355 500 произведений, 25 200 авторов.

Электронная библиотека книг » Жюльетта Бенцони » Piège pour Catherine » Текст книги (страница 3)
Piège pour Catherine
  • Текст добавлен: 7 октября 2016, 15:15

Текст книги "Piège pour Catherine"


Автор книги: Жюльетта Бенцони



сообщить о нарушении

Текущая страница: 3 (всего у книги 27 страниц)

En admettant que Cadet Bernard ne fût pas au logis, la comtesse Eléonore n'hésiterait pas à envoyer du secours aux Montsalvy, si elle les savait en danger, et cela bien qu'elle fût la sœur de Charles de Bourbon. En épousant Bernard, elle avait choisi ses amitiés et ses haines.

– Il faut qu'elle l'apprenne au plus tôt, appuya l'abbé.

Catherine comprit qu'elle avait pensé tout haut, du moins depuis quelques instants...

Les troupes d'Armagnac pourraient prendre les Apchier à revers et les balayer comme feuilles à l'automne. Le comte Bernard entretient à Carlat une puissante garnison, dont on peut, sans danger d'affaiblir la forteresse, distraire quelques compagnies d'archers.

– Bon ! approuva Antoine Couderc. Alors, il faut envoyer là-bas, et pas plus tard que cette nuit, un messager ! Tant que la ville n'est pas encore investie, on peut sortir par le sud. J'y vais !

Il se levait déjà, si grand et si noir qu'il avait l'air d'un puy soudainement poussé au milieu de la salle. La bonne volonté et le courage débordaient de lui comme le lait bouillant d'une marmite trop petite, mais Noël Cairou, le tisserand, s'interposa :

– Pas question que ce soit toi, le Toine ! On a besoin d'un forgeron dans une ville assiégée. Il faut des armes. Mais on peut se passer d'un toilier pendant un moment. J'irai !

Il y eut des protestations. Ils voulaient tous y aller, avides qu'ils étaient, dans leur générosité native, d'œuvrer pour le salut de leur petite ville. Ils parlaient tous à la fois, dans un beau tumulte que l'abbé Bernard apaisa d'un geste.

– Tenez-vous tranquilles ! Aucun de vous n'ira. Je vais envoyer un de nos frères. Tous connaissent bien le pays et peuvent franchir aisément les huit lieues qui nous séparent de Carlat. De plus, si par malheur notre messager était découvert par les Apchier, sa robe le sauverait, je pense, d'un sort trop tragique. Frère Anthime, allez jusqu'au monastère et priez le frère Amable de venir jusqu'ici. Dame Catherine lui remettra une courte lettre pour la comtesse et il partira sur l'heure. La nuit est noire. Nul ne le verra. Il pourra sortir par la poterne.

Cette solution mettant tout le monde d'accord, chacun se hâta d'approuver avec une sorte de joie. Du moment que l'on avait pris une décision, l'angoisse impalpable qui, malgré les courages, serrait les cœurs s'était envolée comme par enchantement.

L'entrée de Sara avec le traditionnel vin aux herbes, suivie d'une servante chargée de gobelets, acheva de ragaillardir l'assemblée. On se détendit, on but à la santé de Montsalvy, de sa châtelaine et des gens de Carlat.

À cette minute, le loup du Gévaudan se réduisait aux dimensions d'un de ces mauvais rêves que l'action dissipe. Quand tout le monde fut servi, Sara s'approcha de Catherine, qui, un peu à l'écart, écrivait sa lettre, debout devant un lutrin de bronze.

– Je n'aurais jamais cru les trouver si joyeux quand l'ennemi nous bat les flancs. Qu'est-ce qu'ils ont ?

– De l'espoir, simplement ! sourit la jeune femme. Nous avons décidé d'envoyer un moine à Carlat pour demander de l'aide. Et cette aide, tu sais bien qu'on ne nous la refusera pas.

– Le tout est d'y arriver. Il doit avoir des éclaireurs dans tous les coins, le Bérault. Tu n'as pas peur que ton moine lui tombe sous la patte ?

– Le frère Amable est habile et leste. Il saura se garder... et puis, ma pauvre Sara, c'est un risque à courir et nous n'avons pas le choix.

