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le collier sacré de Montézuma
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Текст книги "le collier sacré de Montézuma"


Автор книги: Жюльетта Бенцони



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12

LE SPECTRE D’UN DÉMON

La lettre – convocation serait plus juste ! – attendait Aldo dans le casier de l’hôtel. Elle le prévenait qu’à vingt-trois heures une voiture l’attendrait derrière la maison tous feux éteints. Il n’eut aucune peine à l’identifier : c’était celle-là même qui l’avait emmené un certain soir au bois de Boulogne. Le même chauffeur apparemment, et cette fois encore, les rideaux étaient tirés. À la limite, c’était plutôt réconfortant : si l’on ne voulait pas qu’il puisse reconnaître le chemin, c’est que l’on avait l’intention de le ramener. Donc qu’il avait une chance d’en sortir vivant, ce qui jusqu’à présent ne lui paraissait pas évident.

Humide et brumeuse, la nuit était obscure à souhait. Les bruits en étaient étouffés. En mer, le mugissement lugubre d’une corne de brume se faisait entendre par intermittence. Les phares de la voiture s’efforçaient de percer un tunnel laiteux dans lequel parfois passaient des ombres mais le chauffeur était habile et, s’il roula au ralenti tant que l’on fut dans la ville, il reprit une allure plus normale une fois en campagne, en homme qui connaît bien son chemin. On se dirigeait vers l’est et bientôt le passager fut renseigné sur sa destination définitive : on l’emmenait à Urgarrain ou dans les environs… Cela acquis, il s’enfonça plus confortablement dans son coin et s’offrit même le luxe de fermer les yeux un moment. Il avait plongé sa main dans sa poche de poitrine où il avait glissé le collier aux cinq émeraudes dans un sachet de daim noir.

En dépit de la fascination qu’elles avaient exercé sur lui quand il les avait tenues en main, il éprouvait à présent une sorte de hâte d’en être débarrassé, semblable à celle qu’Adalbert et lui ressentirent en restituant au Pectoral du Grand Prêtre chacune des pierres que le temps et la rapacité des hommes lui avaient soustraites. Trop de sang sur ces merveilles dont, en des circonstances différentes, il eût cherché par tous les moyens à s’assurer la propriété…

On roula, approximativement, une demi-heure sur une route asphaltée mais, à la sortie d’un village qu’il supposa être Ascain à cause de l’animation relative qui y régnait la nuit, on emprunta un chemin juste empierré dont la pente allait s’accentuant. Quelque part dans la campagne, le clocher d’une église sonna la demie de onze heures. Son timbre bien particulier indiqua au passager de la voiture noire que c’était celui d’Urrugne et il ne put retenir un frisson. Comme beaucoup de sanctuaires campagnards du pays, Urrugne possédait un cadran solaire orné d’une devise. La sienne était : Vulnerant omnes, ultima necat (19) ,et en bon Vénitien un brin superstitieux, Aldo fit la grimace. La coïncidence avec ce qu’il vivait pesait sur lui. Il ne pouvait s’empêcher de penser que sa dernière heure, à lui, pouvait être plus proche qu’il ne le pensait au départ. Mais il était fermement décidé à vendre chèrement sa peau. En dépit des injonctions de son tourmenteur – venir seul et sans armes ! –, il avait suivi les conseils avisés d’Adalbert qui consistaient à glisser un petit calibre dans une chaussette et porter, sous ses manchettes, liée à l’avant-bras droit, côté interne, une gaine de cuir contenant un mince poignard effilé dont le manche sur une simple secousse glissait dans la paume de la main. Cela ne serait sans doute qu’un baroud d’honneur en raison du nombre d’ennemis qu’il aurait à affronter – les Mexicains et la bande du bois de Boulogne, sans compter ceux qu’il ignorait – mais c’était malgré tout un sérieux réconfort…

Le chemin devenait plus cahoteux, avant sans doute de se réduire à un sentier herbu indécis ponctué de roches affleurantes. L’auto, par déduction, était au bout de sa course et, le nez tourné vers une grille noire, attendait qu’on la lui ouvre, ce qui se fit sans le moindre bruit. Au-delà il y avait un jardin, cela se sentait à l’odeur de plantes mouillées, et Aldo ne douta plus qu’on fût à Urgarrain, ce qu’il percevait correspondant point par point à la description d’Adalbert. La voiture s’engagea dans une allée sablée. Enfin elle s’arrêta et la portière s’ouvrit mais le passager ne descendit pas : un homme masqué le rejoignit qui lui banda les yeux puis boucla une paire de menottes entre son propre poignet et celui de Morosini.

