’est-ce qu’il vous prend d’y jouer les cyclones ?
– Vous êtes toujours ma femme, Agathe, et partout où vous vous trouvez, je suis aussi chez moi !
– Ma parole, vous êtes malade ! Alors, quand je vais chez le coiffeur vous pensez pouvoir y enfiler vos pantoufles ?
– Je me suis mal exprimé. Je voulais dire que je peux exercer mes droits d’époux où que vous soyez. Quant à vous, Monsieur…
Plus amusé qu’inquiet, Aldo avait allumé une cigarette et considérait le nouveau venu avec bienveillance, en regrettant seulement qu’il n’ait pas fait irruption suffisamment tôt pour lui éviter le salmis incendiaire.
– Je crains que vous ne commettiez une erreur, baron. Je ne suis que l’invité de la baronne…
– Vous l’étiez aussi, je suppose, quand, au départ du train de Bruxelles, je vous ai vu la prendre dans vos bras ?
– Elle risquait de glisser. Je l’ai seulement aidée à monter et n’importe qui en aurait fait autant. J’ajoute qu’avant cet incident, je n’avais jamais eu le plaisir de la rencontrer.
– C’est ce qu’il faudra prouver. On vous connaît, Monsieur le prince !
– Moi, en revanche je ne vous connais pas et vous ne me donnez guère envie de le regretter. À présent, soyez bon, cessez d’agiter cette canne !
– Elle vous gêne ? ricana Waldhaus.
– Plus que je ne saurais dire. Il me déplairait, pour une première rencontre, de vous mettre mon poing dans la figure. (Puis, sur un ton plus conciliant, il continua :) C’est un déplorable malentendu. Nous sommes des gentilshommes et j’espère que vous me ferez l’honneur de le croire si je vous donne ma parole que…
Ce qui se produisit alors devait se retrouver à plusieurs reprises dans les cauchemars d’Aldo : Agathe lui coupa la parole et s’écria en se mettant à sangloter :
– Inutile d’aller jusque-là, cher Aldo ! Il… il ne nous croira jamais… ni l’un ni l’autre… Et, de toute façon, cela ne changera rien à ce qui est ! Un… un amour comme le nôtre…
Il manqua s’étrangler :
– Un amour… Vous perdez la tête, baronne ? Je vous serais reconnaissant d’avoir l’obligeance de la retrouver ! Nous sommes à peine des amis… des relations de voyage, et j’aimerais que vous vous souveniez que je suis marié et père de famille !
– Ne soyez pas inutilement cruel, mon chéri ! gémit Agathe. Il fallait qu’un jour cette situation intenable se dénoue ! En avons-nous assez parlé ? Ce n’est qu’un mauvais moment à passer : nous divorçons chacun de notre côté et…
Furieux, Aldo fit face au mari :
– Est-ce que, sincèrement, vous avalez cette couleuvre ?
– Et pourquoi non ? Ma femme fait preuve avec moi d’une franchise sans faille… sauf peut-être depuis quelque temps, j’en conviens. Mais vous, vous devriez avoir honte de renier ainsi vos fautes !
– Mes fautes ? Je n’ai pas conscience d’en avoir commis d’autre que celle de venir ce soir… pour parler d’un éventail !
L’Autrichien partit d’un rire tonitruant qui fit trembler ses bajoues :
– Un éventail ?… Vous pourriez trouver mieux… Un éventail !… C’est à pleurer de rire !
– Riez ou pleurez mais c’est la stricte vérité : celui de l’impératrice Charlotte du Mexique. Il doit être resté sur la table du salon ! Et moi je suis antiquaire, sacrebleu !
– Et moi, je suis le petit Jésus ! Mais coupons court ! Je sais ce que j’ai vu, ce que j’ai entendu. Où logez-vous ?
– Hôtel du Palais. Pourquoi ?
– Demain matin vous recevrez mes témoins ! Nous nous battrons, Monsieur !
