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Piège pour Catherine
  • Текст добавлен: 7 октября 2016, 15:15

Текст книги "Piège pour Catherine"


Автор книги: Жюльетта Бенцони



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De sa main libre, Gauberte déchaînée giflait la fille avec tant de fureur que Catherine eut peur qu'elle ne l'assomme complètement.

– Séparons-les, Babet ! cria-t-elle à sa voisine. Gauberte est capable de la tuer.

Bah ! fit la femme du cirier avec rancune, ça ne serait peut-être pas un si grand mal !... Mon cadet a assez pleuré pour elle, après la Saint-Jean d'été. Mais à vos ordres, Dame Catherine.

Aidées des autres femmes, assez mollement d'ailleurs, parce que ces honnêtes mères de famille n'étaient pas fâchées au fond de ce qui arrivait à la sémillante dentellière, elles parvinrent à arracher Gauberte, écumante, de sa victime. Marie Bru poussa même la charité jusqu'à aider Azalaïs à se relever.

Rouge des coups qu'elle avait reçus et du sang qui coulait d'une coupure au bras due à l'un des morceaux de sa cruche, la dentellière se relevait en sanglotant. Sa robe trempée était maculée de boue et sa cotte déchirée était ouverte dans le dos. Mais son aspect pitoyable ne calma pas la fureur de Gauberte que l'on avait bien du mal à retenir tant elle se débattait.

– Laissez-moi ! criait-elle furibonde. Je veux qu'elle se traîne dans la boue, cette gaupe ! Dans la boue devant notre Dame pour lui demander pardon !

Puis, comme décidément les femmes cramponnées à ses bras refusaient de la lâcher, elle hurla à l'adresse de son ennemie que Marie ramenait vers sa maison :

– Tu entends, garce ? Tu demanderas pardon !

– Pardon de quoi ?

Attiré par le tapage qui avait fini par dominer son propre vacarme, Augustin, le charpentier, venait d'apparaître au seuil de son atelier, un maillet dans la main et des chevilles de bois dans l'autre. Il se heurta presque à sa fille adoptive qu'on lui ramenait trempée, sale et visiblement malmenée.

– C'est rien ! tenta d'expliquer Marie Bru qui sentait venir une nouvelle bagarre. Elle a eu des mots avec Gauberte...

Mais, sans l'écouter, Augustin l'écarta de la main et marcha vers le groupe des femmes. Les yeux presque sortis de la tête, la figure aussi rouge que son bonnet de laine enfoncé jusqu'à ses oreilles, brandissant le lourd maillet, il n'avait rien de rassurant, mais il en fallait davantage pour impressionner la toilière, surtout en colère.

– Pardon de ce qu'elle a osé dire à Dame Catherine ! hurla-t-elle.

C'est pas pour dire, Augustin, mais ton Azalaïs c'est une fichue bourrique ! Si tu lui avais caressé les côtes un peu plus souvent, elle serait pas si venimeuse.

– Et qu'est-ce qu'elle a osé dire, hein ? Est-ce que tu vas « oser »

me le répéter à moi ?

– Je vais me gêner-

Augustin approchait et, comme le maillet s'agitait dangereusement au bout de son bras nu, les femmes qui maintenaient Gauberte se replièrent en Don ordre avec un petit gémissement de crainte, persuadées qu'il allait s'abattre sur elles.

Catherine lâcha aussi la toilière, mais ce fut pour se jeter entre elle et le menuisier furibond.

– En voilà assez ! fit-elle sèchement. C'est à moi de parler maintenant et vous allez m'écouter l'un et l'autre ! Remettez ce maillet à votre ceinture, Augustin, et vous, Gauberte, calmez-vous !

Devant la jeune femme, le charpentier s'arrêta, hésita un instant, lui jeta un regard en dessous, puis, de mauvaise grâce, tira son bonnet.

– J'ai le droit de savoir ce qu'on a fait à ma fille, grogna-t-il.

