Текст книги "le collier sacré de Montézuma"
Автор книги: Жюльетта Бенцони
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La disparition de Vauxbrun était trop angoissante pour ne pas réclamer toute son attention. Ils en avaient parlé la moitié de la nuit avec Adalbert, sans parvenir à trouver la moindre piste pour orienter leurs recherches. C’était bien la première fois que cela leur arrivait : se retrouver au point mort au pied d’un mur ne présentant aucune prise pour s’accrocher.
– On sait qu’il a été enlevé, avait dit Adalbert en allumant son troisième cigare, et de cela on peut remercier Langlois qui a eu la bonne idée de faire surveiller ce foutu mariage. Autrement, on serait dans le bleu le plus complet. Reste à savoir qui sont les ravisseurs et le pourquoi de la chose.
– Je ne peux pas m’empêcher de penser – quitte à encourir les foudres de Marie-Angéline ! – que ces Mexicains dont on ne sait rien ou si peu y trempent jusqu’au cou ! À l’évidence, ils nous détestent et méprisent Vauxbrun ! C’était écrit en toutes lettres sur les figures de la douairière et de son neveu. Quant à la sublime Isabel, la disparition de son fiancé n’a pas l’air de la troubler énormément. Alors question : pourquoi ont-ils accepté ce mariage ?
– Je ne vois qu’une réponse possible : l’argent ! Quand on a l’allure qu’il faut – et ils n’en manquent pas, je te l’accorde –, arborer toilettes et bijoux, descendre au Ritz ne présente pas d’obstacles insurmontables…
– Tu peux retrancher l’hôtel : c’est Gilles qui a dû s’en charger. Les vêtements sortaient de grandes maisons et je peux t’assurer que les bijoux portés par ces dames sont vrais. Ce qui ne change rien au fait que l’on ne sait pas d’où ils viennent…
– Ben… du Mexique !
– C’est là le hic. S’ils étaient espagnols, aucun problème. J’y compte pas mal d’amis et même quelques relations flatteuses depuis l’histoire du rubis de Jeanne la Folle…
– … et tu cousines avec la moitié du gotha européen, je sais ! soupira Adalbert.
– Essaie de l’oublier. Je n’ai rien dit de semblable ! Au sujet du Mexique, c’est une autre affaire : un, c’est loin ; deux, on y va de révolution en révolution ; trois : depuis Cortés, des familles nobles se sont implantées dans le pays et un certain mélange avec les autochtones s’est produit au cours des siècles. Il ne doit pas être très aisé de s’y retrouver. Enfin… je n’y connais strictement personne !
– Tu as des dizaines de clients américains qui font la pluie et le beau temps dans le coin.
– C’est possible mais je ne vois pas à qui je pourrais m’adresser.
– D’abord à Richard Bailey. Vauxbrun aussi a des clients outre-Atlantique… et des amis. Les mêmes que nous, en fait ! »
En voyant se froncer les sourcils de son ami, Adalbert se mordit la langue en se traitant d’imbécile. Il prenait trop tard conscience de ce qu’une silhouette de femme, tel un ange, venait de passer entre eux. Qu’avait-il besoin de rappeler le souvenir – encore frais sans doute ? – de la belle Américaine dont il savait pertinemment qu’elle avait laissé une trace sur le cœur de Morosini ? Comme s’il n’avait pas assez de soucis comme ça ! Aldo fit celui qui n’avait pas entendu.
« De toute façon, on parle pour ne rien dire. La seule stratégie à notre portée est d’attendre la suite de l’enquête ! Grâce à Dieu, Langlois est un bon flic et le dénommé Lecoq m’a l’air de se débrouiller pas trop mal. »
Il était parti là-dessus mais, au réveil, le problème retrouvait son acuité. La lecture des journaux ne lui en apprit pas davantage. Le Matin, sous la plume remarquablement discrète de Jacques Mathieu, se contentait de relater le mariage inachevé et de poser la question de ce qu’avait pu devenir le fiancé. Le ton restait léger, à cent lieues d’un drame éventuel. Idempour Le Figaroet pour Excelsior ; et Aldo remercia le Ciel de cette retenue inhabituelle dont faisait preuve la presse parisienne. À moins que l’on ne retrouve rapidement Vauxbrun, cela ne durerait pas…
Il abordait l’idée d’un entretien avec le notaire de l’antiquaire quand un planton du quai des Orfèvres vint lui délivrer une invitation à se rendre chez le commissaire divisionnaire Langlois à 15 heures précises.
