Текст книги "Piège pour Catherine"
Автор книги: Жюльетта Бенцони
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– La grâce, voyons ! Je ne suis venu que pour cela !
– Le vôtre, Ternant ?
Le Prévôt de Paris haussa les épaules :
– La grâce, naturellement, sire Connétable !
– Et toi, Rostrenen ?
– La grâce, Monseigneur ! C'est justice ! affirma le capitaine breton.
Richemont ne fit même pas mine de demander l'avis des chevaliers d'Auvergne, mais ceux-ci n'entendaient pas se laisser oublier. Leur clameur éclata en faux-bourdon vaguement menaçant, reprenant le mot déjà par trois fois répété :
– La grâce ! La grâce !
– Allons délivrer Montsalvy, tonna Renaud de Roquemaurel, et partons ! On nous attend chez nous !
Selon le géant blond, la cause était entendue et il n'y avait plus qu'à courir jusqu'à la Bastille pour en extraire le prisonnier.
Mais Richemont ne l'entendait pas de cette oreille.
– Un instant, sire chevalier ! Tout n'est pas dit encore. Maître Michel de Lallier n'a pas rendu son verdict et vous savez que la sentence dépend de lui et de lui seul, quel que soit notre avis à tous !
Allons, sire Prévôt, ajouta-t-il vivement, voyant l'œil menaçant dont les Roquemaurel couvaient le vieillard, que décidez– vous ? Le capitaine de Montsalvy doit-il vivre ou doit-il mourir ?
– Vivre, Monseigneur, avec votre permission. Je ne reconnais à personne, en de telles circonstances, le droit de le condamner. Mais j'aimerais tout de même qu'il sache que ce n'est pas à sa qualité seigneuriale, ni même au côté respectable de sa vengeance qu'il doit votre clémence et la mienne... mais bien à l'ombre suppliciée d'un brave homme d'orfèvre que, peut-être vivant, il ne regarderait même pas et rougirait d'appeler son beau– père !
– Il le saura, promit Richemont. Je vous le promets...
– Dans ce cas, je vais vous demander permission de me retirer car il me faut, maintenant, gagner la Maison aux piliers pour y rendre compte de ma décision à nos échevins. Je suis certain qu'ils l'approuveront pleinement.
– Pensez-vous que le peuple fera de même ?
Le vieil homme haussa légèrement les épaules avec une moue pleine de bonhomie.
– Je haranguerai le peuple dès ce soir et lui dirai que je vous ai moi-même proposé de vous délier de votre parole, Monseigneur, et demandé la grâce du coupable.
– Direz-vous la raison de cette grâce ? demanda Catherine presque timidement.
– Naturellement, Madame ! Le peuple, au nom duquel j'agis, doit comprendre. Il admettra fort bien que la vie de l'un des siens ait payé pour la vie d'un autre des siens, alors que dans l'état de surexcitation où il se trouve encore, il ne l'aurait peut-être pas accepté pour celle d'un jeune seigneur. Maintenant, avant de vous quitter et si vous m'y autorisez, je voudrais dire, Madame, que je suis heureux de vous avoir connue... et fier aussi d'avoir vu qu'une fillette de Paris pouvait devenir si haute et belle dame. Voulez-vous me donner la main ?
Spontanément,
Catherine
offrit
sa
joue
et
embrassa
chaleureusement le vieillard.
– Merci, seigneur Prévôt ! Merci de tout mon cœur ! Je ne vous oublierai pas et je prierai Dieu pour
vous.
Tandis que Michel de Lallier s'éloignait sous les ombrages du jardin, escorté des Auvergnats, de Jean de Rostrenen et des deux seigneurs bourguignons qui avaient salué Catherine aussi gravement et respectueusement que si elle avait encore régné sur le cœur du Grand-duc d'Occident, Richemont détacha doucement Catherine de la main du Bâtard et l'attira auprès de lui sur le banc de pierre.
– Venez vous asseoir auprès de moi maintenant que vous avez vaincu, ma belle guerrière, et laissez-moi vous regarder à mon aise !
Dieu que vous êtes belle, Catherine ! Plus éclatante que les genêts de ma Bretagne quand le soleil les caresse et qu'ils illuminent toute la lande ! En vérité, si je n'aimais si fort ma douce épouse, je crois bien que je serais devenu amoureux de vous !
