Текст книги "Piège pour Catherine"
Автор книги: Жюльетта Бенцони
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L'un des bourgeois qui l'écoutaient, le nez en l'air et les mains au dos, se mit à rire et lui coupa la parole :
– Nous ? Tu exagères, l'ami ! Tu nous parles de choses qui datent de vingt ans au moins ! Tu n'as pas dû en pâtir beaucoup toi-même...
– Dans le ventre de ma mère, je savais déjà ce que c'est que l'injustice ! clama superbement le garçon. Et, si jeune que j'aie été, j'ai senti que le jour où nous avons fait justice de ce chien d'Armagnac était un grand jour.
En tout cas, nous, les escholiers, entendons demeurer fidèles à notre ami, à notre père, à Monseigneur Philippe, duc de Bourgogne que Dieu veuille garder et nous allons de ce pas...
Mais le bourgeois avait encore quelque chose à dire :
– Eh ! qui parle de lui être infidèle ? Tu retardes, Gauthier de Chazay, ou bien tu as de mauvais yeux ! N'as-tu pas vu parader tous ces jours-ci, aux côtés de Monseigneur de Richemont, la bannière et la personne de messire Jean de Villiers de l'Isle Adam, qui commande ici les troupes bourguignonnes venues prêter main-forte pour balayer l'Anglais ? Si le Connétable rend aujourd'hui les honneurs à l'un de ses prédécesseurs, il le fait en plein accord et courtoisie avec Bourgogne...
– Accord de principe, acceptation du bout des lèvres ! Le seigneur de l'Isle Adam ne veut pas prendre sur lui d'écorner le premier le parchemin tout neuf, où l'encre du traité d'Arras n'est pas encore tout à fait sèche. Je suis certain qu'il a accepté de mauvais gré et qu'il serait heureux d'entendre s'élever la voix des gens sensés.
Venez tous avec moi ! Nous allons nous aussi nous rendre à Saint-Martin-des-Champs pour que l'on sache ce que nous pensons d'un tel sacrilège...
Catherine, qui avait d'abord écouté la diatribe du garçon avec quelque indignation, sentit ses sentiments évoluer curieusement quand le bourgeois prononça le nom de l'étudiant.
Il se nommait Gauthier, et ce nom-là, celui du meilleur ami qu'elle eût jamais eu, demeurait et demeurerait toujours cher à son cœur. Et puis, il y avait autre chose, une vague ressemblance peut-être... la hauteur de la taille, encore qu'il y eût pour le volume autant de différence qu'entre un balai et un madrier, la couleur et la nature des cheveux, aussi roux et aussi raides que ceux de Gauthier le Normand.
Lui aussi, d'ailleurs, avait les yeux gris, encore que d'une nuance beaucoup plus claire...
Et puis, il y avait cette violence, cette ardeur de jeunesse, cette âpreté à se jeter sur l'obstacle qui habitaient son maigre corps comme elles avaient jailli, jadis, de la forme puissante du forestier de Louviers.
C'était un lien de plus. Enfin ce nom de Chazay lui disait quelque chose, quelque chose que sa claire mémoire lui restitua presque sans recherches. Elle se revit, quelques jours après le bûcher de Jeanne d'Arc, cinq ans plus tôt, enfermée, au cours de l'été brûlant, avec Sara et Gauthier dans Chartres assiégé par la peste. Un homme les avait aidés à en sortir par le quartier des tanneries en leur montrant la grille qui barrait la rivière. C'était un garçon maigre et narquois, vêtu de rouge, qui s'appelait Anselme l'Argotier. Il leur avait dit :
« Je suis de Chazay, près de Saint-Aubin-des-Bois, un village des environs... »
Était-ce de ce même Chazay que le bouillant escholier portait le nom ?
La question mentale resta, bien entendu, sans réponse. Alors Catherine eut tout à coup l'impression que le garçon s'apprêtait à commettre quelque énorme sottise, mais que rien ni personne ne l'empêcherait de s'y jeter jusqu'au bout.