Un ululement déchirant de la baronne acheva d’exaspérer Aldo :
– Comme il vous plaira ! fit-il. Décidément, nous sommes en plein mélo ! Je vous tuerai donc aussi proprement que je pourrai… mais si j’ai un conseil à vous donner, puisque vous êtes viennois, c’est de confier le plus rapidement possible votre « moitié » au docteur Freud ! Il se peut qu’on puisse encore la soigner de sa mythomanie avant que ce ne soit irréversible !
Le lamento d’Agathe qu’il avait eu le temps de voir s’écrouler en larmes sur le canapé le poursuivit jusque dans le vestibule où Ramon, impavide, lui rendit son chapeau, sa canne et ses gants avant de le raccompagner à la porte. Ce fut un soulagement ineffable de retrouver l’odeur des algues et le vent de mer qui s’était levé dans la soirée. Aldo s’en remplit les poumons avant de se mettre en marche vers son hôtel mais, soudain, Adalbert se matérialisa devant lui :
– Tiens, tu étais là ?
– Depuis un moment. Je n’arrive pas à rester en place ! Je meurs d’impatience ! Tu as vu l’éventail ?
– Je l’ai vu… et aussi son coffret ! Et j’ai acquis la certitude que c’est le bon !
– Génial !
– Par la même occasion, j’ai récolté un duel !
– Un duel ? Avec qui ?
– Le mari. Si tu es là depuis le début, tu as dû le voir rappliquer ? Un grand type, corpulent, enjolivé d’une paire de moustaches à la François-Joseph !
– Et il veut se battre avec toi ? Est-ce qu’il vous aurait trouvés, toi et sa femme, dans une situation… équivoque ?
– Tu parles d’une situation équivoque : nous finissions de dîner ! Il nous est tombé dessus comme la foudre et tu ne sais pas le plus beau : cette folle a entrepris de le persuader que je suis son amant !
– C’est une attitude plutôt curieuse. Les aveux ne font pas partie du répertoire d’une femme normale.
– Surtout quand ils sont faux ! Je me demande ce que j’ai pu lui faire pour qu’elle me joue un pareil tour !
– C’est peut-être justement parce que tu ne lui as rien fait ?
– Possible ! En tout cas il m’envoie ses témoins demain matin. Nous en découdrons à l’aube, paraît-il !
– Outre que le duel est interdit par la loi, c’est proprement grotesque. Vous allez faire rigoler tout Biarritz !
– On va surtout se faire une publicité dont, personnellement, je n’ai pas besoin ! Naturellement, tu es mon témoin mais il m’en faut un deuxième.
– Ça, je m’en charge, fit Adalbert après un instant de réflexion. Je pense que tu seras content ! On fait quoi maintenant ? On va se coucher ?
– On va boire quelque chose de frais. Que dirais-tu d’un gin-fizz ? Je suis bourré jusqu’à la gueule de piment et de truffes ! Ça m’éclaircira les idées pour cogiter sur la façon dont nous allons récupérer le coffret de l’éventail. Parce que, en plus, il n’est pas à elle mais à sa maman dont c’est – air connu ! – l’un des plus « chers trésors ».
Les nouvelles de la nuit inquiétèrent Mme de Sommières mais enthousiasmèrent Plan-Crépin. Un duel ! Comme à l’époque des Mousquetaires ! Qu’y avait-il de plus romantique ! Et pour une femme !
– Non, rectifia la marquise. Pour un mensonge proféré par une folle sans doute hystérique ! Vous rendez-vous compte, tête en l’air, de ce qui se passera si cette histoire arrive aux oreilles de Lisa ? Je vous rappelle qu’elle est à Vienne actuellement, que le baron est viennois et qu’il y aura automatiquement des échos sur le Danube. C’est un tracas supplémentaire dont nous aurions aimé nous passer alors que, enfin, nous savons où se trouve ce fichu collier !
