Текст книги "Piège pour Catherine"
Автор книги: Жюльетта Бенцони
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» Il n'avait rien en lui, je dois le confesser, qui pût inspirer l'indulgence, la mansuétude ou n'importe quel beau mouvement pitoyable. Et j'irai même plus loin, Catherine : je crois qu'à la place de Montsalvy j'aurais agi exactement de la même façon et j'aurais eu tort.
Car les ordres étaient les ordres et votre mari n'en a pas tenu compte.
» Il a regardé Legoix, sans bouger d'abord. Puis comme l'autre, voyant que les hommes d'armes maintenaient la foule pour faire le passage, se permettait un petit sourire ironique, il s'est déchaîné : arrachant sa dague du fourreau, il a couru au boucher et, en criant :
"Souviens-toi de Michel de Montsalvy et sois maudit !" il lui a enfoncé l'arme en pleine poitrine. Legoix est tombé comme une masse, frappé au cœur.
» Alors, le capitaine s'est retourné vers Cauchon qui le regardait, figé sur place par l'épouvante, et, comme la dague poissée de sang avait glissé de son gantelet d'acier, il s'est jeté sur lui, les mains en avant, pour l'étrangler !
» Vous savez la suite : on l'a, sur l'heure, conduit dans un cachot de la tour Bertaudière... »
– C'est une honte ! s'écria Catherine.
– Et personne ne s'y est opposé ? s'insurgea en écho Bérenger qui avait depuis un moment cessé de manger. De tous ceux d'Auvergne qui sont venus ici avec lui, aucun n'a bougé ?
Le Prévôt eut un petit rire sans gaieté.
Tu veux dire que nous avons failli avoir une bataille, mon garçon ! Il a fallu que Monseigneur lui– même les rappelât à la raison car, en bon Breton, il s'y connaît en têtes dures et sangs bouillants. Malgré cela, les chevaliers de Montsalvy se sont retirés en montrant les dents, comme des molosses fouettés. Et depuis, ils boudent ! Retranchés dans leurs quartiers, ils restent entre eux et refusent de rendre le moindre service. Croyez-moi, ils ne représentent pas un mince problème et le Connétable ne sait plus qu'en faire. Il y en a deux surtout, deux colosses blonds, qui roulent les « R » comme un torrent ses cailloux et qui menacent de démolir la Bastille pierre à pierre ! On les appelle Renaud et Amaury de...
– Roquemaurel ! acheva Bérenger visiblement épanoui. Ce sont mes frères, messire Prévôt, et s'ils menacent de démolir votre Bastille, prenez-y garde ! Ils sont fort capables de le faire !
Catherine vida son gobelet, fit la grimace comme si le vin était amer, puis, haussant les épaules :
– Ce qui m'étonne, c'est que l'on n'ait pas pensé à les renvoyer chez eux. C'est dangereux de maltraiter l'un des leurs sous leur nez.
– Ce serait notre plus cher désir ! grogna Tristan. Mais ils refusent de bouger ! Et puis, autant vous le dire tout de suite, nous manquons d'argent. Les troupes n'ont pas été payées depuis un bon moment. Ça leur donne un certain poids.
Avec un soupir, la jeune femme se leva, alla jusqu'à la fenêtre et contempla un instant la rue déformée par les carreaux en culs de bouteilles verts.
– Quand on a besoin des gens et qu'on ne peut pas les payer, on les respecte un peu plus. Pour éviter des ennuis, le plus simple ne serait-il pas de passer l'éponge sur le coup de sang de mon époux et de rendre à nos amis leur capitaine ? La raison qui a poussé Arnaud à désobéir ne vous paraît-elle pas assez noble et assez respectable ? Que vous faut-il de plus ? Il a vengé son frère... et mon père !
Croyez-vous que le Connétable n'en ait pas conscience ? S'il n'y avait eu que lui, le sire de Montsalvy n'aurait jamais monté les escaliers de la Bertaudière ! Mais il y a l'armée, toujours difficile à tenir, il y a Paris qu'il faut impressionner... Enfin, il y a la veuve de Legoix qui, s'appuyant sur la parole du Connétable, réclame la tête du meurtrier de son époux !