– Ça me paraît bien solennel, commenta Tante Amélie. Moi, je dirais que c’est une convocation.
– Sans doute, mais l’important est que Langlois ait du nouveau. Je ne le ferai pas attendre.
À l’heure dite, on l’introduisait dans le bureau du policier alors occupé à signer les documents qu’on lui présentait. Il leva la tête à l’entrée de son visiteur et, sans sourire, lui désigna l’une des deux chaises placées en face de lui. Sensible aux atmosphères, Morosini retint une grimace. Celle qui régnait dans cette pièce était sinistre, en dépit de l’attendrissant bouquet d’anémones qui s’épanouissait dans un ravissant petit vase de chez Lalique posé sur le bureau. En raison du jour gris, une grosse lampe éclairait les mains soignées du commissaire mais son abat-jour d’opaline vert pomme ne déversait qu’une lumière froide. L’attente fut brève. Une ou deux minutes, avant que le secrétaire ne remporte le parapheur, avaient suffi pour que Morosini constate que le visage de Langlois était en accord parfait avec le climat ambiant. Aussi prit-il l’initiative de demander, dès que les yeux gris se relevèrent sur lui :
– Auriez-vous des nouvelles, commissaire ?
– Oui… et je doute qu’elles vous plairont !
Une boule se noua dans la gorge d’Aldo qui se sentit pâlir :
– Vous n’essayez pas de me dire que…
Il fut incapable d’aller plus loin.
– Non, à cette heure on ne sait toujours pas où a pu passer M. Vauxbrun. Peut-être est-il déjà loin, si ce que j’ai appris se confirme.
– Et qu’avez-vous appris ?
– Cela tient en peu de mots. Don Pedro Olmedo porte plainte contre Gilles Vauxbrun. Pour vol !
Déjà Morosini était debout :
– J’ai mal entendu ?
– Non. Vous avez fort bien entendu. Il est accusé de s’être emparé d’un joyau inestimable qui est dans la famille Vargas y Villahermosa depuis des siècles.
Suffoqué, Aldo chercha sa respiration :
– Un… joyau ? Gilles Vauxbrun ? Mais les bijoux ne l’ont jamais intéressé ! Vous me diriez un clavecin ayant appartenu à la du Barry ou les boîtes à courrier du Cabinet noir de Louis XV, cela pourrait avoir une ombre de vérité, encore que Gilles soit d’une scrupuleuse honnêteté et ne se soit jamais rien approprié sans l’avoir d’abord payé ! Mais, sacrebleu, commissaire ! C’est un homme d’honneur et un expert du XVIIIe siècle ! Sa maison de la place Vendôme est connue du monde entier… et je croyais que vous le saviez ? C’est moi le spécialiste en joyaux, pas lui !
– Mais je ne l’oublie pas. Don Pedro non plus, d’ailleurs… Allons, calmez-vous ! ajouta-t-il en voyant son visiteur blanchir de colère. Et essayez de comprendre ! Dès l’instant où je reçois une plainte, contre qui que ce soit, fût-ce mon frère ou un mien cousin, je suis obligé d’enquêter ! Eh bien, où allez-vous ?
– Rue de Lille ! Pour demander des explications à ce rastaquouère et lui donner mon point de vue sur la question !
Il fonçait vers la porte. Langlois l’arrêta net :
– Vous ne l’y trouverez pas !
– Qu’en savez-vous ?
– Il est ici… Sachant comment vous réagiriez, j’ai choisi de vous mettre face à face devant moi…
– Si vous aimez la boxe, vous allez être servi !
– Pour l’amour de Dieu, essayez d’être un peu raisonnable ! Je veux pouvoir analyser les étincelles de cette rencontre mais il m’est nécessaire que vous gardiez votre sang-froid. C’est important pour moi. Me donnez-vous votre parole ?
Le ton s’était adouci jusqu’à la note amicale.
– Vous l’avez, répondit Aldo, avec un sourire contraint. J’ai cru un moment que vous aviez disparu pour faire place à votre ami Lemercier (3) !
