Текст книги "Piège pour Catherine"
Автор книги: Жюльетта Бенцони
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Quelqu'un balbutia d'un curieux timbre enroué :
– L'homme de Dieu... Il est mort.
Il était mort, en effet. Comme l'avait dit Sara, le pauvre moine, criblé de flèches, pendait à son croc de boucher dans sa bure noire raidie de sang séché, terrifiant et grotesque avec ses grands pieds aux orteils tordus par le dernier spasme. Les quelques mots balbutiés par la voix anonyme avaient fait toucher à la dame de Montsalvy la terreur qui pétrifiait ses gens : la victime était un homme de Dieu ! L'énormité du crime dépassait tous les entendements et laissait toutes ces créatures simples sans voix et sans réactions.
Là-bas, près du cadavre, face à cette ville frappée de stupeur, deux soudards ricanaient en se curant les dents.
Dans le vent aigre du plateau, Catherine, hors d'elle, cria :
– Oui, il est mort ! On nous l'a tué ! Et vous, allez– vous rester là à le regarder sans rien faire ?
Avant que personne eût prévu son geste, elle avait arraché un arc à l'un des soldats. Sa colère, décuplant ses forces, lui permit de tendre aisément le dur boyau. La flèche siffla comme une vipère furieuse et fila se planter dans la gorge de l'un des routiers qui s'écroula avec un hurlement que le sang étouffa. La jeune femme en cherchait une autre pour abattre le second garde, mais déjà il tombait auprès de son compagnon, frappé par Josse qui l'avait rejointe.
Alors, les gens de Montsalvy se réveillèrent. L'enchantement perfide de la peur disparut. Flèches et carreaux d'arbalète s'envolèrent, obligeant les hommes d'Apchier, qui accouraient à la rescousse, à refluer vers leur camp. Bientôt, sur l'espèce d'esplanade qui s'étendait entre la muraille et le camp des assiégeants, il n'y eut plus rien que les dépouilles misérables du pauvre moine supplicié et de ses gardiens.
– Cessez de tirer ! cria Josse. Il est inutile de gaspiller les munitions...
Une voix protesta avec indignation.
– On ne va tout de même pas laisser ce pauvre frère Amable, pendu là, comme renard pris au piège, pourrir sous notre nez et se défaire vilainement au vent et à la pluie ?
Fendant la foule comme un vaisseau de haut bord voguant par gros temps, sa cornette jouant assez bien les voiles, Gauberte, qui, décidément, semblait avoir pris à tâche de faire entendre la voix de la cité et de remplacer le chœur antique, rejoignit Catherine qu'elle domina de toute sa tête massive, encore élargie par les deux nattes noires, grosses comme des bras d'enfants, qui s'enroulaient sur ses oreilles. Plantée en face de la châtelaine dans son attitude favorite, les poings aux hanches, la toilière ajouta :
– C'était un saint homme, doux comme une brebis du Bon Dieu, et il est mort pour nous. Lui faut l'obscurité de la bonne terre chrétienne et non la vilaine impudeur des larrons. Et si personne ne veut aller le décrocher, je jure par la croix de ma mère d'y aller, moi !
Ouvrez-moi seulement la porte !
Catherine hésita. Sortir, même en force, c'était risquer la bataille à découvert où les assiégés n'auraient pas l'avantage. C'était surtout risquer d'être balayés par un ennemi qui s'engouffrerait facilement par la faille ainsi ouverte. D'autre part, Gauberte avait raison : laisser la dépouille du moine aux mains de ses bourreaux, c'était une honte.
Sentant qu'elle était sur le point d'emporter la décision, Gauberte insista, mi-suppliante, mi-impérieuse.
– Alors, not'Dame ? Qu'est-ce qu'on fait ? Est-ce que...
Le lent battement de la cloche du monastère sonnant en glas vint lui couper la parole et interrompre les réflexions de Catherine.
Machinalement, chacun se retourna vers l'intérieur de la ville où, en même temps, éclatait un chant funèbre.
– Les moines ! dit quelqu'un. Les voilà ! Ils sont tous dehors !
