Текст книги "le collier sacré de Montézuma"
Автор книги: Жюльетта Бенцони
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– Vous n’y avez aucun droit, que je sache !
– Moi, non, j’en conviens, mais sa veuve, si. Ce qui nous a permis de vivre agréablement en vendant certaines babioles ici ou là… Le reste va suivre. Et ça fait un paquet !
– Ça va faire surtout un paquet de désillusions pour vous. Tant que Vauxbrun n’était que disparu, sa femme pouvait agir à sa guise. Désormais, elle va être officiellement veuve, donc la succession va être ouverte…
– Et alors ? Ouverte ou fermée, c’est du pareil au même. Tout lui revient !
– C’est là que vous faites erreur… En dehors de la part réservataire prévue par la loi, elle n’a droit à rien.
– N’essayez pas de me raconter des fariboles. Ce n’est quand même pas l’État qui va ramasser ?
– Non. C’est l’héritier. Figurez-vous qu’il y en a un, dûment reconnu et couché sur le testament déposé en l’étude de Maître Baud, notaire. Vauxbrun était célibataire mais il avait un fils naturel qu’il a reconnu !
– Ce n’est pas grave : on attaquera le testament. J’imagine sans peine quel genre de gamin facile à intimider nous aurons en face de nous…
– Il est procureur de la République !
Intérieurement, Aldo priait désespérément pour que ce soit toujours la réalité, ce dont personne ne pouvait être certain depuis la disparition inexplicable du jeune magistrat. Peut-être même faisait-il partie de ces « autres » évoqués tout à l’heure par Gregory laissant entendre la présence de prisonniers dans cette maison, mais il n’avait pu résister au plaisir pervers de voir le visage de son ennemi se convulser de rage. En vérité, ce fruit des amours clandestines de Roman Solmanski et d’Adriana Orseolo manquait de cette classe qui n’avait jamais fait défaut à ses géniteurs !
Celui-ci, cependant, arrivait à la parade :
– Bah ! Ça n’en fait qu’un de plus à éliminer !
– Tuer est votre spécialité, n’est-ce pas ? Si j’étais vous, je prendrais la précaution de tenir compte de la police française et, surtout, je considérerais que la mort de l’héritier ne changerait rien pour Mme Vauxbrun. Car la succession qui s’ouvrirait alors serait celle de votre nouvelle victime. Vous n’y gagneriez qu’une chance de plus de porter à l’échafaud une tête ô combien antipathique !
– Ne vous faites pas de bile ! Je suis américain !
– La chaise électrique ne doit pas être plus agréable. Surtout, c’est plus long ! Mais pas d’illusions, ce sera ou l’une ou l’autre. Le chef de la police métropolitaine de New York, Phil Anderson, se fera une joie de demander votre extradition…
Le tout sur un ton paisible qui exacerba la fureur du dénommé Solmanski. Il se mit à hurler, ordonnant en plusieurs langues que l’on réduise son prisonnier, qu’on le ligote et qu’on le bâillonne. Ce qui fut exécuté avec dextérité, après quoi on l’expédia à terre tel un paquet. Le hasard voulut qu’il tombe aux pieds de Doña Luisa, effondrée dans un fauteuil, qui pleurait en silence sans songer à essuyer ses larmes. Là, à quelques pas, Gregory avait ressorti le collier et le maniait dans la lumière des bougies, ayant momentanément oublié ceux qui le regardaient. La vieille dame se pencha sur Morosini :
– Pourquoi l’avoir poussé à bout ? chuchota-t-elle. Il va vous tuer et tout sera dit.
Il hocha légèrement la tête, accompagnant son geste d’un regard souriant… Il n’avait pas d’autre moyen de lui faire comprendre qu’il avait agi sciemment dans l’espoir qu’on l’enverrait rejoindre ces autres qui le tracassaient tant. Il serait peut-être possible de tenter une action puisqu’il avait gardé son couteau. Quant à être abattu sur place, il n’y croyait pas. Gregory ne lui avait-il pas promis une douloureuse agonie ? Cela avait au moins l’avantage de laisser du temps. Il aurait seulement préféré savoir ce qu’Adalbert faisait pendant ce temps-là !