Un moment plus tard, le messager en robe noire s'agenouillait devant l'abbé pour recevoir à la fois la lettre de Catherine et la dernière bénédiction de son supérieur. Après quoi Nicolas Barrai et l'abbé Bernard le conduisirent jusqu'à la poterne, tandis que les notables de Montsalvy rentraient chacun chez soi et que Catherine se décidait enfin à suivre Sara et à regagner ses appartements.

Elle franchit le seuil de sa chambre avec une profonde sensation de soulagement. La pièce était claire et gaie, tiède aussi grâce au tronc de châtaignier qui brûlait dans la cheminée. Les vitres de couleur, serties de plomb, qui habillaient la mince et haute fenêtre brillaient comme des pierres rares, éclairées qu'elles étaient par les grands feux allumés dans la cour du château, comme un peu partout sur les remparts, des feux qui brûleraient chaque nuit tant que durerait le siège pour prévenir toute surprise et tenir bouillantes la poix et l'huile. Leur odeur âcre emplissait déjà l'air nocturne, chassant celle de la terre en travail.

Catherine retrouva son logis avec une grande impression de soulagement. Sans trop savoir pourquoi, simplement, peut-être, parce qu'elle avait confiance dans ses murailles et dans ses gens, elle s'y sentait en sûreté.

Assise sur le lit trop large, elle ôta la coiffure qui la serrait, défit ses nattes et se mit à fourrager à pleines mains dans sa chevelure qui gonfla aussitôt. Elle avait la migraine. Ses pensées douloureuses lui semblaient comprimées sous un casque de fer et elle éprouvait le sentiment un peu puéril de les libérer ainsi.

– Tu veux que je te recoiffe ? proposa Sara qui s'était absentée un moment et qui revenait, un bol de lait chaud tenu à deux mains.

– Sûrement pas ! protesta la jeune femme. Je suis bien trop lasse pour descendre souper dans la grande salle. Je vais aller embrasser les enfants, puis je me coucherai et tu m'apporteras quelque chose à grignoter.

– Tu as encore mal à la tête ?

– Oui. Mais je pense que, cette fois, j'ai une bonne raison, tu ne crois pas ?

Sans répondre, Sara s'empara de la tête de Catherine et, plongeant ses grandes mains brunes dans l'épaisseur soyeuse de la chevelure, se mit à masser doucement les tempes et le crâne douloureux.

Un pli mécontent, qui trahissait une inquiétude, creusait son front : depuis le départ d'Arnaud, Catherine était sujette à de fréquentes migraines dont Sara, il est vrai, venait à bout assez facilement par ce simple moyen, mais qui ne lui plaisaient guère et lui rappelaient de mauvais souvenirs.

Adolescente, Catherine, à la suite d'un terrible choc nerveux, avait failli mourir d'une de ces fièvres cérébrales dont on ne savait pas grand-chose et que Sara redoutait toujours de voir réapparaître.

La jeune femme, cependant, les yeux clos, la tête abandonnée, se laissait faire comme une enfant, regrettant seulement que l'habileté de sa « nourrice » ne pût arracher comme une mauvaise herbe la pensée qui la hantait : pourquoi Bérault d'Apchier affirmait-il qu'Arnaud ne reviendrait pas? Était-ce, comme le prétendait l'abbé, simple rodomontade... ou bien cette affolante menace avait-elle une base sérieuse ?

– Essaie, pendant un instant, de faire le vide dans ta tête !

marmotta Sara. Sinon je n'arriverai pas à diminuer ton mal...

Depuis qu'elle habitait Montsalvy, l'ancienne bohémienne avait encore augmenté ses connaissances dans l'art de soulager les misères humaines. Les « bonnes plantes » poussaient à foison sur le plateau, dans l'ombre des forêts qui regorgeaient toujours de toutes les variétés de champignons et dans les combes fourrées de taillis sauvages. Et Sara la Noire s'était taillé, peu à peu, à deux ou trois lieues à la ronde, une réputation sérieuse. Réputation qui, d'ailleurs, lui avait attiré l'inimitié de la sorcière locale, la Ratapennade (la Chauve– souris), une vieille femme taciturne, aux yeux de chat, dont la cabane se terrait au fond des bois du côté d'Aubespeyre.

