Текст книги "Piège pour Catherine"
Автор книги: Жюльетта Бенцони
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En arrivant au château, Catherine avait pensé entrer dans la chapelle Saint-Martin, après l'audience royale, pour y rendre grâces...
mais c'était en désespérée qu'elle y pénétrait pour y choisir, dans le silence, entre un retour aléatoire vers Paris ou bien le départ pour l'Auvergne où elle pourrait rejoindre Arnaud dans sa rébellion.
Choisir, d'ailleurs... était-ce bien sûr ? Elle savait déjà qu'elle n'avait plus de courage pour de nouvelles supplications, ni pour d'autres humiliations... Agenouillée au pied d'un pilier, le front sur la pierre de la table de communion, elle pleurait sur ses mains jointes, aveugle et sourde à ce qui pouvait se passer autour d'elle, quand une main se posa sur son épaule, tandis qu'une voix nette articulait :
– C'est bien de prier... mais pourquoi tant pleurer ?
Vivement redressée, avec l'inconscient battement de cœur de ceux que l'on prend en flagrant délit, elle dévisagea l'adolescent qui se tenait debout auprès d'elle. Il avait un peu changé, depuis leur dernière rencontre, quatre ans plus tôt, mais pas au point qu'elle ne pût reconnaître le dauphin Louis.
Le prince devait être âgé de quatorze ans, maintenant. Il avait grandi. Mais il avait toujours la même silhouette maigre, précocement voûtée, les mêmes épaules osseuses et fortes, la même peau d'ivoire jaunissant, les mêmes cheveux noirs et raides. Simplement, les traits de son visage s'étaient affirmés, durs et sans grâce autour du grand nez agressif et des yeux noirs, profondément enfoncés et pétillants d'intelligence. Il était laid, mais d'une laideur qui avait sa puissance et il se dégageait de ce garçon dépourvu de beauté une singulière et subtile majesté, un charme bizarre qui venait peut-être de son regard pénétrant.
Malgré son costume de chasse en gros drap de Flandre usagé et râpé, le sang royal se devinait à la hauteur du ton et à l'expression impérieuse du visage. Et son langage était celui d'un homme.
Catherine s'abîma dans une profonde révérence, à la fois surprise et gênée de cette rencontre inattendue.
– Dites-moi pourquoi vous pleurez, insista le Dauphin en considérant avec attention le visage désolé de la jeune femme.
Personne, que je sache, ne vous veut de mal ici. Vous êtes la dame de Montsalvy, n'est-ce pas ? Vous étiez des dames de parage de Madame la Reine, ma mère ?
– Votre Altesse m'a reconnue ?
Votre visage n'est pas de ceux qu'on oublie facilement, Dame...
Catherine, il me semble ? Je ne vois guère de différence aux figures des femmes qui m'entourent. La plupart sont sottes ou impudentes...
ou les deux. Vous étiez différente... vous l'êtes toujours.
– Merci, Monseigneur.
– Alors, maintenant, parlez ! Je veux savoir la raison de vos larmes.
Il était impossible de résister à cet ordre, car c'en était un. A regret, Catherine fit le récit des derniers événements, non sans ressentir un peu plus d'angoisse en voyant se froncer le sourcil de Louis quand elle évoqua le meurtre de Legoix et, surtout, l'évasion d'Arnaud.
– Ces féodaux ne changeront donc jamais ! grommela-t-il. Tant qu'ils n'auront pas compris qui est le maître, ils continueront à n'en faire qu'à leur tête. Eh bien, ces têtes, on les fera tomber.
– Le maître est le Roi, notre sire et votre père, Monseigneur, et nul ne songe à le contester, protesta Catherine terrifiée.
Puis, comme elle n'avait vraiment plus rien à perdre, elle osa ajouter :
– ...Pourquoi, hélas, faut-il que d'autres, qui n'y ont aucun droit n'étant pas de rang royal, règnent à travers lui...
– Que voulez-vous dire ?
– Rien d'autre que ce que je viens de voir et d'endurer à mes dépens, Monseigneur.