Il lui souriait franchement, avec une lueur joyeuse au fond de ses yeux bleus, toute colère et toute rancune envolée, sincèrement heureux de pouvoir se laisser aller de nouveau à l'amitié retrouvée.
Mais Catherine avait encore sur le cœur la « clientèle » des Montsalvy et elle tenait à en tirer une petite vengeance.
– Eh quoi, Monseigneur ? Vous faites asseoir auprès de vous la fille d'un orfèvre... dont peut-être les vôtres furent jadis clients, eux aussi ?
Il éclata de rire.
– Touché ! Je l'ai mérité ! Pardonnez-moi, Catherine, cette affaire m'irritait comme une piqûre de moustique ! Vous savez bien que vous êtes de celles, très rares je l'avoue, chez qui la naissance importe peu.
Vous étiez digne de naître sur les marches d'un trône et, en vous élevant au rang où l'on vous voit aujourd'hui, le Destin ne vous a rendu que petitement justice ! Parlez– moi de vous, maintenant, de ma filleule Isabelle et de votre beau pays au secours duquel je vais envoyer, de crainte que votre sauvage escorte soit insuffisante à le libérer...
– J'irai, si vous voulez ! proposa Dunois. Montsalvy et moi aurons vite remis à la raison une bande de seigneurs pillards !
– Il n'en est pas question ! J'ai besoin de vous, sire Bâtard ! Ne m'enlevez pas tout mon monde ! Et puis, le sang d'Orléans pour corriger une poignée de routiers crasseux, ce serait trop. Je réglerai cela tout à l'heure, dès que le sire de Montsalvy nous aura rejoints.
– Il va venir ? s'écria Catherine soudain rose d'une joie qui fit sourire le prince breton.
– Naturellement, il va venir ! Rostrenen est allé le chercher et la Bastille n'est pas si loin ! Pensiez-vous, pauvrette, que j'aurais eu le cœur de vous retenir ici, à m'écouter vous conter fleurette quand je sais que vous tremblez d'impatience de « le » revoir ? Mais je veux m'accorder la joie de vous réunir. J'ai bien le droit, il me semble, à une récompense !...
– À toutes les récompenses, Monseigneur, et à toute notre gratitude ! Grâce à vous, j'aurai enfin retrouvé la paix, le bonheur, la quiétude de l'âme et du cœur...
– Mais vous ne les retrouverez vraiment que lorsque votre époux apparaîtra ! fit le Connétable en constatant que Catherine fouillait déjà des yeux les profondeurs du jardin, guettant l'apparition d'une grande silhouette familière.
Elle lui sourit, un peu confuse.
– C'est vrai ! J'ai hâte de le voir.
– Prenez patience ! Il sera là dans un instant.
Un instant plus tard, en effet, Rostrenen reparaissait mais seul et donnant de tels signes d'agitation que, tandis qu'il traversait le verger en courant, Catherine se leva machinalement, saisie d'un funeste pressentiment.
Non moins machinalement, Richemont l'imita, étonné de la voir tout à coup si pâle.
– Eh bien, Montsalvy ? jeta-t-il avec irritation.
– Enfui... Évadé ! jeta Rostrenen hors d'haleine d'avoir couru depuis la Bastille. Un moine inconnu l'a aidé... et ils ont tué cinq hommes !
Le jardin fleuri, le gai soleil printanier s'engloutirent pour Catherine dans le flot sombre du désespoir. La douleur qu'elle éprouva fut presque physique et lui coupa le souffle. Elle ferma les yeux, souhaitant éperdument mourir dans la minute suivante, mais le Ciel ne lui accorda même pas la miséricorde d'un évanouissement. Il lui fallait subir jusqu'au bout...