La Ratapennade, dont personne ne savait plus ni le nom de baptême, ni l'âge, vivait là, selon les meilleures traditions de son état, entre un hibou, un corbeau et une assez jolie collection de vipères et de crapauds, dont les venins servaient souvent de base à ses sombres mixtures. Inutile de dire que les gens de Montsalvy avaient une peur bleue de cette vieille dont la méchanceté laissait planer sur eux, en permanence, tout un assortiment de catastrophes, allant de la maladie du bétail à l'impuissance des garçons. Mais ils se gardaient de la maltraiter.

Arnaud, lui-même, hésitait à s'attaquer à elle, malgré les « sorts »

qu'elle jetait parfois sur ceux qui avaient encouru sa colère : il se contentait d'espérer que, un jour prochain, le grand âge de la vieille la conduirait dans un monde meilleur où elle ne pourrait plus nuire à personne. Et si les villageois évitaient autant que possible de croiser le chemin qui menait à son antre, il arrivait fréquemment tout de même que l'on déposât, à cette croisée, un panier d'œufs, un pain ou une volaille, destinés à amadouer une créature que l'on venait, par les nuits sans lune, consulter parfois de fort loin.

On disait qu'elle était riche et cachait un magot dans sa fosse à reptiles, mais la crainte qu'elle inspirait était telle qu'aucun mauvais garçon, même le pire des brigands, ne se fût risqué à essayer de l'en délester. Elle avait même quelques amis, tel ce Gervais que la châtelaine avait chassé et qui revenait maintenant apporter le malheur à Montsalvy.

Quant à l'abbé Bernard, il fronçait les sourcils quand le nom de la sorcière était prononcé devant lui, mais il se contentait de se signer avec un soupir. Toutes ses tentatives pour ramener la vieille vers Dieu avaient échoué et il savait qu'il ne pouvait pas grand-chose contre les pouvoirs étranges de cette créature du Diable, sinon recommander à ses ouailles les talents infiniment plus bénéfiques de Sara qui, petit à petit, prenait figure de mire locale.

Catherine avait enfin réussi à « faire le vide » et sa migraine s'estompait. Alors Sara dit doucement :

– Tu sais que le page n'est pas rentré ?

La châtelaine sursauta, ouvrit les yeux et son cœur manqua un battement : quelle catastrophe était-ce là encore ? Cette maudite journée tenait-elle encore en réserve beaucoup de mauvaises nouvelles

? – Bérenger ? s'écria-t-elle. Il n'est pas rentré ? Mais pourquoi ne me l'as-tu pas dit plus tôt ?

– Je pensais que tu t'en étais aperçue... Et, de toute façon, à cette heure, je ne vois pas bien ce que tu y pourrais...

– Pas rentré ! Mon Dieu ! s'affola Catherine... Où est-ce que ce garçon peut être encore passé ? Je t'avoue que je l'avais complètement oublié...

Elle avait glissé des mains de Sara et arpentait nerveusement sa chambre, les bras croisés sur sa poitrine, serrant ses épaules comme si elle avait froid. Elle répéta encore une fois : « II n'est pas rentré !... »

comme si elle ne parvenait pas à se faire à cette idée, et ajouta :

– Mais où peut-il être ?

Elle n'alla pas plus loin, n'osant même pas formuler la crainte qui lui venait d'apprendre que son page était aux mains des Apchier.

Depuis qu'il avait fait son entrée, six mois plus tôt, chez les Montsalvy, Bérenger de Roquemaurel, des Roquemaurel de Cassaniouze, dont le fort château, un peu délabré mais solide encore, érigeait sur la profonde tranchée du Lot sa silhouette de vieux burgrave sourcilleux, un vent nouveau s'était mis à souffler sur la maisonnée, apporté par le nouveau page.

