Текст книги "le collier sacré de Montézuma"
Автор книги: Жюльетта Бенцони
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– Moi ?
– Vous ! La mémoire universelle des joyaux, l’homme qui a su reconstituer le Pectoral du Grand Prêtre. S’il n’y avait ce collier d’émeraudes dont on ne sait plus trop s’il est bénéfique ou maléfique, je pencherais pour une simple escroquerie destinée à s’attribuer la belle fortune d’un pigeon particulièrement dodu, naïf et toujours à la recherche de l’amour absolu. Mais il y a les émeraudes et, comme par hasard, c’est vous le témoin du marié envolé !
– … avec le collier, ne l’oubliez pas. Qu’est-ce que j’y peux tant que l’on ne retrouve pas Vauxbrun ?
– Et si ce n’était pas le vrai ?
Le mot tomba tel un pavé, générant un soudain silence. Tante Amélie le rompit la première :
– Y aurait-il dans ce vase le génie de la lampe d’Aladin ? On dirait qu’il vous inspire de drôles d’idées ?
– Elle pourrait avoir raison, commenta Adalbert. Qu’en dis-tu, toi ?
Aldo prit le temps d’allumer une cigarette, d’en tirer une longue bouffée :
– Que tout est possible dès l’instant où il y a sur le tapis des pierres exceptionnelles. Tu le sais comme moi. Mais comment extirper une vérité de ce panier de crabes ?
Il n’allait pas tarder à en avoir un aperçu…
Le surlendemain, le dîner s’achevait rue Alfred-de-Vigny sur un soufflé au chocolat qu’Eulalie réussissait particulièrement et qu’elle avait jugé utile de mettre au menu afin de remonter un peu le moral de « sa » famille qui semblait en avoir le plus grand besoin. Ce n’était pas si mal pensé. Les convives, en effet, s’engourdissaient dans une suavité si délicieuse que la marquise avait décidé que l’on prendrait le café à table, contrairement à l’habitude…
Cyprien venait tout juste d’apporter le plateau quand la sonnette de l’entrée se fit entendre. Tante Amélie leva un sourcil :
– Tu attends une visite ? demanda-t-elle à Aldo.
– Je vous en aurais prévenue et ce ne peut être Adalbert. Il doit être en train d’achever son communiqué à l’Académie des inscriptions… À regret, soit dit en passant, il aurait préféré rester avec nous.
Un instant plus tard, le vieux maître d’hôtel reparaissait, portant une lettre sur un petit plateau d’argent.
– On vient de déposer ceci, dit-il en le présentant à Morosini. Il y a une réponse…
Pas de suscription sur l’enveloppe blanche et, à l’intérieur, une feuille tapée à la machine et vaguement signée d’un hiéroglyphe intraduisible. Le texte en était court :
« Une voiture vous attend de l’autre côté de la rue. Si vous voulez garder une chance de revoir vivant votre ami Vauxbrun, montez dedans et laissez-vous conduire ! Avertir la police serait désastreux. Vous n’avez rien à redouter… »
Aldo, tel un ressort, se leva de table :
– Dites que j’arrive ! fit-il en tendant le billet à Tante Amélie que Plan-Crépin rejoignit aussitôt pour lire pardessus son épaule :
– Vous y allez ? s’inquiéta-t-elle. Comme cela ? Et seul ?
– Vous voyez une autre solution ? Évidemment, j’y vais ! Trop heureux de trouver, enfin, un fil conducteur ! N’importe quoi vaut mieux que continuer de tourner en rond comme nous le faisons depuis ce foutu mariage !
En sortant de la maison, il vit une imposante voiture noire garée de l’autre côté de la rue, mal éclairée ce soir-là en raison d’une baisse de tension des réverbères. Un homme en livrée de chauffeur se tenait debout auprès de la portière arrière qu’il ouvrit en voyant venir son passager et referma. À clef ! Tout se passa si vite qu’Aldo n’eut qu’une vision rapide de cet homme. Râblé, apparemment solide, la visière vernie de sa casquette plate empêchant de distinguer le haut de son visage, le bas disparaissant sous un cache-nez inattendu. Aldo ne perdit pas son temps à lui demander où il l’emmenait, persuadé qu’il ne répondrait pas.