Cependant, un autre personnage faisait son apparition. Suivie par les regards admiratifs de ces hommes frustes, Doña Isabel descendait l’escalier, lente, gracieuse, hiératique et apparemment insensible, elle semblait glisser dans sa longue robe d’intérieur en velours noir, parée du seul éclat de sa peau révélé par le profond décolleté en pointe… Du fond de son inconfortable position, Aldo ne put s’empêcher d’admirer sa beauté sans cesser de déplorer qu’elle fût à ce point dépourvue de vie.
Mais d’un seul coup la statue s’anima : elle venait d’apercevoir les émeraudes entre les mains de Gregory et, se précipitant vers lui, elle les lui arracha avec une fureur inattendue :
– Les quetzalitzli sacrées ! Comment osez-vous seulement les toucher ? C’est un sacrilège !
Trop surpris par la soudaine transformation de la jeune femme, Gregory ne réagit pas et se laissa enlever les pierres sans rien faire pour les retenir. Isabel l’oubliait déjà. Comme Doña Luisa précédemment, elle éleva les pierres vers les lumières d’un candélabre puis, les bras toujours tendus, plia le genou en baissant la tête comme l’eût fait une chrétienne devant l’hostie, se redressa et revint vers l’escalier qu’elle s’apprêtait à remonter sans que quiconque fît un geste pour l’interrompre tant elle était transfigurée.
Mais le fils de Roman Solmanski n’était pas de ceux qu’un sortilège peut retenir captif longtemps. En trois sauts il eut rejoint la jeune femme :
– Hé là ! Où prétendez-vous aller ?
– Chez moi où le joyau de Quetzalcóatl recevra de mes mains consacrées les rites purificateurs en attendant d’être conduit au navire qui nous ramènera au pays des ancêtres.
D’un mouvement instinctif de protection, elle avait plaqué le collier contre sa gorge tandis que Gregory l’obligeait à revenir vers la cheminée. Sans brutalité excessive : il semblait plus surpris que mécontent.
– Les rites purificateurs ? Le pays des ancêtres ? Qu’est-ce que ce charabia ? Vous avez vraiment cru que je me décarcassais uniquement pour vous remettre le collier et vous conduire au bateau en vous souhaitant bon voyage ? Allons donc ! Revenez sur terre, ma belle, et n’essayez pas de me faire avaler que vous êtes aussi bornée que votre oncle. J’avoue que je l’ai pensé un moment, vous étiez tellement absente, si obstinément muette, que je vous prenais pour une jolie poupée bien dressée et sans plus de cervelle.
– Mon oncle vous a fait confiance et il a disparu. Mon cousin Miguel aussi, je suppose ?
– Exact ! L’un prétendait régenter tout le monde, moi y compris. Quant à Miguel, après s’être acquitté de sa tâche avec le zèle qui convenait, il est devenu beaucoup trop gourmand. Et vous, il est largement temps que je vous fasse part de mes projets… où vous n’avez pas la plus mauvaise part, sachez-le !
– Vous n’avez rien à me réserver, lui rétorqua-t-elle avec un dédain écrasant. Dès l’enfance, j’ai été vouée aux dieux de mes pères et personne n’y peut plus rien changer. Pas même moi, en admettant que je le veuille !
– Ce qui signifie ?
La voix profonde de Doña Luisa se fit entendre :
– Vierge elle est et vierge elle restera !
En dépit de la gravité du ton, Gregory s’esclaffa :
– À d’autres, la vieille ! Et le mariage à grand spectacle avec cet imbécile de Vauxbrun ? Il n’avait pas l’intention de la laisser pure et sans tache. Sans les… incidents que nous avons créés, elle passait bel et bien à la casserole, votre poulette !
Elle le toisa avec un indicible dégoût :
– Dieu que vous êtes vulgaire ! Cela aussi, vous nous l’aviez caché !
– Cela soulage de se détendre, mais pour en revenir à ce dont nous parlions…
– Seul le mariage civil devait avoir lieu pour nous procurer l’argent nécessaire à notre mission et à aucun prix cet homme ne devait toucher Isabel ! Et ne venez pas prétendre que vous ne le saviez pas !