Bérenger, avec ses quatorze printemps, appartenait à un type encore inconnu dans la noblesse d'Auvergne et du Rouergue : il considérait que la vie méritait d'être vécue pour autre chose que les grands coups d'épée, les battues au sanglier, les bagarres familiales ou les grandes frairies où l'on bâfre à éclater et où l'on boit à rouler sous la table. C'était un rêveur, un imaginatif et un pacifiste. Mais il était bien le seul de son espèce à une vingtaine de lieues à la ronde et l'on ne savait trop de qui il tenait.

Son père, Ausbert, grand buveur de cervoise, grand manieur de masse d'armes, toujours à la recherche d'un crâne à défoncer ou d'un cotillon à trousser, aurait pu, pour la force et la violence, servir de doublure au dieu gaulois Teutatès, détenteur de la foudre. Mais, devant La Charité-sur-Loire, il avait trouvé plus fort que lui en la personne du routier Perrinet Gressard. Une flèche bien ajustée avait étendu raide mort son grand corps insatisfait.

Ses deux fils aînés, Amaury et Renaud, deux géants aux cheveux de paille, ne connaissaient que les horions et les tonneaux. Leur état normal se situant dans une sorte de fureur joyeuse, on citait dans toute la vallée, avec une crainte vaguement respectueuse, leurs énormes beuveries, leurs faits d'armes dignes parfois de la légende et les tours pendables qu'ils jouaient à longueur d'année aux chanoines de Saint-Projet. Unis par une solidarité fraternelle, qui tenait de la complicité et valait l'amour, les deux Roquemaurel ne connaissaient guère que trois sentiments : leur dévotion à leur mère, Mathilde, virago haute en couleur qui rappelait beaucoup à Catherine son amie Ermengarde de Châteauvillain, leur attachement à leur donjon et la haine farouche qu'ils vouaient à leurs cousins de Vieillevie, des « foutroudasses qui écorcheraient un pou pour avoir sa peau » et qui, détenant la « corde »

et les bachots permettant de franchir la rivière, en abusaient et truandaient les voyageurs. Pour l'heure, d'ailleurs, les deux frères, confiant Roquemaurel à dame Mathilde, avaient joint leurs lances à la bannière de Montsalvy et s'en étaient allés joyeusement montrer à «

ces faillis chiens de Parisiens, plus anglais que les vrais, ce que c'était que la bonne noblesse d'Auvergne ! ».

Au milieu de ces personnages hors du commun, Bérenger faisait figure du vilain petit canard. Sa ressemblance avec les siens se bornait à la taille : il était grand et vigoureux pour son âge. À part cela, il était brun comme une châtaigne avec un visage rieur et tendre de gamin et ne cachait pas une aversion marquée pour les armes. Ses goûts, dont chacun à Roquemaurel se demandait où il avait pu les prendre, allaient à la musique, à la poésie, à la nature, et son grand homme, à lui, portant le même prénom, était le troubadour Bérenger de Palasol.

Comme il était également réfractaire au cloître (on s'en était aperçu quand, pour recouvrer sa liberté, Bérenger avait froidement mis le feu au couvent où on l'avait conduit dans l'espoir d'en faire un évêque), le conseil familial l'avait mené chez Arnaud de Montsalvy, dont la réputation de guerrier n'était plus à faire, dans l'espoir ultime qu'il parviendrait à en tirer quelque chose.

Montsalvy avait accepté mais, partant pour Paris, il avait remis à son retour l'éducation militaire du jeune Roquemaurel. Il s'était borné à le confier à Donat de Galauba, son vieux maître d'armes, pour qu'il fît entrer dans ce crâne si étrangement organisé quelques rudiments de ce que devait être la vie d'un futur chevalier.

– Il y aura d'autres campagnes, avait dit Arnaud à sa femme. La bataille pour Paris sera trop rude pour y emmener un garçon aussi totalement inexpérimenté.

Bérenger était donc resté à Montsalvy où il vivait agréablement, passant ses journées à courir la campagne, le luth au dos comme un ménestrel et composant des ballades, des cantilènes et des chansons qu'à la veillée il chantait à Catherine. Dès le jour de son arrivée, d'ailleurs, il avait attribué à la châtelaine le rôle de muse officielle pour lequel sa beauté et son charme la désignaient tout naturellement.