L’intérieur du véhicule était obscur, les rideaux roulants tirés. En outre, il y avait comme dans les taxis une cloison de séparation entre chauffeur et passager que l’on avait aussi obturée. On ne tenait pas à ce qu’il vît où on le conduisait.
Il ne chercha pas à le savoir. Curieusement, il n’était pas inquiet. Cet enlèvement impromptu ne pouvait avoir pour but de le faire disparaître. Les termes de la lettre qu’il n’avait aucune raison de mettre en doute laissaient plutôt supposer qu’on avait l’intention de lui proposer un marché. Restait à savoir lequel. Au fond, cette curieuse invitation lui apportait une sorte de soulagement, parce qu’elle signifiait que Gilles n’était pas rayé du monde des vivants, ce qu’il lui arrivait de suspecter après la brutalité dont on avait usé envers le malheureux chauffeur simplement chargé d’emmener un homme faire bénir son mariage avec la femme qu’il aimait. En danger certainement, et l’exigence du marché allait être à la hauteur du péril couru mais, n’y eut-il qu’une chance sur un million de sauver Gilles, Morosini était prêt à la saisir…
Il connaissait trop bien Paris et surtout ce quartier Étoile-Monceau pour se tromper sur l’itinéraire que l’on suivait, et les élégants rideaux de soie tirés devant les vitres lui semblaient presque attendrissants. Par leurs minces interstices, il pouvait apercevoir l’éclairage des rues. Quand il n’en vit plus, il sut que l’on entrait dans le bois de Boulogne, très certainement par la porte Dauphine. Restait à savoir dans quelle direction on le traverserait.
En fait, on ne le traversa pas. Après quelques minutes de voyage et trois ou quatre virages, les roues quittèrent l’asphalte pour un chemin de terre – peut-être une allée cavalière ? – puis s’immobilisèrent. La portière s’ouvrit et le chauffeur, qui avait jugé bon de s’équiper d’un pistolet, s’en servit pour faire signe à son passager de descendre… On était en plein bois mais les ténèbres n’étaient pas opaques. En particulier pour Aldo, qui possédait des yeux de chat. Au-dessus du layon où s’était engagée l’automobile, le ciel était clair. Le temps s’adoucissait depuis la veille et, à l’odeur des feuilles pourries, se mêlait un très léger, très subtil parfum d’herbe neuve.
Après quelques pas, on rejoignit un homme qui semblait attendre puis on obliqua sous les arbres jusqu’à une clairière laissée par une coupe récente. Trois nouveaux personnages étaient là : l’un d’eux assis sur une souche, les deux autres debout de chaque côté et probablement armés. Le chef à l’évidence, bien que rien ne le distinguât de ses compagnons. Tous, à l’exception du chauffeur, étaient vêtus de façon identique : longs manteaux noirs comme les feutres souples dont les bords, rejoignant les cols relevés, ne devaient laisser filtrer qu’un invisible regard. Même les mains se cachaient sous des gants. Agacé malgré lui par cette mise en scène où il croyait voir l’esquisse d’un tribunal, Aldo lança :
– Vous m’avez appelé. Je suis venu. Que voulez-vous ?
L’homme leva le bras :
– Causer ! Il y a une souche derrière vous. Vous pouvez vous y asseoir !
L’accent espagnol – ou mexicain ! – colorait le timbre d’une voix froide, jeune d’ailleurs, et Aldo pensa qu’il avait peut-être, en face de lui, ce Miguel rencontré à la mairie et à l’église sans qu’ils aient échangé la moindre parole et qui, depuis la cérémonie ratée, semblait s’être évaporé. Il recula, s’assit, chercha une cigarette et l’alluma sans que l’autre s’y opposât. Il en fut content. Le tabac anglais l’aidait à maîtriser ses émotions et plus que jamais il éprouvait la nécessité de se sentir l’esprit clair. Il tira une bouffée salutaire puis attaqua :
– Votre billet se réfère à la sauvegarde de mon ami Vauxbrun. Donc vous savez où il est ?