En effet, marchant sur deux files, les Augustins de l'abbaye remontaient vers la porte Saint-Antoine. Les mains au fond de leurs larges manches, le capuchon rabattu sur les visages ne laissant voir que leur bouche, ils psalmodiaient à voix forte les prières des trépassés. En tête, flanqué de deux frères portant de grands cierges de cire jaune, venait l'abbé Bernard. Couvert d'une chasuble violette à croix d'argent tressé, mitre en tête, il élevait à deux mains l'ostensoir où, cernée des rayons d'or d'un soleil orfévré, brillait l'hostie. À son approche chacun s'agenouillait.
Parvenu devant la herse close, l'abbé, sans cesser de chanter, fit signe de la relever. Sur le rempart, tous les yeux se tournèrent vers Catherine, interrogateurs.
Cette fois, elle n'hésita pas. On ne barre pas le chemin à Dieu !
– Ouvrez ! cria-t-elle. Mais que les archers se postent aux créneaux et se tiennent prêts à tirer. Armez les arbalètes. Si quelqu'un fait mine de s'approcher du seigneur abbé, tirez sans attendre l'ordre !
Le grincement de la herse qui se relevait passa sur ses nerfs comme une râpe. Le risque était grand. Les hommes qui avaient si cruellement massacré le moine reculeraient-ils devant le Saint-Sacrement ? Dans un instant, peut-être, la horde les submergerait. Hurlante, elle s'abattrait sur Montsalvy ouverte. Chaque arme trouverait un fourreau de chair et de sang. Les cris d'agonie suivraient de bien peu le chant des funérailles et ce serait la fin... Le pont-levis tomba avec un bruit d'apocalypse.
Vivement, Catherine reprit l'arc dont elle s'était servie et qu'elle avait appuyé au merlon d'un créneau. Posément, elle y plaça une flèche.
– Si Bérault d'Apchier se montre, c'est moi qui l'abattrai, déclarat-elle d'une voix tranquille.
Un pied sur l'échancrure de pierre, elle tendit lentement la corde, sans aller au bout de ses forces. Le mince arc de frêne se courba à demi. Dans cette position, elle attendit.
Le camp, là-bas, était étrangement silencieux. Personne ne se montrait. Rien ne bougeait. Mais, derrière le retranchement de branchages recouvert de peaux fraîchement écorchées que les routiers avaient construit pour protéger leurs tentes, on sentait les regards aiguisés, les souffles retenus. Près du cadavre du moine, les corps des deux soldats étoilaient la terre noire.
La procession franchit le pont. Les chants s'étouffèrent un instant sous le couvert de la muraille et de la barbacane, puis éclatèrent de nouveau, libérés, annonçant la Divine colère.
Die,s irae, clies illa
Solve saeclum in favilla...
Mais ils n'avancèrent pas davantage. Et même ils refluèrent sous un ordre bref de leur supérieur.
– Reculez derrière les murs. Que l'on relève le pont !...
Étonnée, Catherine laissa mollir la corde, se pencha. Hors des murs, il n'y avait plus que l'abbé, si mince et si frêle, tendant vers le ciel gris ses mains qui portaient un soleil. Trois moines seulement apparurent derrière lui. Deux avec une civière, un avec une échelle.
Et, comme il l'avait ordonné, le pont se relevait lentement.
– Il ne veut pas mettre la ville en danger, souffla Josse qui, le visage tendu, se tenait derrière Catherine. Mais il risque gros !
Allez dire qu'on ne referme pas le pont. Nous devons prendre notre part de ce risque ! En outre, placez des hommes armés aux fenêtres des premières maisons de la rue !
L'ancien truand dégringola quatre à quatre et Catherine ramena son attention vers l'abbé.
Il s'avançait sans se presser, la civière sur les talons. Le vent s'engouffrait dans la chasuble couleur d'améthyste qui claquait autour de son corps maigre, comme un drapeau autour de sa hampe. Les nuages, chassés par le vent d'ouest, couraient vers les solitudes de l'Aubrac dont les brumes incessantes brouillaient l'horizon de l'autre côté du grand ravin où grondait la Truyère. Ils passaient si bas sur le plateau qu'ils semblaient vouloir cacher ce petit prêtre imprudent qui s'en allait chasser le fauve à face humaine avec un soleil d'or pur au bout des doigts.