– D'accord ! concéda Gauberte dont la bonne humeur revenait à mesure qu'elle se calmait. Mais tu as aussi le droit de savoir ce qu'elle a dit. Quant à ce qu'on lui a fait, tu vas être servi : je lui ai flanqué la volée que tu n'as jamais osé lui administrer ! Et je suis toute prête à recommencer, à moins que tu ne le fasses toi-même : elle a dit que tu allais te faire pas mal d'argent avec les cercueils de tous ceux qui vont se faire tuer pour Dame Catherine. T'es d'accord ?

– Elle a sûrement pas dit ça !

– Si, Augustin, elle l'a dit ! intervint Catherine. Elle pense que tout ce que vous et la ville allez avoir à souffrir, c'est moi qui en suis la cause... et moi seule ! Etes– vous aussi de cet avis ?

N... on, bien sûr. Personne ne voudrait les Apchier comme seigneurs.

Ils sont durs et cruels. Seulement, si messire Arnaud ne revenait pas...

– Vous ne voyez aucune raison de défendre les siens, articula durement Catherine qui se sentit pâlir.

Elle regarda la figure butée du bonhomme. Visiblement, il lui en voulait de ce qui venait de se passer, mais un certain respect habituel le retenait de le lui dire en face. Une fois de plus, ce fut Gauberte, d'ailleurs incapable de rester longtemps hors du débat, qui trancha la question.

– Messire Arnaud reviendra ! affirma-t-elle. Et, même s'il ne revenait pas, il a un fils et nous avons l'abbé Bernard pour co-seigneur

! On n'a que faire des Apchier ! Et maintenant tu peux dire à ta fille qu'avant de livrer Dame Catherine, puisque c'est à ça que vous avez l'air de penser dans la famille, on l'enverra, elle, hors des murailles de la ville et on l'y enverra toute nue, histoire de voir ce qu'en feront les «

seigneurs » qui lui font tellement envie !

– Ne recommencez pas ! coupa Catherine. Augustin, je n'en veux pas à votre fille. Elle doit avoir peur et c'est son excuse. De votre côté, n'en veuillez pas à Gauberte. Elle n'a agi que par amitié pour moi !

Allons, faites la paix !...

De mauvaise grâce, Fabre marmotta qu'il n'en voulait plus à Gauberte et celle-ci de son côté mâchonna qu'Azalaïs n'aurait plus rien à craindre d'elle si elle tenait sa langue. Catherine n'en demanda pas plus. L'incident était clos et chacun alla de son côté. Les commères reprirent leurs cruches et, après une dernière révérence à leur châtelaine, regagnèrent leurs cuisines en commentant l'événement.

Catherine, flanquée de Gauberte qui rentrait chez elle comme les autres, se dirigea vers l'abbaye où elle devait rencontrer le seigneur spirituel de Montsalvy.

Malgré toutes les marques d'attachement qu'on venait de lui prodiguer, la comtesse se sentait maintenant l'âme lourde et noyée de tristesse, parce que dans ce bloc massif de dévouement et de fidélité qu'était sa ville elle venait de découvrir une mince fissure. Bien mince, sans doute, et peut-être sans danger, mais c'était trop encore à un moment où la cité n'aurait dû former qu'une âme, qu'une volonté.

Bien sûr, Catherine n'avait jamais nourri beaucoup d'illusions sur le genre d'affection que pouvait lui porter Azalaïs depuis ce matin d'hiver où, dans la cour du château, elle avait surpris le regard dont la dentellière enveloppait son époux. Elle avait compris alors que Marie avait raison et que cette fille ne pouvait que la détester. Mais que son père adoptif pensât comme elle, c'était une découverte pénible car, tout naturellement, elle conduisait à songer que, peut-être, Augustin et sa fille n'étaient pas seuls dans leur manière de voir. De toute façon, il fallait veiller à ce que cet état d'esprit ne se propageât point et garder l'œil sur la dentellière.

Gauberte qui, sans rien dire, observait la châtelaine coupa court à ses pensées moroses avec son habituelle brusquerie.

– N'allez pas vous imaginer des Choses et vous mettre martel en tête, Dame Catherine. L'Augustin est tellement coiffé de son Azalaïs qu'il ne se rend pas compte qu'elle est la plus mauvaise bête que le soleil puisse ensoleiller. Tout ce qu'elle dit, c'est parole d'Évangile...

mais dans ces idées-là il est bien tout seul.