– Naturellement !
– Il va… bien ?
– Me croirez-vous si je vous dis oui ?
– Pas entièrement ! Il ne peut aller vraiment bien après ce qu’il a subi. Et comme je suppose que c’est de marchandage dont il va être question, vous comprendrez qu’avant d’apprendre ce que vous attendez de moi, j’aie besoin d’avoir une certitude ! Je veux le voir !
– Vous demandez l’impossible : il n’est plus à Paris, mais… j’ai ceci pour vous, ajouta l’étranger en sortant de sa poche une lettre qu’il fit porter par l’un de ses hommes. Vous aurez largement le temps de la lire plus tard et je pense qu’elle vous convaincra…
– Bien. Alors qu’exigez-vous pour le libérer ?
– Que vous retrouviez pour nous les émeraudes sacrées de Montezuma !
Une bouffée de colère remit Aldo sur ses pieds :
– Que je… mais si vous tenez Vauxbrun, vous les avez aussi puisque c’est lui qui les a volées, selon les dernières nouvelles !
– Il n’a volé qu’un faux… un faux grossier, mais l’état dans lequel il se trouvait le rendait incapable de le remarquer.
– L’état ? Quel état ?
– Disons… une certaine dépendance. Une beauté sans rivale, immaculée et qui semble inaccessible peut asservir un homme, le convaincre de ses insuffisances sans lui ôter complètement le sens du jugement. Il y faut un adjuvant… connaissez-vous le Mexique, Morosini ?
– Non.
– Il pousse dans les déserts du Nord une plante étrange qui ressemble à une pierre. On l’appelle le peyotl et, pour qui sait s’en servir, elle peut persuader un mendiant qu’il peut devenir l’égal d’un roi… ou du moins se permettre n’importe quelle folie. Votre ami y a goûté…
En dépit de la douceur relative de la nuit, Aldo sentit une sueur froide mouiller sa tempe. Adalbert avait raison en évoquant cette drogue inconnue dont les effets se révéleraient sans doute dévastateurs si l’on en usait trop longtemps. Mais il refusa de s’attarder sur l’image de Gilles réduit à l’état de loque humaine.
– Revenons à votre demande !
– Ce n’est pas une demande, c’est une injonction. Nous voulons récupérer ces émeraudes, les plus précieuses qui soient… et vous êtes le seul capable de cet exploit ! Vous voyez, ajouta-t-il, que l’on fait grand cas de vous !
– Je ne suis pas certain de me sentir flatté ! Je ne suis ni un magicien ni un prestidigitateur capable de sortir n’importe quoi d’un chapeau et je ne peux pas travailler sur du vent !
– C’est pourtant ce que vous ferez si vous voulez sauver une… plusieurs vies humaines car, à ne rien vous cacher, cette affaire n’a été montée que pour vous obliger à vous mettre à notre service !
Ainsi donc on y était et, mentalement, Aldo rendit hommage à la clairvoyance inattendue de Plan-Crépin. En même temps, il se sentait accablé par ce poids qui lui tombait dessus. La réputation dont il était si fier menaçait à présent de le détruire, lui, et d’autres peut-être encore plus chers, et à cette idée, il dut faire un effort considérable pour résister au vent de panique qu’il sentait se lever… Cela lui demanda un instant au cours duquel il garda le silence. L’autre s’impatienta :
– Alors ? Cette réponse, elle est pour aujourd’hui ou pour demain ?
– Vous me placez devant un mur où je ne distingue pas la moindre faille. Que voulez-vous que je vous dise ?
– Que vous êtes d’accord et que vous allez vous mettre au travail…
– À partir de quelle base ? Si j’en crois les assertions de Don Pedro dans le bureau du commissaire Langlois, le collier a fait retour au Mexique environ vingt ans après que Cortés l’eut emporté et, puisque Carlos Olmedo l’a gardé, il y est resté dans la famille ?