– C’est pourtant vrai et nous avons absolument raison ! Puisque vous y étiez, Aldo, pouvez-vous nous donner une idée de l’intérieur de la maison ? Et de l’endroit où l’on range l’éventail ?
– Plan-Crépin, protesta la marquise. Vous êtes ici pour vous occuper de moi, pas pour mijoter des plans de cambriolage !
– Il faudra peut-être envisager d’en arriver là ? hasarda Adalbert. Aldo ne pourra plus remettre les pieds dans la Villa Amanda. Et je vous rappelle qu’il ne s’agit pas de voler l’éventail mais de prélever ses entrailles dont sa propriétaire ne se doute même pas ! Rien de bien méchant ! Mais d’abord essayer d’éviter cette absurde affaire de duel !
Il achevait sa péroraison quand la réception de l’hôtel annonça que deux messieurs demandaient à parler au prince Morosini. On les fit monter dans la « suite » dont Mme de Sommières leur abandonna le petit salon. Il s’agissait de deux Autrichiens : le baron Ochs et le général von Brach qui ferait office de directeur du combat. Ils s’excusèrent de l’absence du second témoin mais Morosini n’ayant à offrir que le seul Vidal-Pellicorne, on mena l’affaire rondement. Waldhaus, étant l’offensé, avait le choix des armes et optait pour l’épée…
– Cela ne me gêne pas, dit Aldo, mais vu l’embonpoint du baron, je m’attendais au pistolet…
– Trop bruyant ! expliqua Ochs. Il faut éviter à tout prix de donner une quelconque publicité à cette affaire. Si vous en êtes d’accord, le combat s’arrêtera au premier sang !
– Entièrement ! approuva Adalbert. Espérons seulement que ce sang ne viendra pas d’un cœur transpercé ou d’une gorge ouverte !
– Si c’est de l’humour, Monsieur, je le trouve macabre ! observa le général avec sévérité.
– Où voyez-vous de l’humour ? Si vous voulez mon avis, cette histoire est stupide et je ne vois pas pourquoi M. Waldhaus n’a pas réclamé le duel à outrance pendant qu’il y était. Autrefois, on se battait pour tuer l’adversaire mais s’estimer satisfait d’une égratignure administrée au petit matin dans un endroit écarté m’a toujours semblé le comble du ridicule. On pourrait aussi bien prélever dix centimètres cubes avec une seringue !
– Libre à vous de penser ce qui vous plaît. Nous sommes venus pour donner satisfaction à notre ami qui souhaite donner une leçon à son adversaire et l’empêcher de courtiser les honnêtes femmes.
On en était là quand on décida que l’affrontement aurait lieu le lendemain à l’aube dans le parc du château de Brindos, à Anglet, où les belligérants n’auraient rien à craindre d’une incursion des autorités. Les Autrichiens se chargeaient d’apporter les armes, Morosini ayant fait observer qu’il n’avait pas pour habitude, pendant ses vacances, de mettre flamberge au vent entre un parcours de golf et une partie de tennis. Sur ce, on se sépara cérémonieusement.
Adalbert suivit les Autrichiens en déclarant qu’il allait se mettre à la recherche du second témoin et demander au portier de lui louer une voiture pour un temps indéterminé. Il n’eut pas à aller loin. Comme il sortait de l’hôtel, on achevait de charger des bagages à l’arrière d’une grosse Hispano-Suiza dans laquelle Miguel Olmedo aidait Doña Luisa puis Doña Isabel à s’installer. Du regard, Adalbert balaya les environs du palace et n’eut aucune peine à découvrir ce qu’il cherchait : à demi caché par un bosquet de tamaris, le jeune Faugier-Lassagne suivait ce départ d’un œil désespéré.