– Vous en êtes certaine ?

– Certaine ? Ah ! Pauvre Sainte Vierge ! Mais penser à ça, c'est nous faire injure à nous autres. D'ailleurs, quelle raison on aurait de partager les idées tordues de l'Azalaïs ? Elle n'est pas d'ici.

– Moi non plus ! dit Catherine doucement.

– Vous ?

De stupeur, Gauberte s'arrêta pile, posa sa cruche et hocha la tête d'un air tellement apitoyé que Catherine se demanda si Gauberte ne la prenait pas pour une simple d'esprit.

...Vous, bonne Vierge ! Mais vous êtes plus de chez nous que si, comme ce caillou – et la toilière s'abaissant vivement ramassa une pierre du chemin vous aviez été tirée de notre vieille terre. Vous êtes peut– être née à Paris, mais qu'est-ce qu'il vous en reste ? Messire Arnaud et vous, vous n'êtes qu'une seule chair, un seul cœur. Et si lui n'est pas d'ici, alors qui c'est qui en sera ? Et, sans vous, on ne l'aurait plus, messire Arnaud... Marchez, Dame Catherine ! Que vous le vouliez ou non, dans la muraille de Montsalvy, vous êtes la pierre angulaire et rien ni personne ne pourra vous en arracher... ou dire le contraire.

– Merci, Gauberte ! Mais je crois qu'il vaudrait mieux pour tout le monde qu'Azalaïs tînt sa langue et, surtout, qu'elle soit surveillée. Un tel état d'esprit est inadmissible dans une ville assiégée.

– Soyez tranquille, Dame Catherine, on l'aura à l'œil, la belle. A la moindre incartade, je vous préviens et vous la faites arrêter, même si ce pauvre imbécile d'Augustin doit en faire une maladie. Marchez, not'

Dame ! La consigne sera passée.

Puis, comme on était arrivé à la porte du monastère, Gauberte, sans laisser à Catherine le temps d'apprécier son émotion, lui adressa un plongeon rapide et, tournant les talons, regagna sa maison à grandes enjambées.

Luttant contre les larmes, mais curieusement réchauffée, la jeune femme franchit le portail du monastère, saluée par le frère portier qui l'informa qu'elle trouverait l'abbé Bernard dans la salle capitulaire.

– Il donne sa leçon au petit seigneur ! ajouta-t-il avec un bon sourire.

– Une leçon ? Aujourd'hui ?

– Mais oui ! Sa Révérence pense qu'un siège n'est pas une excuse suffisante pour perdre son temps !

« Ce genre de formule, c'était bien le style de l'abbé », pensa Catherine. Alors que l'on pouvait s'attendre, à chaque instant, à ce qu'une horde s'élançât à l'assaut de la ville, alors que son église, certainement, était emplie de fidèles venus demander l'intercession du ciel, lui continuait à instruire le petit Michel comme si de rien n'était.

Et, en effet, en gagnant la grande salle du chapitre, Catherine entendit la voix de son fils qui récitait un poème, de saison sinon de circonstance :

Je suis avril le plus jolys,

De tous en honneur et vaillance

Car nous fûmes tous affranchis

En mon temps par un coup de lance,

Par la saincte digne souffrance

De Dieu qui le monde créa...

Le grincement de la porte poussée par la main de Catherine interrompit le clair débit de la voix enfantine. Assis sur un escabeau d'où pendaient ses petites jambes, en face de l'abbé qui, debout devant lui, l'écoutait bras croisés et le menton dans la main, Michel, coupé en plein élan, tourna vers sa mère sa frimousse ronde où s'inscrivait une déception.

Oh ! Madame ma mère ! reprocha-t-il, pourquoi donc venez-vous céans à cette heure ?

– Est-ce que je ne devrais pas ?

Non, vous ne devriez pas ! J'espère que vous n'avez rien entendu ?

À cette question pleine d'angoisse, Catherine comprit que l'enfant devait être en train de répéter une petite poésie, sans doute destinée à lui être offerte, le matin de Pâques, avec les souhaits traditionnels.