– Quoi ?
Catherine se retourna tout d'une pièce. Elle était devenue si pâle que, dans ce vêtement noir, Tristan crut voir un spectre. Les traits crispés, les dents serrées, et les yeux démesurément ouverts, elle était effrayante et Tristan se précipita vers elle, craignant qu'elle ne tombât de toute sa hauteur sur les dalles de pierre. Il la saisit et elle ne fit pas un geste pour l'en empêcher, car tout son corps semblait tétanisé, mais elle le regarda avec une immense fureur.
– La tête d'Arnaud ! cria-t-elle. La tête d'un Montsalvy pour avoir abattu un boucher assassin ? Qui pourrait endurer pareille chose ?
Êtes-vous donc tous devenus fous ? Ou bien est-ce moi ? Peut-être...
après tout ! Peut-être est-ce moi qui suis en train de le devenir !
Arnaud... mon Dieu ! Est-ce que je ne vais pas me réveiller de ce cauchemar ? Mais vous êtes fous ! Vous êtes tous fous ! fous à lier, à enchaîner !
Elle avait pris sa tête entre ses mains et la secouait comme si elle cherchait à en faire sortir la cause de sa souffrance. Des larmes avaient jailli de ses yeux et creusaient des rigoles dans les traces de poussière qui marquaient ses joues. Elle criait et pleurait tout à la fois en se débattant contre l'homme qui essayait de la maintenir. Ses nerfs soumis à trop rude épreuve et depuis trop longtemps cédaient, lâchant les rênes à la course affolée d'une véritable tempête.
Bérenger avait bondi. Épouvanté, il tentait d'aider Tristan à maîtriser la jeune femme sans trop savoir ce qu'il convenait de faire en pareil cas. Ses gestes gauches le rendaient maladroit et il gênait le prévôt plus qu'il ne l'aidait.
Maître Renaudot, attiré par le bruit, accourut tout effaré et armé d'une cuillère dégoutante de sauce. Mais il jugea la situation d'un coup d'œil.
L'eau, messire Prévôt ! conseilla-t-il. Il lui faut un grand pot d'eau fraîche en pleine figure ! Rien de meilleur !
Bérenger alors se rua sur un pichet vide, courut le remplir au tonneau posé dans un coin et, de toutes ses forces, en envoya le contenu au visage de sa maîtresse, en la suppliant mentalement de lui pardonner cette irrévérence.
Mais cris et sanglots s'arrêtèrent net. Suffoquée, Catherine regarda en silence chacun des trois hommes, ouvrit la bouche pour dire quelque chose sans parvenir à articuler le moindre son, puis ferma les yeux et se laissa aller contre l'épaule de Tristan, vidée de toutes forces.
Aussitôt, celui-ci l'enleva dans ses bras.
– Sa chambre est prête ? demanda-t-il.
Renaudot s'empressa :
– Bien sûr ! Par ici, messire... Je vous montre le chemin...
Un instant plus tard, Catherine était étendue sur la moelleuse courtepointe d'un lit assez doux. Ses yeux étaient clos, mais elle n'était pas évanouie. Elle sentait, elle entendait tout ce qui se passait autour d'elle, alors même qu'elle n'avait plus la moindre force pour manifester le plus petit signe de conscience. Même ses pensées s'étaient effilochées, diluées et elle avait l'impression de planer dans une atmosphère de brume miséricordieuse. Et puis, surtout, jamais elle ne s'était sentie si fatiguée !
Plantés chacun d'un côté du lit, Tristan et Bérenger la regardaient d'un air perplexe, ne sachant trop que faire. Le page releva les yeux, considéra son vis-à-vis et dit :
– Le voyage a été dur, messire ! Elle avait tellement hâte d'arriver qu'elle est allée au bout de ses forces, surtout après les angoisses du siège. Et maintenant, au lieu de la joie, du soulagement qu'elle espérait... il y a ce désastre. Qu'allez-vous faire pour elle ?
C'était à peine une question. Plutôt une espèce de mise en demeure et Tristan l'Hermite ne se trompa pas sur le ton agressif du page. Il haussa les épaules.