Mais dans le fond de son cœur Bérenger rendait un culte secret à sa cousine Hauvette de Montarnal, une fillette de quinze ans, fragile comme un asphodèle. C'était même à cause d'elle qu'il avait si farouchement refusé le cloître, mais il eût préféré se faire arracher la langue plutôt qu'avouer son penchant. Montarnal et Vieillevie, en effet, c'était tout un, la fameuse corde doublant au rempart de l'un celle de la tour de l'autre, ce qui permettait un double trafic, et Bérenger pensait, avec sagesse, qu'il fallait attendre encore un peu de temps avant de faire connaître aux siens cette nouvelle excentricité.

Dans l'état actuel des choses, ses épaules et son dos eussent eu à en souffrir, dame Mathilde, Renaud ou Amaury ayant la main aussi lourde les uns que les autres. Il se taisait donc, attendant philosophiquement des temps meilleurs, mais dirigeant assez souvent ses courses vagabondes vers le creux profond du Lot.

Tel qu'il était, Catherine de Montsalvy aimait bien son page. Il lui rappelait un peu son ami d'enfance, Landry Pigasse, avec qui, toute gamine, elle avait tant couru les ruelles de Paris. Et puis, les chansons naïves qu'il composait étaient fraîches comme un bouquet de primevères. Aussi ne parvenait-elle pas à comprendre comment elle avait pu, durant tout ce temps, oublier Bérenger. La terrible surprise du crépuscule était bien une excuse, mais insuffisante à ses yeux, et si le malheureux gamin tombait aux mains des soudards d'Apchier, Catherine n'osait même pas imaginer ce qui se passerait.

Debout, en face de Sara occupée à tirer d'un coffre une dalmatique de velours gris fourrée de vair ton sur ton, dans laquelle elle introduirait Catherine après l'avoir débarrassée de sa robe humide, la jeune femme répéta sa question inquiète:

– Où peut-il être ? Il court les bois tout le jour sans jamais dire où il va.

– Il prend presque toujours la même direction, fit Sara d'un ton neutre en faisant toute une affaire de secouer la robe. Il descend vers la vallée.

– C'est vrai. Il aime pêcher dans la rivière.

– Ça ! pour aimer la rivière, il aime la rivière ! Et il a une manière de pêcher bizarre, car il ne prend pas souvent du poisson. Par contre, il lui arrive souvent de rentrer trempé... comme s'il s'était jeté dedans.

De toute façon, il devrait être rentré depuis longtemps. La Géraude a fait assez de vacarme avec son tocsin. Il est vrai qu'il y a un bout de chemin depuis la vallée.

Les yeux de Catherine se rétrécirent jusqu'à n'être plus que deux minces fentes violettes.

– Qu'essaies-tu de me dire, Sara ? L'heure n'est guère aux devinettes...

La bohémienne haussa les épaules.

– Que la petite Montarnal, dont les paupières se relèvent si rarement, cache dessous des yeux de braise et, sous son caraco, de quoi faire perdre la tête même à un coureur d'étoiles, que ton page est amoureux même s'il s'époumone à chanter les yeux de violette de Dame Catherine pour donner le change – ce qui d'ailleurs pourrait bien lui valoir un jour une solide raclée de la main de messire Arnaud -, et que tout cela finira mal. Que le sire de Montarnal s'aperçoive un jour de cette grande passion pour les eaux du Lot et le garçon pourrait bien faire dans la rivière un séjour plus long qu'il ne l'imagine !

– Bérenger amoureux ? Pourquoi ne me l'as-tu pas dit plus tôt ?

Parce que cela n'aurait servi à rien. Quand il s'agit d'amour, tu fonds comme du beurre au soleil. Seule ment aujourd'hui c'est plus grave.

Le page n'aura pas eu le temps de remonter...

– Va me chercher Nicolas Barrai ! Il faut essayer de le retrouver cette nuit même ! Demain, la ville sera investie complètement : Bérenger ne pourra plus rentrer.

Sans protester, Sara s'en alla chercher le sergent qu'elle découvrit sans veine près de l'un des feux du rempart. Mais, introduit chez la châtelaine, Nicolas se déclara impuissant à retrouver le page pour le moment.