Elle sourit avec une parfaite innocence :

Y avait-il quelque chose à entendre ? La porte était fermée et j'arrive tout juste. Je t'assure que je n'ai rien entendu. Mais si je t'ai dérangé, je t'en demande pardon.

Ce n'est rien, concéda Michel magnanime, si vous n'avez pas entendu.

La leçon est finie pour aujourd'hui, intervint l'abbé en posant sa main sur les boucles blondes de l'enfant. Tu as bien travaillé, Michel, et je crois que tu peux maintenant aller retrouver Sara.

Aussitôt, le petit garçon sauta à terre, courut à sa mère dont il entoura les jambes de ses petits bras.

– S'il vous plaît... est-ce que je peux ne pas rentrer tout de suite à la maison ?

– Où veux-tu donc aller ?

– Chez l'Auguste ! Il commence aujourd'hui à préparer la cire, pour le grand cierge de Pâques, et il m'a dit que je pouvais venir.

Elle l'enleva de terre, le serra contre sa poitrine et embrassa avec adoration ses joues rondes et duveteuses.

– Va, mon fils ! Mais n'ennuie pas Auguste et ne t'attarde pas trop. Sara s'inquiéterait.

Il promit tout ce qu'elle voulut, lui planta un gros baiser sur le bout du nez dans sa hâte d'aller admirer l'alchimie cirière d'Auguste Malvezin puis, se laissant glisser à terre, se sauva en courant, suivi par le regard tendrement indulgent de sa mère et de l'abbé.

– Il a toute l'ardeur et la curiosité de son père, remarqua celui-ci.

– C'est un vrai Montsalvy, dit fièrement Catherine, et je me demande s'il ne ressemblera pas davantage encore à son oncle Michel qu'à son père. Il a plus de douceur que mon époux, moins de goût pour la violence. Il est vrai qu'il est encore si petit !... Mais je vous avoue que certains, ici, m'étonnent : vous tout le premier. Nous sommes en danger et cependant vous donnez sa leçon à Michel, tandis qu'Auguste prépare le cierge de Pâques. Où serons-nous à Pâques, doux Jésus ?

Serons-nous même encore vivants ?

– Vous en doutez ? Votre confiance en Dieu ne va pas bien loin, ma fille : Pâques est dans un peu plus de deux semaines seulement !

J'admets que la fête n'aura peut-être pas toute la gaieté voulue, mais j'espère tout de même que nous serons tous là pour chanter les louanges du Seigneur.

– Qu'il vous entende ! Je suis venue vous demander ce que nous allons faire maintenant que ce pauvre frère... J'avais pensé que le souterrain du château...

– Bien entendu ! Nous allons nous en servir pour envoyer un nouveau messager.

Mais qui acceptera de risquer ainsi son existence ? La mort affreuse de frère Amable peut abattre les courages les mieux trempés.

– J'ai déjà l'homme qu'il nous faut, rassurez-vous, ma fille ! L'un des garçons de la Croix du Coq est venu se proposer. Il veut partir dès cette nuit.

– Si vite ? Mais pourquoi ?

– À cause du travail de la terre. Il a plu tout le jour et il gèlera peut-être cette nuit, mais, dès que la glèbe sera séchée, il faudra passer la herse et échardonner les céréales. Il y a aussi les choux et les légumes à planter. Si les routiers s'attardent, les travaux d'avril, si importants, ne pourront se faire et les récoltes seront perdues. Il n'est pas un homme d'ici qui ne soit prêt à risquer sa vie pour sauver sa terre.

– Quelqu'un a suggéré un autre moyen... plus simple de sauver Montsalvy.

– Lequel ?

– Livrer à Bérault d'Apchier ce qu'il convoite : les richesses du château et...

– Et vous ? Quelle folie ! Qui vous a mis pareille idée en tête ?

Elle le lui dit, retraçant rapidement la scène de la fontaine que l'abbé écouta avec une impatience non déguisée.

– C'est Gauberte qui a raison, s'écria-t-il quand la jeune femme eut fini. Elle a la tête mieux plantée sur les épaules que cette pauvre folle d'Azalaïs. Quant à Augustin, il est grandement coupable de mettre dans la tête de cette enfant des idées qui ne sont ni de sa condition, ni bien sages ! Voilà quelque temps déjà que je songe à la surveiller discrètement : elle a des fréquentations que je n'aime pas.