– La confier à l'épouse de l'aubergiste pour qu'elle la déshabille, la couche et veille sur elle. Il faut qu'elle dorme ! Et toi, mon garçon, tu ne ferais pas mal d'en faire autant : tes paupières tombent toutes seules. Moi, je vais voir le Connétable et lui raconter tout cela. Il a de l'amitié pour Dame Catherine : il acceptera certainement de la voir et de l'écouter. Elle seule peut quelque chose pour son mari.
– Est-ce que... Monseigneur est très irrité contre Messire Arnaud
?
Le visage de Tristan l'Hermite se durcit et un gros pli de souci se creusa entre ses sourcils blonds.
– Très ! avoua-t-il. Personne n'aime manquer aussi publiquement à sa parole et le Connétable n'est pas breton pour rien ! La dame de Montsalvy aura du mal à obtenir le pardon de l'imprudent...
– Mais enfin, s'écria le page prêt à pleurer lui aussi, il ne va tout de même pas faire exécuter le comte de Montsalvy pour si peu de chose ?
Tristan hésita puis, enveloppant le garçon d'un regard qui cherchait à jauger sa fermeté de caractère et ses possibilités d'encaissement, il déclara enfin :
– Peu de chose, une parole princière ? Malgré les grands services rendus, cela ne m'étonnerait pas que Montsalvy y laissât sa tête.
– Alors, s'écria le page prenant feu d'un seul coup, prenez garde !
Car il n'y a homme de cœur dans toute la Haute Auvergne qui ne prenne les armes et n'entre en rébellion contre le Connétable s'il ose prendre la tête d'un homme que tous respectent... simplement pour avoir fait bonne justice !
– Oh ! Oh ! Une révolte ?
Cela pourrait aller jusqu'à une révolution, car les petites gens y prendront leur part. Dites bien à Monseigneur qu'il réfléchisse avant de frapper le comte... S'il le fait, c'est tout le pays qu'il frappera. Cela vaut peut– être la peine de laisser crier une bouchère engraissée à l'or de la trahison.
L'ardeur du page arracha un sourire au prévôt. Levant la main, il lui assena dans le dos une bourrade qui le fit trébucher.
– Tudieu, quel avocat vous faites, messire de Roquemaurel !
Vous n'êtes pas du même genre que vos frères, mais vous êtes au moins aussi efficace. Je dirai tout cela fidèlement... et d'autant mieux que j'aime, moi aussi, ces têtes folles de Montsalvy, lui comme elle.
Reste ici, garçon, dors, reprends des forces et surveille ta maîtresse. Je reviendrai ce soir voir comment elle se trouve et lui dire où nous en sommes.
Il se dirigea vers la porte. Au-dehors, on entendait l'escalier crier sous le poids respectable de dame Renaudot qui montait en soufflant un peu, comme il convient quand on pèse près de deux cents livres.
Mais, au moment d'en franchir le seuil, Tristan se retourna, sourcils froncés :
– Mieux vaudra l'engager à ne pas révéler, devant le Connétable et ses pairs, les liens... familiaux qui l'unissent à ce maudit Legoix !
Nul ne sait, à la Cour, qu'elle est de souche roturière. Pour l'illustration des Montsalvy et leur prestige, mieux vaut que l'on continue à l'ignorer.
Bérenger haussa les épaules.
– Je croyais que la noblesse était une maladie ? fit-il goguenard.
– Sans doute ! Mais c'est la seule dont on refuse farouchement de guérir. Et tu n'as pas idée comme ceux qui en sont le plus atteints méprisent les gens bien portants.
Pensant que la présence à Paris de la dame de Montsalvy pouvait inciter ceux d'Auvergne à sortir de leur coléreuse retraite, Tristan l'Hermite se hâta de leur apprendre la nouvelle.