– N’exagérons pas. Revenez vous asseoir !
– Non. Je suis plus grand que lui. C’est un avantage que je tiens à garder.
Il alla s’adosser à une bibliothèque vitrée proche de la table de travail, alluma une cigarette et attendit tandis que Langlois appuyait sur un timbre. Quelques secondes plus tard, Don Pedro Olmedo était introduit.
Il eut un haut-le-corps en découvrant, juste en face de lui, Morosini, mais ne dit rien et fit comme s’il ne l’avait pas vu. Langlois s’était levé pour l’accueillir et désigna l’un des chaises :
– Merci d’être venu, Don Pedro. Veuillez prendre place !
Quand ce fut fait, le commissaire reprit :
– Si je vous ai demandé de venir, c’est afin que vous puissiez répéter devant le prince Morosini ici présent (celui-ci salua d’une brève inclinaison du buste qu’on lui retourna !) le récit que vous m’avez fait au sujet de…
– Ne tournez pas autour du pot, Monsieur le commissaire ! J’accuse ce misérable Gilles Vauxbrun d’avoir volé notre trésor familial dans ma chambre de l’hôtel Ritz tandis que nous l’attendions à l’église Sainte-Clotilde.
Aldo haussa les épaules :
– Vous m’avez vraiment dérangé pour entendre pareille sottise, Monsieur le commissaire ? C’est bien chez vous pourtant que l’on m’a appris l’enlèvement de Vauxbrun tandis que sa voiture était engagée dans la rue de Poitiers ?
Langlois n’eut pas le loisir d’ouvrir la bouche. Le Mexicain, ses moustaches retroussées sur un rictus de dédain, lâchait :
– Enlèvement truqué ! Au lieu de se rendre à l’église, les complices de cet homme l’ont conduit au Ritz où, sous le prétexte d’un oubli de sa fiancée, il est monté à notre appartement. Il s’y est introduit, a volé le joyau et est reparti vers… on ne sait quelle destination inconnue…
Sans plus s’occuper de l’accusateur, Morosini regarda Langlois :
– C’est une histoire de fous ! Dites-moi que je rêve !
– Malheureusement non. On a vu M. Vauxbrun à l’heure indiquée.
– Qui on ? Il y est connu comme le loup blanc ; son magasin est à côté et il fréquente le Ritz, son bar et ses restaurants depuis des années.
– Je sais. Pourtant il a été reconnu par l’un des réceptionnistes à qui il a même fait un signe et par une femme de chambre. Il était en jaquette, un œillet blanc à la boutonnière, et portait son haut-de-forme…
– Je connais tout le personnel et vous ne vous étonnerez pas si je vais lui poser des questions. Encore une fois, rien n’a de sens dans cette histoire ! Follement épris de sa fiancée qu’il a épousée civilement à la mairie du VIIe arrondissement, voilà que le lendemain matin, au lieu d’aller faire sanctifier son mariage, il se fait « enlever » – par qui ? Je serais heureux de le savoir. Mon ami Vauxbrun, n’ayant rien d’un chef de bande, file au Ritz dans le but de dépouiller la famille de sa bien-aimée puis disparaît dans la nature, renonçant non seulement à la bénédiction nuptiale mais surtout à la nuit de noces…
– Vous devenez vulgaire, Monsieur, fit Olmedo.
Morosini darda sur lui un regard devenu vert de fureur contenue :
– Pas de cuistrerie, s’il vous plaît ! Quand un couple s’unit devant Dieu sans doute mais aussi devant deux cents personnes, il ne viendrait à l’idée d’aucune de ces personnes d’imaginer que, la nuit suivante, le couple en question a l’intention de s’en tenir là et de vivre comme frère et sœur. Ce n’est pas le style de Vauxbrun : il est fou de Doña Isabel ! Au point d’être en extase devant elle !
– Trop, peut-être ! laissa tomber le Mexicain. Il se peut qu’il ait craint de perdre ses moyens en face d’une telle beauté révélée. Il n’est plus jeune et pouvait redouter une défaillance. Le collier l’en mettrait à l’abri !