Aussi, quand il sauta de sa borne, hurlant comme un Philistin à l'assaut de Gaza et entraînant à sa suite une poignée d'étudiants aussi faméliques que lui-même, Catherine décida-t-elle de le suivre.
D'autant qu'ils allaient tous au même endroit et que l'observation des agissements estudiantins ne la détournerait pas de son chemin.
Les bourgeois, eux, regagnèrent leurs logis respectifs avec un haussement d'épaules ennuyé, mécontents de s'être fait mouiller pour écouter des paroles aussi creuses...
Pourtant, à l'instant même où la troupe s'ébranla, le temps parut se mettre de son côté. La pluie cessa progressivement. Bientôt, elle ne s'attarda plus qu'aux feuilles des arbres et aux rebords des toits où les gargouilles déversaient encore de minces filets d'eau claire.
Le jeune Gauthier menait sa troupe au pas de charge et les chevaux des deux voyageurs pouvaient les suivre à une allure qui leur convenait. Il était d'ailleurs impossible de dépasser les étudiants qui, s'étant pris par le bras, se déployaient sur toute la largeur de la rue et rasaient les murailles.
Chemin faisant, ils entretenaient leur colère en braillant des cris de guerre, d'ailleurs légèrement périmés :
– Vive Bourgogne ! Mort à l'Armagnac !
Cela ne produisait pas grand effet sur les bonnes gens qui se rendaient à Saint-Benoît-le-Bétourné pour la grand-messe. Ils regardaient cette troupe hirsute et dépenaillée avec la commisération méfiante et vaguement inquiète que l'on réserve à des fous dont on ignore s'ils ne vont pas devenir dangereux d'un instant à l'autre. Ils se signaient, à tout hasard, et se hâtaient de gagner l'entrée protectrice de l'église où l'orgue retentissait déjà.
Personne, en tout cas, ne songea à se mêler de contester les opinions rétrogrades des escholiers.
Les choses se gâtèrent quand on eut passé le Petit Pont et pris pied dans la Cité. Aux abords du Palais, les perturbateurs se trouvèrent soudain nez à nez avec une escouade d'archers du guet qui rentraient au Petit Châtelet et qui n'y rentraient pas seuls : au milieu de leurs rangs marchait une superbe fille brune.
Les mains liées derrière le dos, la masse noire de ses cheveux répandue sur ses épaules, elle avançait fièrement, la tête haute, sans songer un seul instant à voiler de sa chevelure les deux seins arrogants surgis du large décolleté de sa robe de velours vermillon quelque peu déchirée. Elle souriait, au contraire, à tous les hommes qui la croisaient et leur lançait des plaisanteries à faire rougir un truand tout en plantant dans leurs yeux un regard étincelant, aguicheur et effronté. Mais sa vue eut le privilège de porter la fureur des étudiants à un paroxysme.
– Marion ! hurla Gauthier de Chazay, Marion l'Ydole ! Qu'est-ce que tu as fait ?
Rien, mon mignon, rien d'autre que soulager l'humanité souffrante !
Mais une grosse mercière des Innocents m'a pincée dans sa resserre avec son fils, un franc luron de quinze ans que son pucelage gênait fort et qui m'avait priée, bien poliment, de l'en débarrasser. Ce sont des choses qu'on ne refuse pas, surtout par ces temps de disette, mais la vieille a crié à la Garde...
L'un des archers appliqua entre les deux épaules de la fille un coup de poing si brutal qu'il lui coupa le souffle et, un instant, la plia en deux sous la douleur.
– Avance, ribaude ! Sinon...
Il n'eut pas le temps de formuler davantage sa menace. Le jeune Chazay venait de lever le bras et s'élançait déjà sur les soldats du guet en braillant :
– En avant, les gars ! Montrons à ces brutes que les étudiants du collège de Navarre ne laissent pas molester leurs amis sans en découdre !
Instantanément, la mêlée fut générale. Les archers avaient pour eux leurs armes, dont ils étaient, d'ailleurs, bien incapables de se servir en corps à corps, et leurs justaucorps de cuir renforcés de plaques d'acier, mais les étudiants étaient portés par la fureur et tapaient comme des sourds.