Enfermée dans sa chambre d'auberge et la tête enfouie dans ses bras repliés, Catherine pleurait depuis une grande heure, sans bien savoir si elle existait encore. Le coup qu'elle avait reçu dans le jardin de l'hôtel du Porc-épic, suivant de si près un merveilleux sentiment de délivrance, l'avait assommée et, depuis que Tristan l'Hermite l'avait ramenée précipitamment à l'Aigle en lui enjoignant de ne pas bouger et d'attendre les nouvelles qu'il lui rapporterait, elle se sentait comme morte, sans réactions, sans plus de perception aux choses extérieures, sans plus rien de vivant en elle qu'une petite pensée tenace et lancinante, cruelle comme une aiguille fouillant une blessure : « Tout est perdu... tout est perdu !... »
Ces mots dansaient dans sa tête un épuisant ballet, croisant et décroisant leurs spirales jusqu'à perdre à peu près toute signification.
Mais elle trouvait, à les ressasser, une espèce d'amer plaisir.
Comme un animal blessé qui cherche seulement le refuge de sa tanière, elle avait refusé l'invitation du Bâtard qui, ému de sa détresse, lui offrait l'hospitalité du palais des Tournelles afin qu'elle se sentît moins seule.
Mais ne fallait-il pas qu'elle reprît l'habitude d'être seule ? Après sa folle évasion qui avait coûté plusieurs vies humaines, Arnaud ne serait plus qu'un proscrit, mis au ban de la noblesse et pourchassé autant qu'il serait possible dans un royaume encore ravagé par la guerre et l'anarchie.
Qu'allait-il advenir, alors, de sa femme, de ses enfants si, pour punir le coupable, Richemont obtenait du Roi qu'on leur ôtât leur seigneurie pour l'offrir à un autre, ou, simplement, qu'on oubliât de la reprendre aux Apchier ? Où iraient-ils chercher refuge quand les armes du loup du Gévaudan leur interdiraient l'accès de Montsalvy ?
Au fond de son chagrin, Catherine croyait entendre encore la voix du Connétable, si affectueuse l'instant précédent et redevenue tout à coup si froide, si lourde de menaces :
– L'imbécile ! Quelle folie a pu le pousser à créer ainsi l'irréparable ? Des hommes sont morts, des hommes qui étaient nôtres.
Même si je le voulais, je ne pourrais plus rien, maintenant, que faire donner la chasse à cet insensé et le ramener mort ou vif.
Mort ou vif ! Les mots terribles avaient frappé comme des glaives, si durement que Catherine, épuisée par l'effort qu'elle venait de fournir, n'avait pu trouver ni une parole, ni même une pensée excusant Arnaud si peu que ce soit.
Et, sans Dunois, sans Tristan, elle fût peut-être morte en ce jardin, simplement parce qu'elle n'avait même plus le courage de respirer encore.
Mais les deux hommes l'avaient soutenue, ramenée doucement chez elle, confiée à Maîtresse Renaudot qui l'avait aidée à gagner sa chambre et voulait la déshabiller et la coucher.
Mais Catherine ne voulait plus rien, ni personne. Elle voulait être seule, seule avec cette espèce de malédiction qui pesait sur sa vie et qui, depuis toujours, interposait la guerre et la violence des hommes chaque fois qu'elle pensait avoir enfin atteint le bonheur.
Une main lui releva doucement la tête, tandis qu'une fumée chaude et odorante atteignait ses narines.
– Buvez cela, pauvre dame ! fit la voix amicale de l'hôtesse, cela vous fera du bien.
Catherine voulut refuser, mais elle n'avait plus de force et, déjà, le hanap était contre ses lèvres et le goût du vin chaud, bien sucré et additionné de cannelle, coulait sur sa langue. Elle n'y résista pas, prit le récipient à deux mains et sans même ouvrir les yeux se mit à boire à petits coups prudents, car le liquide était brûlant.
– Doux Jésus ! gémit Dame Renaudot en face du visage ravagé que la jeune femme venait de découvrir, si c'est permis de se mettre dans des états pareils !...
Avec sa discrétion naturelle de brave femme habituée à des clients de toute sorte, elle ne posait pas de questions mais s'affairait avec une légèreté étonnante pour le volume de sa personne, cherchant de l'eau fraîche, du linge fin et en bassinant avec une espèce de tendresse la figure gonflée de sa cliente.
Les yeux clos, Catherine se laissait faire maintenant et continuait à absorber son vin en imaginant que c'était Sara qui lui prodiguait ainsi les soins maternels dont elle avait tellement besoin.