Tellement que, lorsque l’égyptologue le rejoignit, il gémit lamentablement, comme s’il continuait une conversation inachevée :
– Pourquoi ce départ précipité ?… Cela s’est fait en deux minutes et, moi, je suis pris au dépourvu : je n’ai même pas le temps de chercher une voiture ! Elle s’en va et je n’ai aucun moyen de savoir où !
Il en avait les larmes aux yeux. Adalbert n’eut pas la cruauté de lui rappeler qu’il s’était lancé à la poursuite des Mexicains dans le noble but d’attirer sur eux une vengeance exemplaire. Ce pitoyable garçon était victime lui aussi du brutal coup de foudre qui avait conduit son père à la mort. Question de gènes sans doute. Sans aller jusqu’à évoquer le mythe de Circé dont un regard pouvait transformer un homme en cochon, il reconnaissait que la jeune femme était redoutable et remerciait Dieu qu’Aldo ou lui-même n’eussent pas succombé à un charme qui prenait des allures de malédiction…
Il prit le désespéré par le bras :
– Venez ! dit-il, on va boire un verre au Bar Basque afin d’étudier la question en toute quiétude. Il se peut que je puisse vous renseigner.
On s’installa à la table la plus éloignée et, jaugeant l’état de prostration de son invité, Adalbert commanda d’autorité des Irish coffees, éveillant un semblant de curiosité.
– Qu’est-ce que c’est ? Je n’en ai jamais bu.
– De l’honnête café additionné de whisky irlandais et d’un ou deux ingrédients supplémentaires. Ça vous requinquera !
De fait, François-Gilles se ranima telle une salade altérée sous l’arrosoir :
– Dites-moi où elle va ? implora-t-il.
– Un peu de patience ! D’abord, j’ai un service à vous demander. Un service qui exige la plus grande discrétion. C’est la raison pour laquelle j’ai pensé à vous.
– Lequel ?
– Mon ami Morosini doit se battre en duel demain. Je suis son témoin mais il lui en faut un deuxième et ce sera vous.
Faugier-Lassagne prit feu :
– Moi ? Que je… N’y comptez pas ! Songez à ma fonction… à ma carrière ! Je représente la Loi, Monsieur, et la Loi interdit formellement ce genre de pratique médiévale.
– Commencez par vous calmer et écoutez-moi ! Primo, ne mélangez pas les genres : vous ne représentez la Loi que dans le prétoire quand il s’agit de faire payer son crime à un assassin. Secundo, un duel est l’affaire du préfet, des flics ou des gendarmes et vous n’êtes ni l’un ni l’autre. Et tertio, Aldo Morosini, qui s’est fait piéger dans une histoire idiote, souhaite avant tout que l’affaire reste secrète. La moindre indiscrétion, la moindre publicité – j’entends avant tout la presse – pourrait flanquer sa vie en l’air. Et n’oubliez pas qu’il a une femme et des enfants auxquels, croyez-moi, il est attaché…
– Je peux le comprendre. J’ai vu une photo de la princesse Morosini. Elle doit être…
– Elle l’est plus encore ! Mais revenons à nos moutons ! En tant que premier témoin, je serai muet comme un tombeau et, si je vous ai choisi, c’est justement à cause de votre fonction. On vous présentera sous votre nom sans ajouter de qualité et votre intérêt est de vous taire.
– Admettons ! Mais la partie adverse ?
– Des Autrichiens. Depuis qu’ils ont combattu au côté de l’Allemagne, on ne les apprécie guère chez nous… à moins qu’ils ne soient archiducs ou quelque chose d’approchant. Ce que je veux dire est que, s’ils faisaient parler d’eux, ce serait à leurs dépens. La maréchaussée locale serait trop heureuse d’en coller trois au trou. Alors, votre réponse ?
– Vous me direz où « elle » est partie ?
– Ma parole contre la vôtre !
– Topez là ! J’accepte !