– Un collier magnifique, n’est-ce pas ? Et quand il l’a eu en poche, il n’a rien eu de plus pressé que de fuir le plus loin possible, abandonnant la dame de ses pensées et signant ainsi un larcin un peu trop spectaculaire ? Au fait, qu’est-ce que c’est que ce collier miraculeux qui ressuscite les vieillards ?
– Celui de Quetzalcóatl. Ce sont…
– Les cinq émeraudes porte-bonheur que Montezuma avait remises à sa fille quand elle a épousé Cuauhtémoc qui allait être le dernier empereur aztèque et qu’elle a données à Cortés pour faire cesser les tortures d’un époux adoré ?
En dépit de sa morgue, Olmedo ne cacha pas sa surprise :
– Vous savez cela, vous ?
Le policier intervint doucement :
– Le prince Morosini est un expert mondialement connu. Je crois qu’il n’existe personne sur terre qui en sache plus que lui sur les joyaux anciens, historiques, légendaires ou autres !
– Merci ! Ainsi c’est des émeraudes que nous parlons ?
– Exactement ! Elles sont inestimables et vous comprendrez… Qu’est-ce qui vous prend ! Qu’y a-t-il de drôle ?
Aldo, en effet, venait d’éclater de rire.
– Parce que j’avais raison en parlant d’une histoire de fous ! Voulez-vous que je vous dise où elles sont, vos émeraudes ?
– J’aimerais beaucoup, oui ! émit l’autre, pincé.
– Au fond de la Méditerranée, à l’endroit où a coulé pendant une nuit d’octobre 1541 la galère portant Cortés, ses deux fils et une partie de ses biens…
– Qu’est-ce qu’il faisait là ? demanda Langlois dont l’Histoire était l’une des passions. Le conquérant du Mexique en face d’Alger, ça ne va pas ensemble ?
– Oh, que si ! Vous demandez ce qu’il faisait là ? Je dirais, sa cour à Charles Quint. Celui-ci avait décidé de réduire Alger où, en l’absence de Barberousse, régnait un renégat italien surnommé Hassan Aga, devenu musulman et pirate. L’empereur avait réuni pour ce faire une immense flotte placée sous le commandement du Génois Andréa Doria et une forte armée confiée à Ferdinand de Gonzague. Cortés avait obtenu d’être du nombre des capitaines dans le but de retrouver la faveur du maître. Il était sur son déclin et le savait : trop d’ennemis de part et d’autre de l’Atlantique ! Aussi comptait-il sur sa vaillance pour le remettre en lumière mais une tempête dévastatrice s’est levée dans la nuit, a ravagé une partie de la flotte et envoyé son bateau par le fond. Lui et ses fils ont été sauvés mais ses coffres sont restés au fond de l’eau…
– Quelle idée d’avoir emporté ce collier ? fit Langlois. Ce genre de trésor s’enferme, se cache, s’enterre si nécessaire mais on ne lui fait pas courir les grands chemins. Surtout ceux de la mer qui n’étaient pas les plus sûrs !
– Il s’obstinait à le considérer comme un talisman en dépit de la malédiction dont Cuauhtémoc l’avait frappé. Au moment de son second mariage avec la belle Juana de Zuniga, il le lui avait offert mais il avait suscité la jalousie de l’impératrice et Juana l’avait prié de le reprendre en alléguant qu’il convenait mieux à un homme qu’à une femme. Depuis, il l’emportait partout avec lui en espérant avec une sorte d’entêtement le retour d’une faveur qu’il n’a jamais retrouvée. Quant aux émeraudes, vous savez à présent ce qu’il en est…
– À ce détail près qu’elles ne sont pas restées en baie d’Alger ! affirma Don Pedro qui ajouta : Je ne peux m’empêcher de rendre hommage à votre science, prince ! Je n’aurais jamais cru qu’un étranger pût en savoir si long sur notre histoire. Le collier, vous avez raison, était à bord de la galère de Cortés mais, tandis que la tempête la brisait, quelqu’un a sauvé le joyau.
– Qui donc ? demanda Aldo, repris par sa passion des pierres et de leur parcours.