– Descendez et pas de bêtises, hein ! intima-t-il en américain teinté d’un fort accent du Bronx, qui rajeunit Aldo de plusieurs années !

– La dernière recommandation est superflue ! répliqua-t-il en haussant les épaules et dans la même langue, moins l’accent. Ne voyant rien, j’imagine mal ce que je pourrais faire !

– Je sais c’que j’dis ! grogna l’autre. On vous connaît !

– Allons, tant mieux !

Guidé par l’homme il descendit, sentit le sable sous ses pieds.

– Rentrez vite ! pressa quelqu’un (cette fois en espagnol), on dirait qu’il y a du monde dans la montagne !

– Des contrebandiers ! renseigna le chauffeur. Je les ai aperçus après la sortie du village. Ils ont d’autres chats à fouetter que s’occuper de gens qui rentrent chez eux un peu tard ! Et maintenant, grouillez-vous ! Le patron doit être déjà d’une humeur de dogue !

On entraîna donc Aldo à l’intérieur. Il sentit qu’il gravissait des marches puis sous ses pieds les dalles qu’un tapis couvrait par endroits. Il devait y avoir du feu dans la cheminée car il perçut la chaleur et le crépitement du bois sec. Un peu de lumière filtrait au bas du bandeau dont on avait couvert ses yeux et, quand on l’eut détaché de son mentor – mais pour boucler autour de son poignet gauche la menotte ainsi libérée –, il éprouva soudain l’impression d’être seul au milieu d’un espace vide. Alors, venant d’au-dessus de sa tête, il entendit le rire, le petit rire aigu, sinistre et cruel qui était revenu hanter trop souvent ses nuits. Puis une voix, celle du propriétaire dudit rire, qui ordonnait :

– Otez-lui le bandeau, qu’il puisse admirer notre demeure !… Et aussi les menottes ! Elles sont inutiles !

Libérés, ses yeux clignèrent afin de s’accoutumer à la vive clarté qui emplissait la pièce mais en accommodant il constata qu’en effet il était seul au milieu d’une vaste salle à l’ancienne autour de laquelle, à hauteur d’étage, courait une splendide galerie de bois sculpté sur laquelle devaient donner des chambres ou d’autres pièces. La cheminée de grès, rose comme les dalles du sol, rejoignait à six ou sept mètres de haut le plafond de lourdes solives peintes, dorées et sculptées, comme l’âtre lui-même, aux emblèmes du Pays basque : cœurs, croix à virgules, croix discoïdales ou croix de Malte mêlées, sur le manteau, de fleurs et d’oiseaux évoquant une offrande autour d’un blason aux couleurs effacées que soulignaient des épées entrecroisées.

Les meubles, XVIIe et XVIIIe siècle, étaient de qualité comme le vieux banc seigneurial à haut dossier garni de coussins de velours pourpre posé devant la cheminée. La salle, de dimensions imposantes, contenait des fauteuils, des tables, des meubles d’appui… dont une paire de consoles Régence venue en droite ligne de la rue de Lille en compagnie d’une collection de porcelaines céladon chinoises… et des deux Guardi offerts en cadeau de mariage. Partout, candélabres et chandeliers disposés ici ou là prodiguaient l’éclairage harmonieux de leurs longues bougies de cire blanche… Mais au milieu de cette profusion – au fond, cela faisait un peu magasin d’antiquaire ! – pas la moindre silhouette humaine. En revanche, répartis sur la galerie, cinq ou six hommes gardaient leurs armes posées sur la balustrade, interdisant à Aldo le moindre geste suspect.

Après les avoir détaillés tour à tour, Aldo remarqua, goguenard :

– Quel accueil touchant ! Avec lequel d’entre vous, Messieurs, suis-je censé discuter ? Si toutefois discussion il y a ? Il serait si simple d’en finir rapidement…

– Simple mais fichtrement moins amusant ! Un vrai gâchis alors que j’entends savourer chacune des minutes à venir !