Et Catherine raconta son entrevue avec Charles VII, l'espoir qui, un instant, l'avait effleurée, vite chassé par l'intervention de la belle inconnue que le Roi nommait Agnès. Mais à peine eut-elle prononcé ce nom, qu'une expression de fureur envahit le jeune visage de son interlocuteur, tandis que, sur les gants de cheval, son poing maigre se crispait.
– Cette putain ! gronda-t-il sans se soucier du lieu où il se trouvait.
Mais cet éclat fit sortir de l'ombre un homme grave et barbu qui, sans un mot, de la main, lui indiqua l'autel. Louis rougit, se signa dévotement et s'agenouilla à même les dalles pour une rapide prière.
Mais cette expéditive marque de regret ne lui avait pas fait perdre le fil de son sujet. Se relevant, il revint à Catherine qui, interdite, attendait.
– Je n'aurais pas dû employer ce mot dans une église, expliqua-t-il, mais le fait demeure le même. Je déteste cette créature dont mon père s'est assotté.
– Qui est-elle ? demanda-t-elle.
– La fille d'un certain Jean Soreau, écuyer, seigneur de Coudun et de Saint-Gérant. Sa mère se nomme Catherine de Maignelais. Elle est de bonne maison, quoique de peu d'illustration. Voici un an, ma tante, Madame Isabelle de Lorraine, nous est venue visiter avant de se rendre à Naples où l'appelaient les affaires de son époux, le duc René, retenu en laide prison par Philippe de Bourgogne. La donzelle était de ses filles d'honneur. Dès que le Roi l'eut vue, il s'en est épris follement, comme un homme qui a perdu le sens...
À nouveau, Jean Majoris, l'homme à la barbe, qui était le précepteur du prince, intervint :
– Monseigneur ! Vous parlez du Roi !
– Que ne le sait-il autant que moi ! coupa durement le Dauphin.
Je dis ce qui est, sans plus : le Roi est fou de cette fille et, par malheur, Madame ma Grand Mère la soutient et protège...
Catherine ouvrit des yeux énormes :
– Qui ? La reine Yolande ?
– Eh oui ! Madame Yolande s'est entichée, elle aussi, d'Agnès Sorel ', sinon dites-moi comment celle-ci eût pu devenir fille d'honneur de ma mère ? Madame Isabelle, bien sûr, ne souhaitait pas emmener tout son monde outre-mer, mais cela ne suffit pas à expliquer le fait que l'on nous ait laissé cette fille.
– La duchesse de Lorraine partait pour longtemps ?
1 À cette époque on appliquait parfois le féminin des noms propres masculins.
Ainsi, la fille de Jean Soreau fut-elle Agnès Sorelle ou Sorel.
Je ne sais. Plusieurs années sans doute, puis qu'elle s'en allait coiffer la couronne de Naples... et le Roi n'a pas pu supporter l'idée d'être si longtemps séparé de sa belle. Elle règne sur lui, comme vous l'avez dit, et vous avez vu à vos dépens ce qu'il en est. Quant à moi, je la hais à cause du déplaisir qu'elle ne peut que causer à ma bonne mère.
Alors, soupira Catherine, nous sommes perdus. Il ne me reste plus qu'à rentrer chez moi pour y attendre que de nouveaux coups frappent ma maison...
Un instant ! Tout n'est peut-être pas dit. Dans quelques jours, vous le savez, le Roi, les Reines et toute la Cour seront à Tours où l'on me marie à Madame d'Ecosse.
L'idée de se marier ne devait guère être de son goût car, en articulant ces mots, il fit une affreuse grimace, comme si, en franchissant sa bouche, ils y avaient laissé un goût amer. Mais il n'en poursuivit pas moins :
Le mariage est fixé au 2 juin. Madame Marguerite est déjà en France depuis plusieurs semaines, car elle a débarqué fin avril à La Rochelle, mais on lui fait si grand accueil qu'elle n'avance pas vite. A cette heure, elle doit être à Poitiers... bien près de nous déjà !
Ce fut lui cette fois qui soupira. S'autorisant de ce soupir, Catherine murmura :
Votre Altesse ne paraît pas heureuse de ce mariage ?