En quittant l'auberge de l'Aigle, il se rendit tout droit au cabaret du Grand Godet, en Grève, où quelques-uns de leurs chefs tenaient leur permanence. Si l'on n'y mangeait plus de hérisson rôti, de tétine de vache ou d'« anguille des bois en gelée » (autrement dit de la couleuvre ainsi accommodée) comme naguère, au temps de la grande disette, la chère y était encore maigre. Par contre, l'aunis blanc et sec y était incomparable et les deux Roquemaurel, flanqués de leur inséparable Gontran de Fabrefort, autre luron du même bois qu'eux-mêmes, en avaient rapidement découvert lés mérites.
En agissant ainsi, le prévôt avait conscience de servir aussi bien les intérêts de son maître, en obligeant les révoltés à sortir de leur trou, que ceux de ses amis Montsalvy, en fournissant à Catherine une vigoureuse escorte au moment où il lui faudrait affronter Richemont.
L'entretien fut bref. Les quelques conseils bien sentis que délivra Tristan furent dignement arrosés, comme il convenait entre gentilshommes, et, quand il se leva pour sortir, son départ fut salué de grandes claques cordiales appliquées sur son dos par Renaud de Roquemaurel et par une grande embrassade vineuse de Fabrefort qui le serra un– instant dans ses bras en l'appelant son « bon frère ».
On prit rendez-vous pour la matinée du lendemain.
Son message officieux délivré, Tristan se dirigea vers l'hôtel des Tournelles, l'élégante résidence des ducs d'Orléans, proche de la Bastille, et y rendit une visite discrète à un haut personnage sur l'appui duquel il savait pouvoir compter dans la circonstance présente. Il en sortit au bout d'une demi-heure, beaucoup plus détendu qu'il n'y était entré, et ce fut en fredonnant, assez faux mais avec conviction, un rondeau à boire, qu'il tourna enfin la tête de son cheval vers l'hôtel du Porc-épic, naguère encore propriété du duc de Bourgogne, mais que Philippe le Bon avait fait offrir au Connétable en remplacement de son hôtel de Richemont, sis dans la rue Hautefeuille, proche des Cordeliers, qui lui avait été j confisqué en 1425 par les Anglais et dont il ne restait plus grand-chose.
Le résultat de toutes ces allées et venues fut que le lendemain matin, quand les cloches de Sainte-Catherine– du-Val-des-Escholiers sonnèrent tierce', maître Renaudot se demanda si une émeute n'était pas en train de se former devant sa maison car, à cette minute précise, un escadron de vigoureux percherons déversa, au seuil de l'auberge, une troupe de gentilshommes à la mine fière mais haute en couleur, et singulièrement bruyants.
Ils parlaient tous à la fois, avec des voix profondes, I habituées à crier dans les orages montagnards et issues de poitrines qui avaient déjà connu le corps à corps avec des ours. À leur accent, l'aubergiste comprit qu'ils étaient tous auvergnats
1 Environ 9 heures du matin.
. Quelques-uns, d'ailleurs, étaient sortis pour la première fois de leurs terres en l'honneur rail misérable d'une suppliante issue tout droit de sa province.
De tout temps, sa beauté exceptionnelle avait été sa meilleure arme.
Qu'elle eût dépassé trente-cinq ans n'y avait rien changé, sinon pour la rendre plus moelleuse et plus envoûtante. En cela, elle pouvait dire que ses épreuves l'avaient servie car, lorsqu'elle contemplait certaines femmes de son âge, précocement déformées par les maternités, vieillies par le laisser-aller ou l'ignorance des soins corporels, Catherine bénissait son séjour à Grenade dans la maison d'une grosse Éthiopienne, que l'on appelait Fatima la Baigneuse, et d'où elle avait rapporté de sévères principes et de précieuses recettes grâce auxquels la fuite des années ne lui faisait aucunement peur.
Ce matin, elle reçut comme un hommage tout naturel le regard ébloui que l'aubergiste lui dédia. Toutes traces de fatigue ou de douleur effacées, Catherine se savait belle et élégante dans une longue robe de velours noir, haut ceinturée sous les seins et sans ornements autres qu'une bande d'hermine neigeuse bordant le double décolleté en pointe qui, dans le dos, descendait jusqu'à la ceinture, les étroites et longues manches et le bas de la robe qui se prolongeait en une traîne de trois pieds.