– Et moi je paie : château d’Urgarrain, non loin d’Ascain. Après le duel, je pousserai la bonté jusqu’à vous y conduire avec armes et bagages : il y a une excellente auberge…
Les deux hommes scellèrent leur accord avec une seconde tournée de café irlandais puis on convint de se retrouver le lendemain à cinq heures du matin devant l’entrée du Carlton.
Anglet se situant entre Bayonne et Biarritz, la distance n’était pas longue. Personne ne parla. Adalbert, qui conduisait – raisonnablement, pour une fois ! –, afin de ménager les nerfs de son passager cachait de son mieux son inquiétude. Il savait Aldo entraîné à plus d’un sport et celui-ci l’avait rassuré en lui confiant que l’escrime ne lui était pas étrangère et qu’il l’avait pratiquée dans sa jeunesse. Il n’en restait pas moins méfiant en vertu de l’adage affirmant que personne n’est plus dangereux qu’un maladroit. Il préférait cependant cette arme au pistolet. Faugier-Lassagne, lui, était proprement terrifié à la pensée qu’appartenant à la bonne société lyonnaise il pourrait être reconnu par un quidam quelconque. Aldo, lui, subissait avec agacement une épreuve qu’il jugeait grotesque sans qu’elle l’inquiétât le moins du monde. Pour lui, c’était du temps perdu ! Rien d’autre ! Et cela à un moment où, à peu près sûr de mettre la main sur les émeraudes de Montezuma, sa pensée s’attachait surtout aux moyens – quels qu’ils fussent ! – de les récupérer. Le tour pendable que lui avait joué la baronne Agathe lui ôtait jusqu’à l’ombre d’un scrupule.
Enfin, on fut à destination.
Construit l’année précédente par un noble espagnol, le château de Brindos, d’architecture mêlant harmonieusement le moderne et le néo-mauresque, reflétait sa blancheur de palais arabe dans un beau lac où glissaient de majestueux cygnes neigeux. Un parc immense planté de pins noirs l’entourait et, dans la lumière encore incertaine du petit matin, il évoquait plus que jamais un château de légende. Les fêtes dont il était le cadre étaient sublimes mais pour le moment il sommeillait…
Aldo et les siens étaient juste à l’heure mais l’adversaire les avait précédés, ainsi qu’il convenait puisque le propriétaire de Brindos était une relation du général. Celui-ci faisant office de directeur du combat, on avait déniché un autre témoin, russe celui-là. On avait délimité le terrain choisi, abrité par un rideau d’arbres et, un peu à l’écart, un médecin préparait, sur une table pliante, les instruments et pansements de premiers secours.
– Dieu, que c’est agréable à contempler par un joli matin de printemps ! grommela Adalbert. En outre, ton adversaire a une tête à claques. Un bon match de boxe eût été plus amusant !
C’était aussi l’avis d’Aldo mais il fallait se contenter de ce qu’on avait… À l’exception de la chemise et du pantalon, les combattants se dévêtirent, ce qui permit à Aldo de constater que le baron affichait une bedaine confortable. Ils se réunirent ensuite avec le directeur qui mesura les épées qu’il avait apportées, donna ses instructions puis recula en ordonnant :
– En garde, Messieurs !
Ce que l’on fit dans les règles séculaires de l’académie duelliste. Chose curieuse, à voir en face de lui cet homme rougeaud qui le regardait d’un air féroce en brandissant sa lardoire, Aldo fut pris d’une soudaine envie de rire. C’était d’un ridicule !…
Les fers venaient de s’engager quand, à sa surprise, il entendit une paisible voix émettre la même opinion. D’un pas tranquille, tenant d’une main la laisse d’un cocker caramel et de l’autre une canne d’affût, une dame d’un certain âge effectuait son apparition. Petite et plutôt ronde, elle n’en avait pas moins l’allure d’une impératrice. Admirablement habillée d’un tailleur gris clair, une cape anglaise en homespun négligemment jetée sur les épaules, une écharpe de soie enveloppant sa tête aux cheveux argentés, la nouvelle venue poursuivait son discours comme si de rien n’était :
– … et quand je dis ridicule, je pèse mes mots. Grotesque serait plus approprié ! Cette scène hors d’âge ressemble à une bouffonnerie !