– La nuit est trop noire, Dame Catherine. Le Diable lui-même ne s'y retrouverait pas ! Tout ce que je peux faire c'est laisser un guetteur à la poterne. Le page appellera pour qu'on lui ouvre. Et s'il n'est pas rentré au petit jour, je verrai à tenter une courte sortie pour faire quelques recherches aux environs de la porte. Mais êtes– vous sûre qu'il soit du côté de Vieillevie ?

– C'est ce que prétend Sara !

– Alors, ce doit être vrai. Elle ne se trompe jamais...

Ce fut dit avec une onction, une gravité qui firent ouvrir de grands yeux à la jeune femme. C'était, décidément, le soir des surprises. Allait-elle découvrir maintenant que le chef de ses archers était amoureux de Sara ? Après tout, cela n'aurait rien de bien étonnant. La maturité de sa « nourrice » avait une plénitude, une ampleur de formes drues tout à fait capables d'inspirer les rêveries de ce vigoureux fils de la montagne...

Nicolas renvoyé à ses occupations, Catherine laissa Sara la dépouiller de sa robe, de sa chemise et de la longue bande de toile fine qu'elle serrait autour de ses seins quand elle devait sortir à cheval.

Puis, avec un frisson de plaisir, elle se glissa dans la longue robe doublée de fourrure dont la soyeuse douceur caressait sa peau nue de la nuque aux genoux. C'était la plus confortable de ses robes et elle aimait la porter, le soir, après une journée au grand air ou les fatigues d'une chasse. Elle s'y trouvait bien mais, ce soir, elle regretta de l'avoir mise aussitôt qu'elle l'eut passée. Cette robe, audacieusement fendue d'un côté et faite pour l'intimité d'un couple, lui rappelait trop de choses... trop de choses

trop douces ! Le contact sensuel de la fourrure sur sa peau en évoquait un autre de façon presque insupportable et, dans les plis de velours de ce vêtement, une odeur se mêlait à son parfum de femme, une odeur mâle qui, ce soir, devenait cruelle. Le vieux sanglier n'avait-il pas osé prétendre qu'« Il » ne reviendrait plus... que sa voix, ses mains, son corps ne hanteraient plus jamais cette chambre ?

– Enlève-moi cette robe ! cria Catherine. Donne– moi celle que tu voudras... n'importe laquelle... mais pas celle-là !

Elle serrait les dents pour ne pas hurler, les paupières pour ne pas libérer les larmes qui s'y pressaient, tremblant de tout son corps soudain malade d'amour, d'angoisse et de peur. Elle avait envie de se jeter hors de cette pièce, de sauter à cheval et de galoper droit devant elle, au bout de la nuit, au bout de sa peur, de galoper sans trêve ni repos pour échapper à ce cauchemar qui la retenait prisonnière...

galoper jusqu'à son époux, jusqu'à ce qu'elle puisse s'abattre sur sa poitrine, même si c'était pour y mourir...

Mais, déjà, Sara, épouvantée par le cri qu'elle avait poussé, se précipitait, arrachait presque la robe grise. Un instant, elle scruta le visage crispé de la jeune femme qui tremblait, nue devant elle.

Aucune explication n'était nécessaire : elle la connaissait si bien.

Prenant dans ses deux mains les douces épaules agitées par une brusque déflagration nerveuse, elle les secoua doucement.

– Calme-toi ! dit-elle avec beaucoup de tendresse.

Puis, avec une force soudaine :

– ...Il reviendra !...

– Non... non ! Bérault d'Apchier me l'a jeté au visage. Je ne reverrai jamais Arnaud. C'est pourquoi il a osé attaquer.

C'est un piège grossier. Et tu devrais avoir honte de t'y laisser prendre.

Je te dis, moi, qu'il reviendra. T'ai-je jamais trompée ? Ne sais-tu pas que, parfois, le grand voile de l'avenir se soulève pour moi ? Ton époux reviendra, Catherine ! Tu n'as pas encore fini de souffrir par lui.

– Souffrir ?... S'il revient vivant, comment pourrait-il me faire souffrir ?