Jamais elle n'avait éprouvé cette effrayante impression d'abandon.
Tout s'était englouti d'un seul coup. Elle était seule au creux d'un univers hostile qui ne lui offrait plus ni refuge ni rémission. 11 n'y avait plus de vrai que cette flamme odorante qui coulait dans sa gorge, chaude et amicale, réveillant jusqu'aux entrailles son corps transi.
Quand elle eut vidé le hanap, elle entrouvrit les yeux, considéra maîtresse Renaudot d'un air navré et réclama :
– Encore !
– Encore ? s'étonna la bonne dame. Vous n'avez pas peur que ce soit trop ? La tête tourne vite avec ce vin-là.
– C'est justement ce que je désire : qu'elle tourne... et le plus vite possible... pour que j'en arrive à ne plus savoir du tout qui je suis !...
– Vous ne voulez plus savoir qui vous êtes ? Pourquoi ?... Est-ce que cela vous pèse tellement ?
– Beaucoup ! approuva Catherine gravement. Moi, j'ai eu trois noms ! Quand on n'en a plus du tout, on doit se sentir beaucoup mieux... Allez me chercher de ce vin ! Il est très bon !
La rasade qu'elle avait avalée faisait éclater dans son estomac vide une espèce de feu d'artifice qui lui procurait une ivresse légère.
Tandis que son hôtesse disparaissait à regret pour chercher ce qu'elle lui avait demandé, elle ouvrit tout à fait les yeux, regarda autour d'elle. Une sorte de brouillard devait être entré dans la chambre, estompant les murs blanchis à la chaux, la grosse charpente brune et noueuse, les petits carreaux verdâtres de la fenêtre et le lit habillé de rouge vif qui, dans son coin, avait l'air d'une énorme fraise mûre, rassurante et douillette.
Catherine eut envie, tout à coup, de s'y blottir, de s'enfoncer dans les profondeurs moelleuses de ses couettes. Le lit c'était encore ce qu'on avait trouvé de mieux sur la terre pour qui souffrait dans son corps ou dans son cœur. On pouvait, tout à loisir, y suer de fièvre ou y gémir de douleur, y délirer de joie ou de maladie, y oublier dans le sommeil le monde, la guerre, l'injustice et la folie des hommes, y mettre au monde les enfants préparés dans son ombre protectrice, y faire l'amour...
Parvenue à ce stade de la songerie nuageuse que lui valaient sa lassitude et le vin conjugués, Catherine éclata de nouveau en sanglots convulsifs et alla s'enfouir dans les courtepointes qui la tentaient si fort pour y pleurer tout à son aise.
L'amour !... pour elle, s'écrivait Arnaud ! Cela commençait par la même majuscule... mais cela s'achevait tellement plus mal. Et pourquoi donc fallait-il qu'il n'y eût au monde que cet homme égoïste, violent et jaloux pour incarner l'amour aux yeux de Catherine ? Elle avait tant souffert de lui, déjà ! De sa haine et de son mépris quand il ne voyait en elle, justement, que l'une de ces Legoix qu'il haïssait ; de son orgueil allant jusqu'à la plus cruelle abnégation quand, se croyant atteint de la lèpre, il lui avait refusé le bonheur de se confondre avec lui dans l'horreur et dans la mort peut– être, mais aussi dans un bonheur terrible et purifié ; de sa sensualité violente quand, à Grenade, elle l'avait retrouvé dans les bras de la dangereuse et trop belle Zobeïda ; de son goût des batailles et du sang versé enfin pour l'assouvissement duquel il l'avait encore quittée après tant de promesses, pour courir les aventures viriles qu'il aimait plus que tout au monde. Et maintenant encore, avait-il pensé à elle, sa femme, qui durant des années l'avait suivi, cherché jusqu'au bout du monde et jusqu'au bout d'elle-même ? Y avait-il pensé, même un instant, quand, au mépris des ordres donnés, il n'avait écouté que sa vengeance ? Y
avait-il pensé à la Bastille, durant ces dernières heures quand, au lieu d'attendre un jugement que l'amitié de ses frères d'armes aurait sans doute rendu plus clément, il se vouait lui-même à la proscription et s'enfuyait, sans même peser les conséquences et sans hésiter à laisser derrière lui une trace sanglante ?