– Assez longtemps pour devenir une sorte de légende qui a traversé les siècles. Carlos Olmedo n’est jamais retourné en Espagne afin que les pierres ne s’éloignent plus de Tahena et les Indiens ont su que le collier sacré était revenu mais sans jamais l’avoir vu : Carlos le cachait dans un lieu connu de lui seul et il devint le secret de la famille qu’à l’heure de la mort on transmettait au fils aîné en lui faisant jurer de ne jamais le ramener au jour. Pour les Indiens, il était la certitude que leurs dieux ne les avaient pas abandonnés, que Quetzalcóatl, le Serpent à Plumes, était toujours avec eux… L’annonce de la disparition eût déchaîné un ouragan. Du côté des vice-rois, on observait une égale retenue. Que les Olmedo fussent de vieille souche castillane semblait une garantie suffisante. L’Inquisition elle-même n’essaya pas de creuser davantage la question après qu’une tentative, maladroite à vrai dire, eut été sanctionnée par un terrifiant meurtre rituel ! Elle avait pris conscience des forces enfouies dans ce pays trop vaste, trop secret, trop profondément travaillé par des forces inconnues…
– Si je comprends bien, coupa Morosini, ce joyau exceptionnel constituait une sorte de protection pour votre famille ?
– Ai-je dit qu’il s’agissait de ma famille ?
– C’est sans importance. En revanche, je répète ma question : le collier semblait assurer la paix et la prospérité des Olmedo. Qu’en était-il de la malédiction dont les avait frappés Cuauhtémoc ?
– Disons qu’elle sommeillait. Le vol avait été effacé, le collier revenu au Mexique et enfoui sous le poids d’un secret séculaire. Les dieux étaient en sommeil, ils auraient dû le rester et les Olmedo aussi, quand le pays a conquis son indépendance. Les Indiens relevaient la tête, forts de savoir le collier sacré quelque part sous leur terre. Et puis l’Autrichien est venu, l’archiduc Maximilien dont l’Europe voulait faire un empereur. Auprès de lui il y avait une femme…
– Son épouse Charlotte, la fille du roi des Belges…
– Non. Une autre : très jeune, très belle, très ambitieuse et très rusée. Celle-là en savait davantage que l’on en pouvait attendre d’une dame de la Cour et elle avait réussi l’incroyable. Don Alessandro, le grand-père de Don Pedro, qui venait de perdre sa femme, a pris feu pour elle et a voulu l’épouser. Ce qu’elle a accepté… après quoi réussir à se faire dévoiler le secret des émeraudes a été un jeu d’enfant. Elle allait devenir sa femme ; Alessandro a voulu lui donner cette preuve d’amour. Ce qu’il ne savait pas, c’est qu’elle aimait Maximilien autant qu’elle haïssait Charlotte qu’elle espérait éliminer. Elle voulait les pierres afin d’asseoir le pouvoir de Maximilien sur le pays et son pouvoir à elle sur lui. Elle a donc volé les émeraudes et elle s’est volatilisée. Quand il a compris qu’il avait été joué, Don Alessandro s’est pendu comme l’avait été Cuauhtémoc, le héros que ce vol trahissait de nouveau…
En écoutant l’inconnu, Morosini éprouvait une bizarre impression : celle qu’il récitait une leçon. En passant par cette voix impersonnelle dont, par instant, l’accent ibérique s’effaçait, l’histoire animée d’une certaine grandeur s’affadissait jusqu’au compte rendu.
– Si je vous suis bien, le nouvel empereur du Mexique aurait reçu le collier des mains de cette femme ? Comment s’appelait-elle ?
– La comtesse Eva Reichenberg. Quant aux émeraudes, il est possible que Maximilien les ait possédées, ou peut-être pas ?
– Que voulez-vous dire ?
– Rien de plus ! Je vous ai dit ce que je sais. À vous maintenant de compléter l’histoire.
– C’est de la folie. Vous voulez que je retrouve des pierres qui ont disparu depuis…
– 1865 environ ! Cette gageure ne doit pas être la mer à boire pour qui a rempli les vides sur le pectoral du temple de Jérusalem ? Et c’était plus ancien encore !