Lentement, marche après marche, l’homme achevait de descendre l’escalier mais ne prit plus soin de déguiser sa voix. Ni sa personne… Aldo vit venir à lui, une main au fond d’une poche et l’autre tenant une cigarette allumée, un grand jeune homme – pas plus de vingt-cinq ans ! – dont les courts cheveux d’un blond presque blanc contrastaient avec des yeux qui ressemblaient à des diamants noirs profondément enfoncés sous des sourcils en surplomb. La bouche eût été belle sans le pli cruel qui en marquait le coin. De même, les traits fins et relativement agréables au repos perdaient leur charme dès que le visage s’animait, tant il exprimait un orgueil à la limite de la fatuité et un universel mépris pour le reste du genre humain. Un visage surprenant ! Pourtant Aldo aurait juré qu’il lui rappelait quelque chose… ou plutôt quelqu’un, mais qui ?

Lorsque l’inconnu eut achevé une descente d’escalier digne d’une prima donna et s’avança dans la lumière cependant flatteuse des chandelles, Aldo eut un instinctif mouvement de recul, comme si un serpent venait de surgir sur son chemin. Et cette fois le petit rire méchant frôla ses oreilles :

– Me feriez-vous l’honneur d’avoir peur de moi ?

– Disons que je suis… seulement surpris ! Vous n’avez rien d’un Mexicain.

– Devrais-je l’être ?

– Cela coulerait de source puisque durant ces semaines écoulées j’ai dû rechercher un joyau aztèque pour des indigènes du pays qui, après s’être emparés, au moyen d’une habile escroquerie au mariage, des biens de Gilles Vauxbrun, m’ont contraint à travailler à leur profit afin de récupérer des émeraudes séculaires volées chez eux depuis environ un demi-siècle. Quand nous nous sommes rencontrés au bois de Boulogne, j’ai pensé que vous étiez à leur solde mais, ne voyant aucun d’entre eux dans ce château qui cependant leur appartient, j’avoue qu’un doute m’effleure…

– Penseriez-vous que je n’ai travaillé que pour moi-même ?

– C’est un peu ça…

À ce moment, la porte de la salle s’ouvrit brusquement et un colosse typiquement yankee, depuis les santiags jusqu’au chewing-gum qu’il mâchait, propulsa aux pieds de son chef un homme recroquevillé, entre deux âges, dont les signes particuliers consistaient à n’en avoir aucun : c’était Monsieur Tout-le-Monde dans toute sa grisaille. L’inconnu n’en eut pas moins une exclamation de colère.

– Que signifie ? D’où le sors-tu ?

– De l’emplacement de la malle arrière sur la voiture. Ce type a dû s’y accrocher en profitant du brouillard quand on a chargé le prisonnier à Saint-Jean et il a essayé de se cacher dans le parc mais Slim l’a vu et l’a alpagué…

Les yeux trop brillants du malfrat tournèrent dans la direction d’Aldo :

– C’est à vous ? Ce… cet avorton ?

– Jamais vu ! lâcha celui-ci qui venait de noter au passage son statut de prisonnier.

– Comme c’est facile à croire !

Mais « l’avorton » était loin d’être à bout de ressources et se relevait en s’époussetant de son mieux :

– Monsieur Morosini dit la vérité : il ne m’a jamais vu. Ce qui est tout à mon honneur et prouve que je fais bien mon métier !

– Et c’est quoi, ce métier ?

– Je suis détective privé. Alcide Truchon, de l’agence « L’œil écoute », de Paris. Et aussi de Bruxelles où nous avons une succursale. Voyez plutôt !

Et, d’une poche de sa poitrine, Alcide Truchon tira deux cartes dont il tendit l’une à l’inconnu et l’autre à Morosini qui ne cachait pas sa stupéfaction.

– Puis-je savoir pour le compte de qui vous me suiviez depuis…

– … plus de deux mois… et il nous est interdit de révéler le nom de nos clients, précisa le détective en s’efforçant de retrouver sa dignité.