Où donc, après Orléans assiégée, après les basses– fosses de Sully, après les pièges fleuris d'Al Hamra, faudrait-il maintenant aller le chercher ? Dans quelque grotte inaccessible au flanc des volcans d'Auvergne, ou sur l'échafaud tendu de drap noir ?
Mais cette minute même où, engloutie dans son désespoir et sa lassitude, Catherine repoussait, avec le peu de forces qui lui restaient, l'idée de poursuivre sa quête éternelle et exténuante, elle savait déjà que, dans un jour, dans une heure ou dans un instant, elle se traînerait hors de ce lit pour repartir en avant, toujours plus loin et toujours plus profond à la poursuite de son mirage familier jusqu'à ce qu'elle s'abatte pour ne plus se relever, parce que, tant qu'il lui resterait un souffle de vie, elle chercherait, elle appellerait le cœur d'Arnaud, les mains d'Arnaud, le corps d'Arnaud et que, pour une
seule nuit d'amour, elle était encore prête à jouer sa vie à qui perd gagne !
Quand Tristan l'Hermite revint quelques instants plus tard, il trouva l'hôtesse debout au milieu de la chambre, un pot fumant à la main et contemplant avec stupeur le lit bouleversé, chaos rouge d'où émergeaient ici et là un flot de velours noir ourlé d'hermine, un bout de dentelle blanche et une longue tresse blonde dénouée.
Il tourna vers maîtresse Renaudot un regard interrogateur :
– Que lui apportez-vous là ?
– Du vin chaud à la cannelle ! Je lui en avais apporté un hanap pour la remettre et elle l'a bu tout entier... Mais... elle m'a prié de lui en apporter d'autre et je me demande si cela ne risque pas de la rendre malade.
– Je comprends ! Donnez-moi ça et disparaissez. Ah ! J'oubliais !
Tout à l'heure, les chevaliers d'Auvergne, qui sont déjà venus ce matin, vont revenir. Faites– les attendre un instant et venez me prévenir.
Quand elle eut refermé la porte, Tristan commença par avaler la moitié du hanap en contemplant d'un œil perplexe le lit d'où montaient encore quelques hoquets gémissants.
Puis, jugeant que Catherine avait eu suffisamment le temps de s'étendre sur son malheur et que, dans son cas, la manière forte serait encore la plus efficace, il reposa le pot sur la table, marcha vers le lit, y plongea les bras et en sortit une Catherine dépeignée et doublement rouge, à la fois d'avoir pleuré et de la cochenille de la courtepointe que les larmes avaient fait déteindre sur sa joue. Le large décolleté de sa robe avait glissé et découvrait, jusqu'à la douce ombre de l'aisselle, une épaule dorée et un sein si impertinent que le Prévôt, soudain aussi rouge que la jeune femme, se hâta de le recouvrir. Ce n'était vraiment pas le moment de se laisser induire en tentation par cette diablesse aux yeux violets qui, même échevelée, même barbouillée comme une gamine tombée dans les confitures, trouvait encore le moyen de faire battre le sang beaucoup trop vite.
Cependant, elle le regardait d'un air à la fois malheureux et offensé, puis demandait, tendant vers le hanap une main incertaine :
– Donnez-moi à boire, ami Tristan !
– Vous avez bien assez bu comme ça. Regardez– vous : vous êtes plus qu'à moitié ivre !
– Peut-être !... Et tant mieux ! Il me semble que je suis moins malheureuse. Le vin m'a fait du bien. Grâce à lui on oublie un peu...
Donnez-moi encore du vin, ami Tristan !
– Non !
Puis, comme il voyait s'abaisser les coins de sa bouche, il dit, plus doucement, craignant qu'elle ne se remît à pleurer :
– Que souhaitez-vous si fort oublier, Catherine, et pourquoi ?...
Ce n'est pas tout à fait l'heure, pourtant... Ne savez-vous pas que votre époux a plus que jamais besoin de vous ?
Elle secoua violemment sa tête comme si elle luttait contre la tempête et les longues mèches échappées de ses tresses dansèrent et se tordirent autour d'elle comme des lianes d'or.