Sur ses magnifiques cheveux d'or, dont les tresses soyeuses lui faisaient une royale couronne, elle portait, posé très en arrière, un petit hennin tronqué, en satin blanc, qui servait tout juste de support à un flot nuageux de merveilleuses dentelles de Malines, présent de Jacques Cœur.
Quant aux bijoux, outre l'émeraude gravée qui brillait sur sa main, la jeune femme portait une autre pierre, à peu près semblable, sinon qu'elle était plus grosse et plus lumineuse encore, tremblant au creux de ses seins au bout d'une chaîne d'or aussi mince qu'un trait de plume. Le vert des pierres et la blancheur de l'hermine faisaient chanter le ton doré de son visage, tandis que le velours, porté à même la peau, dessinait son buste, ses épaules et ses bras avec une précision absolue.
Impressionné, émerveillé, Renaudot reculait vers l'escalier comme devant une apparition. Sans doute y eût-il chu une fois de plus si Catherine ne l'avait arrêté d'une question :
– Avez-vous vu mon page ?
– Le jeune messire Bérenger ? Non, noble dame ! Je l'ai vu sortir tout à l'heure, peu après le lever du jour, mais ne l'ai point vu revenir.
– Où peut-il être ?
– D'honneur, Madame, je n'en sais rien. Mais il semblait fort pressé...
Catherine eut un soupir de contrariété. Porter la traîne d'une dame lorsqu'elle se rend en cérémonie faisait partie des obligations d'un page. Jusqu'à présent, c'était un genre de service que Catherine n'avait encore jamais demandé à Bérenger, car, à Montsalvy, l'existence, si elle était élégante, était dépourvue de décorum. Or, juste au moment où elle allait avoir besoin de son page, celui-ci trouvait le moyen de filer sans prévenir. Et Dieu seul savait quand il rentrerait et si même il ne se perdrait pas dans ce Paris qui lui était totalement inconnu !
Résignée à se passer d'une compagnie qu'elle avait appris à apprécier, Catherine se décida à rejoindre sa bruyante escorte, un peu inquiète d'ailleurs de la figure qu'elle ferait ainsi entourée de démons déchaînés, aussi braillards que contestataires.
Richemont pouvait ne pas apprécier tellement un cortège aussi bruyant autour d'une épouse éplorée. Mais il était certain, d'autre part, qu'une escorte composée des Roquemaurel, Fabrefort, Ladinhac, Sermur et autres gens d'Auvergne, surtout mécontents, pouvait introduire dans le débat un poids incontestable. Richemont y regarderait peut-être à deux fois avant de jeter ces gens-là dans une rébellion qui ne ferait de bien à personne.
Avant de quitter sa chambre, Catherine avait fait une longue prière à Notre-Dame du Puy-en-Velay, à laquelle, depuis son départ pour Compostelle de Galice, elle avait toujours gardé une tendre vénération et une entière confiance. Forte de cette confiance, elle acheva de descendre l'escalier bruyant de Renaudot et prit pied dans la salle où un silence soudain l'accueillit.
Comme s'ils avaient été touchés par la baguette d'un enchanteur, les chevaliers demeurèrent figés dans le geste qu'ils faisaient au moment où la jeune femme était apparue : les uns la bouche ouverte, les autres gardant le gobelet plein à mi-chemin des lèvres, mais tous pétrifiés par la beauté racée de cette femme que ce décor d'auberge faisait plus précieuse et plus insolite.
Malgré la peine qu'elle avait éprouvée à revoir ainsi, réunis et joyeux malgré tout, ceux qu'elle avait vus partir avec Arnaud, elle leur sourit à tous l'un après l'autre, partageant ainsi la bienvenue collective qu'elle leur adressait.
– Je vous souhaite le bonjour à tous, messeigneurs, et tiens à vous dire la joie, le réconfort que j'ai de vous voir ici, tous réunis pour défendre ma cause...
– Votre cause, Dame Catherine, elle est aussi la nôtre ! gronda Renaud de Roquemaurel. Je dirais même qu'elle est d'abord la nôtre, gens de guerre, car, si le malheur voulait que l'on mît à mal Montsalvy, qui donc, chez nous, accepterait encore de servir un prince qui nous refuse le droit de justice... et qui paie si mal.