– Vous oubliez que je n’étais pas seul et que j’avais des repères. Là, je n’en ai aucun. Maximilien a été fusillé par l’Indien Juarez en 1867. Dieu sait dans quelles mains sont tombés le peu de biens qu’il lui restait. L’impératrice Charlotte, lorsqu’elle a quitté Mexico pour revenir en Europe plaider la cause de l’empire agonisant auprès de Napoléon III et du pape, a emporté tous ses bijoux dont la liste est connue. Si votre comtesse Reichenberg la détestait, il m’étonnerait fort qu’elle lui ait donné des émeraudes non seulement légendaires mais dont la valeur marchande est astronomique ! Et je me vois mal gratter chaque pouce carré de terre mexicaine !
– On ne vous en demande pas tant ! Le collier n’est plus au Mexique. J’en ai la certitude !
– Comment l’avez-vous obtenue ?
– Cela ne vous regarde pas ! Faites ce que l’on vous dit…
– J’ai encore une question à poser !
– La dernière, alors !
– Vous m’avez dit que Gilles Vauxbrun avait été abusé par un faux grossier. Y a-t-il une copie du collier ?
– Oui. Après la mort de Don Alessandro, son fils, Don Enrique, par respect pour sa mémoire et pour sa famille qui n’a jamais voulu admettre le suicide et croyait à un meurtre, l’a fait exécuter avec de fausses pierres par un ciseleur qui n’a pas vécu assez longtemps pour en garder le souvenir. Grâce à cela, quand son fils, Don Pedro, a dû fuir le Mexique avec les siens, les femmes, Doña Luisa et Doña Isabel, ont eu le réconfort de croire que le trésor familial fuyait avec elles.
– Si tout le monde y croyait, pourquoi émigrer ?
– Les domaines seigneuriaux ont été récupérés par le pouvoir en place. S’y est ajouté, pour Don Pedro, un avis mystérieux : s’il voulait éviter d’être assassiné avec sa famille, il fallait qu’il parte et qu’il s’arrange pour remettre la main sur les émeraudes. À ce prix-là seulement, il pourrait revenir au pays et même rentrer en possession de ses terres et de sa fortune.
– Autrement dit, quelqu’un savait. Quelqu’un d’assez puissant pour lui faire peur. Cela paraît difficile à croire quand on voit le personnage ?
– Il n’a pas peur pour lui-même. De toute façon, ce n’est pas votre affaire et nous en resterons là pour ce soir. Il est temps de vous mettre au travail… en gardant bien présent à l’esprit l’enjeu du marché : la vie de ce redoutable imbécile qui s’est pris pour le prince charmant. J’ajoute qu’il serait bon de vous hâter. Outre que les conditions de sa captivité pourraient se détériorer si vous tardez trop…
– Quel délai m’accordez-vous ?
– Disons… trois mois. Au-delà, il faudrait peut-être envisager d’autres moyens de stimuler votre zèle ! Partez maintenant ! On va vous ramener en ville. Ah, j’allais oublier ! Lorsque vous aurez l’objet, il vous suffira de passer une annonce dans Le Figaroet dans Le Matin,disant : « L’enfant prodigue est de retour. Tout est en ordre ! »
– Vous avez de l’ordre une curieuse conception !
Avec un haussement d’épaules fataliste, Morosini reprenait le chemin de la voiture quand il entendit soudain un bruit qui lui glaça le sang. Ce n’était pourtant qu’un petit rire, mais bizarre, grinçant, cruel… un rire qu’il croyait enfoui dans les limbes où l’on entasse les pires souvenirs. Il se retourna mais un canon de pistolet rencontra son dos :
– On avance ! intima l’un des hommes. Et on ne regarde pas en arrière !