L’inconnu sortit un revolver de son veston et le braqua sur lui :

– Ou tu parles illico ou tu te tairas pour l’éternité ! fit-il d’un ton las.

– Bon. Le baron Waldhaus, de Vienne, a requis nos services pour surveiller les agissements du prince Morosini ici présent dont il soupçonnait la liaison avec sa femme, la baronne Agathe, née Timmermans.

– Encore cette histoire ! protesta Aldo. Mais je la croyais enterrée depuis ce duel ridicule auquel j’ai été contraint !

– Monsieur le baron ne la considérait pas comme une affaire enterrée. Il est plus persuadé que jamais, au contraire, qu’on lui a joué une habile comédie dont s’est mêlée sa belle-mère, Mme Timmermans. J’ai donc reçu des instructions pour m’attacher aux pas du prince et ne le perdre de vue que le moins possible. Ce que j’ai fait !

– Mais c’est de la démence ! s’emporta Aldo. Et si je rentrais chez moi, à Venise, vous seriez prêt à passer des semaines, des mois, voire des années à surveiller ma maison et les miens ?

– Uniquement vous mais le temps qu’il faudra !

– Est-ce qu’il ne serait pas plus aisé… et surtout moins onéreux de suivre la baronne Agathe ?

– Que croyez-vous ? Elle est surveillée, elle aussi ! Comme elle a demandé le divorce, le baron tient à rassembler le maximum de preuves pour avoir barre sur elle et, éventuellement, éviter une séparation qui lui est pénible !

– C’est une histoire de fous !

– Que ce soit ce que ça veut, coupa l’inconnu qui donnait des signes d’agacement depuis quelques instants, cela ne nous intéresse pas ! Désolé, Alcide Truchon de l’agence « L’œil écoute », mais vous allez être séparé de votre précieux gibier sans grand espoir de le revoir. Emmenez-le, ajouta-t-il à l’intention de ses hommes qui avaient apporté le détective.

– On en fait quoi ?

– Mettez-le avec les autres ! On s’occupera de lui après !

– Les autres ? Quels autres ? demanda Aldo qui pensait au jeune Faugier-Lassagne.

– Je ne pense pas que ce soit vos oignons ! Allez ! Emmenez-le ! Nous avons à traiter d’affaires plus importantes que ces sottises…

Il fallut pourtant patienter encore un moment : fort de son bon droit et de sa conscience pure, Alcide Truchon fournit une défense honorable qui réquisitionna trois hommes. On réussit finalement à l’emporter, mais tellement glapissant et fulminant qu’on dut en venir à le bâillonner. Tant qu’il se fit entendre, le chef se tint la tête comme si ces cris lui faisaient mal.

– Je ne supporte pas d’entendre hurler, admit-il quand l’organe perçant du détective se fut éteint. À présent, à nous deux ! Vous avez le collier ?

– Vous avez Gilles Vauxbrun ?

– Il n’est pas ici !

– Où est-il ?

– Je vous le dirai plus tard !

– Pourquoi, alors, ce rendez-vous à l’autre bout de la France quand nous étions convenus de Paris ?

– Rien n’était convenu…

– Sinon que l’on me remettrait Vauxbrun en échange des émeraudes. Je les ai ! Rendez-moi Vauxbrun !

– C’est impossible ! il n’a pas supporté sa captivité et…

– Enfermé dans une caisse au fond de sa propre cave, qui aurait survécu à pareil traitement ?

Les yeux de l’autre s’agrandirent :

– Vous le saviez ?

– C’est moi qui l’ai découvert.

– Vous le saviez et pourtant vous êtes venu avec le collier ? Ou est-ce un coup de bluff ?

– Ce n’est pas la première fois que je traite avec des gens malhonnêtes…

– Ce qui signifie que vous m’avez trompé, que vous n’avez pas les émeraudes et que vous espériez me prendre au piège…

– Enlevez-moi ces menottes, vous verrez bien !

Sur un signe impératif, l’un des sbires délivra les poignets d’Aldo qui sortit alors de la poche à fermeture Éclair ménagée dans la doublure de sa veste en whipcord le sachet de daim noir dont il fit glisser le contenu sur le brocart ancien recouvrant le guéridon voisin :

– Les voici !