– Quoi qu'il en soit, je vous remercie, Renaud ! Mais qui donc vous a prévenus de mon arrivée !
– Ce grand escogriffe flamand qui sert de chien de garde au Connétable ! jeta le sire de Ladinhac avec un dédain qui déplut à Catherine.
– Messire l'Hermite est notre ami de longue date, riposta-t-elle sèchement. Votre présence ici le prouve. Et je ne saurais trop vous conseiller plus de considération, messire Alban, lorsque vous parlez d'un homme qui cumule les fonctions de Grand Maître de l'Artillerie et de Prévôt des maréchaux.
– Oh ! L'artillerie ! Ce n'est pas grand-chose : des gueules de bronze dont les boulets vont tomber où ils peuvent ! Cela ne vaut pas un gros escadron ni...
Peu désireuse d'entamer une polémique sur les mérites comparés des canons et des cavaliers, Catherine, désespérant de voir arriver Bérenger, jeta autour d'elle un regard circulaire et dit :
– L'heure de l'audience est proche, messeigneurs ! Lequel de vous m'offrira la main pour aller devant le Connétable ?
Ce fut un tumulte, une ruée. Tous s'offraient et peut– être une bataille eût-elle résulté de cette émulation si une voix, froide et nette, n'avait dominé le vacarme :
– Avec votre permission, messires, ce sera moi !
Le silence se fit instantanément, tandis que, tels les flots de la mer Rouge à l'appel de Moïse, la troupe turbulente s'ouvrait en deux. Mais, dans le chemin laissé libre, ce fut un homme, seul et sans armes, qui s'avança.
Magnifiquement vêtu d'une hucque de velours vert et de chausses collantes, noires, disparaissant dans de longues bottes à revers en daim montant jusqu'à mi– cuisses, le nouveau venu portait avec élégance un grand manteau de velours noir brodé d'or, dont les larges manches déchiquetées laissaient voir la doublure de taffetas vert. Une lourde chaîne d'or passée à son cou et un chaperon de velours vert, dont le pan était retenu par un griffon d'or, complétaient un costume que tous ces provinciaux, vêtus de mailles d'acier et de cuir taché, contemplèrent avec une admiration que n'entachaient d'ailleurs ni critique, ni envie.
Tous, en effet, respectaient et aimaient celui que l'armée, avec une brutalité nuancée de tendresse, appelait tout uniment « le Bâtard », comme s'il fût seul de son espèce, celui dont le nom réel était Jean d'Orléans et dont l'histoire se souviendrait sous celui de son comté de Dunois '. Mais, pour les femmes, dont il était grand amateur, c'était avant tout un homme plus séduisant que la plupart des autres, plein de charme, de vaillance et de gentillesse... Et, bien que ses armoiries quasi royales
1 Note de l'auteur :C'est seulement en 1439 que le comté de Dunois fut attribué au Bâtard, mais je lui ai donné ce nom à l'avance pour plus de clarté.
se brisassent d'une barre d'argent senestre1, le fils de Louis d'Orléans, l'assassiné de la poterne Barbette, et de la belle Mariette d'Enghien, avait rang de prince. En l'absence de son demi-frère, Charles, le duc en titre toujours retenu en geôle anglaise, c'était lui qui gouvernait la ville et les terres d'Orléans à la satisfaction de tous.
Catherine de Montsalvy, qui connaissait depuis longtemps le prestigieux frère d'armes de son époux, ne s'était jamais trompée sur la qualité du Bâtard et la révérence qu'elle lui offrit aurait satisfait le Roi en personne.
Dunois, cependant, s'avançait vers elle, se penchait pour lui prendre la main et l'aider à se relever puis, posant sur cette main un baiser plein de courtoisie :
– L'heure approche, Catherine, dit-il aussi simplement que s'ils s'étaient quittés la veille. Il nous faut aller si nous ne voulons pas être en retard.
Ainsi donc, c'était lui qui la conduirait jusqu'auprès du redoutable prince breton ? Rose de joie soudaine devant un appui qu'elle n'aurait pas osé demander, elle offrit au nouveau venu un regard brillant de gratitude.