Ce mariage-là ne me déplaît pas plus qu'un autre. Je n'ai jamais vu Marguerite d'Écosse. C'est l'idée de mariage qui m'ennuie. J'ai mieux à faire qu'à m'occuper d'une femme ! Mais laissons cela ! Votre chance, à vous, est justement dans ce mariage : le jour des noces, soyez à la cathédrale, sur le chemin du cortège. C'est à moi que vous demanderez la grâce du comte de Montsalvy. Dans de telles circonstances, le Roi ne pourra pas me la refuser, à moi! Même si la Sorel n'est pas d'accord.
Envahie de reconnaissance, Catherine plia le genou, prit la main du prince et voulut y poser ses lèvres, mais il la retira vivement, comme s'il craignait qu'elle ne le mordît.
– Ne me remerciez pas. Je ne fais pas cela pour vous et moins encore pour sauver votre trublion de mari qui devra, à l'avenir, ne plus faire parler de lui autrement que sur les champs de bataille... surtout lorsque je serai roi. Car, je vous en donne ma parole, je saurai mater ma noblesse.
– Alors, Monseigneur, pourquoi le faites-vous ? Pour battre en brèche cette Agnès ? demanda Catherine audacieusement.
Louis eut un sourire qui lui rendit son âge. C'était celui, espiègle et joyeux, d'un gamin qui s'apprête à jouer un tour à une grande personne.
– Il n'y a aucun doute là-dessus, fit-il avec bonne humeur. Je serai enchanté de montrer publiquement à cette péronnelle qu'elle n'est pas seule maîtresse en ce royaume. Mais ce n'est pas l'unique raison. Voyez– vous, le conseil de venir au Roi vous a été donné par un homme qui me plaît. Messire Tristan l'Hermite est du bois dont on fait les grands serviteurs. Il est sévère, rude et de juste conseil. Quand l'heure en sera venue, je souhaite l'attacher à ma fortune... C'est à lui, qui est votre ami, que je désire faire plaisir. Je ne veux pas qu'il vous ait engagée, à tort, à venir jusqu'ici. Venez, maintenant, je dois rentrer et vous devez quitter le château dont le pont-levis va bientôt être relevé.
Côte à côte, la dame de Montsalvy et le dauphin Louis quittèrent la chapelle. Puis le prince salua courtoisement sa compagne qui revint vers son page et son écuyer.
– Qui est ce garçon mal vêtu ? demanda Bérenger. Il m'a paru laid !
– C'est votre futur souverain. Si Dieu lui prête vie, il sera un jour le roi Louis XI...
– Eh bien, commenta Gauthier, on ne peut pas dire qu'il fera un beau roi.
Non, mais il fera sans doute un grand roi. En tout cas, j'aurai peut-être par lui la grâce que le Roi m'a refusée. Rentrons à l'auberge, jeunes gens ! Je vous dirai tout à l'heure ce qui s'est passé.
– Est-ce que... nous repartons pour Montsalvy ? demanda Bérenger, une lueur d'espoir dans le regard.
– Non. Ni à Montsalvy, ni à Paris. Nous revenons à Tours où nous allons attendre le jour du mariage, comme nous aurions dû faire si je n'avais été si pressée...
On redescendit la rampe rapide qui, de la forteresse autrefois bâtie par les Plantagenets, ramenait au cœur de la ville, au Grand Carroi, où l'auberge de la Croix du Grand Saint-Mexme accueillait toujours les voyageurs et où le gigantesque maître Agnelet et sa sémillante épouse Pernelle, deux vieilles connaissances de Catherine, régnaient sur un univers de servantes, de marmitons et de casseroles reluisantes.
Chemin faisant, la jeune femme rêvait, laissant la bride sur le cou de son cheval qui se dirigeait tout seul. Le crépuscule était si beau, ce soir, l'air si léger et si pur...
La fraîcheur montait de la rivière et un léger nuage de brume en indiquait les méandres. La surface ridée de l'eau prenait une teinte olive, tandis que le haut des saules était encore doré par le soleil. Les toits d'ardoises et les antiques murailles de la ville, allongée sur la rive de l'Indre, prenaient les teintes adoucies d'une ancienne peinture.
Tout à coup, deux cygnes débouchèrent d'un nid de saules le long de la rivière et gagnèrent le large. Ils nageaient de conserve, les ailes bien repliées, le cou ployé, dédaigneux du courant qu'ils remontaient et qui, au centre de la rivière, se faisait plus fort.