– Je le savais, c’est exact, mais je pensais que l’interdit ne concernait que le seul Vauxbrun, étant donné la différence d’âge. Aussi ai-je conçu d’autres projets. Il en va de cette belle enfant comme du collier : j’avais décidé de les garder pour moi. Aussi, avec ou sans votre permission, je récupère les émeraudes (il joignit le geste à la parole en les remettant dans sa poche) et la ravissante dont je brûle, depuis des semaines, de faire une femme normale. Il est salutaire que cette maison revienne à une saine réalité ! Venez, ma douce !
– Vous n’allez pas commettre ce sacrilège ? gémit la vieille dame.
– Oh, mais si ! Et sur-le-champ !
Isabel se défendant avec plus de force que l’on n’aurait pu imaginer, il appela :
– Bill, Max et Fred, emmenez-la et attachez-la sur le lit par les quatre membres. Je n’ai pas envie qu’elle me crève un œil avec ses griffes !
– On vous la déshabille, patron ? proposa l’un des séides.
– Pas question. C’est un plaisir que je me réserve. Avec un couteau, ce sera vite expédié…
Doña Luisa éclata en sanglots :
– Je vous en supplie, si vous êtes né d’une mère…
– Évidemment, je suis né d’une mère. Je crains cependant que sa vertu n’ait pas été des plus solides… À tout à l’heure ! Et si vous entendez crier, ne vous affolez pas ! J’adore violenter une fille.
Il allait disparaître à la suite de ses hommes quand deux coups de feu éclatèrent à l’extérieur :
– Qu’est-ce que c’est ? fulmina-t-il. Voyez ça !
Au même instant, la porte donnant sur le jardin s’ouvrit. Deux hommes entrèrent, remorquant chacun par un bras Adalbert Vidal-Pellicorne, aussi souriant que s’il rejoignait une réunion mondaine.
– Bonsoir, la compagnie ! fit-il aimablement. Oh, je vois que nous avons ici belle et nombreuse société ! Je suis, croyez-le bien, absolument ravi de me trouver parmi vous.
N’en croyant ni ses yeux ni ses oreilles, Aldo – que Doña Luisa s’efforçait discrètement de libérer de son bâillon – se demanda si son ami n’était pas devenu fou. Qu’espérait-il tenter, seul, dans cette maison bourrée à craquer de monde où il ne pouvait que se faire abattre ? Et apparemment Gregory se posait la même question :
– D’où l’avez-vous extirpé, celui-là ?
– Du parc, expliqua l’un de ses gardiens. Il avait sauté le mur et il distribuait des morceaux de viande aux chiens. Quand il nous a vus il s’est mis à courir dans tous les sens et il a fallu se mettre à six pour en venir à bout. Il vous glisse dans les doigts comme une anguille !
– Il devrait être dans son appartement de Paris où on le surveillait jour et nuit ! Bande d’incapables ! hurla-t-il, furieux. Quand j’en aurai fini, il y aura des comptes à régler.
– Faut pas leur en vouloir, plaida Adalbert, lénifiant. Ils ont fait une simple erreur sur la personne… Vos sbires m’ont consciencieusement suivi jusqu’au musée du Louvre, l’autre matin, et ils n’y ont pas manqué quand j’en suis ressorti, à cette différence près que ce n’était pas moi mais le frère jumeau de mon valet de chambre sous mes vêtements. Ce qui m’a permis, sous les siens, de m’embarquer tranquillement dans le taxi qui m’attendait sur la berge de la Seine – il faut dire qu’au Louvre, nous avons nos petits secrets ! C’est un vieux palais, vous savez, avec plein de recoins, et je le connais comme ma poche ! Au fait, je n’ai pas l’honneur de vous connaître ?
Fou de rage, Gregory le gifla à la volée en allers et retours répétés :
– Avant peu, tu regretteras de m’avoir rencontré ! Qu’on le ligote, lui aussi !
Ce fut fait en un rien de temps et Adalbert se retrouva couché à côté d’Aldo que Doña Luisa avait réussi à délivrer de son bâillon.