– Qui donc ? Un garçon ?

Non ; cela vaudrait mieux. C'est la Ratapennade. Bien souvent, ces temps derniers, on a rencontré la dentellière dans les environs de sa cabane. Si l'on n'y prend garde, la malheureuse est capable de risquer son âme pour tenter de réaliser ses rêveries insensées. Quant à vous, j'espère que vous n'allez pas vous laisser démoraliser par les divagations de ces deux fous. Si vous vous livriez, ne savez-vous pas que votre époux ne laisserait pas pierre sur pierre de cette cité ? Ne savez-vous pas à quel point sa colère est redoutable ?

– Je sais... oui... à condition qu'il revienne !

– Encore ?

Catherine baissa la tête, honteuse de sa faiblesse.

– Pardonnez-moi, mais je n'arrive pas à m'ôter ce tourment de l'esprit ! J'ai peur, mon Père... vous ne pouvez pas savoir à quel point j'ai peur. Pas pour moi, bien sûr... mais pour lui.

– Pour lui seulement ? Avez-vous retrouvé votre page ?

De la tête, elle fit un signe que non, chercha dans son aumônière son mouchoir, essuya les larmes qui perlaient à ses cils et se moucha.

Elle comprenait qu'en lui parlant de Bérenger l'abbé cherchait surtout à détourner son esprit de ce danger inconnu que courait Arnaud.

– Je pense qu'il ne faut pas trop vous inquiéter pour lui. En rentrant, il a dû voir ce qui se passait... Il aura fait demi-tour et regagné Roquemaurel. Peut-être même aura-t-il prévenu Dame Mathilde et aurons-nous quelque secours de ce côté ?

– Cela m'étonnerait. Amaury et Renaud n'ont pas laissé grand monde au logis ! Il est vrai que cette vieille forteresse se garde toute seule ou presque. Mais je serais heureuse de savoir Bérenger à l'abri.

– Venez prier un moment avec moi, mon amie. C'est le meilleur secours que je puisse vous offrir. Dieu a déjà une telle habitude de faire pour vous des merveilles. Allons lui demander qu'il en fasse encore quelques unes...

Tous deux gagnèrent l'église où l'on disait les prières du salut. Un bruit d'abeilles l'emplissait, tissé par les voix feutrées d'une centaine de femmes et d'enfants agenouillés devant le maître-autel. Un vieux moine y officiait. Le murmure léger de sa voix cassée alternait avec le tonnerre des répons, articulés par des gosiers solides.

Au mur, les pieds torturés du grand Christ de bois peint disparaissaient dans le brasillement des cierges, allumés avec une telle profusion que le divin supplicié semblait surgir d'un bûcher et que, sur les vieilles dalles disjointes, s'étendaient de grandes plaques de cire jaune, pareilles à celles du verglas quand s'y mire un rayon de soleil.

L'abbé gagna son trône et Catherine son banc seigneurial qu'entouraient déjà la plupart des servantes du château.

Sous le capuchon d'une mante noire, elle vit le visage blond de Marie Rallard, lui sourit et lui fit signe de venir auprès d'elle, parce qu'elle sentait, tout à coup, le besoin d'être moins seule à son rang de châtelaine qui, même en face de Dieu, lui faisait peur et l'inquiétait.

Marie, elle le savait, n'était pas venue, comme les autres femmes, implorer du Ciel qu'il détournât d'elles sa colère. Elle n'avait pas peur

: cela se lisait dans l'eau tranquille de son regard. Et elle avait trop connu de dangereuses aventures, depuis sa Bourgogne natale jusqu'au harem de Grenade, pour s'effrayer d'un siège campagnard.