Sara préféra couper court à la discussion. Elle jetait déjà par-dessus la tête de Catherine une robe de moelleux blanchet, ce drap blanc épais et léger tissé par les femmes de Valenciennes et dont les comptoirs de Jacques Cœur ne laissaient jamais manquer la dame de Montsalvy. Avec décision, elle en coulissa les cordons de soie autour des poignets et du cou de Catherine dont la panique, peu à peu, se calmait.

– Voilà ! Tu as tout à fait l'air d'une nonne. C'est juste la tenue qu'il te faut ce soir, fit Sara en riant. Et maintenant, viens embrasser les petits et au lit ! Je t'apporterai des châtaignes cuites dans du lait et de la vanille avec beaucoup de sucre... si toutefois Michel n'a pas tout mangé.

Apaisée, Catherine se laissa conduire dans la pièce voisine qui était dévolue à Sara et aux enfants. Le feu y brûlait et aussi, au chevet du grand lit à rideaux rouges, une petite lampe à huile dont la flamme éclairait doucement la tête blonde d'un petit garçon endormi, tout perdu dans l'immensité des draps neigeux et de la courtepointe pourpre. Il avait d'épaisses boucles blondes qui brillaient comme les copeaux d'or et de longs cils foncés qui mettaient une ombre douce sur ses joues rondes. Sa bouche entrouverte avait laissé échapper le pouce qu'il avait sucé en s'endormant. Son autre main, posée sur le drap, avec ses petits doigts roses écartés, avait l'air d'une étoile de mer.

Le cœur fondu de tendresse, Catherine prit la menotte, y posa un baiser précautionneux, puis la rangea doucement dans la chaleur des couvertures. Ensuite, elle se tourna vers sa fille.

De l'autre côté de la veilleuse, dans le grand berceau de châtaignier, tourné à la main, où Arnaud avait poussé ses premiers hurlements, Isabelle de Montsalvy, dix mois, dormait avec une grande dignité.

Elle ressemblait d'une façon étonnante à son père dont elle avait les yeux noirs. Son minuscule visage troué de fossettes offrait déjà les traits les plus impérieux du visage paternel et la grosse mèche soyeuse qui bouclait hors du béguin de batiste et retombait jusque sur le petit nez était du plus beau noir. Les poings bien serrés, Isabelle semblait s'appliquer à dormir sérieusement, mais ce n'était qu'une apparence car, éveillée, c'était un bébé d'une grande gaieté, dont toute la maison raffolait et qui en profitait d'ailleurs pour tyranniser son monde.

Chacun savait déjà que c'était une fille qui saurait se défendre dans la vie et si, parfois, en regardant les yeux rêveurs de son fils, Catherine éprouvait une crainte passagère qu'il fût trop tendre et trop doux, elle était pleinement rassurée en ce qui concernait Isabelle. Son œil déjà frondeur parlait pour elle.

Entre le lit et le berceau, la jeune femme s'agenouilla et pria, avec une sorte de passion, pour que le danger s'éloigne de cette chambre, de ces lits, de ces têtes enfantines confiées à sa seule garde.

« Faites, mon Dieu... faites, je vous en supplie, qu'il ne leur arrive rien ! Ils sont si petits ! Et la guerre est une chose si affreuse, si cruelle... et tellement aveugle ! »

Sa prière, débordant les limites de la chambre, englobait maintenant tous ces enfants et toutes ces mères qui étaient venus, tout à l'heure, à l'appel de la cloche, abriter leurs faibles vies derrière les murailles deMontsalvy. Elle avait donné des ordres pour qu'on les installe au mieux, le plus confortablement possible, car elle se sentait sœur de ces autres mères. Châtelaine ou bergère, la vieille peur viscérale était la même devant les armes et le danger couru par les enfants. Une peur que les hommes éprouvaient peut-être, mais qui était moins forte que leur ancestrale passion pour le combat.

Comme une réponse à l'interrogation angoissée qu'elle adressait au ciel, le cri des guetteurs se répondant d'une tour à l'autre lui parvint.

Sur les murs de la ville, les soldats de Nicolas faisaient bonne garde et, bientôt, peut-être, les hommes d'armes du comte d'Armagnac arriveraient pour chasser les fauves aux longues dents. La horde de Bérault d'Apchier ne saurait leur résister longtemps et les mères de Montsalvy pourraient à nouveau dormir en paix et, oubliant leurs alarmes, retourner aux affaires sans danger de leurs ménages...