Néanmoins, le combat était par trop inégal. Bientôt le sol fut jonché d'une demi-douzaine d'escholiers proprement assommés, nez saignant et arcades sourcilières ouvertes. Les autres prirent la fuite et, quand le calme revint, Catherine, qui avait assisté à la bataille avec plus d'amusement que de crainte, s'aperçut que la prisonnière avait disparu durant l'échauffourée, mais qu'en contrepartie le jeune Gauthier avait pris sa place. Solidement maintenu par deux soldats, il clamait des injures à tous les vents, se réclamant des franchises de l'université, tandis qu'un troisième homme d'aune le ficelait soigneusement.
– Je me plaindrai ! hurlait-il. Notre recteur protestera et Monseigneur l'Evêque prendra ma défense. Vous n'avez pas le droit...
On sait bien que les escholiers ont tous les droits, riposta le sergent qui commandait l'escouade, mais pas celui d'attaquer les soldats du guet pour faire libérer une prisonnière. Et je conseille à ton recteur de se tenir tranquille s'il ne veut pas d'ennuis. Messire Philippe de Ternant, notre nouveau prévôt, a la main lourde.
Le nom frappa Catherine, car c'était un nom de Bourgogne.
Fréquemment, jadis, à Dijon ou à Bruges, elle avait rencontré le sire de Ternant qui était l'un des familiers du duc Philippe. C'était, en effet, un homme implacable, mais d'une vaillance et d'une honnêteté au-dessus du commun. Ainsi c'était lui, maintenant, le Prévôt de Paris
? De Paris libéré par les gens du roi Charles ? Décidément, les choses avaient bien changé et il apparaissait qu'en effet l'impitoyable guerre civile qui, durant tant d'années, avait opposé Armagnacs et Bourguignons s'était décidée à prendre fin.
Pensant que, peut-être, elle pourrait être de quelque utilité au turbulent escholier, elle s'approcha du sergent qui reformait sa troupe.
– Qu'allez-vous faire de votre prisonnier, sergent ? demanda-t-elle.
L'homme se retourna, la regarda, puis, sans doute satisfait de son examen, sourit et haussant les épaules :
– Ce qu'on fait de ses pareils quand ils font trop de bruit, mon jeune gentilhomme : le mettre un peu au frais. Rien de tel pour calmer une tête chaude. Le cachot, l'eau claire et le pain noir font merveille dans ces cas-là.
– L'eau claire et le pain noir ? Mais il est déjà si maigre...
– Nous le sommes tous ! Ça faisait des semaines qu'on crevait de faim quand Monseigneur le Connétable est entré dans Paris, mais c'étaient encore les étudiants qui mangeaient le moins, sauf quand ils réussissaient à voler quelque chose. Marchez ! Le pain noir, ça vaut mieux que pas de pain du tout. Allez, vous autres ! En avant !
Catherine n'insista pas. Elle regarda la silhouette dégingandée disparaître sous la voûte du Petit Châtelet en se promettant de plaider sa cause à la première occasion. Mais, comme elle se détournait pour remonter à cheval, elle constata que Bérenger paraissait changé en statue. Droit sur son cheval, il contemplait toujours l'entrée de la prison alors même qu'il n'y avait plus rien à voir...
– Eh bien, Bérenger ? Nous continuons...
Il tourna la tête et elle vit alors que ses yeux brillaient comme des chandelles.
– Ne pouvons-nous rien faire pour lui ? soupira-t-il. Un étudiant en prison ! L'esprit, le savoir, la lumière du monde enfermés entre quatre murs ignobles ! C'est une pensée insoutenable.
Catherine dissimula un sourire. Ces paroles tragiques jointes au réjouissant accent méridional du page en faisaient tout un poème.
– J'ignorais, dit-elle, que vous portiez à ces messieurs de l'Université une si révérencieuse admiration. Il est vrai que vous êtes poète...
– Oui, mais je suis à peu près ignorant. Or, j'aurais tant voulu étudier. Malheureusement, les miens considèrent les livres comme des outils de perdition et de dégénérescence.