– Un homme qui, jeune écuyer du conquistador, avait assisté au supplice de Cuauhtémoc et au désespoir de sa ravissante épouse. Il s’était épris d’elle sur l’instant et s’était juré de reprendre le collier à quelque prix que ce soit et de le lui rapporter. De ce jour il s’est attaché au destin de Cortés, guettant patiemment l’occasion de récupérer les émeraudes. Elle s’est fait attendre vingt ans, cette occasion, exactement vingt ans, jusqu’à la nuit de l’ouragan où il a pu, enfin, se les approprier. Il était mon ancêtre, Carlos Olmedo de Quiroga.
– N’avez-vous pas dit qu’il avait fait le serment de les rapporter à la princesse ?
– Si fait, mais quand il a retrouvé sa trace, elle était morte depuis six ans. Lui-même s’est marié… et c’est ainsi que le collier sacré de Quetzalcóatl est entré dans ma famille ! Vous comprendrez, j’espère, qu’il me tienne à cœur de le reprendre à ce… voleur !
– Tout à fait. En revanche, j’aimerais votre avis sur ce qu’il comptait faire d’un objet obtenu à si grand fracas ?
– Je vous l’ai dit : l’une des vertus du collier résidait dans l’accroissement de puissance sexuelle qu’il confère à son propriétaire…
– C’est grotesque ! Vauxbrun n’a jamais eu de problème de ce côté-là. Il reste la valeur marchande du joyau mais sa fortune n’en a pas besoin !
– Qu’en savez-vous ?
– Oh, c’est simple ! S’il avait eu des soucis financiers – surtout au point de le pousser à commettre un vol –, il n’aurait pas hésité à me le dire. Voyez-vous, quand au retour de la guerre je me suis retrouvé ruiné, c’est lui qui m’a mis le pied à l’étrier en guidant mes premiers pas dans le monde des antiquités… Il n’aurait pas hésité à me demander de lui renvoyer l’ascenseur !
Il y eut un silence. Les mains nouées sur le pommeau d’or de sa canne, Don Pedro ferma à demi les yeux, dirigeant leurs minces rayons sur Morosini, puis il ricana :
– C’est peut-être ce qu’il a fait ? N’êtes-vous pas l’homme le mieux placé qui soit pour…
Il n’acheva pas sa phrase. Aldo venait de bondir sur lui, l’empoignait par le revers de son veston pour le remettre debout et le gratifiait d’un magistral coup de poing qui l’envoya au pied d’un des grands classeurs où il resta étourdi. Langlois se précipita pour l’aider :
– Vous n’auriez pas dû…
– Quoi ? Le laisser m’insulter après avoir traîné Gilles dans la boue ? J’espérais que vous me connaissiez mieux ?
– J’ignorais que vous possédiez une droite aussi fulgurante.
– La gauche n’est pas mal non plus ! Vous voulez que je vous montre ? ajouta-t-il en faisant un pas vers l’homme groggy.
– Merci ! Cela suffit ! À présent, fichez le camp avant qu’il revienne à lui et, en passant, dites à Lecoq de venir m’aider !
– Vous ne m’arrêtez pas ?
– Pourquoi ? Vous avez commis un acte répréhensible ? Moi, je n’ai rien vu ! Don Pedro vient de se trouver mal, un point c’est tout !
Aldo reprit son pardessus, son chapeau et ses gants puis sortit en se massant le poing. Il avait frappé si fort qu’il en ressentait une douleur… Mais c’était bigrement réconfortant de savoir que le commissaire était toujours son ami.
En rentrant rue Alfred-de-Vigny en taxi, Aldo était encore bouillant de colère.
– Voilà où nous en sommes, clama-t-il en arpentant le jardin d’hiver sous l’œil consterné de Mme de Sommières et de Marie-Angéline. Vauxbrun aurait concocté lui-même son enlèvement pour faucher les émeraudes disparues depuis si longtemps qu’on pourrait douter de leur existence réelle, lesquelles émeraudes il m’a refilées pour que je les fourgue le plus cher possible !
Mme de Sommières prit son petit face-à-main d’or pour considérer son neveu avec stupeur :
– Qu’est-ce que ce langage ? Refiler… fourguer !
– Puisque me voilà f… receleur, autant m’habituer sans tergiverser à mon personnage. À moi le milieu !
– L’essentiel est que Langlois ne le croie pas ! remarqua Adalbert qui arrivait et avait tout entendu en traversant les salons de la marquise, ce qui évita à Aldo de recommencer.