Arnaud a toujours besoin de moi, s'écria-t-elle, toujours ! Mais jamais personne ne songe à se demander si moi je n'ai pas besoin d'Arnaud.
Je suis son bien, son repos et sa récréation, la maîtresse de sa maison et sa première vassale, sa maîtresse et sa servante, et tout le monde trouve normal, équitable et juste que j'accomplisse sans faiblir toutes ces tâches. Sans faiblir... et sans avoir jamais envie de jouer un autre rôle, unique, celui de la femme aimée. Pourquoi ne puis-je jamais prendre, mais toujours être prise ? Il m'a emprisonnée, Arnaud, rivée à lui avec son nom, sa terre, ses enfants... ses caresses ! Je suis "sa"
femme... au point qu'à certains moments, tels que celui-ci, il m'oublie complètement pour n'écouter que sa folie égoïste ! Que venez-vous alors me dire qu'il est "mon" époux ? Il est celui de la guerre, un point c'est tout...
Subitement, elle s'abattit sur la poitrine de Tristan, glissa ses bras autour de son cou en se dressant sur la pointe des pieds et se serra contre lui.
– C'est un esclavage qu'un tel amour, ami Tristan, et le pire de tous. Il y a des moments où je voudrais tellement, tellement le briser, m'en libérer. Ne voulez– vous pas m'aider ?
L'impassible Flamand se sentit frémir. Il s'était attendu à trouver une femme effondrée, réduite par la douleur à l'état de loque humaine, mais certes pas cette Catherine plus qu'à demi ivre de vin et de colère, exhalant pêle-mêle sa rancune, sa colère et son besoin d'amour dans un désordre vestimentaire qui lui donnait le vertige.
Troublé par le parfum de féminité dont elle l'enveloppait et furieux de sentir sa propre chair s'émouvoir plus que de raison au contact de ce corps trop doux, il essaya de l'écarter de lui, mais elle se cramponna plus farouchement que jamais à son cou...
Au supplice, il chuchota, la voix enrouée :
– Catherine, vous divaguez ! Le temps presse !
– Tans pis ! Je ne veux plus savoir, je ne veux plus lutter... je ne veux plus être un chef de guerre. Je veux être une femme... rien qu'une femme... et je veux qu'on m'aime.
– Catherine, revenez à vous ! Lâchez-moi...
– Non ! Je sais que vous m'aimez... depuis longtemps, et j'en ai assez d'être seule ! J'ai besoin que l'on s'occupe de moi, que l'on vive pour moi, avec moi. Qu'ai-je à faire d'un homme qui ne songe qu'à tuer ou à se faire tuer au nom de la gloire ?
Ce que vous en avez à faire ? Pour le moment, vous avez à essayer de le sauver du pire en vous en sauvant vous-même, à conserver un père à ses enfants et, à vous-même... le seul maître que vous admettrez jamais ! Quant à moi, Catherine, vous vous trompez en essayant de me tenter. Je vous aime, c'est vrai, mais je suis fait du même bois que Montsalvy, je suis comme lui ! Pire peut-être car moi je rêve de puissance ! Revenez à vous et à lui ! Que croyez-vous qu'il penserait s'il pouvait vous voir en ce moment ? Que vous vous comportez en grande dame ?
Elle renversa la tête, lui offrit ses yeux noyés de brume et sa bouche humide, entrouverte sur ses petites dents brillantes.
– Je ne suis pas une grande dame, murmura-t-elle en s'étirant contre lui comme une chatte, je suis une fille du Pont-au-Change...
Une fille toute simple comme tu es un homme tout simple, Tristan !
Nous ne sommes pas nés sur les sommets, nous autres ! Alors, pourquoi ne pas nous aimer un peu ? Peut-être que tu parviendras à me faire oublier mon impitoyable seigneur...
Le souffle court et le cœur battant comme un bourdon de cathédrale, Tristan sentit qu'un instant de plus dans cette intolérable situation le perdrait, qu'il en arrivait au point où il ne lui serait plus possible de revenir en arrière s'il ne dominait pas le désir furieux qu'il avait d'elle.