– Étrange ! Il me semblait pourtant avoir ouï dire que les chanoines de Saint-Projet étaient gens fort savants et que l'on apprenait quelque chose chez eux. Pourquoi, en ce cas, en être sorti...
en y mettant le feu par-dessus le marché ?
– Je voulais être étudiant, pas moine. Or, à Saint– Projet, l'un ne va pas sans l'autre.
– Je comprends ! Eh bien, mon ami, nous verrons à vous faire instruire davantage quand nous serons revenus au pays. L'abbé Bernard me paraît tout indiqué pour cela. En attendant, nous avons mieux à faire et, si vous voulez bien quitter ce lieu qui vous plaît si fort, je vous promets, en retour, d'essayer de tirer d'affaire cette
"lumière du monde" qui fait tant de bruit et vous intéresse tellement !
Du coup, Bérenger enthousiasmé talonna son cheval et partit au grand trot. On franchit la Seine au pont Notre-Dame, Catherine ne se sentant pas le courage encore assez affermi pour traverser le Pont-au-Change où son enfance s'était écoulée, heureuse et claire, pour s'achever si tragiquement dans le sang et l'horreur. Et puis, c'était le chemin le plus court pour atteindre l'endroit où, auprès du Connétable, Catherine était certaine de retrouver Arnaud. Une immense hâte s'emparait d'elle, irrésistible !
Quand on arriva aux abords de Saint-Martin-des– Champs, il y avait grand concours de peuple. Un véritable fleuve humain battait les murailles fatiguées du Prieuré, canalisé dans la rue Saint-Martin par le cordon de soldats qui barrait la rue « au Maire » et empêchait d'approcher le portail d'entrée.
Les gens piétinaient dans la boue sans chercher d'ailleurs à forcer le barrage, longeant le mur flanqué de deux tours d'angle pour gagner la rue du Vert-Bois et contourner le couvent afin d'atteindre, par ce détour, la cour Saint-Martin, dépendance du Prieuré où s'élevaient sa geôle et son gibet, car le prieur de Saint-Martin-des– Champs avait droit de haute et basse justice. Mais, en fait, on n'avançait guère parce qu'un autre courant de peuple arrivait en sens inverse, venant des faubourgs et des villages au-delà des murailles de Charles V et de la porte Saint-Martin qui étaient voisines du monastère.
Grâce à leurs chevaux, Catherine et Bérenger parvinrent à naviguer sur cette mer humaine qui s'écartait en grognant mais s'écartait tout de même pour éviter les sabots des bêtes.
Les deux voyageurs allèrent droit au barrage de soldats derrière lequel on apercevait des troupes rangées en bon ordre, des bannières et une foule de chevaliers en armures et d'hommes d'Église en grand costume. Les tabards armoriés et les plumails mêlaient leurs vives couleurs aux longues robes noires ou violettes des prêtres.
Hardiment, Catherine s'adressa à l'officier qui surveillait le barrage
:
– Il me faut voir sur l'heure Monseigneur le Connétable, dit-elle avec hauteur. Je suis la comtesse de Mont salvy et j'aimerais que l'on me fît place car je viens de fort loin !
L'officier s'approcha, fronçant les sourcils et visiblement peu convaincu :
– Vous prétendez être une femme ? fit-il avec dédain en considérant la mince forme noire abondamment couverte de poussière et drapée d'un manteau qui avait souffert des intempéries.
– Je prétends être ce que je suis : la comtesse Catherine de Montsalvy, dame de parage de la reine de Sicile ! Si vous ne me croyez pas...
D'un geste vif, elle tira en arrière le camail de soie qui lui emprisonnait étroitement la tête et le cou, ne laissant libre que l'ovale du visage. Les nattes dorées de sa chevelure, tressées autour de sa tête, brillèrent soudain dans la lumière à chaque minute plus claire. Puis, arrachant son gant droit, elle mit sous le nez de l'officier sa main où brillait, péremptoire, l'émeraude gravée aux armes de la reine Yolande.
L'effet fut magique. L'officier ôta son casque et s'inclina aussi gracieusement que le permettait sa carapace de fer.