Il y eut un silence total. Chacun des hommes présents retint son souffle. Sous les feux du chandelier à dix branches posé près d’elles, les émeraudes de Montezuma se mirent à irradier d’une incomparable lumière verte. Un instant, le bandit lui-même parut changé en statue tandis que se dilataient ses sombres prunelles. Et la main qu’il tendait vers les pierres tremblait d’excitation. Mais Aldo fut plus rapide : en un tournemain il escamota les joyaux puis recula jusqu’à s’appuyer à la cheminée.

– Un moment ! Elles ne sont pas faites pour des pattes sacrilèges. N’oubliez pas qu’il s’agit de pierres sacrées… Avant de poursuivre d’ailleurs et puisque vous avez tué Vauxbrun, je veux savoir quelque chose.

– Quoi ?

– Ce qui s’est exactement passé le jour du mariage et l’explication de l’incroyable comportement de Vauxbrun.

L’autre haussa les épaules :

– L’explication est facile dès l’instant où la drogue entre en jeu, et surtout avec un homme quasi prosterné devant sa fiancée. Quand on l’a rejoint, rue de Poitiers, il n’y a eu qu’à lui dire que Don Pedro acceptait, pour l’aider, de lui prêter le collier mais qu’il fallait passer le prendre au Ritz. On serait juste un peu en retard à l’église, mais il ferait patienter. Une fois en sa possession, nous avons exécuté notre plan et il s’est retrouvé prisonnier.

– Vous êtes de fieffés misérables ! Et la chaussure retrouvée près de la Mare-aux-Fées ?

– Un petit plus pour la police ! On avait d’ailleurs jeté la deuxième de l’autre côté de la route dans un buisson. Amusant, non ?

– Je ne trouve pas. Mais, pour en revenir aux émeraudes, sachez que vous n’êtes pour moi que de simples intermédiaires.

– D’où tenez-vous cette fable ?

– De ce que j’ai appris de la bouche du véritable propriétaire, Don Pedro Olmedo de Quiroga. Et comme cette maison appartient à sa tante Doña Luisa de Vargas y Villahermosa où je suppose qu’il se trouve en famille, je vous serais obligé d’aller le chercher. C’est à lui seul que j’entends remettre ces émeraudes…

Un sourire que l’on pourrait qualifier de diabolique changea l’expression d’un visage qui, au repos, était loin d’être laid :

– Étes-vous vraiment naïf à ce point ?

– Comment ?

– Je veux dire : après notre entrevue du bois de Boulogne, avez-vous cru réellement travailler pour cette tribu mexicaine ?

– Dans mon esprit, il n’a jamais été question d’autre chose. Et si j’ai déploré les moyens employés pour rentrer en possession d’un trésor plusieurs fois centenaire, j’ai fini par comprendre, à défaut d’admettre. Cela dit, je voudrais au moins savoir où se trouvent celle qui est toujours Mme Vauxbrun et les siens ?

– Chevaleresque, hein ?

– N’exagérons rien. Sachez que j’aime savoir où je mets les pieds.

– Alors je vais vous rassurer : cette maison reste la propriété de l’affreuse Doña Luisa et de la ravissante Doña Isabel. Vous pourrez même les saluer tout à l’heure avant de…

– Avant de quoi ?

– Rien. Nous en parlerons l’heure venue…

– Il n’en demeure pas moins que je veux voir Don Pedro, fit Morosini en appuyant sur chaque syllabe. Sinon…

– Sinon, quoi ? Vous n’êtes guère en état de poser des conditions.

– En êtes-vous sûr ? Disons que je pourrais laisser tomber le collier dans le feu…

– Imbécile !

Le geste ébauché par l’inconnu en vue de lancer deux de ses hommes sur Aldo se figea net. Le poing soudain armé du prince qui venait de se baisser rapidement était pointé vers sa tempe.

– Si l’un de vous bouge, je tire ! prévint-il. Et maintenant j’exige de voir Don Pedro !

– Vous auriez du mal, intervint l’un des truands en faisant passer son chewing-gum d’une joue à l’autre. L’a eu la mauvaise idée d’vouloir faire un tour en bateau pour admirer les vagues d’plus près ! Ça lui a rien valu !