Catherine, un moment, suivit des yeux leur avance gracieuse mais irrésistible et y vit un présage heureux. Ils étaient deux, un couple, sans doute, et parce qu'ils nageaient ensemble, ils étaient plus forts, mieux dépouillés de toute crainte.
Il fallait qu'elle, Catherine, entendît la leçon, qu'elle rejoignît Arnaud, qu'elle ne le quittât plus jamais, où qu'il lui plût d'aller. A ce seul prix, ils deviendraient À Tours, la maison de Jacques Cœur et ses entrepôts s'étendaient le long de la Loire, près de la barbacane du Grand Pont, juste derrière la muraille qui défendait la ville aussi bien contre d'éventuelles agressions que contre les dangereuses crues du fleuve. Ses voisins immédiats étaient le grand couvent des Jacobins et les grosses tours du château royal que venaient lécher les grèves de Saint-Libart.
Le pelletier de Bourges, l'homme qui s'était juré de rendre au royaume santé financière et prospérité et qui, pour le moment, se contentait d'être le plus puissant et le plus imaginatif de ses négociants, possédait là, comme en d'autres villes importantes, une maison et des magasins où tant que durait le jour s'affairaient commis et portefaix.
Lui-même vivait continuellement à cheval, galopant sans cesse d'un comptoir à l'autre, de Bourges à Montpellier, où était la majeure partie de son commerce, de Montpellier à Narbonne, à Marseille, dont le port l'intéressait, à Lyon où il avait noué de puissantes amitiés, à Clermont ou bien à Tours et Angers.
A trente-six ans, Maître Jacques Cœur était un homme mince et élégant, mais d'une exceptionnelle vigueur et qui paraissait doué d'un si grand don d'ubiquité que ses ennemis – il en avait déjà -
chuchotaient qu'il avait dû faire un pacte avec le Diable.
En revenant de Chinon, après sa décevante audience, Catherine eut la joie de le trouver à son comptoir de Tours qui, du fait de sa présence, avait pris une activité dévorante.
Naturellement, Jacques n'avait pas permis que son amie retournât dans une auberge. Il avait exigé qu'elle s'installât chez lui avec ses deux compagnons et l'avait confiée aux soins de Dame Rigoberte, la vigoureuse gouvernante qui tenait sa demeure tourangelle continuellement prête à le recevoir.
Les deux amis s'étaient retrouvés avec une joie profonde. La vieille complicité qui les liait tirait ses racines du cœur lui-même, de l'estime mutuelle et d'une certaine tendresse. C'était un sentiment complexe fait à la fois d'amitié amoureuse, car Catherine n'avait jamais ignoré le désir qu'elle inspirait à Jacques et qui, d'ailleurs, ne la choquait pas, mais tissé aussi de cette qualité forte et joyeuse dont sont faites les amitiés d'hommes.
Jacques Cœur avait recueilli Catherine, Sara et Arnaud, quand ils étaient poursuivis par la haine du tout– puissant La Trémoille. Il leur avait permis de fuir et de regagner leurs terres d'Auvergne. Mais d'autre part, quand Jacques s'était trouvé démuni de tout, après le naufrage de la galée de Narbonne qui le ramenait d'Orient, c'était Catherine qui, en lui confiant le plus beau de ses joyaux, le diamant noir hérité de son défunt époux, Garin de Brazey, lui avait permis de prendre un nouveau départ et de hisser son négoce là où il était parvenu.
Enfin, c'était sur l'un des navires de Jacques Cœur que les Montsalvy avaient pu quitter le royaume maure de Grenade et regagner la France.
C'est dire que les trois premiers soirs du séjour de Catherine avaient été amplement occupés par l'évocation de leurs souvenirs communs et par le plaisir de se redécouvrir après plus d'une année.
Jacques s'émerveillait de retrouver son amie inchangée, toujours aussi belle, bien sûr, mais aussi toujours habitée par la même ardeur de vivre et le même courage en face d'événements capables d'abattre un homme moins brave.