Quand il parvint près du cadavre, quelque chose bougea dans le camp. À l'entrée du retranchement, une silhouette massive apparut et se tint immobile. Catherine reconnut Bérault d'Apchier et dirigea vers lui la pointe de sa flèche, car il était armé. Ses longs bras s'appuyaient sur une grande épée nue, mais il n'avança pas davantage.
– Va-t'en, l'abbé ! cria-t-il. Ceci est ma justice ! Tu n'as pas à t'en mêler !.
– Ceci est l'un de mes fils que tu as mis à mal, Bérault d'Apchier.
Je viens le reprendre. Et ceci est ton Dieu, mis en croix par tes semblables. Frappe si tu l'oses et cherche ensuite une forêt assez profonde, un lieu assez secret pour y cacher ton crime et ta honte, car tu seras maudit sur la terre et dans le ciel jusqu'à la consommation des siècles ! Viens ! Approche ! Qu'attends-tu ?... Regarde mieux ! C'est de l'or que je porte, cet or que tu aimes tant et que tu es venu chercher de si loin. Il est à portée de ta main. Tu n'as qu'à lever cette grande épée qui te sert si bien.
Laissant les trois hommes dépendre le cadavre et l'étendre tant bien que mal sur la civière, ce qui n'était guère facile à cause des flèches qui le hérissaient, l'abbé, téméraire, s'avança vers le camp, élevant toujours l'ostensoir. Mais à mesure qu'il avançait, le vieux for– ban sembla se recroqueviller, tel le Diable de la légende qu'un seau d'eau bénite réduit à l'état de nain. Il tremblait comme feuille au vent d'automne et, un instant, on put croire qu'il allait céder aux vieilles forces obscures, réminiscences des temps éblouis de l'enfance, et plier ses genoux raidis par l'orgueil et les rhumatismes. Mais derrière lui se pressaient maintenant ses fils, son bâtard et la figure narquoise de Gervais Malfrat. L'amour-pro– pre le maintint debout, malgré les craintes d'un au-delà dont son âge le faisait proche.
– Va-t'en, l'abbé ! répéta-t-il, mais sur un ton très différent où entrait de la lassitude. Emporte ton moine. La nuit tous les chats sont gris. Il était mort quand nous avons vu ce qu'il était. Mais ne crois pas que je regrette. Nous nous retrouverons et ce jour-là tu n'auras pas Dieu pour rempart.
– Je l'aurai toujours pour rempart, car mes mains, chaque jour, touchent son Corps et son Sang ! Même quand tu ne le vois pas, il est sur moi, comme il est sur cette cité paisible que tu veux abattre.
– L'abattre ? Non ! Que je veux faire mienne et que je ferai mienne !
Mais l'abbé Bernard déjà ne l'écoutait plus. Comme une mère qui cherche à protéger son enfant, il avait ramené le soleil d'or sur sa poitrine et l'y maintenait, de ses deux bras croisés par-dessus. Il revenait maintenant vers la ville muette qui, le cœur serré, avait suivi toute la scène sans trop oser respirer.
Lentement, les moines et leur civière franchirent la porte, l'abbé venant le dernier et priant, la tête penchée sur son fardeau sacré. Puis tout se referma.
À l'entrée du camp, personne n'avait bougé. Mais dans la ville, une immense clameur de joie, de soulagement et de victoire éclata dès que la herse fut retombée.
– Tirez, Dame Catherine ! chuchota Josse. Vous avez ce chien puant au bout de votre flèche ! Tirez et nous en libérez!
Mais avec un soupir, de regret et de lassitude tout à la fois, la jeune femme reposa définitivement l'arme et hocha la tête.
– Non. L'abbé ne me le pardonnerait pas. Bérault n'a pas osé le toucher. S'il craint encore Dieu, peut-être renoncera-t-il à nous combattre. Laissons-le réfléchir...