– C’est une bonne chose sans doute, riposta celui-ci, mais l’essentiel, pour moi, c’est de retrouver Vauxbrun… et en bon état, si faire se peut. Ce dont je commence à douter…
Il en douta plus encore quand, deux jours plus tard, les gendarmes de Fontainebleau retrouvèrent, dans la forêt, la Delahaye de louage qui était censée conduire Gilles Vauxbrun à l’église Sainte-Clotilde. Elle était vide, à l’exception du chauffeur demeuré sur son siège… où il avait brûlé avec le reste…
3
DE L’ART DIFFICILE D’INVESTIR
UNE PLACE FORTE
Marie-Angéline s’en voulait. Quel besoin avait-elle eu l’autre soir de prendre plus ou moins fait et cause pour les Mexicains en laissant échapper ce « charmant » que l’on n’avait pas manqué de juger incongru ? Était-ce sa faute à elle si, durant l’horrible séance à Sainte-Clotilde, le cousin de la mariée lui avait adressé un si beau sourire qu’elle n’avait pu s’empêcher de le lui rendre ? Il fallait tout de même se mettre à sa place – et surtout à celle des siens ! – pour admettre que Vauxbrun, en ne se présentant pas à l’église, les avait placés dans une situation impossible et qu’il était normal que des gens convenablement soucieux de leur honneur apprécient peu la situation qu’on leur imposait. Naturellement portée par sa foi chrétienne et par ses traditions familiales à prendre la défense du pot de terre contre le pot de fer, du plus faible contre le plus fort, voire du bandit d’honneur contre le gendarme, elle n’avait pas admis l’attitude immédiatement hostile de sa « famille ».
C’est ce qu’elle avait fait entendre à Mme de Sommières dès son retour de la messe le lendemain matin. Sans aller jusqu’à présenter des excuses, ce qui eût été excessif. Simplement elle tentait d’exposer son point de vue quand, l’œil vert de la marquise passant au-dessus de la tasse de chocolat, elle avait entendu :
– Je ne vous savais pas si sensible au charme mexicain ?
Elle s’était alors lancée dans ce qu’elle pensait être une explication rationnelle, assez vite interrompue par :
– Tout ça c’est très bien, mais répondez à une question : les auriez-vous trouvés tellement sympathiques si le fiancé disparu avait été Aldo ou Adalbert ? Même si, l’an passé, vous avez ramé tous les deux dans la galère de Trianon, je ne crois pas que vous hébergiez Gilles Vauxbrun dans les replis les plus profonds de votre cœur virginal ?
Devenue ponceau, elle avait répondu honnêtement :
– C’est sans commune mesure ! J’aime… bien Vauxbrun mais c’est tout. Je continue à lui en vouloir un peu d’avoir fait venir d’Amérique la belle et dangereuse Mrs Belmont sous le prétexte d’exposer ses sculptures, mettant ainsi en péril le bonheur de Lisa.
– Vous avez pu constater que Lisa s’en est tirée avec les honneurs de la guerre.
– Grâce à nous, n’est-ce pas ? Je nous ai toujours soupçonnée de lui avoir écrit une de ces lettres dont nous avons le secret et qui disent tant de choses sans en avoir l’air. Quelle ambassadrice nous aurions fait !
– Il aurait fallu pour cela que mon cher époux eût la bosse diplomatique. Ce qui n’était pas le cas ! Mais nous voilà fort loin de notre point de départ et, en ce qui concerne ce dont nous parlions, je pense que le mieux est d’en rester là ?
On avait, en effet, changé de sujet de conversation et personne dans la maison n’en avait rêvé, mais voyant Aldo s’assombrir d’heure en heure à mesure que passait le temps, Plan-Crépin avait senti quelque regret de ce qu’elle avait dit et, maintenant, après la découverte de la voiture incendiée avec son malheureux chauffeur, elle s’en voulait franchement. Même si elle ne parvenait pas à comprendre ce que le « charmant » Don Miguel avait à voir là-dedans. Le chiendent était que l’on ne savait rien de ce qui se passait dans l’hôtel de la rue de Lille. Surtout depuis qu’Aldo avait si magistralement boxé Don Pedro. Celui-là, elle consentait à l’abandonner à la vindicte familiale : il avait une tête de dictateur et se conduisait en conséquence.