– Vous voulez dire qu’il s’est noyé ?… Ou plutôt qu’on l’a noyé ?

– Y a d’ça ! Faut dire qu’il dev’nait encombrant !

– Ça suffit ! Tu parleras quand je te le dirai et… si je te le dis !

– Voilà bien des paroles pour une sordide réalité, coupa Morosini. Vous avez assassiné Don Pedro ! Point final ! Dieu ait son âme. Mais à défaut, je me contenterai de son héritier direct. Faites venir Don Miguel !

– Il n’est pas là !

– Non plus ? Envoyez-le chercher ! Je ne fatigue jamais lorsque je tiens en joue un malfaiteur. Ce que vous êtes indubitablement, Monsieur l’inconnu…

Sans plus se soucier de l’arme braquée sur lui, le jeune homme alla s’étendre à demi sur le banc aux coussins de velours rouge, une jambe négligemment passée sur l’accoudoir. Il eut même pour Aldo un sourire moqueur :

– C’est vrai, pourtant, que l’on ne nous a jamais présentés ? Je ne vois d’ailleurs pas qui aurait pu s’en charger. Pour tous ceux d’ici je suis Gregory Ollierik, mais je crois le moment venu de révéler ma véritable identité. Je vous dois bien ça… mon cousin !

– Cousin ? Qu’allez-vous encore inventer ?

– Rien qui ne soit l’expression exacte de la réalité. Mais si cousin vous déplaît, nous pourrions dire… beau-frère ? Qu’en pensez-vous ?

– Que vous êtes fou !

Le petit rire cruel qu’Aldo avait appris à redouter retentit. À cet instant, il fut saisi d’une envie brutale d’appuyer sur la détente et d’effacer à jamais ce garçon du nombre des vivants, mais c’eût été donner le signal de sa propre mort. Ils étaient cinq sur la galerie dont les armes n’avaient pas bougé. Lentement, il laissa retomber sa main. Cependant, son cerveau travaillait à toute vitesse pour trouver une logique à cette histoire. Il savait que des personnages qui avaient été ses plus impitoyables ennemis, aucun ne subsistait. Cela relevait de l’impossible ! Pourtant il entendit :

– Je m’appelle Gregory Solmanski !

Le rire d’Aldo résonna à travers la maison avec une stridence inhabituelle parce que c’était un rire forcé d’où toute gaieté était absente, remplacée par une angoisse dont Aldo constata avec rage qu’il n’était pas le maître. Il chercha du secours dans l’insolence :

– Un Solmanski surgi du néant ? Bravo !… Cependant n’est-ce pas un peu trop facile, quand une famille est éteinte, de s’emparer du nom et de se l’appliquer… comme un faux nez ?

– Ça l’est encore davantage quand on peut produire les actes en faisant foi. Je conçois que ça vous contrarie. Vous étiez intimement persuadé d’en avoir fini avec ma famille puisque vous avez tué mon père, mon frère et fait assassiner ma sœur par votre cuisinière. Pourtant le fait est là : je suis bel et bien le dernier Solmanski, né à Locarno, le 9 mars 1908, fête de saint Grégoire de Nysse, des amours – brèves mais intenses ! – du comte Roman Solmanski avec la comtesse Adriana Orseolo, votre cousine… qu’entre parenthèses vous avez fait disparaître aussi. D’où ce cousinage qui semble vous chiffonner, ce qui est ridicule puisque, je vous l’ai dit, je me trouve être également votre beau-frère ! Satisfait ?

Aldo serra les dents. Une sueur froide perla à ses tempes en face de ce rejet inattendu vomi par l’enfer. Il lui fallait à tout prix gagner du temps pour se ressaisir. Cherchant une cigarette dans son étui, il réussit à l’allumer d’une main assurée mais il fit un geste maladroit et laissa tomber l’arme sur laquelle fondit le colosse. Cependant il remarquait :

– Intéressante famille ! Votre père était responsable de véritables massacres, votre sœur avait facilement deux morts sur la conscience en attendant d’y ajouter une troisième : la mienne. Quant à votre mère, elle avait assassiné la mienne qui, cependant, la traitait comme sa fille… Mais à présent, j’aimerais savoir comment vous avez pu vivre dans la tribu Solmanski sans que l’on vous voie jamais sur le devant de la scène ?