– Vous me faites si grand honneur, Monseigneur, que je ne sais comment vous l'exprimer. Dites-moi seulement comment vous avez su mon arrivée ?
– De la même manière que ces messieurs : Tristan l'Hermite qui, je crois bien, a battu pour vous les tambours de la renommée. C'est un homme de devoir intransigeant, même quand ce devoir lui crève le cœur, mais c'est aussi un ami sûr. Quant à l'honneur, ma chère amie, il n'est pas si grand. Vous savez depuis longtemps que je considère Arnaud comme mon frère.
– Il n'empêche que votre appui me donne meilleur courage. Avec lui, je suis certaine...
– Ne vous illusionnez pas trop, Catherine. Depuis le drame de la Bastille, je n'ai cessé de plaider la cause de Montsalvy ! Et sans résultat jusqu'à présent ! Aussi est-ce à moi de considérer votre arrivée comme un don
1 La barre senestre, tracée de gauche à droite sur un écu, indiquait la bâtardise.
du Ciel, car votre beauté et votre grâce sont toujours souveraines et sauront peut-être amollir le cœur obstiné de notre chef ! Venez maintenant, il ne faut pas le faire attendre...
Levant bien haut la main qu'il n'avait pas lâchée et posant un poing sur sa hanche comme s'il menait Catherine à la danse, le Bâtard la conduisit vers la rue.
– Suivez-nous, messires ! jeta-t-il au passage.
Derrière eux, la troupe se reforma, compacte et serrée comme les pierres d'une muraille.
Entre l'auberge de l'Aigle et l'hôtel du Porc-épic dont la porte fortifiée s'ouvrait au flanc de l'ancien hôtel royal Saint-Pol, le chemin n'était pas long. Il suffisait de traverser la rue Saint-Antoine.
Depuis l'aube, le temps avait décidé de devenir superbe. Haut dans un ciel bien lavé, le soleil avait l'air tout neuf. Il était si brillant que même les petites flaques boueuses qui demeuraient au creux des gros pavés capétiens montraient des paillettes d'or. Dans la rue, assez large à cet endroit, les Parisiens déshabitués du beau temps faisaient leurs premiers pas, encore un peu convalescents, dans la cacophonie des petits métiers, criant leur marchandise, appelant les ménagères à l'eau, au bois ou à la moutarde.
Ce n'était pas encore le joyeux tohu-bohu d'autrefois, la rue encombrée de gens pressés : marchands en riches robes fourrées, moines besogneux, mendiants obstinés, nobles dames vacillant sur des patins de bois qui gardaient leurs robes de la poussière, ou ribaudes insolentes aux gorgerettes complaisantes. La misère alors y coudoyait le luxe sans qu'aucun des deux se sentît gêné. La rue d'aujourd'hui, cruellement nivelée durant tant d'années, s'essayait à revivre et battait des ailes pour juger de ses forces.
On regardait ce cortège étrange d'hommes de guerre roussis et cabossés, escortant un couple beau comme une peinture. Cela ressemblait à quelque défilé de noces insolites, mais on reconnaissait le Bâtard que l'on saluait déjà avec amitié et la beauté de sa compagne recueillait tous les suffrages. Des applaudissements, des vivats traçaient un sillage flatteur, mais Catherine n'entendait et ne voyait rien.
Quand on était arrivé au milieu de la rue Saint– Antoine, elle avait vu surgir les tours noires de la Bastille dominant comme une menace le désert de ruines encore orgueilleuses qui avaient été l'hôtel royal Saint– Pol. Son cœur, alors, s'était serré d'angoisse en évoquant son époux, enfoui au creux de ce gigantesque poing de pierre. Et la pensée lui était venue que tout, peut-être, allait recommencer, comme autrefois et au même endroit...
Elle se revoyait, gamine aux nattes trop raides, aux genoux trop gros, égarée au milieu d'émeutiers braillards dans l'une des chambres de ce palais désormais voué au silence, regardant avec des yeux incrédules un boucher souillé de sang arracher des mains d'une princesse en larmes un garçon beau comme un archange, mais voué au gibet. Sa vie était partie de cette minute-là. Parce que ses yeux de treize ans s'étaient posés sur le visage de Michel, tout son univers avait basculé dans la folie...