– Réfléchir ? Ses hommes et lui ont faim de viande et d'or. Ils iront jusqu'au bout de leur envie. Si vous pensez qu'ils vont se retirer, vous vous trompez, Dame Catherine. Je vous dis, moi, qu'ils attaqueront.
– Eh bien, qu'ils attaquent ! Nous verrons à les repousser.
L'assaut, cependant, n'eut pas lieu ce jour-là. Bérault d'Apchier employa son temps à l'investissement de la cité. Toute la matinée, les gens de Montsalvy virent l'ennemi encercler lentement leur ville, s'infiltrer entre les rochers et les broussailles comme des serpents d'acier, se poster aux débouchés des chemins, y installer, dans les endroits abrités, d'autres tentes, d'autres feux de cuisine. La piétaille s'y établissait et, dans les bois qui tapissaient les versants, les goujats étaient au travail, ramassant des branchages pour en faire des fascines propres à combler les fossés, abattant des arbres pour en faire des échelles. Les beaux sapins, qui montaient autour de la ville menacée une garde si altière, perdaient leurs couronnes et s'abattaient avec des craquements douloureux, tandis que leur sève répandue mettait dans l'air empuanti d'huile chaude une odeur fraîche qui sentait le printemps.
Presque tout le jour, Catherine demeura sur le rempart. Nicolas Barrai et Josse Rallard sur ses talons, elle parcourut le chemin de ronde, les tours de défense et de guet, inspectant les hourds, examinant les réserves de pierres, de flèches, de bois, les armes et les différents postes de combat.
Le coup d'audace de l'abbé Bernard, récupérant le corps du malheureux messager au péril de sa vie, avait raffermi tous les courages, retrempé toutes les volontés, en admettant qu'elles en eussent besoin. La grande peur, presque sacrée, d'un moment avait disparu. Chacun avait l'impression profonde que Dieu lui-même combattrait avec lui quand l'heure en serait venue et Catherine, la première, était désormais persuadée de venir à bout de l'ennemi sans trop de peine.
Une seule véritable angoisse lui restait : l'absence de son page qui n'était toujours pas rentré ; mais elle espérait vaguement qu'il avait pu avoir le temps, et le bon esprit, de se mettre à l'abri en rentrant chez sa mère.
Honteuse de sa défaillance, Sara s'activait doublement au château, veillant aussi bien au train habituel de la maison qu'à pourvoir les réfugiés de tout ce qui pouvait leur rendre moins pénible leur déracinement momentané. Elle avait même offert son aide à l'abbé pour la toilette funèbre du frère Amable, car elle était habile, avec une lame tranchante et de l'huile, à ôter les pointes de flèches. Maintenant, le corps déchiré, lavé avec du vin et emballé d'une belle pièce de toile, reposait dans la crypte de l'église abbatiale, attendant les funérailles qui auraient lieu de nuit, afin que les moines pussent participer, dans la journée, à la défense de la ville, comme tous les autres habitants.
Bientôt, il n'y eut plus rien d'autre à faire, pour les assiégés, qu'attendre et guetter les mouvements de l'ennemi. Peu à peu, la ville s'installait dans l'état de siège et chacun, quand sa présence sur la muraille n'était pas requise par son tour de garde, retournait à son ouvrage quotidien.
Tandis que Guillaume Bastide, le talmelier, s'en allait chauffer une fournée de pains supplémentaire pour les réfugiés, Gauberte, à la fontaine, ralliait les commères, citadines ou campagnardes, et leur faisait entendre son point de vue, car elle en avait remarqué deux ou trois qui se lamentaient sur leur devenir et sur la perte de l'espoir de secours qu'avait représenté frère Amable.
– Le moine a été pris, c'est entendu ! concéda l'épouse de Noël Cairou. Ça ne veut pas dire que nous serons abandonnés pour autant.
D'abord, on essaiera sûrement d'envoyer un autre messager et, ensuite, ce serait bien le diable si les gens de Carlat n'apprenaient pas nos ennuis ; enfin, nous ne sommes pas si démunis ni si empotés et, Dieu merci, nous pouvons tenir des semaines contre ces mauvaises bêtes.