– Qu’est-ce qui t’a pris de faire cette entrée théâtrale ? chuchota celui-ci. C’était vraiment utile de te faire prendre si bêtement ?
– C’est, mon cher, ce qu’en tactique militaire on appelle une diversion. Ils ont dû se mettre à quatre ou cinq pour m’attraper. Ecoute plutôt ! Pendant qu’on s’occupait de moi, des sympathisants franchissaient le mur… Tu les entends ?
Dans le jardin, indubitablement, des coups de feu se succédaient, parfois suivis d’un cri de douleur. Gregory s’était avancé jusqu’à la porte et regardait… Soudain, il recula, prit un poignard arabe dans un trophée mural et, saisissant Doña Luisa par les cheveux, lui mit la lame sous la gorge. Il avait constaté que ses hommes reculaient devant le tir nourri :
– Je ne sais pas combien vous êtes ! hurla-t-il, mais si l’un de vous franchit ce seuil, je saigne la vieille ! Et qu’on ferme cette porte ! Elle est solide !
Quatre hommes réussirent à claquer le lourd vantail au nez des assaillants et à le barricader, ce qui leur permit de souffler… Aldo aurait aimé demander des explications supplémentaires mais l’un des pieds de son ennemi se posait sur sa poitrine tandis que celui-ci attachait les longs cheveux dénoués de Doña Luisa aux sculptures du haut dossier de son fauteuil, en tirant suffisamment pour l’empêcher de bouger. Des larmes montèrent aux yeux de sa victime :
– Vous êtes vraiment un monstre ! Vous ne gagnerez pas éternellement…
– Oh, que si, répondit-il avec son rire sinistre. Combien sont-ils dehors ? répéta-t-il en glapissant à l’adresse de celui qu’il appelait Slim.
– Difficile à savoir tant qu’il fait nuit ! M’est avis que ce ne sont que des paysans. Leur chef est un petit vieux teigneux qui sait drôlement bien se servir d’un fusil.
– On va savoir ! Hé, toi, l’archéologue, dis-nous un peu qui sont tes copains ?
– Des contrebandiers, à ma connaissance. Il paraît que, depuis que vous occupez cette maison, vous gênez leur commerce !
– Tiens, c’est nouveau ? Mais c’est une bonne garantie contre les gendarmes. On les voit mal s’associer…
– Peut-être, reprit Slim. Mais qu’est-ce qu’on fait ?
– Nous, rien ! Avec trois otages, sans compter Isabel à l’étage, on n’a pas grand-chose à craindre. Hé, vous autres, là-haut ! ajouta-t-il à l’adresse des cinq hommes qui gardaient toujours la salle sous la menace de leurs armes. (Ils étaient dressés à l’obéissance aveugle et, n’ayant pas reçu de nouvelle consigne, ils n’avaient pas bougé d’un iota.) Que trois d’entre vous aillent se poster aux fenêtres de façade et tirent sur tout ce qui bouge.
Quelques secondes plus tard, deux hurlements de douleur lui apprirent qu’il avait vu juste et il se remit à rire :
– Bravo ! On va réussir à en venir à bout !… Si ça se gâtait trop, on profitera de l’obscurité et on filera par la rivière en emportant les femmes et quelques bricoles. Maintenant qu’on a les émeraudes…
– Et ces deux-là ? demanda celui que l’on appelait Max.
– On ne pourra faire autrement que les tuer mais on pourrait s’arranger pour faire durer l’agonie. Et avant de quitter l’Europe, je m’accorderai le loisir de m’occuper de la famille Morosini, conclut le malfrat en allongeant un coup de pied dans les côtes d’Aldo qui retint un gémissement de douleur.