Et maintenant, pour le frère de cet archange assassiné, pour l'homme qu'elle avait aimé au-delà du possible, elle allait, dans une autre chambre d'une autre demeure, royale et voisine, implorer Arthur de Riche– mont comme, en ce tragique printemps de Paris, celle qui était alors la jeune duchesse de Guyenne avait imploré son propre père, l'implacable Jean sans Peur, de laisser vivre Michel de Montsalvy. Et la duchesse avait prié en vain... Catherine aurait-elle plus de chance ? Le précédent n'était guère encourageant...
En franchissant le seuil, blasonné d'un porc-épic couronné taillé dans la pierre, la jeune femme ne put retenir un frisson que perçut son compagnon. Il la regarda, inquiet :
– Avez-vous froid ? Vous tremblez, il me semble...
– Non, Monseigneur. Je n'ai pas froid. J'ai peur.
Vous ? Avoir peur ? Il fut un temps, Catherine, où vous ne craigniez ni la torture, ni même le gibet... vous y marchiez bien fièrement quand la Pucelle vous a sauvée...
– Parce que tout cela ne menaçait que moi. Mais je n'ai aucun courage quand il s'agit de qui j'aime. Et j'aime monseigneur Arnaud plus que moi-même, vous le savez bien.
– Je sais, approuva-t-il gravement. Et je sais aussi que cet amour est capable des plus difficiles exploits. Pourtant, rassurez-vous : ici, vous n'affronterez aucun ennemi, mais un prince qui vous veut du bien.
– C'est bien pour cela que j'ai si peur. Je craindrais moins le pire de mes ennemis qu'un ami offensé. Et puis, je n'aime pas cette maison
: elle porte malheur.
Décontenancé par cette affirmation inattendue, le Bâtard ouvrit de grands yeux :
– Malheur ? Vous me la baillez belle ! Qu'entendez-vous par là ?
– Rien d'autre que ce que je dis. Je suis née tout près d'ici, monseigneur, et je sais que tous les propriétaires de cet hôtel sont morts tragiquement.
– Ah bah !
– Vous l'ignoriez ? Souvenez-vous : depuis Hughes Aubriot, qui le fit construire et qui mourut à Montfaucon, il y eut Jean de Montaigu, traîné sur la claie et pendu, Pierre de Giac, l'homme qui vendit sa main au Diable et que le Connétable fit coudre dans un sac et jeter à l'Auron après lui avoir tranché le poing, votre propre père, le duc Louis d'Orléans, qui lui donna son porc-épic, assassiné, le prince de Bavière, dont la mort fut suspecte, le duc Jean de Bourgogne, assassiné...
– Ciel ! Ne dites pas de telles choses ! Souvenez– vous que Richemont est breton, donc superstitieux. Et puis, cela ne menace que lui et vous n'êtes pas, que je sache, propriétaire de cette maison.
Non. Mais tant de drames laissent des traces... une atmosphère. Ce n'est pas ici la maison de la clémence. Le Bâtard tira son mouchoir et s'essuya le front en soupirant :
– Eh bien, ma chère, vous pouvez vous vanter de vous entendre comme personne à relever les courages. Je cherchais à vous réconforter et c'est vous qui me venez troubler avec des histoires de revenants... Ah ! Messire du Pan !
Le maître d'hôtel du Connétable s'approchait, en effet, au moment où Catherine et son compagnon allaient commencer à gravir l'escalier menant à la salle d'honneur. Dunois l'accueillit avec un visible soulagement.
– Voulez-vous, messire, nous annoncer, Madame et moi ? On dirait qu'il y a là-haut grande assemblée.
Des voix nombreuses se faisaient entendre et l'étage bourdonnait comme une ruche en été. Mais le maître d'hôtel s'inclinait en souriant
: – Trop grande assemblée, justement. Les ordres de Monseigneur sont que je conduise Madame au jardin où il s'est retiré avec ceux de son Conseil.