Dans son appétit d’avoir toujours une information d’avance, la demoiselle caressa un instant l’idée d’aller tester la messe de six heures à Sainte-Clotilde, mais c’était vraiment trop loin ! En outre, avant d’y retrouver un service de renseignement comparable à celui qu’elle s’était créé à Saint-Augustin, il faudrait du temps. Incroyable ce que l’on pouvait apprendre quand on était connue – donc acceptée et même favorisée grâce à son nom aristocratique – dans le petit monde des concierges, gens de maison ou vieilles dévotes n’ayant rien d’autre à faire que regarder autour d’elles, écouter et parfois tirer des déductions intéressantes. Ainsi, eût-elle eu besoin de savoir ce qui se passait chez la princesse Murat, la baronne de Lassus-Saint-Geniès ou la princesse de Broglie que c’eût été la chose du monde la plus facile parce qu’elles habitaient le quartier, mais de l’autre côté de la Seine. Autant dire au bout de la terre !
Elle y réfléchissait encore en entrant dans l’église au lendemain de son échange de vues avec la marquise quand elle fut rejointe – la messe n’était pas encore commencée – par l’imposante Eugénie Guenon, qui régnait sur les cuisines de la princesse Damiani. Toutes deux s’installèrent sur des prie-Dieu voisins, se signèrent, marmonnèrent une courte prière puis Eugénie chuchota :
– Eh bien, dites donc, il s’en passe des choses dans votre famille !
– Distinguons ! Il ne s’agit pas directement des miens. M. Vauxbrun est seulement un ami proche de mon cousin Morosini, témoin à son mariage. Il n’en demeure pas moins qu’il est très atteint par cette histoire et nous avec, par la force des choses !
– Il paraît que la belle-famille s’est installée chez le disparu aussitôt après l’épisode de Sainte-Clotilde ?
– Absolument. Le mariage civil ayant eu lieu, ils estiment que c’est leur droit. Il semble qu’ils auraient raison, mais chez nous on ne peut s’empêcher de trouver le procédé cavalier. En ce qui me concerne, je ne partage pas entièrement ce point de vue…
– Ah non ? Pourquoi ?
– Parce que j’essaie de me mettre à la place de cette jeune fille abandonnée devant l’autel ! En outre, je n’ai pas le sentiment que les siens roulent sur l’or.
– Vous devriez le savoir pourtant ? Il a dû y avoir un contrat ?
– Non. Tout s’est passé très simplement et M. Vauxbrun avait choisi la communauté. Sans doute afin de préserver la fierté de sa fiancée…
– C’est délicat ! Mais ce qui l’est moins, c’est l’attitude de ces gens pour qui vous avez tant d’indulgence. On dit qu’ils se comportent comme en pays conquis dans la maison de ce pauvre monsieur !
Marie-Angéline tourna vers sa voisine un regard surpris :
– Comment le savez-vous ?
Le cordon-bleu de la princesse dégusta la question avec gourmandise :
– L’ambassade d’Espagne est voisine de l’hôtel particulier et mon neveu y est valet de pied. Comme l’ambassadeur est absent et qu’il n’a pas grand-chose à faire, il observe volontiers ce qui se passe chez les voisins. Alors maintenant qu’il y a un disparu, vous pensez s’il ouvre les yeux et les oreilles !
– Et alors ?
La clochette de l’enfant de chœur précédant le prêtre qui montait à l’autel arrêta la réponse au bord des lèvres d’Eugénie. Les deux commères durent se relever et prendre leur part des « répons » liturgiques. Cela dura ainsi jusqu’à l’Évangile, après lequel le célébrant prononçait une brève allocution. On s’assit pour l’écouter. Marie-Angéline en profita :
– Et alors ? reprit-elle.
– Eh bien, hier, Gaston – mon neveu –, en allant chez le boulanger chercher des croissants, a rencontré Berthe, la cuisinière de M. Vauxbrun, qui venait acheter les siens. Il paraît que Servon, le maître d’hôtel, a donné sa démission et qu’il est parti. Elle en avait les larmes aux yeux et mon neveu n’a pas eu besoin de la forcer pour qu’elle se confie. Il lui a dit qu’il ne reviendrait qu’au retour de son maître parce qu’il ne voulait pas être tenu pour responsable de ce qui se passait. Paraîtrait que des choses ont disparu…
– Des choses ?