– Belle-maman ! rugit Waldhaus. Que nous vaut votre présence ? Ceci est une affaire d’hommes et vous n’avez pas à vous mêler de ce qui ne vous regarde pas.
– Ah, vous trouvez ? Ce n’est pas mon sentiment dès l’instant où vous faites bon marché du renom de notre famille en vous livrant à des gesticulations de gamin.
– Il ne s’agit pas de renom mais d’honneur !
– Qu’est-ce que l’honneur vient faire là-dedans ? Je n’en vois aucun à tenter d’éborgner un membre de l’aristocratie européenne, mondialement connu en tant qu’expert en joyaux anciens, sur un vague racontar…
– Un vague racontar ? L’aveu formel par ma femme qu’il est son amant ? Que vous faut-il de plus ?
– La vérité ! Il se trouve que je la connais… Il n’y a pas un mois qu’Agathe a rencontré le prince Morosini dans le train qu’elle a attrapé au vol pour rentrer chez nous le jour où elle vous a quitté. Et je peux vous apprendre qu’il lui a évité de passer sous les roues. Vous devriez le remercier, sans lui, vous seriez veuf !
– C’est elle qui vous l’a dit ?
– Naturellement, et, faites-moi confiance, jamais elle ne s’est avisée de me mentir parce que, après deux ou trois tentatives infructueuses, elle a compris qu’avec moi c’était du temps perdu.
– Alors pourquoi a-t-elle avoué ?… Et devant lui par-dessus le marché ?
– Elle a pensé que cela suffirait à vous faire comprendre qu’elle souhaitait rompre son mariage. Il y a des gens contre lesquels il serait imbécile de lutter. C’est idiot, je vous l’accorde ! Il faut admettre, prince, ajouta-t-elle en s’adressant à Aldo, que ma fille n’est pas très intelligente. Elle doit le tenir de ma belle-mère. Aussi je vous prie de bien vouloir lui pardonner le mauvais tour qu’elle vous a joué. Je pense qu’elle a dû le trouver distrayant…
Aldo ne put s’empêcher de rire. Cette reine du chocolat lui plaisait :
– J’aurais mauvaise grâce à lui en vouloir, Madame, puisque cette… méprise me vaut le plaisir de vous rencontrer. Ce que vous venez de dire est l’absolue vérité : je ne connais guère la baronne Waldhaus et pas depuis longtemps. Quant au dîner que nous avons partagé avant-hier soir, c’était le second, le premier ayant eu lieu dans le Vienne-Bruxelles. Je ne l’ai même pas revue à la descente du train… j’étais pressé. Enfin, nous nous sommes croisés au casino Bellevue où je me détendais avec mon ami Vidal-Pellicorne que voici… Et cela, je vous en donne ma parole de gentilhomme !
Mais elle ne l’entendait plus. Tandis qu’Adalbert la saluait, son visage s’illumina :
– Étes-vous Monsieur Vidal-Pellicorne, l’égyptologue ?
– Ai-je l’honneur d’être connu de vous ?
– Ô combien ! Voyez-vous, l’Égypte est ma passion depuis toujours. J’ai lu vos livres, j’ai suivi vos travaux, mais ma mauvaise chance a voulu que je sois absente de Bruxelles lorsque vous venez donner une conférence ! Ah, vous ne pouvez imaginer à quel point je suis heureuse de cette rencontre ! C’est bien la première fois que les agissements de ce pauvre Eberhardt me valent une bonne surprise ! (Puis, se baissant pour détacher son chien :) Tiens, Cléopâtre, va jouer ! (Après quoi elle glissa son bras sous celui d’Adalbert visiblement ravi.) Faisons quelques pas ensemble !…