Emportant cette pensée consolante, Catherine, sur un dernier signe de croix, se releva et quitta la chambre des enfants.

– Le messager !... Il est mort !... On l'a tué !...

La voix angoissée de Sara déchira les dernières brumes de sommeil où Catherine s'attardait dans le creux chaud de son lit.

D'un seul coup la châtelaine se retrouva plongée au cœur même de l'univers menaçant dont elle avait eu tant de peine à se défaire la veille au soir. Ses paupières s'ouvrirent sur le visage penché de Sara.

C'était un visage gris, pétrifié par l'horreur, couleur de granit. La voix de Catherine eut du mal à sortir :

– Qu'est-ce que tu dis ?

Que le frère Amable a été assassiné. Les hommes de Bérault l'ont pris, massacré...

– Comment le sait-on ? A-t-on retrouvé son corps ?

Sara eut un rire amer.

Le corps ? Toute la ville à l'heure qu'il est se presse sur le rempart pour le voir. Bérault d'Apchier l'a fait pendre à un croc de boucher, à l'angle de la première maison du barri Saint Antoine !

Pauvre ! Il est tellement percé de flèches qu'on dirait un hérisson... et l'une d'elles fixe ta lettre sur sa poitrine.

Les jambes fauchées par l'émotion, la pauvre femme se laissa tomber sur un coffre, serrant l'une contre l'autre ses mains qui s'étaient mises à trembler. Elle gémit, d'une voix qui n'était pas la sienne, une voix changée que Catherine ne reconnaissait pas.

– Ce sont des démons... Des suppôts de Satan ! Ils nous dévoreront tous...

La jeune femme, qui avait déjà sauté à bas de son lit et fourrageait dans un coffre à la recherche d'une robe, s'arrêta un instant pour la regarder, incrédule :

– Toi, Sara, tu as peur ?

Ce n'était pas une interrogation, mais une constatation stupéfaite.

Jamais de toute sa vie, même dans les moments les plus difficiles, Catherine ne se souvenait d'avoir vu à sa vieille amie ce visage de cendres, ce regard traqué, cette bouche tremblante. C'était tellement inattendu, tellement fou qu'à son tour elle se sentit vaciller : si son meilleur rempart s'écroulait, de quelles armes habillerait-elle son courage aux heures les plus noires ?

Désespérée, prête à pleurer, elle répéta, comme si elle ne parvenait pas à y croire :

– Tu as peur !

Sara cacha sa figure dans ses mains et se mit à pleurer, de honte autant que de panique.

– Pardonne-moi ! Je sais que je te déçois... mais si tu avais vu...

– Je vais voir...

Emportée par une subite colère, Catherine enfila une robe au hasard, glissa ses pieds dans des bottes souples et, sans même prendre la peine d'attacher ses cheveux, s'élança hors de sa chambre, dégringola le large escalier à vis et se jeta au-dehors.

Comme une tempête, la masse claire de sa chevelure dansant dans son dos, elle traversa la vaste cour sans rien en voir, faillit renverser Josse qui rentrait, n'entendit rien des paroles qu'il lui adressa. Elle était déjà dans la grand-rue, courant de toutes ses forces, ses jupes relevées jusqu'aux genoux pour aller plus vite. Jamais elle n'avait éprouvé fureur comparable à celle qui la soulevait ainsi. Elle ne savait pas ce qu'elle allait faire, ni pourquoi elle courait, mais elle était poussée par une force inconnue qui l'arrachait de son personnage habituel, en faisait une créature différente, pleine de violence et de fureur, que seul le sang pourrait apaiser.

Elle Surgit sur le rempart, se jeta dans la foule silencieuse qui l'encombrait et qui, machinalement, s'écarta devant elle. Et cette foule-là non plus elle ne la reconnut pas : tous les visages avaient la même teinte grise que celui de Sara, tous les yeux étaient vides, toutes les bouches sans voix.


    Ваша оценка произведения:

Популярные книги за неделю