– Je ne peux pas vous dire quoi. Il y avait du monde dans la boulangerie, je n’en sais pas plus…
Elle se tut. Si bas qu’elle eût parlé, des regards indignés fusillaient les deux bavardes. La messe terminée, Plan-Crépin fila vers la maison et une fois à destination grimpa chez Mme de Sommières sans prendre la peine d’ôter son manteau et son chapeau mouillés. Il pleuvait, en effet, et elle était si excitée qu’elle avait couru tout au long du chemin sans même songer à ouvrir son parapluie. Assise dans son lit, la vieille dame attendait son petit déjeuner en contemplant les nuages et les oiseaux peints sur son plafond. L’entrée de Marie-Angéline la ramena brutalement sur terre :
– Vous n’avez pas l’intention de vous asseoir sur mon lit, trempée comme vous l’êtes ? protesta-t-elle. Vous avez perdu votre parapluie ou quoi ?
– J’étais tellement pressée de rentrer que je n’ai pas voulu perdre du temps à l’ouvrir. J’ai des nouvelles de la rue de Lille !
Et, sans respirer, elle raconta son dialogue avec Eugénie tout en se dépouillant de ses vêtements de sortie qu’elle ramassa sur son bras :
– Il faut que j’aille prévenir Aldo de ce pas. Cela m’ennuie parce qu’il est rentré tard mais…
– Il est parti depuis une demi-heure. Adalbert est venu le chercher pour aller voir l’endroit où la voiture a brûlé…
Suivant les indications données par la presse, il ne fut pas difficile de trouver l’endroit en question. C’était une petite clairière à mi-chemin entre la Mare-aux-Fées et Vitry. La carcasse réduite à l’état de squelette était encore là. L’inspecteur Lecoq aussi, à qui l’arrivée des deux hommes n’eut pas l’air de causer un plaisir extrême. Les mains dans les poches de son imperméable, une casquette enfoncée jusqu’aux sourcils et la tête dans les épaules, il marchait à pas lents autour des débris :
– Qu’est-ce que vous venez faire ici ? bougonna-t-il. Ce n’est pas un lieu de promenade, surtout par ce temps !
– On n’est pas venus pour se promener, rétorqua Adalbert, mais sans prétendre à vos talents, il est assez rare qu’il n’y ait pas quelque chose à glaner sur les lieux d’un crime. Car c’en est un, puisqu’il y a eu un mort, sans compter les dégâts qu’aurait pu subir la forêt !
– Ça, vous pouvez le dire ! soupira le policier. Les gardes ne cessent de nous harceler parce qu’il y a eu un ou deux arbres roussis et pour qu’on fasse enlever les débris au plus vite mais ce n’est pas notre boulot. Nous, on est là pour essayer d’extraire de ce tas de tôles le maximum de ce qu’il peut avoir à nous dire !
– Il n’y avait qu’un seul corps ? demanda Morosini.
– Un seul : celui du chauffeur. J’espère qu’on l’a assommé avant de mettre le feu, parce qu’on l’a retrouvé enchaîné à son siège. Pauvre type ! On peut dire que ce n’était pas son jour de chance !
– Et des passagers ? Pas de traces ? Pourtant, ils devaient être au moins cinq : les trois ravisseurs, Vauxbrun et le chauffeur ? Pas le moindre indice ?
– Vous pensez à quoi ? ricana Lecoq. Un bouton arraché au manteau d’un de ces gus comme dans les romans policiers ? Là-dessus, le petit génie le malaxe d’un air inspiré et vous dévide toute l’affaire après dix minutes de réflexion ? Non, mon bon monsieur, on n’a rien trouvé ! Pas ça ! ajouta-t-il en faisant claquer l’ongle de son pouce contre ses dents. C’est à peine si cette épaisseur de feuilles mortes a gardé la trace du véhicule incendié. Quant à la route Ronde où vous êtes garés comme moi, il y est passé trop de voitures depuis qu’on a découvert l’épave !