Ne pas regarder en arrière, c’était justement le plus difficile, parce qu’Aldo prenait conscience que son gardien avait dû voir le jour quelque part dans le Bronx ou à Brooklyn et que son accent renforçait l’impression que le temps revenait où il avait vécu cette situation…
Néanmoins, il se remit en marche et grimpa dans le véhicule qui démarra aussitôt. Peu après, on le larguait sans trop de douceur en plein milieu de la porte Maillot ! Il ne lui restait plus qu’à prendre un taxi…
– Tu as rêvé ! conclut Adalbert, après avoir fait disparaître sa quatrième tasse de café.
Il était arrivé deux heures plus tôt rue Alfred-de-Vigny, appelé en urgence par Marie-Angéline, et depuis n’avait pas cessé de faire l’ours en cage, monologuant, envoyant au diable l’Académie des inscriptions et se reprochant ce qu’il considérait comme un abandon de poste devant l’ennemi. Tant et si bien que Mme de Sommières, agacée, avait fini par lui ordonner de s’asseoir et lui avait fait servir un « en-cas » dans l’espoir de l’occuper un moment.
– Au moins, pendant que vous mangerez, vous ne proférerez pas de sottises !
– Sottises ? Quand je dis…
– Ne recommencez pas ! Dites-nous plutôt ce que vous auriez pu faire si vous aviez été présent quand Aldo a reçu le billet ? Vous auriez couru derrière la voiture ?
– Et j’ai fait, moi, tout ce qui était possible : j’ai relevé le numéro, affirma Plan-Crépin.
– Comme il est sûrement faux, nous ne sommes guère avancés ! Je ne comprends pas pourquoi Langlois ne fait pas surveiller cette maison vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Il sait pourtant qu’Aldo est en première ligne dans cette histoire vaseuse ?
– Essayez de lui faire confiance, il connaît son métier !
L’arrivée de la table roulante supportant un souper froid avait généré un bienheureux silence. Même dans les pires circonstances, l’appétit de l’archéologue ne connaissait pas de morte-saison. Il attaquait la tarte aux poires et les deux femmes commençaient à se demander ce que l’on pourrait lui servir en supplément pour le faire tenir tranquille, quand Aldo reparut, salué par un triple soupir de soulagement assorti d’un triple : « Alors ? »
– J’ai trois mois pour sauver Vauxbrun en retrouvant un joyau dont personne ne sait où il a pu passer depuis le siècle dernier ! lâcha Aldo en se laissant tomber dans un fauteuil. Et si vous voulez le savoir, je me demande si je ne suis pas en train de devenir fou !
– On a déjà récupéré des pierres envolées depuis plus longtemps que ça et tu n’y as jamais laissé ta raison. Moi non plus, dit Adalbert en lui tendant un verre de vin qu’il avala d’un trait. Raconte !
Ils écoutèrent en silence et ce fut seulement quand il eut mentionné le rire de celui que l’on pouvait considérer comme le chef de bande qu’Adalbert réagit, un peu trop vite peut-être, en disant qu’il avait rêvé.
– Non. Devrais-je vivre cent ans que je ne pourrais oublier ce rire… de hyène. Par trois fois, jadis, je l’ai entendu, et ce soir c’était la quatrième. J’en suis persuadé ! Il ne peut pas en exister deux semblables sur terre ! Et si tu ajoutes l’accent de mon escorteur… Je me suis cru revenu dans cette villa du Vésinet il y a des années… Ou encore dans le parc Monceau.
Adalbert fronça les sourcils. Soudain grave, il vint vers Aldo et le prit aux épaules :
– Je répète : tu es en train de faire un cauchemar, c’est entendu, mais n’y participent que des vivants. Pas des morts, et il n’y a plus de Solmanski vivants à la surface du globe terrestre (5). Souviens-toi, bon Dieu ! Le père a sauté à Varsovie avec la chapelle souterraine, la fille est morte comme tu sais et quant au fils, cette petite ordure de Sigismond, c’est toi qui l’as abattu d’une balle en plein crâne ! Il faut te réveiller !
Aldo passa sur sa figure une main qui tremblait :
– Je sais tout cela. Ma raison ne cesse de me le répéter. Pourtant ce rire…
– … appartient à un autre. Peut-être aussi fêlé que l’original, mais il faut que tu te sortes de la tête l’idée que, doté comme les chats de plusieurs vies, le jeune Solmanski a obtenu de Satan, son maître, la faveur de revenir faire un tour chez les vivants dans le seul but de te pourrir l’existence ! Il est comment, ce type ?