– Nous n'avons pas tant d'hommes, objecta la Marie Bru, l'une des réfugiées, qui ne se consolait pas d'avoir laissé au péril des pillards sa petite métairie de la Sainte-Font. Tandis que les mauvaises bêtes sont une grosse troupe, bien armée et bien entraînée...
Gauberte regarda la perturbatrice sous le nez, tandis que sa cornette s'agitait de façon menaçante.
– Nous n'avons pas tant d'hommes, mais nous avons de bonnes murailles que tu as été bien contente de trouver, hé, Marie ? Nous avons des armes... et, en plus, il y a nous autres, les femmes ! Je peux te dire une chose : c'est que quand je vois ce failli chien de Gervais Malfrat, qui a perdu ma nièce Bertille, se pavaner auprès du vieux bandit, il me prend des envies de meurtre. Alors, si on a besoin de moi, je ne me ferai pas prier pour aller au rempart et, foi de Gauberte, j'en découdrai quelques-uns !
– Va bien pour toi qui es solide comme un rocher, fit Marie qui n'entendait pas se laisser emporter par le vent de l'héroïsme, mais moi je ne pourrais même pas soulever une épée.
– Et qui te parle d'épée, mauviette ? Quand tu fauches ton seigle, à la Sainte-Font, tu soulèves bien ta faux, pas vrai ?
– Oui, mais...
– Une vouge ne pèse pas plus et c'est plus facile à manier. Tu piques et tu pousses !
Cette brillante démonstration remporta un franc succès. Ces dames, tout en tirant leurs cruches d'eau, se mirent à envisager le maniement d'armes le plus conforme à leurs habitudes et quand Catherine, descendant du chemin de ronde, les rejoignit, un grand souffle belliqueux gonflait les coiffes de lin et les cornettes de toile jaune.
Une seule ne disait rien. Appuyée contre la haute borne fleuronnée de la fontaine, elle se contentait d'écouter, un demi-sourire aux lèvres.
C'était une belle fille brune, la plus belle peut-être de la ville, encore qu'elle ne fût pas tout à fait du pays. Sa peau avait la finesse et le doré des brugnons, ses yeux des noirceurs veloutées qui faisaient songer à l'Espagne.
Une dizaine d'années plus tôt, elle était arrivée à Montsalvy avec sa mère, une dentellière du Puy qui, veuve, avait épousé en secondes noces l'Augustin Fabre, le charpentier. La mère était de petite santé.
Un hiver plus rude que les autres l'avait emportée, mais Augustin s'était attaché à la gamine et l'avait gardée auprès de lui comme sa fille. Où aurait-elle été, d'ailleurs, sans lui ? Peu à peu, Azalais avait pris la place de sa mère. Elle tenait la maison parfaitement et comme, de la défunte, elle avait appris le délicat maniement des fuseaux légers d'où naissent des merveilles, elle avait continué, tout naturellement, le travail maternel. Bientôt elle avait même surpassé son modèle et peu à peu elle avait acquis la clientèle de tous les châteaux et de toutes les épouses de notables des environs. Les dames venaient même d'Aurillac pour acheter ses dentelles avec l'agréable impression d'acheter de la contrebande, puisque c'était tout l'art des dentellières vellaves qu'elles trouvaient ainsi à leur porte, sans avoir à courir au Puy et sans passer par les « intermédiaires » qui centralisaient, là-bas, le travail des ouvrières.
La dame de Montsalvy, la première, commandait beaucoup de choses à Azalaïs dont elle admirait l'habileté et le sens artistique, mais la dentellière était peut– être la seule femme de la ville avec laquelle elle n'entretînt que des relations impersonnelles et plutôt froides. D'ailleurs aucune femme à Montsalvy ne l'aimait. Peut-être à cause de cette façon hardie qu'elle avait de dévisager les garçons et même les hommes mariés, de ce rire de gorge, bas et doux comme un roucoulement de tourterelle, qui lui prenait quand, dans les assemblées, les gars la priaient en foule pour la danse. Ou encore de cette manière qu'elle avait, par les jours chauds de l'été, de laisser bâiller sa gorgerette un peu plus que de raison quand, assise à sa fenêtre, elle se penchait sur le carreau habillé de soie rouge.