– Si je n'avais Macée et les enfants, lui dit-il un soir, et si vous n'étiez vous aussi mère et épouse, je crois que je vous aurais enlevée, séquestrée, faite mienne par tous les moyens, si haute dame que vous soyez, car les sommets où vous vivez ne me font pas peur et je sais qu'avant peu j'arriverai à vous rejoindre.
– Vous nous dépasserez tous, Jacques. Vous serez l'homme le plus puissant de France, l'un des plus riches d'Europe, sinon le plus riche. Vos projets... ces ports, ces mines que vous ouvrez, ces émissaires que vous envoyez aux quatre coins de l'horizon... tout cela donne le vertige.
– Ce n'est rien encore. Vous verrez dans quelques années... Je bâtirai un palais... que malheureusement je ne pourrai vous offrir...
Mais, ajouta-t-il gaiement, ce que je peux toujours vous offrir maintenant, ce sont quelques sacs de beaux saluts d'or1 sonnants et trébuchants, qui représentent vos revenus... et autre chose encore.
Il se levait, quittait la table où tous deux finissaient de souper. La fenêtre de la pièce ouvrait sur un petit jardin intérieur. Des herbes aromatiques y poussaient, mais aussi le chèvrefeuille et le jasmin, dont la senteur faisait oublier l'odeur des rues, avec leurs ruisseaux charriant des immondices, et celle de la vase du fleuve, où s'attardaient des relents de poisson.
1 Les « saluts » d'or portaient, ciselés, la salutation de l'Ange à la Vierge lors de l'Annonciation.
Demeurée seule, Catherine se laissa aller contre le dossier de son siège garni de coussins pour respirer ce parfum qui entrait avec l'air du soir et le tintement d'une cloche lointaine.
Elle goûtait profondément cet instant de paix. Depuis son arrivée, elle avait laissé ses nerfs se détendre et son corps, moulu par tant de chevauchées, se reposer, dormant interminablement au cœur de cette ruche bourdonnante où elle se retrouvait comme chez elle.
Pas une seule fois, elle n'avait mis le pied hors de la maison, se contentant parfois de s'accouder à une fenêtre pour observer le mouvement de la rue et les allées et venues des commis qui, la plume d'oie à l'oreille et des rouleaux de parchemin entre les doigts, galopaient journellement entre l'entrepôt et le quai hors des murs où accostaient les barges venues de l'amont et les nefs remontées de l'aval.
Elle était seule la plupart du temps. Bérenger et Gauthier, n'éprouvant ni l'un ni l'autre le besoin de tant dormir, couraient la ville et le port durant tout le jour. Ils s'intéressaient aux mouvements du comptoir où les préparatifs du mariage royal entassaient denrées et marchandises destinées aux festins aussi bien qu'aux atours des dames.
Gauthier, qui possédait une belle écriture, avait même apporté à Jacques Cœur un concours aussi inattendu qu'apprécié. Mais, en général, les deux garçons prenaient le large, allaient se baigner dans la Loire ou bien, armés de gaules et de filets, s'en allaient pêcher sur l'une des îles sableuses et chevelues d'herbes folles, à moins qu'au mépris du danger d'enlisement ils n'allassent s'installer sur quelque varenne.
Ils rentraient le soir à moitié morts de fatigue et si repus de grand air qu'ils avalaient comme des somnambules le copieux souper que Dame Rigoberte leur servait dans sa cuisine puis regagnaient leurs soupentes où ils dormaient jusqu'au lever du jour, comme des loirs.
Mais Catherine savait que ces instants de rémission, ces vacances, ne dureraient guère. Dans quelques jours, la ville encore paisible s'emplirait de vacarme et de tout le tohu-bohu d'une cour en déplacement. Les invités et les curieux accouraient déjà du fond des provinces. Le château encore silencieux se couvrirait de bannières et brûlerait dans la nuit comme une colonie de lucioles, tandis que violes et rebecs feraient rage.
Dans quelques jours, peut-être, elle aurait les nouvelles que Tristan l'Hermite lui avait promises au cas où Rostrenen aurait ramené Arnaud, ce qu'elle ne souhaitait pas.
Dans quelques jours enfin viendrait le temps d'aller s'agenouiller sur le passage d'un couple adolescent en face d'une assemblée brillante où elle aurait dû tenir sa place. Ce serait encore une humiliation, mais le salut, elle le savait bien, était à ce prix. Encore devait-elle remercier le Ciel de cette ultime chance qui lui était offerte.