Elle lui faisait jouer le rôle grotesque d'un Joseph sourcilleux et encombré de préjugés en face d'une adorable Putiphar qui, d'ailleurs, n'avait même pas conscience de sa naïve dépravation.
Quelques secondes encore, peut-être, et il arracherait cette robe en désordre qui livrait à ses yeux tant de choses fascinantes, il jetterait Catherine sur le lit pour y trouver le secret de sa féminité et y oublier jusqu'à son honneur d'homme, profitant d'un moment d'aberration passagère que l'on regretterait ensuite. Mais l'endurance de Tantale avait tout de même ses limites et Tristan sentit qu'il allait sombrer...
délicieusement.
Un grattement discret contre le bois de la porte le sauva juste à temps. La sueur trempait son front, collait ses cheveux et il frissonnait comme s'il avait une grosse fièvre.
D'un effort désespéré, il força brutalement les bras noués à son cou à le libérer.
– En voilà assez ! gronda-t-il. Vous n'entendez pas qu'on frappe ?
On faisait mieux que frapper. À travers la porte, la voix feutrée de maîtresse Renaudot l'informait que les chevaliers d'Auvergne attendaient en bas et qu'ils étaient pressés.
Alors, sans plus rien vouloir écouter des protestations de Catherine, Tristan courut vers la cruche d'eau, emplit une cuvette et se mit, à l'aide d'une serviette, à en asperger le visage et le cou de Catherine tout en criant à l'hôtesse :
– Donnez-leur à boire votre meilleur vin et faites– les patienter encore un instant ! Madame avait perdu conscience. Je la ranime !
– Vous n'avez pas besoin d'aide ?
– Non. Ça ira très bien.
Tout en parlant, le Flamand s'improvisait camériste. Serrant les dents, mais avec une habileté dont personne ne l'eût cru capable, il rajustait la robe de Catherine, la secouait pour la défroisser et s'attaquait à la chevelure, la peigna avec une vigueur qui lui attira les protestations de sa victime. Rapidement, il refit les nattes, les roula sur les oreilles et, saisissant le voile détaché du hennin depuis longtemps tombé à terre, en enveloppa les épaules, la tête et le cou de la jeune femme.
Puis, la tenant à bout de bras, il déclara :
– Voilà qui est mieux ! Vous êtes tout à fait présentable.
Hormis les plaintes qu'il lui avait arrachées, Catherine s'était laissé faire sans plus réagir qu'une poupée de son, mais, à mesure que Tristan la soignait, son regard perdait peu à peu l'espèce de brume trouble qui l'avait envahi pour retrouver toute sa netteté. L'ivresse, à vrai dire légère, se dissipait pour laisser place à une gêne profonde qui ressemblait beaucoup à de la honte.
Elle avait conscience maintenant de s'être conduite beaucoup plus comme une fille avide d'amour que comme une honnête femme dont le mari court les routes et les dangers. Mais elle avait trop de franchise pour ne pas reconnaître ses torts et, comme son compagnon l'entraînait vers la porte, elle résista :
– Non, ami Tristan, je ne veux pas encore descendre... pas sans vous avoir dit... que j'ai honte de moi ! Le vin... la colère... J'avais perdu la tête, je crois. Et je n'ose pas imaginer ce que vous pouvez penser de moi à cette heure.
Il se mit à rire, la prit aux épaules et, fraternellement, l'embrassa sur le front.
– Je pense que vous n'avez aucune raison d'avoir honte... et que vous avez dit, sans vous en douter, de grandes vérités, mon cœur.
C'est vrai que je vous aime... et depuis longtemps ! Depuis Amboise, je crois bien. Et si vous voulez tout savoir, si dame Renaudot n'était venue frapper, je crois bien qu'à cette minute je serais en train de vous demander pardon ! Maintenant... il faut oublier tout ceci. Rien ne s'est passé... et nous sommes amis comme devant ! Venez ! Il faut les rejoindre car, en vérité, le temps presse et nous avons des décisions à prendre.
Dans la salle de l'auberge, momentanément interdite aux clients habituels par un barrage de soldats, Tristan l'Hermite fit, devant le cercle sombre des chevaliers, le récit de l'enquête rapide qu'il avait menée à la Bastille.