– Même taille, même silhouette… mais je n’ai vu qu’une ombre.
– La voix ?
– Froide, jeune, métallique… le même registre à peu près mais avec un fort accent espagnol ou sud-américain... Il y manquait seulement la couleur et, tandis qu’il parlait, j’avais l’impression bizarre mais tenace qu’il récitait un texte appris par cœur. Par moments, l’accent faiblissait mais pour revenir avec plus de force. Enfin, en me ramenant à la voiture, le chauffeur a dit quelques mots en français mais je jurerais que celui-là a vu le jour dans un faubourg de New York ou de Chicago ! Tante Amélie, je boirais volontiers une autre tasse de café.
– Tu es assez énervé comme ça ! Cela dit, il me vient une idée. As-tu gardé une relation quelconque avec ce chef de la police métropolitaine de New York chez qui t’avait envoyé ton ami de Scotland Yard (6) ?
– Phil Anderson ? Ma foi, non…
– C’est bien dommage et tu devrais essayer de renouer.
– Pourquoi ?
– Évidemment ! s’écria Marie-Angéline jusque-là réduite au silence par l’attention avec laquelle elle écoutait. Lorsque nous sommes allée – sans moi ! – rue de Lille, la vieille dame ne nous a-t-elle pas dit que son petit-neveu, ce char… je veux dire Don Miguel, vivait à New York où il se faisait une situation dans les objets anciens avec l’aide d’amis dont on ne nous a pas confié l’identité mais qui semblent assez au courant de ce qui se passe de ce côté-ci de l’Atlantique pour savoir ce que l’on y vend en fait de château ! Ce sont eux qui ont expédié la famille Vargas-Olmedo à Biarritz où, comme par hasard, un autre homme a convaincu M. Vauxbrun d’aller faire un tour… Vous, je ne sais pas, mais moi je trouve que cela fait beaucoup de gens sans visages et sans noms…
– Plan-Crépin ! s’écria la marquise, il y a des moments où vous avez des éclairs de génie ! C’est exactement ce que je voulais dire !
– Et en plus, elle a raison, fit Adalbert. Tu devrais écrire à cet Anderson…
– Non. Je pense que c’est du ressort de Langlois. Je vais aller le voir. Cela marchera mieux de police à police…
– Tu n’iras rien voir, coupa Adalbert. C’est moi qui m’en chargerai après avoir téléphoné de chez moi pour prendre rendez-vous ailleurs qu’au quai des Orfèvres. Tes petits copains de cette nuit t’ont interdit de mêler l’autorité à votre marché et je suis persuadé que tu es surveillé… Et à ce propos, si on en venait à ce que l’on t’a imposé ? Trois mois, ce n’est pas énorme, si l’on se réfère au temps qu’il nous a fallu pour chaque pierre du pectoral, sans parler des « Sorts Sacrés (7) ». On a quoi comme point de départ ?
– Un nom : la comtesse Eva Reichenberg qui, si elle s’agitait au Mexique à l’époque du malheureux couple impérial, ne doit plus être en très bon état, en admettant qu’elle soit encore de ce monde !
– Tu es gracieux, toi ! protesta Mme de Sommières. Je suis née en 1850, moi, et non seulement je suis encore là mais je n’ai pas l’impression d’être gâteuse !
– Pardon ! pria Aldo qui ne put s’empêcher de rire. Vous êtes tellement plus jeune que nous tous que l’on oublie votre âge ! Mais… j’y pense ! Est-ce que ce nom évoque un souvenir pour vous qui connaissez au moins la moitié de l’Armorial européen ?
– N… on ! Elle doit faire partie de l’autre moitié.
– À votre avis, est-ce allemand ou autrichien ?
– Si cette femme était amoureuse de l’archiduc Maximilien, on devrait pencher pour l’Autriche, hasarda Marie-Angéline. C’est le plus logique… et pourquoi ne pas le demander à Lisa ? Elle est aussi autrichienne que suisse !