– Pourtant, un soir, c’est moi qui ai joué le principal rôle. C’était à Zurich pendant la fête que Moritz Kledermann, votre beau-père, donnait pour l’anniversaire de sa femme. C’est moi qui ai eu l’honneur de descendre la sublime Dianora d’un seul coup de pistolet. Un coup magnifique qui m’a valu les félicitations de mon père avant qu’il ne me renvoie aussitôt après en Amérique me mettre à l’abri des flics helvétiques…

Luttant cette fois contre une nausée insidieuse, Aldo aspira deux ou trois bouffées. Il était évident qu’il avait affaire à un maniaque du crime.

– Bel exploit ! Une femme innocente abattue alors qu’elle riait et buvait une coupe de champagne entourée de son époux et de ses amis ! Mais, je répète, comment se fait-il que je ne vous aie jamais remarqué dans le clan Solmanski ?

– Cela tient à ce que je m’y suis intégré tardivement. Dès ma naissance, j’ai été laissé par mon père à une nourrice de Locarno où je suis resté jusqu’à l’âge de huit ans. Après, on m’a mis en pension dans l’un de ces collèges chic dont la Suisse a le secret et j’y ai été élevé sous le nom de mon père puisqu’il m’avait reconnu, tandis que celui de ma mère restait anonyme.

– Vous est-il arrivé de la voir ? Je veux dire, votre mère ?

– À plusieurs reprises quand j’étais petit. Ensuite, non. Au sortir de l’affaire Ferrals (20), on m’a emmené en Amérique. D’abord sous le pseudonyme d’Ollierik pour tâter le terrain et voir comment le reste de la famille m’accueillerait. Mais je me suis tout de suite entendu à merveille avec Sigismond, mon frère plus âgé, et le nom d’emprunt a disparu jusqu’à ce que je le reprenne pour les besoins de mes occupations. Malheureusement, si Sigismond m’appréciait, ce n’était pas le cas pour Anielka, mais elle n’aimait pratiquement personne, vous, elle vous haïssait tellement que nous avons fini par tomber d’accord sur ce point. Après leur disparition massive, j’ai repris à mon compte la bande de Sigismond et j’ai pu réussir quelques opérations… intéressantes. C’est au cours de l’une d’elles que j’ai fait la connaissance de Miguel Olmedo puis de sa famille et, surtout, j’ai eu vent de ces fameuses émeraudes envolées dont la perte plongeait le pauvre vieux Pedro dans le désespoir... Ce qui a été pour moi une sorte de… révélation ! En dehors du fait que ce collier valait plus qu’une fortune, c’était l’occasion inespérée de vous obliger à travailler pour moi et, par conséquent, de venger les miens lorsque enfin je vous tiendrais à ma merci ! Ce qui, ce soir, se réalise ! Vous êtes coincé. En « mon » pouvoir et vous êtes fait comme un rat !

– On n’est pas plus clair ! Vous avez l’intention de me tuer ! constata Aldo aussi calmement que si l’on venait de l’inviter à dîner.

– Sans doute… mais on ne va pas se presser ! J’ai une envie folle, mon cher prince, de m’amuser avec vous. Vous tuer d’un coup de feu serait trop bête, trop rapide. Vous voir souffrir… longuement, voilà ce qui sera délicieux, digne des Solmanski !…

– Que vous n’êtes pas plus que vos prédécesseurs. Nom, titre et palais ont été volés par un Russe nommé Ortschakoff, un spécialiste des pogroms et autres massacres d’innocents !

– Qu’est-ce qui importe, à présent que j’ai mis la main sur vous ?… Maintenant, donnez-moi les émeraudes !

– N’en faites rien !

La voix qui s’exprimait avec une telle autorité appartenait à Doña Luisa. Vêtue de noir à son habitude mais avec davantage d’austérité parce que aucun bijou – à l’exception de l’alliance d’or qui ne quittait sans doute pas son annulaire – n’éclairait un deuil aggravé, au contraire, par le voile de crêpe couvrant à demi ses cheveux gris haut relevés par un peigne d’ébène.