Cela tenait en peu de mots : approximativement à l'heure où Catherine se rendait avec Jean d'Orléans à l'hôtel du Porc-épic, un cordelier s'était présenté à la Bastille avec un ordre signé et scellé aux armes de messire Jacques du Chastellier, évêque de Paris, qui lui donnait accès auprès du prisonnier nommé Arnaud de Montsalvy, dont il était le confesseur et dont il souhaitait préparer l'âme à une repentance chrétienne de ses fautes. On avait donc introduit le moine dans la tour de la Bertaudière où Arnaud se morfondait et l'on avait refermé la porte sur les deux hommes.
Au bout de quelques minutes, les cris du moine avaient attiré le geôlier qui, persuadé que le prisonnier étranglait le saint homme, s'était rué à son secours. Il avait ouvert la porte... et était tombé aussitôt frappé d'un coup de dague en plein cœur. Alertés par le bruit, deux gardes étaient accourus et avaient été abattus aussitôt à coups d'épée car, apparemment, sous sa robe, le moine transportait un véritable arsenal, en plus d'un second froc dont Arnaud s'était revêtu.
Ainsi accoutrés, les fugitifs atteignirent la cour, puis le corps de garde où deux hommes veillaient à la poterne. C'étaient des archers appartenant à la troupe du Bâtard d'Orléans et ils connaissaient parfaitement le sire de Montsalvy. Un faux mouvement, à la minute où il allait mettre le pied sur le pont dormant, avait fait glisser le capuchon d'Arnaud et découvert son visage. Aussitôt reconnu, il avait frappé. Le cri poussé par les gardes avait été le dernier : en quelques secondes, ils étaient massacrés et les deux hommes, sautant sur des chevaux qui attendaient, tenus en bride par une troupe composée de trois ou quatre hommes, disparaissaient dans un nuage de poussière en direction du village de Charonne...
– Mais enfin, s'écria Catherine quand Tristan eut achevé son rapport, ce moine, porteur d'un ordre de l'évêque, qui peut-il être ?
Quelqu'un l'a-t-il vu ?
– Ceux qui l'ont vu de près n'ont plus de voix pour le décrire, fit Tristan sombrement. Mais les archers qui veillent aux créneaux et qui ont assisté de là-haut à la fuite des deux hommes prétendent qu'il s'agit d'un garçon blond, d'une vingtaine d'années, et que les hommes qui l'attendaient au-dehors n'avaient sur eux aucun signe distinctif.
– C'est maigre comme description, grogna Renaud de Roquemaurel. On ne sait rien de plus ?
Tristan appuya sur Catherine un regard empli de pitié et déclara, d'une voix presque basse :
– Si, on sait quelque chose de plus ! Le rôtisseur de la porte Saint-Antoine, qui plumait ses oies devant sa porte, a vu les cavaliers lui filer presque sous le nez. Il a entendu l'un des deux faux moines crier à l'autre : "Par ici, Gonnet ! la route est libre..."
Un silence de mort tomba, mais ne dura qu'un instant.
– Gonnet ! balbutia Catherine atterrée. Gonnet d'Apchier ! Il est arrivé !... et il a réussi ! Mon Dieu, Arnaud est perdu!
Le poing énorme de Renaud s'abattit sur la table renversant les gobelets qui sautèrent.
– Pourquoi perdu ? Et qu'a réussi ce failli chien bâtard ?
– Je vais vous le dire.
En face de cet auditoire frémissant, Catherine fit, d'une voix lasse, le récit rapide mais précis de ce qui s'était passé sous les murs de Montsalvy et de la déshonorante mission dont s'était chargé le bâtard d'Apchier.
– J'ai cru follement, soupira-t-elle en conclusion, que j'avais réussi à le gagner de vitesse. J'espérais qu'il se serait attardé quelques jours à Saint-Pourçain auprès du Castillan, mais je me trompais. Il était déjà là ! Il savait bien avant moi ce qui s'était passé et il préparait déjà ses batteries, tendant le piège trop facile que la folie d'Arnaud mettait à sa portée... et qui n'a que trop bien réussi ! Mais quant à savoir comment il a pu parvenir à l'entraîner à sa suite, comment il s'est procuré cet ordre, sans doute falsifié, de l'évêque ?...