– Mais ce sera la dernière fois, se promettait-elle. La toute dernière ! Jamais plus je ne m'agenouillerai pour prier un être de chair et de sang ; seulement devant Dieu...
De toutes ses forces, pour préserver la douceur de ce soir de mai finissant, elle repoussa l'image d'une Catherine vêtue de noir et à genoux sur les pavés d'un parvis de cathédrale. Jacques, d'ailleurs, revenait. Il quittait l'ombre pour entrer dans la lumière jaune que dispensait le flambeau posé sur la table.
– Regardez ! dit-il.
Catherine crut voir un tour de jongleur. Le négociant avait approché ses mains fermées des chandelles allumées. Puis il les écarta lentement et, dans l'espace qui s'élargissait, la jeune femme vit s'étirer doucement une rangée de perles, les plus belles, les plus pures et les mieux appareillées qu'elle eût jamais vues. Bien rondes, toutes semblables dans leur perfection et d'une délicate teinte rosée, elles offraient à la lumière leur chatoiement irisé. Aucune monture ne brisait leurs petits globes parfaits. Un simple fil de soie les reliait les unes aux autres en les traversant et l'effet, ainsi, en était beaucoup plus séduisant que si elles eussent été, comme d'habitude, serties dans de lourds motifs d'or ou bien unies à quelques gemmes précieuses dont l'éclat, plus brutal, détournait l'œil de leur miroitement plus discret.
C'était, entre les mains de Jacques, comme un lien de douce clarté, un fragment de Voie lactée, un rayon de lune rose.
Le souffle coupé, Catherine regardait les doigts de son ami jouer avec ces joyaux qu'il s'amusait à faire luire dans la lumière.
– Qu'est-ce donc ? chuchota-t-elle comme s'il s'agissait d'un miracle.
– Vous le voyez : un collier de perles.
– Un collier de perles ? Mais je n'en ai encore jamais vu !
– Bien sûr ! Jusqu'à présent personne n'a encore eu cette idée...
charmante, ni d'ailleurs, il faut bien le dire, de grandes possibilités d'appareiller ainsi des perles de même teinte. Il faut, pour cela, vivre auprès d'eaux plus chaudes que celles de nos côtes. Ceci m'a été envoyé récemment par le Soudan d'Egypte.
– Le Soudan d'Égypte ? Vous entretenez des relations avec lui ?
Avec un Infidèle ?
– Fructueuses comme vous pouvez voir. Vous ne devriez pas être si étonnée de me voir commercer avec les Infidèles... Souvenez-vous de notre rencontre à Almeria. Quant au Soudan, je lui procure une matière qui lui fait grand défaut : l'argent. J'entends : le minerai.
– Voilà donc la raison pour laquelle vous rouvrez ces vieilles mines romaines dont vous m'avez parlé... près de Lyon?
– Saint-Pierre-la-Pallu et Jos-sur-Tarare ? En effet ! On y trouve du fer, du kis, des pyrites et un peu d'argent, dans la première tout au moins. Quant à la seconde, elle contient de l'argent... et même un peu d'or, mais tellement difficile à exploiter que je préfère y renoncer.
D'ailleurs, l'argent seul m'intéresse vraiment pour mes échanges. Mais revenons à ce collier. Il vous plaît ? Catherine se mit à rire.
– Quelle question ! Connaissez-vous une seule femme qui vous dirait qu'il ne lui plaît pas ?
– Alors, il est à vous. Votre visite m'évite de le faire porter à Montsalvy... et m'offre le plaisir inattendu de le voir sur vous.
Avant que Catherine ait pu s'en défendre, Jacques, d'un nouveau geste de prestidigitateur, avait passé le collier autour de son cou et en fermait, sur sa nuque, le simple crochet.
– Le soudan a envoyé le collier mais n'a pas pris la peine de le faire monter convenablement. Je vous ferai mettre une agrafe digne de cette rareté.
Sur sa gorge, Catherine n'avait senti qu'une fugitive fraîcheur. Déjà les perles avaient pris la température de sa peau. C'était une sensation nouvelle, comme si tout à coup les perles s'intégraient à elle.