De son passage en pays maure, Marie avait gardé un certain sens de la fatalité, une résignation paisible aux caprices, parfois si incongrus, du destin et une étonnante faculté d'adaptation. En la regardant, telle qu'elle était à présent, pieusement agenouillée, son visage rose enserré d'une austère guimpe de batiste et ses cheveux nattés sous une cornette qui lui donnait l'air d'une petite nonne, les paupières baissées et les lèvres murmurantes de ferveur, Catherine se demandait si c'était bien la même femme qu'elle avait vue pour la première fois, étendue sur des coussins de soie et reflétant la nudité voluptueuse de son corps dans l'eau bleue d'une piscine, celle qui s'était appelée d'abord Marie Vermeil, puis Aïcha et qui, maintenant, par le miracle de l'amour, était devenue dame Marie Rallard, une femme respectable qui occupait auprès de la châtelaine le rang de dame de parage et avait, au château, charge de la garde-robe et de la lingerie.

Jamais, depuis qu'elle avait quitté Grenade, Marie n'avait seulement évoqué ce temps étrange où elle n'était qu'un petit animal de plaisir parmi tant d'autres au service d'une royale sensualité. Du jour où elle avait mis sa main dans celle de Josse Rallard, elle avait, à la manière d'un serpent qui mue, rejeté sa peau d'odalisque pour se couler avec une stupéfiante aisance dans celle d'une petite fille à son premier émerveillement et d'une épouse amoureuse.

Aujourd'hui, elle était naïvement reconnaissante au seigneur de Montsalvy de lui avoir laissé son époux quand il avait rassemblé ses hommes pour les conduire sous Paris.

Laissant Marie égrener sagement son chapelet, Catherine avec un soupir étouffé plongea son visage dans ses mains jointes. Mais elle ne pria pas. Elle s'en sentait incapable parce que l'incident créé par la dentellière était encore trop présent et, en quelque sorte, lui empoisonnait l'âme. Malgré ce que l'abbé lui avait dit, elle éprouvait un curieux malaise car il y avait un fond de vérité dans les paroles cruelles qu'Azalaïs lui avait jetées au visage, et si vraiment Apchier n'en voulait qu'à ses biens propres et à sa personne, les premiers morts, inévitables si le secours n'arrivait pas rapidement, pèseraient lourdement sur sa conscience.

Certes, le routier voulait aussi s'assurer le péage afin de rançonner les voyageurs à sa convenance, mais peut– être que, s'il obtenait ce qu'il désirait, les vies humaines pourraient être préservées. Et d'autre part...

Tant que dura l'office, Catherine se tortura avec ces pensées démoralisantes, tournant et retournant le problème dans tous les sens sans parvenir à lui trouver une solution. Elle s'apercevait brutalement qu'il n'était pas facile, quand on est née du peuple et que l'on s'y sent encore si profondément mêlée, d'emprunter les réactions et les façons de penser d'une noble dame pour laquelle le sacrifice de vies humaines est chose toute naturelle.

Bien sûr, Arnaud, elle le savait, n'aurait que mépris pour ses scrupules qu'il accueillerait d'un ricanement et d'un haussement d'épaules, mais, s'il était là, le problème ne se poserait même pas. Il était son problème, à elle, et sans doute le plus difficile qu'elle eût jamais eu à résoudre.

– Seigneur, envoyez-nous du secours ! Chuchota-t-elle, se décidant enfin à s'en remettre au Ciel. Faites que les choses n'en arrivent pas au point où le poids se ferait trop lourd ! Déjà, un homme a perdu la vie...

Tard dans la nuit, bien après que la dépouille du frère Amable eut été confiée à la terre en présence de la dame de Montsalvy, toute vêtue de noir, et de ceux des habitants que la garde des murailles ne retenait pas aux postes de guet, un homme s'enfonça dans les entrailles de la terre par l'échelle qui menait aux caves du donjon.

Il portait une torche, une dague et une lettre. Avant de disparaître dans l'ombre épaisse du souterrain, il adressa à Josse qui l'avait mené jusque-là un sourire, un clin d'œil et un geste d'adieu.

Mais personne ne devait le revoir vivant...

L'attaque eut lieu au lever du jour. Profitant de l'heure froide qui accompagne la fin de la nuit et qui trouve les hommes engourdis par une longue veille, en état de moindre défense, Bérault d'Apchier lança ses troupes à l'assaut de deux points des remparts qui lui semblaient plus vulnérables.