– Veuillez me pardonner, Madame, mais les ordres de Monseigneur sont stricts et je dois être vigilant. Cependant, je vous prie de ne plus voir en moi qu'un homme tout prêt à vous servir. Je suis Gilles de Saint– Simon, lieutenant du Connétable et tout à vos ordres...
– Ce ne sont pas des ordres, mais seulement une prière, messire, fit-elle avec un sourire qui lui conquit d'emblée son interlocuteur.
Laissez-moi passer !
– Bien entendu. Mais il vous faut mettre pied à terre et confier vos montures à l'un de mes hommes. Holà, vous autres, faites place !
Les hallebardes que les soldats tenaient en travers pour former barrière se relevèrent et deux hommes s'écartèrent pour livrer passage aux arrivants. Galamment, le lieutenant offrit sa main à la voyageuse pour l'aider à descendre.
Il vous faudra prendre patience, Madame. Vous ne pourrez approcher sur l'heure le Connétable. La procession se forme dans l'église et ne va pas tarder à paraître.
– J'attendrai, fit Catherine. Mais on m'a dit que tous les capitaines assistaient à cette cérémonie. Sauriez-vous me dire où se trouve mon époux ?
Les yeux sur les cordons de troupes et sur les groupes d'officiers, elle ne regardait pas son interlocuteur et ne le vit pas froncer les sourcils.
– Le capitaine de Montsalvy ? dit-il enfin après un court silence.
Mais est-ce que vous ne savez pas ?
Elle se retourna tout d'une pièce, le dévisagea avec une soudaine angoisse, tandis que sa gorge séchait d'un seul coup.
– Savoir quoi ? Est-ce qu'il lui est arrivé quelque chose ? Il n'est pas...
– Mort ? Non, Madame, à Dieu ne plaise, ni même blessé, mais...
Un soupir qui avait l'ampleur d'une tempête s'échappa de la poitrine de la jeune femme. Une seconde elle avait imaginé le pire, la flèche ennemie au défaut de la cuirasse, le fléau d'armes ou la hache broyant le casque ou même l'insidieux poison de Gonnet, arrivé plus tôt qu'on n'aurait cru... et elle avait senti son sang refluer d'un seul coup vers son cœur. Mais Saint-Simon s'empressait :
– Vous êtes toute pâle ! Vous ai-je fait si peur ? Alors, par grâce, Madame, daignez me pardonner, mais je croyais, en toute bonne foi, que vous saviez...
– Mais je ne sais rien, messire, rien du tout ! J'arrive d'Auvergne à la minute présente ! Ainsi, apprenez– moi...
Le grondement soudain des cloches du prieuré sonnant en glas lui coupa la parole. Elles étaient si proches et faisaient tant de bruit qu'instantanément chacun se crut sourd. Au même instant, les portes s'ouvrirent en grinçant, découvrant la cour intérieure et un véritable buisson ardent de cierges portés par des moines aux capuchons baissés, lugubres comme des pénitents.
Le buisson flamboyant s'avança, dépassa l'ogive de pierre grise, tandis qu'un puissant « De Profondis » explosait sous la bure noire des frocs ceinturés de cordes. Une bannière suivit : un centurion, les yeux au ciel, y tranchait la moitié de son manteau au bénéfice d'un pauvre en haillons à la mine singulièrement prospère. L'image de soie brodée et peinte était entourée d'une cohorte d'enfants de chœur dont les aubes blanches et les voix de soprano formaient un amusant contraste avec les basses profondes des moines. La croix venait ensuite, une haute et lourde croix de bronze qu'un prêtre vigoureux maintenait à grand-peine entre ses deux mains.
Immédiatement derrière elle, marchait l'évêque de Paris, messire Jacques du Chastelier, vieillard vénérable aux longs cheveux blancs, aux mains transparentes, que les récentes privations avaient si fort affaibli que la lourde chape d'or semblait peser comme une croix à ses fragiles épaules. Le prieur de Saint-Martin, aussi maigre mais plus jeune, le soutenait discrètement et tout le clergé suivait en vêtements de deuil, noirs et argent, sur lesquels ressortait comme un soleil la chape épiscopale.