– Le plus simple, approuva ledit Max, qui n’avait pas écouté la fin de la phrase, ce serait de mettre le feu à la baraque avant de déguerpir…
Un silence régna, semblable à ceux qui s’établissent quand on retient son souffle. C’était le cas d’Aldo et d’Adalbert, inquiets beaucoup moins pour eux que pour la jeune femme qui attendait dans la chambre qu’une brute vienne la violer… Pour l’heure, Gregory, plongé dans ses réflexions, semblait l’avoir oubliée. Il se versait verre sur verre en écoutant les bruits provenant de l’extérieur. Une ou deux fois, une détonation se fit entendre et, quand Max avait tenté de mettre le nez dehors, la balle qui s’était enfoncée dans le bois du chambranle l’avait manqué de peu…
– Qu’est-ce qu’il a voulu dire par « on filera par la rivière » ? chuchota Aldo qui avait réussi à s’appuyer contre Adalbert et commençait à sortir son couteau de sa gaine. Je n’en vois pas d’autre que la Nivelle, et ce n’est pas la porte à côté.
– Ce pays est bourré de surprises. Tu pourras t’en rendre compte si on en sort vivants… Mais qu’est-ce que tu as à gigoter comme ça ? Reste tranquille !
– J’essaie de saisir mon couteau. Ne me dis pas que tu n’as pas le tien !
– Ben si ! Tout a été tellement vite que je l’ai oublié…
– Et c’est toi qui m’as appris le truc ! C’est malin !
Cependant, le dialogue murmuré entre les deux hommes, pratiquement couchés à ses pieds, avait percé la prostration de Doña Luisa. Un coup d’œil lui suffit pour comprendre :
– Attendez ! Je vais vous aider ! souffla-t-elle.
Le temps d’un éclair, l’instrument était dans sa main et, presque sans bouger de sa position douloureuse et avec une habileté inattendue, elle trancha les liens des prisonniers sans qu’il y paraisse pour un observateur superficiel, de façon qu’ils puissent se libérer facilement. Mais Gregory revenait vers eux et s’adressait à Adalbert après lui avoir décoché un coup de pied :
– Dis-moi un peu, toi ! Ils étaient combien à t’accompagner ?
– Je n’en sais trop rien. Une douzaine, pas plus !
– Parfait ! ricana-t-il d’une voix sur laquelle se faisait déjà sentir le poids de l’alcool. Au jour, je rappellerai les gardiens du souterrain et on fera place nette… En attendant… hic !… Je vais apprendre à la… ravissante Isabel… qui sera… désormais… son maître !
Il allait achever la bouteille qu’il tenait toujours à la main mais, se rendant compte des effets de l’alcool, il la rejeta, se dirigea vers l’escalier d’un pas encore ferme et le monta.
– O dieux de l’Anahuatl ! gémit Doña Luisa en fermant les yeux d’où glissèrent des larmes. Ayez pitié de votre servante !
Les deux hommes partageaient son angoisse. Surtout en se souvenant des derniers mots de Gilles : « Veille sur elle… » Et Aldo était là, impuissant, parce qu’il savait que, si lui ou Adalbert bougeaient, les hommes qui les tenaient en joue tireraient sans hésiter, au risque d’atteindre la vieille dame. Elle le comprit :
– Ne vous occupez pas de moi si vous voulez vous échapper…
La porte venait de claquer derrière Gregory. Ils échangèrent un coup d’œil :
– Je vais essayer, glissa Adalbert à l’oreille d’Aldo. Toi, tu as femme et enfants… Donnez-moi le couteau, Doña Luisa !
– Non ! Ne bougez pas ! Regardez ! reprit Aldo.
À l’abri de la galerie, deux hommes, sortant sans doute des cuisines, s’avançaient à pas de loup sans faire le moindre bruit. L’un avait un pistolet et l’autre une winchester. Ce dernier était un paysan d’une cinquantaine d’années mais son compagnon, celui qui tenait l’arme au poing, n’était autre que le jeune Faugier-Lassagne. Aucun des guetteurs ne les avait aperçus, attentifs qu’ils étaient à surveiller les mouvements des prisonniers. Pourtant il fallait prévenir ce secours envoyé du ciel… Mais comment ?
C’est alors qu’éclata le cri. Venu de la chambre d’Isabel, il était si aigu, si désespéré qu’il fit tourner la tête à tout le monde. Libéré en un clin d’œil, Adalbert renversa le lourd fauteuil où était attachée la vieille Mexicaine qui se retrouva les jambes en l’air mais protégée par l’épaisseur du siège en chêne, puis se précipita sous la galerie. L’un des hommes tira et Aldo en profita pour rejoindre son ami.