Sans bruit, au cours de la nuit, les routiers avaient réussi à combler une partie du fossé, d'ailleurs presque à sec, en y jetant des fascines et, dès que le ciel avait commencé de s'éclaircir vers le levant, des échelles avaient été portées à ces deux endroits.

Mais bien qu'effectuées aussi discrètement que possible, ces opérations avaient tout de même attiré l'attention des guetteurs et quand, entraînés par Gonnet, le bâtard, les soldats s'étaient élancés sur les échelles, ils avaient essuyé une telle averse de pierres et d'huile bouillante qu'ils s'étaient hâtés de battre en retraite.

Gonnet, brûlé à l'épaule, se retira en hurlant comme un loup malade et en montrant aux défenseurs de la ville un poing tremblant de colère.

Mais, deux heures plus tard, la ferme de la Sainte-Font brûlait jusqu'aux fondations.

Debout sur le chemin de ronde autour de Catherine, une partie des habitants la regarda flamber dans une épaisse fumée noire que le vent effilochait sur le ciel gris en longues traînées sales. Appuyée à l'épaule de son mari qui, machinalement, lui tapotait le dos sans parvenir à détacher son regard du désastre, Marie Bru pleurait à gros sanglots désespérés qui navraient Catherine.

– Nous vous rendrons tout cela, Marie, lui dit-elle doucement.

Quand ces bandits seront chassés, nous rebâtirons...

– Pour sûr ! affirma Saturnin. On s'y mettra tous. Le secours ne saurait tarder puisque nous n'avons pas de nouvelles de notre messager. C'est qu'il a pu passer.

Catherine lui jeta un regard reconnaissant. C'était juste ce qu'il fallait dire et, en attendant, pour consoler un peu Marie, elle lui offrit trois écus d'or.

Mais, le lendemain, une nouvelle attaque fut repoussée aussi victorieusement... et ce fut la ferme de la Croix du Coq qui brûla.

Au conseil du château, le soir venu, le vin aux herbes parut un peu amer à ceux qui avaient la charge de la cité.

– A une ferme ou une métairie par attaque et par jour, dit Félicien Puech, le meunier, résumant la pensée de tous, n'y aura plus autour de notre ville que de la terre brûlée quand viendra le saint jour de Pâques

! – Les secours seront là bien avant, riposta Nicolas Barrai. À

l'heure qu'il est, le Jeannet doit être à Carlat. Je veux bien gager mon casque contre un trognon de chou qu'avant deux jours nous verrons poindre quelques-unes des bonnes lances de Monseigneur Cadet Bernard 1 que nous aura envoyées Madame Eléonore, son épouse.

Mais, ni le lendemain, ni le jour suivant, les lances annoncées n'apparurent et l'inquiétude commença à poindre dans la petite communauté.

1 Surnom populaire donné à Bernard d'Armagnac, comte de Pardiac.

Même quand Félicien vint apporter au sergent, avec un grand sérieux, un énorme trognon de chou en le priant de le lui échanger contre son casque, il n'obtint que des sourires un peu contraints. On avait de moins en moins envie de rire à Montsalvy.

Ce qui apparut, en revanche, ce fut la pluie. Elle commença dans la nuit du dimanche des Rameaux, s'installa et parut décidée à demeurer une éternité. Mais ce n'était pas une de ces pluies de printemps, fines et douces, qui pénètrent bien la terre en gésine, y font gonfler la sève et poussent vers le ciel, drus et vivaces, les herbes des pâtures, les pousses tendres du blé ou du seigle et les bourgeons duveteux des châtaigniers. C'étaient de grandes averses rageuses, portées par le souffle furieux d'un vent de malheur, qui délavaient la terre aux pentes des coteaux et la faisaient couler, en ruisseaux noirs, vers le fond des vallées, dénudant le roc là où il n'y avait pas d'arbres pour interposer leurs racines, et déchirant les branches comme lambeaux de linge là où il y en avait.

La grêle vint ensuite. Ses bulles dures et placées, aussi grosses que des noix, trouèrent impitoyablement la glèbe délavée, hachant les premiers surgeons fragiles et détruisant les premières espérances de récolte.