Belle, habile et ayant quelque bien, Azalaïs aurait pu se marier cent fois mais, malgré l'attrait indiscutable que les garçons exerçaient sur elle, aucun d'eux n'avait été accepté.
– Je ne me donnerai que par amour et je n'aimerai jamais qu'un homme digne de moi, c'est-à-dire capable de tout pour l'amour de moi... disait-elle en fermant à demi ses longues paupières bistrées auxquelles beaucoup rêvaient d'ajouter de galants cernes mauves.
Elle avait ainsi atteint vingt-cinq printemps sans avoir pris époux, encouragée d'ailleurs par Augustin qui craignait, en la mariant, de perdre sa ménagère.
– Aucun de ces culs-terreux n'est digne de toi, ma perle, lui disait le bonhomme en caressant sa joue veloutée. Tu vaux un seigneur !...
Avec ce genre de théorie, on pense bien que l'Augustin ne se faisait pas tellement d'amis chez les jeunes, mais les vieux haussaient les épaules avec philosophie et conseillaient la patience à leurs gars. Un jour viendrait bien où Azalaïs, lasse d'attendre un « seigneur », s'apercevrait que le temps passait et que la jeunesse ne dure pas éternellement. Elle se déciderait bien, alors, à prendre enfin un époux.
Les rêves matrimoniaux qu'Augustin caressait pour sa fille adoptive étaient venus jusqu'aux oreilles de Catherine, comme à celles de tout un chacun. Dona– tienne, la grave épouse du vieux Sébastien, en rapportant le propos s'en était montrée indignée, mais Marie Rallard, la femme de Josse, qui avait ramené de son séjour au harem de Grenade une étonnante connaissance de la nature féminine, avait tout de suite mis les choses au point :
– Augustin dit « un seigneur »... mais sa fille pense « Messire Arnaud ». Il faut voir comme elle le regarde quand sur son cheval il traverse la ville : une chatte devant une jatte de crème ! Et quand elle lui fait la révérence, c'est tout juste si elle ne se prosterne pas.
– Tu dis des bêtises, Marie ! avait alors répliqué Catherine. Elle n'oserait pas viser si haut.
– Ce genre de fille a le cœur bien accroché : ça n'a jamais le vertige et ça ne doute de rien !
Malgré elle, la châtelaine avait éprouvé une sensation désagréable.
Elle était sûre de l'amour de son époux et elle ne craignait pas les pièges d'une villageoise. Pourtant, Azalaïs lui rappelait les deux femmes dont elle avait eu le plus peur dans sa vie : Marie de Comborn, la cousine qui avait aimé Arnaud jusqu'au crime, et Zobeïda, la sultane qui l'avait si longtemps retenu prisonnier. Elle avait l'âpre convoitise de l'une, la sensualité à fleur de peau de l'autre, les mêmes cheveux de jais et la même peau ambrée. Et parfois, quand la dentellière venait au château pour livrer quelque voile de hennin ou quelque tour de cou, Catherine se prenait à se demander si elle n'était pas la troisième incarnation de quelque démon femelle attaché à lui arracher son amour.
Certes, Marie et Zobeïda étaient mortes toutes deux de la même façon et de la main même d'Arnaud, frappées par la dague à l'épervier d'argent qui avait toujours tenu lieu à Catherine de sauvegarde et de talisman, mais qui pouvait préjuger de l'avenir et des réactions d'un homme ?
Née dans un logis seigneurial, Catherine n'eût même pas prêté attention à cette fille. Elle eût méprisé une éventuelle rivalité avec ce qui n'eût été pour elle qu'une vassale perdue parmi les autres. Mais la fille de Gaucher Legoix, l'honnête orfèvre du Pont-au-Change, n'avait pas de ces dédains. Elle savait, par expérience personnelle, ce que l'amour peut tirer d'une petite-bourgeoise en fait de prodiges et de folies. Elle n'avait jamais commis l'erreur de mépriser un adversaire quel qu'il soit et n'avait jamais eu à se repentir de cette attitude mentale.