Amusé par sa mine de fillette émerveillée, Jacques lui tendit un miroir :
– Elles sont faites pour vous, remarqua-t-il. Ou plutôt vous êtes faite pour elles.
Du bout des doigts, presque timidement, elle toucha les globes fragiles, doux comme une peau de bébé. On aurait dit qu'elle cherchait à s'assurer de leur réalité. Quelle merveille !... Jacques avait raison : son visage, reposé, prenait à ce voisinage une lumière nouvelle, tandis qu'au contact de sa chair, si délicatement dorée, les perles avaient l'air de vivre...
Mais, brusquement, Catherine reposa le miroir, se détourna.
– Merci, mon ami. Mais je ne veux pas de ces perles, dit-elle fermement.
Tout de suite cabré, Jacques Cœur s'insurgea :
– Et pourquoi donc pas ? Elles sont pour vous et pour aucune autre. Je vous l'ai dit : elles représentent une partie de vos revenus. Ce n'est pas un cadeau.
– Justement. La dame de Montsalvy n'a que faire d'une parure nouvelle quand ses gens et ses paysans sont dans le besoin. Je vous ai dit les ravages de ce printemps chez nous. Us sont tels que, cette année, je comptais vous demander de payer en nature nos revenus : en grains, semences, toiles, laines, cuirs, fourrage, bref en tout ce qui risque de nous manquer le prochain hiver.
Le regard du négociant, sombre et mécontent l'instant précédent, se chargea de tendresse.
– Vous aurez tout cela de surcroît, Catherine ! Me croyez-vous assez sot pour vous laisser endurer la faim et les rigueurs d'un hiver montagnard avec une poignée d'or et un rang de perles pour tout viatique ? Depuis que vous m'avez dit vos besoins, l'autre jour, j'ai déjà pris quelques dispositions. Votre fortune, vous n'avez pas l'air de vous en douter, augmente avec la mienne. Vous êtes ma principale actionnaire et j'emploie chaque année une part de ce qui vous revient.
Vous l'ignorez, bien sûr, mais vous avez désormais des intérêts dans plusieurs maisons de banque : chez Cosme de Médicis, à Florence, à Augsbourg, chez Jacob Fugger et, depuis la paix d'Arras, à Bruges même chez Hildebrand Veckinghusen, de la Hanse de Lubeck, chez qui j'achète du blé prussien, des fourrures, des graisses et du miel de Russie, de la poix et du poisson salé. Bientôt, vous en aurez ici même, à Tours, où je m'occupe de fonder des ateliers de tissage de drap qui, je l'espère, pourront concurrencer les draps de Flandre et, surtout, les draps anglais.
Il était parti, maintenant. Rien ne passionnait davantage Jacques Cœur que ses affaires commerciales et ses immenses projets.
Catherine savait que, si elle le laissait aller, il pourrait continuer ainsi jusqu'au lever du soleil.
Déjà attirée par les éclats de sa voix, Dame Rigobert passait à l'embrasure de la porte sa figure mécontente et curieuse. Il était tard.
Mieux valait couper court à l'éloquence de son ami, car dans une minute il deviendrait lyrique.
– Jacques ! fit-elle en riant. Vous êtes un ami comme on n'en trouve pas. Et je vous soupçonne d'en faire, pour moi, infiniment plus que n'en méritait le prêt que je vous ai fait.
Redescendu brusquement des hauteurs où il planait, Jacques Cœur eut un soupir découragé.
– Je crains que vous n'ayez jamais une idée bien exacte de la valeur de l'argent... ni des choses. Votre diamant valait la rançon d'un roi. J'en ai eu la rançon d'un roi, ou sa valeur. Les intérêts sont en proportion. D'ici quelques années vous serez sans doute la femme la plus riche de France.
– A condition que le Roi nous laisse nos biens.
– Ce qui est placé chez moi n'a rien à voir avec le Roi. À moins qu'il ne m'arrête moi-même et ne saisisse mes propres biens. Voilà, justement, à quoi est bon le commerçant que dédaigne tellement la noblesse : n'auriez-vous plus une seule acre de terre, plus un seul paysan, que vous seriez encore riche. C'est ça, le crédit ! Maintenant, mettez ces perles dans ce petit sac de peau et rangez-les dans votre aumônière.