Cela formait un tableau coloré, fastueux malgré les traces de souffrances empreintes sur tous les visages, mais Catherine ne s'y intéressait pas. Dressée sur la pointe des pieds, derrière la haie de soldats qui s'était reformée automatiquement sur le passage de la procession, elle cherchait à apercevoir le Connétable et ses capitaines afin de découvrir sur le visage de son époux ce qui avait bien pu lui arriver.
Mais le cortège des vainqueurs n'était pas encore sorti de la vieille église. Celui qui apparaissait maintenant, c'était le Prévôt de Paris, messire Philippe de Ternant, qu'elle reconnut au premier coup d'œil.
Hautain, indifférent, le regard survolant la foule misérable pour se perdre en un horizon qui n'intéressait que lui, il portait avec arrogance les armes de Philippe de Bourgogne auprès de celles de la capitale.
Mais la lenteur de la procession agaçait Catherine et comme les cloches, un instant, cessaient leur vacarme, elle se tourna vers son compagnon :
– Me direz-vous, enfin, ce qu'il est advenu de mon époux ?
– Patientez un instant, Dame, nous ne saurions discuter ici, et puis peut-être ai-je trop parlé...
Visiblement il s'en repentait, mais la jeune femme n'entendait pas demeurer plus longtemps dans l'expectative.
– Sans doute, messire ! approuva-t-elle froidement. Mais justement vous en avez trop dit pour ne pas aller jusqu'au bout. Et si vous ne voulez pas que je cause un affreux scandale en courant vers Monseigneur de Riche– mont, au mépris de votre procession...
Saint-Simon changea de couleur.
– Vous ne feriez pas cela !
– On voit bien que vous ne me connaissez pas. Mais j'ai pitié de vous : répondez seulement à deux questions. La première est : mon époux se trouve-t-il actuellement dans cette église avec les autres capitaines qui accompagnent le Connétable ?
– Non !
– Où est-il ?
Le jeune officier avala sa salive, jeta un regard implorant vers le clocher comme s'il espérait qu'une nouvelle volée de vacarme l'empêcherait de parler. Mais comme rien ne venait il se décida.
– A la Bastille ! Depuis deux semaines. Mais ne me demandez pas pourquoi. C'est à Monseigneur qu'il appartiendra de vous répondre, se hâta-t-il d'ajouter. Et, par grâce, taisons-nous ! Je vois là des religieux qui nous regardent de travers.
Mais il n'avait pas besoin de conseiller le silence à Catherine. Ce qu'elle venait d'apprendre l'avait laissée sans voix. Arnaud à la Bastille ? Arnaud arrêté ? Et apparemment par ordre du Connétable ?
C'était insensé, impensable ! C'était de la folie pure ! Quelle faute grave, très grave même, avait-il pu commettre pour en arriver là ?
Elle se sentit tout à coup perdue, noyée dans cette foule, prisonnière de ces soldats, de ces notables parisiens qui défilaient maintenant devant elle, graves et solennels dans leurs longues robes rouges où la nef de la ville s'étalait, brodée sur une épaule, de cette assemblée qui l'enfermait de toutes parts. Elle tourna la tête, cherchant fébrilement une issue, un trou où se jeter pour courir à la Bastille où peut-être on la renseignerait sans qu'elle eût besoin d'attendre la fin d'une cérémonie qui, sans doute, serait interminable.
Mais, en tournant la tête, elle rencontra le regard effaré mais presque souriant de Bérenger.
– Que diable trouvez-vous de drôle dans tout ceci ? gronda-t-elle entre ses dents. Savez-vous ce qu'est la Bastille ?
– Une prison solide, j'imagine, fit le page. C'est fort regrettable que messire Arnaud y soit, mais peut– être moins que vous ne le pensez, Dame Catherine.
– Et pourquoi, s'il vous plaît ?
– Parce que, du coup, il n'a pas grand-chose à craindre de Gonnet d'Apchier. Car, même si le bâtard est arrivé avant nous, il n'a pas pu atteindre notre seigneur, dans cette Bastille où il est depuis deux semaines... C'est toujours autant de gagné !