Sur leurs murailles, les gens de Montsalvy, trempés jusqu'aux os, mais les yeux secs, regardèrent les torrents d'eau liquéfier leurs paysages. Le prochain hiver serait rude et imposerait des privations, mais qui pouvait être certain de vivre le prochain hiver ? La menace qui pesait sur la cité ne s'était pas éloignée. L'assiégeant était toujours là, au milieu d'une mer de boue, tapi sous ses tentes que la grêle avait transpercées quand la bourrasque ne les avait pas emportées aux cimes des arbres, aussi légèrement qu'un bonnet de fille par-dessus un moulin.

Contraints par le temps à cesser leurs attaques, ils n'en devenaient que plus tenaces et plus enragés. Leurs chefs, bien sûr, avaient élu domicile dans les quelques maisons désertées qui constituaient les deux petits fau bourgs, mais le gros de la troupe s'arrangeait comme il pouvait, grinçant des dents à la pensée des lits chauds et des toits solides tapis derrière ces grosses murailles si bien closes.

Inlassablement, quoique de plus en plus inquiets, Catherine et l'abbé Bernard se multipliaient pour maintenir le courage de leurs ouailles qui ne parlaient plus guère que par dictons :

« Avril le doux, quand il se fâche, est le pire de tous... » Soupirait l'un.

« Quand il pleut aux Rameaux, il pleut à la fenaison et aussi à la moisson ! » déclarait l'autre et il n'était personne qui n'exhumât du fond de sa mémoire quelque vieil adage plus pessimiste l'un que l'autre.

C'en était au point où le siège passait presque au second plan car, pour ces gens de la terre, le dommage de la terre primait toutes choses. Et les deux co-seigneurs de la ville avaient fort à faire pour lutter contre l'idée naturelle, née de ces pluies torrentielles, que le ciel se déclarait contre Montsalvy.

– Nous trouverons de quoi remplacer ce qui aura été détruit !

affirmait la châtelaine en pensant à son ami Jacques Cœur et aux réserves qu'il amassait dans ses comptoirs. Du moins ces pluies empêchent-elles l'ennemi de brûler d'autres fermes.

– Dieu est avec nous, au contraire, enchaînait l'abbé arrivant à la rescousse. Ne voyez-vous pas qu'il tient l'ennemi à distance ? Quand II combat pour vous et vous épargne des linceuls, qu'allez-vous vous inquiéter de quelques arpents de blé ou de seigle ravagés ? On ne fait pas l'omelette sans casser les œufs.

Mais il ordonnait tout de même de grandes prières publiques.

Jamais d'ailleurs, de mémoire des anciens, Semaine sainte n'avait été si fervente... ni si trempée.

La Confrérie de la Passion, qui avait tenu à honneur d'effectuer sa traditionnelle procession du Jeudi saint, vit sortir de ses hautes cagoules rouges ou noires, déteintes par l'eau, des hommes qui s'apparentaient curieuse ment aux Indiens d'Amérique ou aux Hommes bleus du désert.

Quant à Sara, elle s'usait les mains à malaxer des feuilles de chou écrasées dans de l'argile pour en enduire les rhumatismes réveillés de tous les vieux du pays.

Et, pour la majeure partie des habitants, le temps qu'ils ne passaient pas à prier ou à entretenir, sous des abris de fortune, les feux tenaces qui gardaient au chaud la poix protectrice et éclairaient, de nuit, les chemins de ronde, ils le passaient à scruter la route du nord dans l'espoir d'y voir poindre les fers brillants et les pennons colorés des lances d'Armagnac. Mais le désespérant horizon demeurait bouché, sans qu'aucune lueur d'espoir vînt l'éclairer.

Quand une semaine se fut écoulée depuis le départ de Jeannet, les gens de Montsalvy commencèrent à croire qu'il était arrivé quelque chose à leur messager. Ils en eurent d'ailleurs la confirmation de façon assez inattendue.

L'aube de Pâques qui était le 8 avril, jour de la Saint– Hugues, se leva avec peine, aussi pluvieuse que ses devancières. Le ciel était si bas et si pleurard que le monde, enveloppé d'un cocon mouillé, avait l'impression que le soleil l'avait abandonné à tout jamais pour une autre planète.


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