Depuis le départ de son époux, la dame de Montsalvy avait un peu oublié les craintes vagues que lui faisaient éprouver les yeux ardents et les lèvres humides d'Azalaïs. L'épreuve que subissait la cité les avait même balayées complètement. Pourtant, en découvrant la dentellière parmi l'auditoire de Gauberte, elle n'avait pu maîtriser un froncement de sourcils. Peut-être parce qu'au milieu de ces femmes en effervescence, Azalaïs était, comme d'habitude, à l'écart et trop tranquille... peut-être aussi à cause de ce demi-sourire moqueur et légèrement dédaigneux dont elle enveloppait ses concitoyennes, comme si ce qu'il pouvait advenir de ces femmes et même de la ville ne la concernait pas.
L'arrivée de la châtelaine provoqua, dans le petit groupe, un redoublement d'enthousiasme. A cette heure de danger, elle était l'âme de Montsalvy et chacune de ces femmes était secrètement flattée que cette âme soit l'une des leurs.
Sous couleur d'obtenir d'elle les derniers renseignements sur les mouvements de l'ennemi, on l'entoura d'un cercle de chaude amitié.
De même que leurs hommes, la veille au soir, ces dames s'attendrissaient de ce qu'elle fût si frêle pour une si lourde tâche, mais on la savait capable de tous les miracles. N'avait-elle pas été chercher son mari jusque dans le palais d'un sultan infidèle et ne l'avait-elle pas ramené, guéri, quand chacun savait bien qu'il s'était enfui d'une maladrerie ? Personne n'avait voulu croire, à Montsalvy, que messire Arnaud n'était pas vraiment lépreux. Pour tous, il était un miraculé et ce miracle il le devait sans doute à la grande charité de Monseigneur saint Jacques, mais aussi à l'amour indomptable de Dame Catherine.
On l'aimait pour sa beauté, pour sa gentillesse et pour son courage, mais aussi pour cet amour extraordinaire, digne du plus beau des romans de chevalerie, qu'elle avait su inspirer et rendre au centuple. Et il n'était aucune des femmes pressées autour d'elle qui n'entendît encore résonner au fond de sa mémoire la voix hargneuse de Bérault d'Apchier prophétisant la fin d'Arnaud de Montsalvy.
Toutes s'en inquiétaient secrètement, partageant l'angoisse qu'elles devinaient ancrée au cœur de la jeune femme, mais toutes aussi lui savaient gré d'avoir assez de vaillance pour la dissimuler et pour leur sourire, comme elle le faisait à cette minute en répondant à leurs questions.
Ce n'était pas facile. Elles parlaient toutes à la fois, voulant savoir si l'ennemi avait achevé l'investissement, s'il semblait préparer une attaque prochaine, si ses forces étaient aussi imposantes qu'on le supposait.
Cependant, Gauberte, grâce à sa voix vigoureuse, parvint à reprendre le dessus.
– C'est pas tout ça, fit-elle, mais la vilaine fin du pauvre frère Amable n'arrange pas nos affaires. Il faudrait peut-être penser à envoyer quelqu'un d'autre, un nouveau messager.
– Et comment tu l'enverras, ton messager, objecta Babet Malvezin, maintenant qu'on ne peut plus ouvrir une porte sans risquer une volée de flèches ? Par-dessus les murailles en priant le Bon Dieu qu'il retombe assez loin ?
Gauberte haussa les épaules et cria, superbement dédaigneuse :
– Il y a le souterrain du château, pauvre tête en l'air ! À quoi il servirait, si ce n'est dans une circonstance comme voilà ?...
En effet, lorsque Catherine et l'abbé Bernard avaient reconstruit, aux portes mêmes de Montsalvy, l'antique château du Puy de l'Arbre, ils n'avaient pas manqué de le faire doter par leurs maîtres d'œuvre de cette vieille assurance que constituait, en cas d'investissement, un souterrain de dégagement. Comme cela s'était pratiqué depuis des siècles, le passage secret partait du donjon et rejoignait la campagne où il débouchait à l'abri de rochers et de broussailles auxquels on avait pris soin de laisser tout leur naturel.