La logique du page dérida un peu le front soucieux de Catherine. Il y avait beaucoup de justesse dans son propos et, après tout, si Arnaud, dont le caractère emporté n'était plus à découvrir pour elle, avait encouru la colère du Connétable, du moins cette colère n'irait sans doute pas jusqu'à mettre sa tête en péril.
– Je crois, ajouta le page, que vous n'aurez aucun mal à obtenir toutes les explications que vous voudrez. Chacun sait, chez nous, tout le bien que l'on vous veut à la Cour. Il suffit simplement d'un peu de patience... jusqu'à la fin de la cérémonie.
Un peu calmée, Catherine s'efforça de s'intéresser au spectacle, puisqu'elle n'avait aucun moyen d'y échapper. Elle regarda sans trop d'humeur défiler les Echevins, conduits par le nouveau Prévôt des marchands, Michel de Lallier, ce bourgeois intrépide qui, sa vie durant, avait lutté sourdement contre l'Anglais, conspirant et bataillant sans cesse dans la clandestinité pour ramener Paris à son roi légitime.
Ainsi que Catherine l'entendit chuchoter dans son dos, c'était lui qui, au matin du 13 avril, avait ouvert la porte Saint-Jacques devant les troupes du Connétable, tandis qu'à l'autre bout de la ville, à la porte Saint-Denis, son fils Jean créait diversion pour faire croire à une attaque des Français et y attirer les Anglais.
Une fois dans la ville, Richemont n'avait plus eu qu'à balayer devant lui. Reconnaissant, autant que les Parisiens qui avaient enfin retrouvé le goût du pain, le Connétable avait élevé sur-le-champ le vieux bourgeois à cette dignité amplement méritée et, à cette minute, Lallier vivait là son heure de gloire, car, à sa vue, la foule avait éclaté en louanges et en bénédictions.
– Tenez ! souffla Saint-Simon, voilà le Connétable !
– Il est le parrain de ma fille, riposta Catherine, sèchement. Je le connais depuis longtemps.
Mais elle éprouvait à le voir un vrai soulagement. Elle retrouvait avec joie ce visage affreux, balafré, couturé de vingt blessures qui cependant ne parvenaient pas à ôter toute séduction au regard bleu, candide et clair comme celui d'un enfant. Carré, presque aussi large que haut, mais athlétique et sans un pouce de graisse, le prince breton portait son armure aussi aisément que les pages leur tabard de soie et la joie du triomphe illuminait encore son visage hâlé, malgré le côté passablement lugubre de la cérémonie.
Des capitaines l'entouraient mais, à l'exception du bâtard d'Orléans, qui marchait auprès de lui et qui était son ami, Catherine n'en reconnut aucun. Il y avait là des Bourguignons et des Bretons, mais ni La Hire, ni Xaintrailles, les vieux amis de toujours, ni aucun autre de la bande habituelle.
L'inquiétude, un instant calmée par Bérenger, revint à Catherine : Arnaud à la Bastille, La Hire et Xaintrailles absents, qu'est-ce que tout cela voulait dire ?
Elle n'eut pas le temps de se poser plus longtemps la question. Le jeune lieutenant venait de saisir sa main.
– Venez ! dit-il. Nous pouvons suivre la procession, maintenant.
Ils se jetèrent, en effet, sur les talons des derniers officiers sans que les soldats de la haie, bien entendu, s'y opposassent. Ils suivirent le cortège jusqu'à la cour Saint-Martin.
C'était un vaste quadrilatère au milieu duquel se dressait un orme tout brillant de ses feuilles nouvelles, mais l'arbre était bien la seule note souriante de l'endroit qui était sinistre. Une prison tenait tout un côté, avec un pilori qui se dressait devant sa porte. Les autres côtés étaient occupés par des porcheries et par un grand tas de fumier qui dégageait une odeur pénible.
Pourtant, c'était apparemment ce fumier qui était le point de mire de toute cette noble assemblée rangée en face de lui, tandis que des cordons de troupes l'encadraient. Quelques soldats se tenaient debout devant mais, au lieu de lances, de vouges ou de fauchards, ils portaient des fourches et de longs crochets. Ils paraissaient attendre.