– Faut-il que je sois perturbé pour ne pas y avoir pensé tout de suite ! Je cours lui téléphoner…
– Tu as vu l’heure qu’il est ? remarqua Adalbert en désignant la pendule qui marquait deux heures du matin…
– Je risque d’en avoir pour trois ou quatre heures d’attente…
Et il disparut en direction de la loge du concierge tandis que Marie-Angéline essayait de convaincre Mme de Sommières d’aller se coucher. Vainement :
– Qu’est-ce que vous voulez que j’aille faire dans mon lit quand nous sommes sur le pied de guerre ?
Aldo remonta au bout d’une demi-heure. Apparemment, les liaisons téléphoniques fonctionnaient mieux la nuit que le jour.
– Je n’ai patienté qu’un quart d’heure, fit-il avec satisfaction. Lisa vous embrasse tous.
– Nous n’en doutons pas un instant, rétorqua Tante Amélie. Mais à part ça, qu’est-ce qu’elle t’a dit ?
– Que le nom est autrichien, après quoi elle a ajouté : « Va voir Grand-Mère ! »
Cherchant dans sa poche son étui à cigarettes, les doigts d’Aldo se refermèrent sur un papier et il se souvint alors du message, prétendument de Vauxbrun, que l’inconnu lui avait jeté en disant qu’il aurait largement le temps de le lire plus tard. Fallait-il qu’il fût troublé par le rire qui avait clos leur entretien pour l’avoir oublié !
En fait, l’écriture était bien celle de Gilles. Quant au texte, il était à la fois court et sibyllin :
« J’ai commis une lourde faute et il est normal que je la paie. Si tu peux me sauver, fais-le mais, surtout, veille sur elle… ».
Le message se terminait par une traînée d’encre.
On avait dû le lui arracher pour l’empêcher d’en dire davantage.
– « Veille sur elle » ? lut Adalbert par-dessus l’épaule de son ami. Veut-il dire sa fiancée ?
– Et qui d’autre ? Pour ce que j’en sais, il n’a pas cessé un instant de penser à elle depuis qu’il l’a rencontrée. Ce qui voudrait dire qu’elle serait en danger ? Mais quel danger ?
– L’étonnant, c’est qu’on lui ait permis d’écrire, constata Adalbert en subtilisant la feuille de papier. Notre ami Langlois va avoir une autre énigme à résoudre. Les moyens dont il dispose lui permettront peut-être d’en tirer un complément d’information.
– C’est possible mais je n’y crois guère.
– Tu as tort ! Si tu veux le fond de ma pensée, j’ai peur que tu ne perdes ton temps. On ferait beaucoup mieux d’aider la police à retrouver Vauxbrun plutôt que courir derrière un joyau disparu sans doute depuis belle lurette.
Sous le sourcil froncé, l’œil d’Aldo vira au vert, ce qui était chez lui signe de mécontentement. C’était la première fois qu’Adalbert déclarait son désaccord et son intention de suivre un autre chemin que lui. Il en éprouvait une déception car il avait cru qu’ils pourraient aller ensemble à Vienne mais, finalement, c’était le droit absolu de l’égyptologue de porter une attention plus distraite au sort d’un homme qui n’était qu’une relation pour lui. Aldo savait depuis longtemps que les deux hommes n’éprouvaient pas une sympathie réciproque. Vidal-Pellicorne trouvait Vauxbrun trop infatué de sa personne et agaçant. Il est vrai que ce dernier, faisant allusion à Adalbert, l’appelait le plus souvent « l’archéologue cinglé » !
– Libre à toi de penser ce que tu veux ! dit-il. Même si je vais au-devant d’un échec et si ce semblant de piste ne mène à rien j’entends la suivre jusqu’au bout ! Ce serait vraiment trop bête !
Adalbert se mit à rire :
– Allons, ne fais pas cette tête ! Ne me dis pas que tu as besoin de moi pour aller voir Grand-Mère ? Et moi je serai peut-être plus utile ici…