– La chambre, François ! Isabel y est avec…
Une salve lui coupa la parole, aussitôt suivie d’une seconde. La winchester venait de cracher et l’un des veilleurs gisait à terre. Mais l’attention de ceux qui étaient postés aux fenêtres était détournée et la fusillade devint générale. Par chance, Aldo avait remis la main sur son revolver et Adalbert sorti le sien de sa chaussette. Du renfort arriva des cuisines. La salle s’emplit de fumée sans que l’on pût savoir de quel côté penchait le sort. Le désordre fut à son comble quand quelqu’un sortit un brandon enflammé de la cheminée et mit le feu aux rideaux ainsi qu’à un fauteuil.
– Doña Luisa ! cria Aldo. Il faut la sortir de là !
Le fauteuil renversé où elle était entravée était, en effet, à proximité immédiate du début d’incendie. En outre, les mèches de ses cheveux entortillées dans les sculptures l’empêchaient de bouger. Aldo commença par tirer le pesant meuble derrière une colonne et chercha quelque chose pour la délivrer. Des ciseaux apparurent soudain dans son champ de vision :
– Essayez donc avec ceci, conseilla la chanoinesse de Saint-Adour.
Ne l’ayant encore jamais vue, il la considéra avec stupeur. Cette voix de femme distinguée émanant d’un attirail complet de campagnard avait de quoi désorienter mais il comprit rapidement de qui il s’agissait :
– Veuillez m’excusez, Madame, mais que faites-vous dans ce pandémonium ?
– C’est moi, le chef…, secondée par un de mes amis qui est en train de faire le ménage dans le parc… Et puis laissez-moi opérer ! Vous vous y prenez comme si vous deviez tondre un mouton.
Reprenant les ciseaux, elle coupa soigneusement et avec toute la délicatesse nécessaire les mèches grises coincées dans les sculptures du bois.
– Allez voir ce qui se passe à l’étage, ajouta dame Prisca. On va s’occuper d’elle et la ramener à la maison…
Sans plus chercher à comprendre, Aldo escalada l’escalier et rejoignit Adalbert devant d’une porte ouverte où se tenaient deux hommes coiffés de bérets basques :
– Regarde ! fit l’archéologue. Voilà une image que je ne suis pas près d’oublier !
Aldo non plus. Sur le lit dévasté, Isabel, crucifiée, pleurait dans sa robe déchirée. À terre gisait le corps sans vie du dernier des Solmanski et, debout devant lui, François-Gilles Faugier-Lassagne, substitut du procureur de la République, le contemplait d’un œil vide. Il tenait encore à la main le revolver avec lequel il l’avait tué…
Sans un mot, Adalbert le lui enleva, essuya soigneusement l’arme avec son mouchoir avant d’y imprimer ses propres empreintes :
– Moi, je ne risque pas grand-chose, expliqua-t-il à Aldo. Et j’ai Langlois en arrière-garde. Tandis que ce jeunot, victime de ses sentiments ? Je vois d’ici les gros titres à la une de la presse : « Un procureur de la République abat l’assassin de son père… »
– N’exagérons rien : parrain suffirait !
– Bah, il s’en trouverait bien un pour dénicher la vérité… D’autant qu’il va hériter… et n’importe comment, sa carrière serait fichue. Surtout à Lyon !
– Il va falloir le lui faire avaler. Il a une fâcheuse attirance pour la vérité…
– Ça lui passera. Il n’est pas idiot…
Le temps des explications de cette nuit insensée vint plus tard, après l’obligatoire passage des gendarmes et du juge d’instruction de Bayonne. Après aussi qu’une bonne partie des participants, côté contrebandiers, se fut dissoute dans la nature, ne laissant en ligne que Mme de Saint-Adour et ses « gens » venus spontanément au secours de vieux amis en grand danger. Lequel danger se trouva confirmé par la découverte, dans les caves, du cadavre de Don Miguel Olmedo de Quiroga, de celui d’un gangster new-yorkais dont on ne savait trop ce qu’il faisait là, accompagnés d’un Alcide Truchon, de l’agence « L’œil écoute », devenu à moitié fou de terreur.