Dans son genre, le souterrain était une manière de chef-d'œuvre, car on l'avait nanti intérieurement de défenses vigoureuses au cas où l'ennemi, en ayant découvert l'issue cachée, tenterait par ce moyen de s'introduire jusqu'au cœur de la place. Mais il était bien évident que ce genre de renseignements n'était pas fait pour être claironné sur les toits.
D'un geste, Catherine fit signe à la toilière de parler plus bas, puis jeta, très vite :
– Nous y avons pensé mais, par grâce, Gauberte, ne criez pas si fort. On pourrait vous entendre.
– Et qui donc, not' Dame ? L'ennemi ne se cache tout de même pas dans nos maisons.
– Non, sourit Catherine, mais votre voix porte loin, ma chère amie. Vous pourriez, comme la Pucelle, conduire des armées et d'ailleurs je sais qu'elle est votre modèle très vénéré...
Un vacarme de coups de marteau lui coupa la parole. Il venait de l'une des maisons proches de la fontaine, celle qu'occupait Augustin, le père adoptif d'Azalaïs. Par la porte de son atelier, ouverte en grand malgré le froid humide, on pouvait voir voler les copeaux.
Catherine se tourna vers la dentellière :
– Votre père travaille avec ardeur, à ce que l'on dirait. Que fait-il donc ?
– Un cercueil. Le premier... celui du frère Amable !
– Le premier ? Espère-t-il qu'il y en aura d'autres ?
Azalaïs eut un lent sourire mais son regard aigu
s'attarda sur la châtelaine avec une insolence à peine voilée.
– Il y en aura beaucoup d'autres et vous le savez bien, Dame Catherine ! Que le siège dure ou que la ville soit bientôt emportée, mon père ne manquera pas de travail. Vous savez bien qu'ils seront nombreux ceux qui vont mourir à cause de vous.
Un silence tomba comme un voile de brume. Catherine se demandait si elle avait bien entendu. Quant à Gauberte et ses amies, elles s'entre-regardaient, incapables d'en croire leurs oreilles. Mais la châtelaine se reprit vite et fronçant les sourcils :
– Qu'entendez-vous par là ?
Rien d'autre que ce qu'a dit le seigneur d'Apchier... ou ai-je mal compris ? Ce qu'il veut, Dame Catherine, c'est de l'or... et c'est vous !
De l'or, vous pourriez lui en donner sans doute, mais vous ? C'est donc bien pour vous garder que les hommes d'ici vont mourir ? Vous seule... puisque messire Arnaud ne doit plus revenir.
Tout en parlant, elle enlevait sa cruche pleine de la margelle et, d'un souple mouvement de reins, la jetait sur son épaule. Elle souriait toujours, jouissant visiblement de l'effet produit par ses paroles perfides qui, elle le savait bien, avaient frappé Catherine au plus sensible. Mais elle n'eut pas le temps de quitter la fontaine. Une maîtresse paire de gifles, assenée par Gauberte, et appuyée par ses cent quatre-vingts livres, l'avait jetée à terre dans les débris de sa cruche. Gauberte elle-même suivit et comme Azalaïs, à moitié assommée, tentait machinalement de se relever, elle se retrouva sous la toilière qui l'empoigna par les cheveux pour la maintenir à terre.
– Gauberte ! cria Catherine épouvantée par la rage qui convulsait la figure de la grosse femme. Laissez-la...
Mais Gauberte n'entendait rien. Un genou sur l'estomac de la fille dont elle tirait les nattes d'une main, elle lui cracha à la figure, puis gronda :
– Si je ne savais pas que ta pauvre défunte mère était une sainte femme, Azalaïs, je dirais que tu as été engendrée par une truie. Ça te soucie bien, le sort des hommes d'ici tout d'un coup ! Pourtant, tu fais assez la fière avec les garçons qui sont assez simples pour te parler d'amour. Ce que tu veux, hein, c'est un seigneur et, comme tu ne peux pas avoir messire Arnaud, tu te dis qu'un des loups d'Apchier ferait aussi bien l'affaire, hein ? C'est lequel que tu veux ? Mais dis-le, mais dis-le donc ?