Sortant de derrière une colonne, la vieille dame s’avançait avec une majesté qui frappa Aldo tandis qu’elle s’approchait de lui. Il s’inclina même lorsqu’elle demanda :

– Est-ce réellement, cette fois, le collier sacré ?

– Sur ma foi, il n’existe aucune raison d’en douter, répondit-il en faisant glisser de nouveau les pierres sur le brocart pourpre.

À leur vue, une flamme s’alluma dans le regard couleur de granit et, comme une masse, Doña Luisa se laissa tomber à genoux devant les émeraudes où elle posa des mains tremblantes :

– Pardonnez-moi d’avoir douté de vous, prince Morosini, car ceci est un miracle. Où étaient les pierres sacrées ?

– Cachées parmi les objets précieux rapportés du Mexique par l’impératrice Charlotte qui a toujours ignoré qu’elle les possédait.

– Qui les avait mises là ?

– Une femme qui la haïssait et qui, connaissant la malédiction attachée à ces émeraudes, voulait qu’elles causent sa perte.

– Elles n’y ont pas manqué puisqu’elle est morte folle mais désormais les « quetzalitzli » du Serpent à Plumes ne seront plus touchées que par des mains pures et ces mains les rapporteront à la terre des ancêtres dont la gloire et la renommée renaîtront ! Loué soit Uitzilopochtli, dieu des dieux, pour ce beau jour qui nous rend l’espérance !

Et, toujours à genoux, Doña Luisa entama une mélopée bouche fermée, à la fois lente et lugubre, mais traversée d’éclats de voix qui ressemblaient à des cris de victoire. Tous l’écoutèrent sans songer à l’interrompre, tant ce chant venu du fond des âges était émouvant.

Ce fut seulement quand elle se tut, courbée et assise sur ses talons en élevant au bout de ses bras les émeraudes au-dessus de sa tête qu’éclata le bruit le plus incongru : un applaudissement qui ne généra aucun écho.

L’auteur en était évidemment le dernier des Solmanski :

– Bravo ! Quelle réussite et qui pourrait avoir du succès au music-hall mais, ici, il est temps de passer aux affaires sérieuses, on a suffisamment rigolé !

Et, d’un geste vif, il arracha le collier à Doña Luisa et le fit miroiter entre ses doigts avant de le fourrer tranquillement dans sa poche.

À demi étouffée d’indignation, la vieille dame émit un cri de colère et voulut se relever maladroitement, ce qui eût aggravé son cas si la poigne solide d’Aldo n’était venue à son secours pour la remettre debout. Elle l’en remercia d’un coup d’œil mais protesta :

– Vous perdez la raison, je pense ! Que vous osiez seulement toucher les pierres sacrées n’était pas dans nos conventions !

Il haussa les épaules avec un vilain sourire :

– Nos conventions ? J’ai l’impression qu’elles n’ont existé que dans votre esprit, ma bonne dame, et dans celui de ce pauvre Don Pedro. Moi, je n’ai jamais travaillé que pour moi…

– Allons donc ! Quand Miguel vous a amené chez nous à New York ?

– … Ah ! ça, j’admets avoir fait ce qu’il fallait pour vous séduire et entrer dans votre jeu quand j’ai compris qu’avec votre histoire de trésor familial disparu, vous m’apportiez exactement ce dont je rêvais : l’occasion de faire une belle fortune en tirant une éclatante vengeance d’un homme que j’exècre…

– Ne cherchez pas, Doña Luisa, c’est de moi qu’il s’agit ! fit Aldo. Ce triste personnage estime que je suis en dette envers lui…

– Ne mélangeons pas. On réglera ça comme je l’ai décidé. Pour l’heure, il n’y a place que pour les joies du triomphe, et le mien est complet.

– Parce que vous détenez les émeraudes ? laissa tomber Aldo, dédaigneux. Vous ne devriez pas perdre de vue la malédiction qui pèse sur elles. Qu’est-ce qui peut vous faire croire qu’elle vous épargnera ?

– La bonne raison que je n’ai pas l’intention de les garder mais de les vendre… une somme astronomique ! Je connais l’acquéreur qui m’en donnera ce que je voudrai. Et si vous ajoutez l’héritage Vauxbrun…


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