Il essayait de les lui mettre de force dans la main, mais elle refusa encore. Du coup, la colère fit gonfler les veines aux tempes du négociant.
– Mais enfin pourquoi ? Vous m'offensez, Catherine.
– Ne le prenez pas ainsi. Je pense seulement que vos perles seront mieux employées ailleurs... et même me seront plus utiles !
– Ailleurs ? Où donc ?
– Au cou de cette jolie fille que le Roi aime... de cette Agnès Soreau... ou Sorel dont vous m'avez dit qu'elle était de vos amies.
En effet, lorsque Catherine avait rapporté à Jacques son entrevue avec Charles VII et la façon dont elle s'était terminée, le négociant s'était contenté de rire. Puis il avait dit :
– Vous vous trompez sur elle, Catherine. C'est une bonne fille.
Elle fait seulement un peu trop de zèle !
Blessée de constater cette indulgence chez un homme en qui elle espérait trouver le reflet exact de ses sentiments, Catherine n'avait pas insisté, pensant à part elle, non sans un peu de peine, que Jacques peut-être, comme le roi Charles, s'était laissé prendre à ce charme nouveau. Jamais depuis ce moment elle n'avait prononcé de nouveau le nom de la favorite.
Cette fois, elle le fit intentionnellement et, fermant à demi les paupières, elle en observa l'effet sur Jacques. Mais il ne parut ni gêné, ni même mal à l'aise. Simplement, il n'eut pas l'air de comprendre. Et d'ailleurs, il le dit :
– Qu'est-ce qui vous prend ? Je n'ai pas eu l'impression, l'autre jour, que vous portiez Agnès dans votre cœur. Et voilà que, maintenant, vous voulez que je lui donne vos perles ? J'avoue que cela me dépasse.
– C'est simple, pourtant. Vous dites vrai quand vous affirmez que je ne l'aime pas. Mais je pense qu'étant donné l'influence qu'elle a sur le Roi un présent de cette valeur pourrait l'inciter à...
– ...plaider la cause de votre époux et vous obtenir ces lettres de rémission qui vous tiennent si fort à cœur ?
– Avec quelque raison, il me semble ! s'écria Catherine avec une involontaire hauteur.
– Ne montez pas sur vos grands chevaux. C'est bien cela, n'est-ce pas ?
– C'est bien cela ! Donnez-lui ces perles... et faites-lui savoir quel prix j'y attache... nous y attachons veux-je dire, puisque, encore une fois, elle est votre amie et pas la mienne.
Jacques ouvrit la bouche pour riposter, mais se ravisa. Se contentant de sourire, il prit Catherine par la main, la mena vers une bancelle garnie de coussins rouges disposés auprès de la fenêtre ouverte, l'y fit asseoir puis, revenant vers la table, remplit deux gobelets de vin de Malvoisie, en offrit un à la jeune femme qui le regardait faire, un peu interdite, puis, tirant à lui un tabouret, il s'installa en face d'elle, de façon à pouvoir la tenir sous son regard souriant.
– Tirons au clair une bonne fois pour toutes l'affaire Agnès !
Vous n'y comprenez rien. Vous pataugez là– dedans comme dans un marais sans fin.
– Y a-t-il quelque chose à comprendre en dehors de la passion soudaine du Roi pour cette jouvencelle ?
– Il y a beaucoup à comprendre. L'autre jour, vous m'avez mentionné avec quelque dépit, vous l'admettrez, les paroles du Dauphin faisant grief à sa grand-mère de s'être « entichée »... c'est bien le mot ?... d'Agnès Sorel. De même vous avez paru surprise, plutôt désagréablement, de constater que j'entretenais avec cette femme des relations amicales, sans plus, d'ailleurs. Mais ce que ni vous, ni le Dauphin qui est jeune pour ces subtilités, ne pouvez comprendre, c'est qu'Agnès, comme moi– même, comme le Connétable et comme jadis la sainte fille de Lorraine, nous ne sommes que des pièces sur l'échiquier de la reine Yolande. Elle nous a pris dans sa main et nous permet d'accomplir notre mission parce qu'elle nous croit utiles pour le royaume.