Naturellement il y eut d’autres arrestations que celles des trois ou quatre Américains rescapés de la bataille.
Elles vinrent donc un peu plus tard, lesdites explications, autour du café et du grand feu allumé dans le salon de Saint-Adour, après qu’Honorine eut pratiquement bordé dans leurs lits les deux Mexicaines parvenues aux extrémités de leurs forces. La découverte du corps de Miguel dans la cave d’Urgarrain avait été pour elles l’estocade finale et elles avaient accepté avec reconnaissance l’hospitalité que leur offrait celle qui avait été le principal artisan de leur libération. À la stupeur totale d’Aldo – Adalbert avait sur le sujet une longueur d’avance ! –, il venait d’apprendre que le chef des contrebandiers apparus si fort à propos dans la nuit tragique n’était autre que Prisca de Saint-Adour. Elle s’en était expliquée sans détours superflus :
– Le fisc de votre damnée République nous tourmente à longueur d’année, nous autres, agriculteurs. Il faut bien se dédommager quelque part. À l’exception des gendarmes qui préfèrent rester dans leurs pénates que galoper la nuit dans les montagnes et de rares réfractaires trop convenables pour des dénonciateurs, le pays est pour moi.
Tandis que Marie-Angéline, aux anges, s’étranglait de rire, Tante Amélie avait pris la nouvelle sans surprise excessive et même avec amusement. Rien ne l’étonnait plus venant de sa cousine et, à la limite, elle trouvait l’aventure réconfortante :
– On a eu de tout dans la famille : des foudres de guerre, des aventuriers, des grandes cocottes, et une favorite royale. Sans oublier un saint ! Alors, qu’une chanoinesse devienne chef de bande, il n’y a vraiment pas de quoi en faire un fromage !
En fait, c’était Adalbert qui avait été renseigné le premier. Le soir où il était venu dîner, Prisca s’était arrangée pour parler avec lui, exigeant qu’il la tienne au courant de ce qui allait se passer, mais sous le sceau du secret :
« Même vis-à-vis de votre ami Aldo ! Il faut qu’il joue le jeu jusqu’au bout sans se douter de rien. Et, je ne vous le cache pas, mon ami Etchegoyen et moi commencions à observer avec méfiance les nouveaux propriétaires du château. Ce qui s’y passe n’est vraiment pas clair. »
L’ami Etchegoyen en question avait, lui, à son actif le sauvetage de Faugier-Lassagne qui s’était approché trop près d’Urgarrain, s’était fait canarder et, en s’enfuyant, était tombé dans sa fosse à fumier. Il l’avait recueilli, soigné et gardé chez lui, en lui conseillant, pour son bien, de laisser croire à sa disparition. En fait, le Basque était le bras droit de Mme de Saint-Adour. C’était lui qui décidait des expéditions, réunissait les hommes et traçait les plans. En outre, il était le seul parent encore vivant – mais fâché ! – du dernier propriétaire d’Urgarrain qu’il avait souhaité acheter au moment de la vente. La maison, il la connaissait comme sa poche dans le moindre recoin. À commencer par la vieille galerie souterraine creusée depuis le Moyen Âge permettant de rejoindre une rive de la Nivelle. Aussi était-il pleinement disposé à exécuter les desseins de la chanoinesse à laquelle le liait une ancienne amitié.
Dès son arrivée à Saint-Jean-de-Luz, Adalbert avait pédalé jusqu’à Saint-Adour, à la suite de quoi Prisca s’était précipitée chez Maxime Etchegoyen qui avait battu le rappel avec la satisfaction que l’on imagine.
Pourtant il n’était pas là ce soir pour fêter la victoire à Saint-Adour. Une fois la cause entendue, la bande s’était dispersée telles les feuilles tombées sous le vent d’automne, emportant les deux blessés de la nuit mais laissant sur le terrain une demi-douzaine de morts. Version officielle : lui et quelques amis s’étaient rendus à Urgarrain à la prière de Mme de Saint-Adour dont un parent venait d’être capturé par les gens du château pour le mettre à rançon… et à mort s’il ne payait pas !