Plusieurs cercueils, ouverts et garnis de linceuls de soie brodée, étaient posés dans un coin, non loin d'un groupe formé de plusieurs personnes en grand deuil que Richemont salua courtoisement.
L'évêque et le prieur s'avancèrent jusqu'au bord du tas d'immondices sur lequel, à la stupeur de Catherine, le vieux prélat, de sa main tremblante, traça le signe de la bénédiction avant d'entamer la prière des morts.
– Qu'est-ce que cela veut dire ? souffla la jeune femme. Je croyais que cette cérémonie était destinée à rendre hommage au Connétable d'Armagnac...
– Justement ! répondit tranquillement Saint-Simon : il est là-dedans.
– Dans quoi ?
Dans le fumier, pardi ! C'est là que les bons Parisiens l'ont jeté, après l'avoir massacré, en 1418, quand ils se sont donnés au duc de Bourgogne. On lui a levé sur le dos une longue lanière de peau, puis on l'a massacré et jeté dans ce trou à fumier. Pas seul, d'ailleurs : il doit y avoir avec lui le Chancelier de France d'alors, messire Henri de Marie, et son fils, l'évêque de Cou– tances, plus deux notables : maître Jean Paris et maître Raymond de La Guerre
! Monseigneur de Richemont a donné ordre qu'on les tirât enfin de cette déplaisante situation pour leur donner des sépultures décentes. Bien entendu, les Bourguignons sont d'accord : vous voyez auprès du Connétable messire Jean Villiers de l'Isle Adam qui, le premier, a planté la bannière de France sur la porte Saint-Jacques. Ici, il fait un peu pénitence car, tout compte fait, c'est lui-même, après avoir pris Paris, qui a réduit Monseigneur d'Armagnac au piteux état où nous allons le voir. Mais, ajouta-t-il en regardant Catherine avec une soudaine inquiétude, ce n'est peut-
être pas un spectacle pour une dame !
– Je n'ai pas le cœur sensible, riposta la jeune femme, et je ne quitterai pas cet endroit sans avoir approché le Connétable. Et puis j'en ai vu d'autres, assura-t-elle crânement. Enfin, cette dame voilée de crêpe que j'aperçois là-bas, n'est-elle pas une femme ?
– C'est la dame de Marie, veuve du Chancelier et mère de l'évêque. L'épreuve est cruelle pour son cœur, mais elle a voulu venir.
Catherine lui jeta un regard plein de pitié. Elle se souvenait, en effet, avoir jadis entendu raconter à Dijon, et sur le ton de la réjouissance d'ailleurs, les horreurs qui s'étaient déroulées à Paris quand les Bourguignons avaient repris la ville aux Armagnacs.
Elle se souvenait aussi d'avoir vu, attachée à la bannière du comte Jean IV d'Armagnac, fils du Connétable massacré et frère de Cadet Bernard, un long ruban rougeâtre et parcheminé – 1 qui était la peau levée sur le dos de son père que les Bourguignons lui avaient fait parvenir.
Mais elle avait vite oublié les horreurs du récit et même l'affreuse relique, tandis que maintenant, en face de cet énorme fumier où les fourches des soldats commençaient à fouiller, elle se retrouvait face à face avec les atrocités d'une guerre civile dans laquelle son enfance avait sombré et qui, doublée d'une guerre étrangère, avait mené le royaume à deux doigts de sa perte.
C'était absurde, tout ce sang versé, toutes ces souffrances, absurde et inutile puisque, après tant d'années, tant de fureurs, l'homme qui avait ordonné un massacre pouvait, à cette heure et avec toutes les marques du respect regarder calmement tirer d'un fumier les cadavres de ceux qu'il y avait jetés.
Presque cent années de guerre, de luttes fratricides, d'assassinats, de guet-apens, de politique, de honte, de gloire et de misère mélangés pour en arriver là ! Encore avait-il fallu, pour ramener dans la voie du salut le pays ravagé, rongé jusqu'à l'os et presque moribond, l'holocauste brûlant de Jeanne, le rayonnement effroyable et cependant triomphant du bûcher de Rouen...