Il n’y avait personne en Pays basque qui ne comprît cela ! On y avait le sens de la famille et le sens de l’honneur !…
Quinze jours plus tard, au Havre, trois hommes, debout sur le quai de la gare maritime, regardaient le paquebot Francequitter le port escorté par un remorqueur pour gagner la haute mer et, loin au-delà de l’horizon, les gratte-ciel de New York. Aldo, Adalbert et François Faugier-Lassagne venaient de faire leurs adieux à Doña Luisa de Vargas y Villahermosa et à sa petite-fille Isabel qui rejoignaient les États-Unis en attendant de préparer leur retour au Mexique.
Elles repartaient blessées, meurtries par leurs deuils mais sereines. Avec elles s’en allait le collier sacré de Montezuma, et c’était leur joie de le ramener au pays. Elles l’avaient exprimée en termes chaleureux à ceux qui s’étaient finalement dévoués pour leur cause.
Quand la sirène du navire eut fait entendre son dernier salut, les trois hommes repartirent vers la ville. À ce moment, le plus jeune dit :
– Je garde une inquiétude : ces maudites émeraudes qui portent sur elles encore plus de sang, ne vont-elles pas leur être néfastes ?
– Sincèrement, je ne le pense pas, répondit Morosini. Elles sont leurs servantes dévouées et leurs mains sont pures, comme l’est, grâce à vous, Isabel, qui leur a voué sa vie. Chassez au moins cette idée de votre esprit. Votre peine est déjà suffisamment lourde à porter.
– C’est vrai. J’aurai du mal à l’oublier… Tellement que je n’aurai sûrement jamais envie de me marier.
– Célibataire comme votre père… ou comme moi ? fit Adalbert. Ce n’est pas le plus mauvais état, croyez-moi ! Évidemment, ce sera peut-être plus difficile dans la haute magistrature lyonnaise où les candidates ne doivent pas vous manquer.
– J’y ai renoncé. Je ne serai jamais procureur de la République…
– Quoi ?
Adalbert s’était exclamé. Aldo, lui, se contenta de sourire tandis que François-Gilles expliquait :
– Même endossé par vous, Adalbert, un meurtre reste un meurtre, et c’est de sang-froid que j’ai tiré sur ce misérable qui allait souiller Isabel. Je ne me reconnais plus le droit de requérir contre qui que ce soit !
– Qu’allez-vous faire ?
Cette fois Aldo se chargea de la réponse :
– Continuer la maison Vauxbrun. Il y a longtemps déjà qu’il est séduit par les beaux objets, singulièrement ceux du XVIIIe siècle. Et sous l’égide d’un mentor comme Richard Bailey, il s’en tirera à merveille ! Et la rue de Lille renaîtra.
Après leur avoir serré rapidement la main, le jeune homme courut à la recherche d’un taxi pour rejoindre la gare où ses bagages l’attendaient à la consigne. Avant de monter dans le véhicule, il se retourna et leur adressa un dernier geste d’au revoir.
– Voilà au moins une bonne nouvelle ! fit Adalbert avec satisfaction. J’aime bien ce garçon…
Les deux compères cheminèrent en silence. Ils avaient décidé de passer la nuit au Havre pour tester les talents d’un restaurateur déjà célèbre… La nuit commençait à tomber et un retour nocturne à Paris ne les tentait ni l’un ni l’autre. Inopinément, Adalbert lâcha :
– Je voudrais tout de même savoir ce que tu es allé fabriquer sous le pont Marie ? Pardon ! Quai Bourbon !
– Je te l’ai dit : voir un ami !
– Tu es sûr que ce n’était pas une amie ? Je ne te savais pas aussi cachottier !
– Toi et ta curiosité ! Excuse-moi mais pour une fois tu resteras sur ta faim. Je ne te dirai rien… sinon que ce n’était pas une femme…
Avec détermination, Aldo releva le col de son manteau et enfonça ses deux mains dans ses poches. Il se laisserait couper en morceaux plutôt que d’avouer s’être rendu, comme une midinette amoureuse, chez un voyant renommé dont lui avait parlé le barman du Ritz ! Et encore !
Saint-Mandé, le 20 septembre 2007.